XXIII
SACRE PAR LE PAPE

Un trône n’est qu’une planche garnie de velours.

NAPOLÉON.

D’ABORD et toujours l’Angleterre. Ainsi que l’a dit le nouvel empereur :

— Une descente et un séjour de deux mois en Angleterre seraient pour la France une paix de cent ans.

Il est surprenant que Napoléon puisse espérer franchir le pas de Calais en s’imaginant que les Anglais vont paisiblement attendre l’arrivée des chaloupes de l’envahisseur sur le rivage méridional de leur île baptisée par eux la Cote de fer. Leurs flottes, non seulement gardent le canal, croisent sans cesse en face de la ligne d’embossage hors de portée des canons, mais encore Nelson se trouve en Méditerranée, surveillant les vaisseaux de l’impétueux Latouche-Tréville, à l’abri dans la rade de Toulon, tandis que Cornwallis est chargé de bloquer l’amiral Ganteaume devant le goulet de Brest. Quant à la flotte à l’ancre à Rochefort, sous les ordres de Missiessy, elle n’ose s’aventurer de peur d’être anéantie dès la première rencontre.

Napoléon a un plan : faire croire à Nelson que Latouche-Tréville va cingler vers l’Égypte. En réalité, l’escadre méditerranéenne, composée de onze vaisseaux, rejoindrait la flotte de Rochefort et partirait avec elle pour la Manche. Napoléon s’imagine qu’une division marine se manoeuvre comme une division terrestre... Il refuse d’admettre que la disproportion des forces est considérable. Face aux deux cents vaisseaux anglais bien armés, la France ne possède qu’une cinquantaine de bâtiments de ligne à l’armement infiniment moins complet.

Sur terre, en se battant à un contre quatre, on peut gagner une bataille. En mer c’est moins facile, la puissance du feu prime tout. Il faut aussi compter avec les vents, courants et tempêtes qui ne se plieront pas forcément à la volonté de l’Empereur... Les distances posent également un problème sur lequel Napoléon ne veut pas se pencher. Comment faire parvenir ordres ou contre ordres à un amiral croisant à deux mille kilomètres de Saint-Cloud ?

Malheureusement pour la marine qu’il aurait pu tirer de sa torpeur, Latouche-Tréville meurt le 19 août 1804 et le plan initial conçu par l’Empereur s’en trouvera modifié. L’amiral de Villeneuve est alors mis à la tête de l’escadre de Toulon et reçoit l’ordre de prendre au passage, à Cadix, les navires espagnols, nouveaux alliés de la France. Devenu chef de l’escadre combinée – l’escadre franco-espagnole –, il lui est recommandé d’entraîner à sa suite Nelson pour rallier... la Martinique, en compagnie de Missiessey, que l’on imagine sorti de Rochefort sans difficulté. Pendant ce temps, l’Empereur pense que Ganteaume pourrait amuser le tapis : autrement dit la flotte anglaise qui monte toujours la garde devant le Goulet.

Mais que vaut au juste l’escadre que Latouche-Tréville, en mourant, a laissée à Toulon ? « Des vaisseaux, faibles en matelots, dira Villeneuve, encombrés de troupes, ayant des grééments vieux et de mauvaise qualité qui, au moindre vent, cassent leurs mâts et déchirent leurs voiles, qui, quand il fait beau, passent leur temps à réparer les avaries occasionnées par le vent, par la faiblesse et l’inexpérience de leurs marins... » Et il conclura : « L’ennemi nous battra, même avec des forces inférieures d’un tiers. »

Pour Villeneuve – tactique mise à part – Trafalgar ne sera donc pas un coup imprévu !

Le chef de l’escadre combinée est un neurasthénique, il a tendance à voir tout en noir, mais, ici, il semble bien en l’occurrence avoir raison. D’autre part, la flotte ibérique, sous les ordres de l’amiral Gravina, n’est guère plus brillante. Les équipages, d’après Beurnonville, notre ambassadeur à Madrid, constituent « la plus épouvantable racaille ».

Mais nous n’en sommes pas encore là. Pour l’instant – le 18 juillet 1804 –, Napoléon roule vers Boulogne, qu’il atteint le lendemain sans avoir quitté sa dormeuse. Protégé par la ligne d’embossage, le camp de l’armée d’invasion a pris des proportions considérables. Plages, bancs de rochers, falaises, dunes sont truffés de forts, entrepôts, arsenaux, poudrières, batteries de terre, parc d’artillerie, postes d’observation. À Boulogne et dans les localités avoisinantes – Wimereux, Ambleteuse, Ostrohode, Herquilingue, Etaples –, les cantonnements formés de tentes et de baraques, peuvent abriter jusqu’à cent mille hommes.

Les ports regorgent de flottilles de chaloupes-canonnières armées – destinées à transporter chacune une compagnie d’infanterie – de bateaux plats, de corvettes, de péniches, de chasse-marées, de bombardes, de bricks canonnières de transport portant vingt-quatre canons et prévus pour embarquer deux cents soldats et cinquante chevaux. Soit, en tout, deux mille quatre cents bâtiments qui ont rallié peu à peu Boulogne et Ambleteuse, tout en livrant combat à la croisière anglaise qui veille toujours face à notre ligne d’embossage – et, parfois même, l’attaque. Dans la correspondance inédite qu’il adresse à sa femme, le capitaine Perdigan nous raconte que, massés sur le rivage, les troupes applaudissent le spectacle : « Nos conscrits couraient après les boulets qui tombaient sur le sable et regardaient crever les bombes, comme s’ils eussent vus de simples fusées d’un feu d’artifice... »

L’harmonie règne, ainsi que nous l’affirme un rapport également inédit : « Le soldat est devenu matelot et le matelot passe l’eau-de-vie au soldat qui lui apprend l’exercice. Des régiments entiers descendent de leurs camps pour aller au travail comme à une partie de plaisir. »

Aux environs, les guinguettes attirent de nombreuses « demoiselles » qui, le soir, accueillent les troupes. Wimille est réservé aux soldats, Condette aux officiers.

Sitôt arrivé, l’Empereur, sans prendre de repos, part en inspection, visite les ports, fait appareiller, gagne le large et la croisière anglaise tire sur son embarcation – sans l’atteindre. Son étoile le protège... « Sa Majesté, écrit un témoin anonyme, est ensuite rentrée dans le port ; partout elle a reçu des témoignages de la plus vive allégresse ; un peuple immense, qui bordait les deux quais, annonçait le retour de Sa Majesté par les cris mille fois répétés de « Vive l’Empereur ! Vive Bonaparte ! »

Le soir, il va s’installer au petit château de Pont-de-Briques qui existe toujours. Le lendemain, 20 juillet, une fort jolie matelote, au nom de la marine boulonnaise, lui présente un compliment. Napoléon l’embrasse{34}, et monte à cheval. Aussitôt en selle, il annonce qu’il désire passer l’inspection de l’armée navale et donne l’ordre aux bâtiments de quitter leur position, ayant l’intention, précise-t-il, de passer la revue en pleine mer. En attendant, suivi de Roustam, il part faire sa promenade habituelle. En revenant, il se montre fort surpris : aucun des navires formant la ligne d’embossage n’a quitté son mouillage.

— Que l’on aille me chercher l’amiral ! ordonne-t-il en frappant du pied avec violence.

Et, comme il estime que Bruix n’arrive pas assez vite, il se porte au galop à sa rencontre. Dès qu’il le voit – et en présence de tout l’état-major – il l’interpelle. Ses yeux lancent des éclairs :

— Monsieur l’Amiral, pourquoi n’avez-vous point fait exécuter mes ordres ?

— Sire, explique Bruix, une horrible tempête se prépare... Votre Majesté peut le voir comme moi : veut-elle donc exposer inutilement la vie de tant de braves gens ?

L’air est, en effet, affreusement pesant, et, au loin, se font entendre de sourds grondements.

— Monsieur, répond l’Empereur, de plus en plus irrité, j’ai donné des ordres, encore une fois pourquoi ne les avez-vous point exécutés ? Les conséquences me regardent seul. Obéissez !

— Sire, je n’obéirai pas.

— Monsieur, vous êtes un insolent !

L’Empereur, la cravache à la main s’avance vers l’amiral d’un geste menaçant. Bruix pâlit, recule d’un pas, met la main à l’épée.

— Sire ! prenez garde !

Il y a une minute terrible. L’Empereur, la main toujours levée, Bruix serrant toujours la garde de son épée, les deux hommes s’affrontent. Cette fois la colère a dépassé le col... Finalement, Napoléon jette sa cravache à terre :

— Monsieur le contre-amiral, dit-il en se tournant vers Magon, vous ferez exécuter à l’instant le mouvement que j’ai ordonné. Quant à vous, monsieur, poursuit l’Empereur en posant son regard sur l’amiral Bruix, vous quitterez Boulogne dans les vingt-quatre heures, et vous vous retirerez en Hollande.

Bruix retrouvera les bonnes grâces de Napoléon, mais, en attendant, il s’éloigne... Magon obéit tandis et que la mer se creuse de plus en plus. Ce cruel et violent entêtement, rapporté par Constant, a été parfois mis en doute ; nous en avons cependant aujourd’hui la confirmation par les Souvenirs encore inédits du lieutenant Dupin. « Rien ne peut faire changer l’ordre qu’il avait donné », assure-t-il.

Bientôt les éléments se déchaînent, la tempête fait rage et disperse les bâtiments. « Quelle horreur ne vîmes-nous pas ! », soupire encore Dupin, « le coeur navré ». Napoléon, bras croisés, tête baissée, fait les cent pas sur la plage. Tout à coup on entend des cris épouvantables : plus de vingt chaloupes canonnières, chargées de soldats et de matelots, viennent d’être précipitées dans les flots... L’Empereur se jette dans une barque de sauvetage :

— Laissez-moi ! laissez-moi ! crie-t-il à ceux qui veulent le retenir. Il faut qu’on les tire de là.

En un instant sa barque est remplie d’eau... Une lame encore plus forte que les autres manque de jeter l’Empereur par-dessus bord. « Électrisés par tant de courage, rapporte Constant, officiers, soldats, marins et bourgeois se mirent les uns à la nage d’autres dans des chaloupes pour essayer de porter secours. Mais hélas ! on ne put sauver qu’un très petit nombre de ces infortunés... Des agents chargés d’or parcoururent par son ordre la ville et le camp, et arrêtèrent des murmures tout prêts d’éclater. »

« Nous sommes parvenus à tout sauver, prétend cependant Napoléon en racontant la scène le lendemain à Joséphine. Ce spectacle était grand, ajoute-t-il. Des coups de canons d’alarme, le rivage couvert de feux, la mer en fureur et mugissante. Toute la nuit, dans l’anxiété de sauver ou de voir périr ces malheureux, l’âme était entre l’éternité, l’océan et la nuit. À cinq heures du matin, tout s’est éclairci, tout a été sauvé, et je me suis couché avec la sensation d’un rêve romanesque ou épique, situation qui eût pu me faire penser que j’étais tout seul, si la fatigue et le corps trempé n’avaient laissé d’autre besoin que dormir... »

Ce même jour, il passe l’armée en revue et reconnaît Dupin qui, la veille, s’était jeté à l’eau pour sauver une chaloupe chargée de soixante grenadiers.

— Colonel, dit-il en se tournant vers son frère Joseph, commandant le 4e de ligne, je vous recommande particulièrement ce brave.

Tous les assistants sont stupéfaits par le mémoire de l’Empereur, « surtout précise Dupin, lorsque j’affirmai qu’au moment où il m’avait vu la veille, la nuit était obscure et qu’il n’avait pu me voir qu’à la lueur des éclairs ».

Le 31 juillet, l’Empereur peut, à Ambleteuse, face à l’escadre anglaise, passer en revue une division navale venue de Calais. « Le temps s’est remis au beau, écrit-il cette fois à Cambacérès. Je désire savoir s’il en est de même aux environs de Paris et quelle influence les dernières pluies auront pu avoir sur les récoltes... »

Entre deux revues, Napoléon s’occupe de la protestation de Louis XVIII. Le « comte de Lille » a lancé, en effet, quelques belles phrases lorsqu’il a appris que le petit Corse fait officier par son frère avait osé s’asseoir sur le trône de Saint Louis. Napoléon juge préférable de ne point répondre :

— L’oubli, dit-il, le mépris, l’insouciance est le meilleur parti à prendre dans les affaires de cette nature.

Les nobles paroles de Louis XVIII se perdont encore plus certainement dans le bruit des salves d’artillerie, des sonneries de cloches, et des musiques militaires, qui vont saluer le chef de la nouvelle dynastie au cours de la cérémonie solennelle de la remise de la Légion d’honneur à l’armée de Boulogne – par un temps malheureusement épouvantable. Le 16 août, entre le Moulin-Hubert et Therlincthun, non loin de la mer, on a placé au centre d’une plate-forme couverte d’un tapis un trône doré, qui avait soi-disant servi à Dagobert... En guise de baldaquin, on a disposé un trophée d’armes composé des drapeaux, guidons et étendards autrichiens et turcs pris à Arcole, à Rivoli, à Castiglione, aux Pyramides, à Aboukir et à Marengo{35}...

Les croix de la Légion d’honneur qui vont être distribuées ont été placées dans les casques et boucliers ayant appartenu, dit-on, à Duguesclin et à Bayard, et reposant sur des trépieds. Malgré ce bric-à-brac de théâtre, certains légionnaires, dans le feu de l’exaltation, embrassent ces reliques. L’un d’eux s’écrie même avec ardeur :

— Je vais donc recevoir le prix de la valeur de l’armure du plus loyal des guerriers. Dans les siècles à venir, celle de Bonaparte ornera une pareille fête...

Les croix sont distribuées par l’Empereur au milieu d’un enthousiasme délirant. Le capitaine Perdigan, dans une lettre à son épouse, ne trouve pas de mots assez expressifs pour peindre l’ampleur de son émotion – d’autant plus qu’il est l’un des premiers chevaliers.

Cependant, Napoléon ne se décide point à quitter l’estrade. Inquiet, impatient, il interroge du regard le ministre Decrès. Puis, saisissant sa lunette il inspecte la mer. Visiblement l’Empereur attend « quelque chose ». Berthier, selon son habitude, se ronge les ongles nerveusement. Enfin apparaît une flottille de mille à douze cents embarcations – péniches et canonnières de débarquement – venues de différents ports des Pays-Bas et convergeant vers Boulogne. Ce clou de la journée doit, dans la pensée de l’Empereur, terroriser l’escadre anglaise dont les puissantes lunettes sont braquées vers la côte française. Malheureusement, l’officier qui commande la première division de la flottille n’a pas attendu l’arrivée du pilote, et échoue lamentablement son petit bâtiment sur un obstacle à fleur d’eau. Plusieurs chaloupes chavirent. L’effet produit n’est pas celui qu’on espérait et met l’Empereur dans une violent état de mauvaise humeur. Il se dirige précipitamment, avec Berthier, vers la terrasse qui longe le parapet pratiqué du côté de la mer. Il marche fort vite, en ponctuant ses pas d’exclamations qui ne laissent aucun doute sur son profond mécontentement. Un incident plaisamment raconté par Laure Junot, va apporter quelque détente. Une admiratrice de l’Empereur – Mme B..., aux formes abondantes – veut s’avancer vers lui. « La manière tourbillonnante dont les drapeaux flottaient au-dessus du trône annonçaient à Mme B... que sa robe et ses jupons éprouveraient le même effet... L’Empereur, occupé de ce qui se passait à quatre-vingt ou cent pieds au-dessous de lui, continuait à arpenter vivement la terrasse sans quitter cet espace dont il ne sortait pas... Excessivement contrarié, il parlait haut et d’une façon assez énergique pour exciter au plus haut point l’intérêt d’une personne fort capable, par son esprit, d’apprécier Napoléon et qui désirait le voir de près. Elle oublia la tempête. Dans cet instant, une bouffée de vent frappe Madame B... et, s’engouffrant sous une grande capote qu’elle portait, fait dénouer les deux rubans qui la retenaient. Madame B... qui avait une perruque et qui sentait qu’elle allait suivre le chapeau, laissa les jupons pour courir au plus pressé. Mais le vent, sans aucune retenue, se mit à soulever jupons et robe... Le chapeau fut abandonné à ce vent malhonnête, qui l’emporta, qui emporta la perruque, qui emporta tout, et Madame B... sauva l’honneur de ses jambes, mais demeura en enfant de choeur devant Napoléon, qui, précisément en cet instant, se retournait croyant parler au ministre de la marine... Il faut convenir que l’épreuve était difficile pour l’Empereur. Il était impossible de ne pas rire à la vue d’une personne extrêmement grosse, présentant une tête grasse, blanche et ronde, et, avec tout cela, une physionomie fort égarée et des mains cherchant toujours à retenir des jupons que le vent continuait à vouloir mettre à pleine voile. L’Empereur se conduisit néanmoins très bien. Il ne put retenir un sourire en passant près de Madame B... »

Puis, au son de soixante musiques militaires, commence un défilé monstre, ouvert par les marins qui, la hache d’abordage sur l’épaule, chantent des hymnes guerriers et gaillards.

Le lendemain soir, un feu d’artifice de trois mille « cartouches à étoiles » est tiré par les unités de la ligne d’embossage. Quinze mille fusées lancées du haut des falaises strient le ciel de traits lumineux. On y voit comme en plein jour, à la grande stupéfaction des vaisseaux anglais croisant toujours au large.

L’Angleterre, sur le pied de guerre, attend que retentisse le terrible cri : « Ils arrivent ! », et les engagés s’inscrivent pour repousser l’envahisseur Boney. C’est ainsi qu’ils ont surnommé Napoléon. « La cavalerie des volontaires est ce qu’il y a de plus risible, nous apprend le rapport d’un agent secret diffusé à Boulogne en ce même mois d’août. La plus grande partie n’a que des chevaux de louage, qu’ils prennent les jours de service, après quoi Monsieur le cavalier est à pied... Il y a un régiment qui n’est pas dans ce cas, c’est celui des dragons de Saint-James, c’est tout ce qu’il y a de plus riches jeunes seigneurs en Angleterre... Chaque cavalier tient à sa suite cinq ou six domestiques à cheval, l’un porte le porto, l’autre la liqueur, l’autre des habits bourgeois destinés à son maître. Ainsi quand Monsieur le dragon de Saint-James est fatigué d’être dans le rang, il peut quitter l’uniforme et devenir simple particulier... »

Il n’empêche que l’Angleterre, à côté de ses soixante-dix mille miliciens, peut aligner une armée de cent trente-six mille hommes – sans parler des équipages des escadres. Le 26 août, une vingtaine de bâtiments anglais attaquent les péniches et la flottille de débarquement. L’Empereur prend place dans le canot amiral. Les dégâts ne sont guère importants et l’ennemi se retire avec la marée.

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« Madame et Chère femme, a écrit le 20 août Napoléon à Joséphine, en la vouvoyant, je serai dans dix jours à Aix-la-Chapelle. De là, j’irai avec vous à Cologne, Coblence, Mayence, Trêves, Luxembourg... Vous pouvez m’y attendre, à moins que vous ne craigniez d’être fatiguée par une si longue route... Il me tarde de vous voir, de vous dire tout ce que vous m’inspirez et de vous couvrir de baisers. C’est une vilaine vie que celle de garçon, et rien ne vaut une femme bonne, belle et tendre... » Bien entendu, Joséphine part avec une partie de sa cour pour Aix-la

— Chapelle où elle attendra son mari qui semble bien fringant. Le 24, il lui écrit encore : « Comme il serait possible que j’arrivasse de nuit, gare aux Amoureux ! Je serais fâché si cela les dérange. Mais l’on prend son bien partout où on le trouve. Ma santé est bonne. Je travaille assez. Mais je suis trop sage. Cela me fait du mal. Il me tarde donc de vous voir et vous dire mille choses aimables. »

Elle est toujours sa maîtresse et sa compagne.

— Une belle femme plaît aux yeux, disait-il, une bonne femme plaît au coeur ; l’un est un bijou, l’autre est un trésor.

Joséphine est pour lui l’un et l’autre...

Le 27 août, il quitte Boulogne avec Eugène. Ce soir-là il s’arrête à Saint-Omer. Il y reste toute la journée du 28. Puis il couche deux nuits à Arras, et une au château de Laeken, aux portes de Bruxelles. Le 2 septembre il arrive à Aix-la-Chapelle où il s’installe à la préfecture de la Roer. La joie de revoir l’Empereur fait pleurer Joséphine. Elle est si heureuse qu’elle ne s’aperçoit pas que son mari jette le mouchoir à l’une de ses dames : la jolie Elisabeth de Vaudey. Amours ancilliaires qui, on le devine, ne nuisent en rien au gouvernement. L’activité de Napoléon est toujours prodigieuse. Le voici à Trêves pour quarante-huit heures, et il dicte :

Napoléon au Vice-Amiral Decrès :

« Je suis fâché de votre lettre du 11 vendémiaire. Soyez donc ministre de la Marine. Quoi ! au moment où l’opinion est que je pars de Luxembourg pour Boulogne afin de m’y occuper de l’expédition, le commandant des marins de ma Garde donne sa démission et vous le trouvez bon ! Il n’y a donc plus de sang français dans les veines !... Daugier n’est pas plus malade qu’il ne l’était ; d’ailleurs, il faut savoir mourir. Ce sont les sollicitations de sa femme qui l’ont porté à cette démarche. En vrai ministre de la Marine, cette turpitude de votre corps devrait s’arrêter à vous... »

À Cambacérès :

« Mon cousin, je reçois un projet de décret sur les avocats. Il n’y a rien qui donne au Grand Juge les moyens de les contenir. J’aime mieux ne rien faire que de m’ôter les moyens de prendre des mesures contre ce tas de bavards, artisans de révolutions, et qui ne sont inspirés presque tous que par le crime et par la corruption. Tant que j’aurai l’épée au côté, je ne signerai jamais un décret aussi absurde. Je veux qu’on puisse couper la langue à un avocat qui s’en servirait contre le gouvernement. On a beaucoup discuté, l’année passée, au Conseil d’État sur le droit de chasse, et on fini par ne rien faire. Un individu, étranger au Conseil d’État, proposa un projet à l’instar du règlement anglais sur les chasses, et qui aurait rendu plusieurs millions. Faites rechercher ce projet... »

Et toujours à Cambacérès :

« Il y a à Paris une quarantaine de couvents de religieuses qui se sont réunies pour vivre en commun, et qui tiennent des écoles publiques pour les petites filles du quartier. Cela montre la nécessité de pourvoir à l’éducation des femmes. Voyez avec M. Portalis ce qu’on pourrait proposer de raisonnable sur cette matière. »

À Fouché :

« Je ne veux point d’Anglais à Paris ; éloignez tous ceux qui s’y trouvent. »

À Talleyrand :

« Je désire que vous écriviez en Espagne pour faire connaître que je verrais avec peine le rétablissement des Jésuites ; que je ne le souffrirai jamais en France ni dans la République italienne ; que j’ai lieu de penser, d’après la nature de nos relations, que l’Espagne restera ferme dans les mêmes principes, mais que je désire en avoir l’assurance. »

Au Vice-Amiral Decrès :

« Quant à l’amiral Villeneuve et au contre-amiral Missiessy, il est ridicule que vous me demandiez des ordres. À quoi sert de laisser des amiraux à Paris ? Je ne suis pas de votre opinion sur la rareté des bois en France. De plus de deux cent mille arpents de l’arrondissement de Kaiserslautern, les agents de la marine n’en ont marqué qu’une centaine d’arbres... Cette partie est entièrement négligée. On pourrait retirer de là des bois qu’on pourrait faire passer par le Rhin. »

À Crêtet, directeur général des Ponts et Chaussées :

« Mon intention est que vous donniez des ordres pour que la rue de Rivoli, la place du Carrousel et le quai Bonaparte soient entièrement pavés et achevés avant le 18 Brumaire. Il est nécessaire que vous preniez des mesures en conséquence. »

Résidant encore à Aix-la-Chapelle, il ordonne que les insignes qui ont servi au sacre de Charlemagne soient portés au cours d’une procession solennelle : couronne, épée, main de justice, globe impérial, éperons d’or. Le crâne de l’empereur d’Occident et l’os de l’un de ses bras sont exhibés. En assistant à la cérémonie, Napoléon pense à son propre sacre. Dès son retour, on en discute les détails. Comment sera habillé le souverain ? Le Conseil d’État préconise le fastueux costume que l’on connaît. Ce qui n’enchante d’ailleurs pas l’Empereur, et il est bien regrettable que l’on n’ait pas suivi sa première réaction :

— Quand vous m’emmailloterez de tous ces habits-là, avait-il protesté, j’aurai l’air d’un magot. Avec vos habits impériaux vous n’en imposerez pas au peuple de Paris qui va à l’Opéra où il en voit de plus beaux à Laïs et à Chéron qui les portent beaucoup mieux que moi. Est-ce que vous ne pouvez pas ajuster votre manteau par-dessus mon habit, comme je suis là ?

Les conseillers, très préoccupés par leurs propres tenues, refusent. Si le principal personnage de la cérémonie ne brille point par l’éclat de ses habits, comment pourront-ils réclamer pour eux des vêtements d’or et d’argent ?

Le lieu du couronnement est également débattu. Pourquoi pas à Aix-la-Chapelle ? Vingt empereurs y ont été couronnés et Napoléon penche pour ce choix.

— Quand ce ne serait que pour faire voir aux Parisiens qu’on peut gouverner sans eux !

Il hait Paris et « sa canaille » – le mot est de lui.

— Cette ville qui a toujours fait le malheur de la France ; ses habitants sont ingrats et légers ; ils ont tenu des propos atroces contre moi.

Au conseil, personne ne prend la défense de la capitale et Napoléon renchérit :

— Tant que j’aurai du sang dans les veines, je ne me laisserai pas faire la loi par les Parisiens. Il ne me faudra pas deux cent mille hommes, j’en ai assez de quinze cents pour mettre Paris à la raison. Je finirai par mettre la main sur ces messieurs et les envoyer à deux cents lieues ! Ce sont des gens à p... dessus... N’est-il pas honteux que l’on dise aujourd’hui que Pichegru a été étranglé dans sa prison !

Plusieurs membres protestent : il n’y a plus d’opposition aujourd’hui à Paris ! Il s’exclame :

— Je crois bien ! Il ne peut y en avoir.

Quelqu’un murmure :

— On est tranquille...

— Parce qu’on ne peut pas bouger, conclut l’Empereur.

Paris n’en est pas moins choisi pour le couronnement. Cependant, Napoléon ne se fait guère d’illusion sur sa popularité. Les Parisiens sont muselés et s’ils bronchent c’est en silence. Napoléon, jamais rassuré lorsqu’il s’agit de la terrible ville, prendra presque chaque jour le pouls de la capitale grâce aux rapports établis par Fouché. On l’entendra dire un jour : « L’homme parfaitement heureux est celui qui parvient à se cacher de moi, de telle façon que je ne puisse soupçonner son existence. »

Lorsqu’il demandera à un de ces chambellans : « Que dirait le monde si je mourais ? », le courtisan répondant que ce serait là, à coup sûr, pour tous, la plus grande catastrophe, Napoléon haussera les épaules :

— Vous vous trompez, mon cher, le monde dirait ouf !

Mais n’anticipons pas. En 1804 on s’interrogeait seulement pour savoir si le Pape accepterait ou non de se rendre à Paris pour couronner celui que Louis XVIII, dans son exil, nommait déjà « M. l’Usurpateur ».

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Napoléon fait venir à Saint-Cloud le légat du Pape, le cardinal Caprara. Fondateur de la IVe dynastie, il lui déclare, comme s’il s’agissait là d’une chose toute naturelle :

— Toutes les autorités me font sentir combien il serait glorieux que mon sacre et mon couronnement fussent faits par les mains du Pape et quel bien il en résulterait en même temps pour la religion. Je n’adresse pas dès à présent une prière formelle au Pape parce que je ne veux pas m’exposer à un refus. Faites donc l’ouverture et dès que vous m’aurez transmis la réponse je ferai, comme je le dois, les démarches nécessaires.

Depuis la signature du Concordat, Napoléon et le Pape n’ont cessé d’entretenir de bons rapports. Joséphine a même fait porter à Sa Sainteté, par son cousin Tascher, un rochet de dentelle qui a coûté 7 111 francs 11 à l’Empereur – sans parler de 12 000 francs donnés à Tascher pour son voyage... Sans doute le nouvel empereur n’a-t-il pas rendu les Légations à Rome, mais le roi de Naples a été contraint de remettre au Saint-Siège les villes de Bénévent et Pontecorvo. Napoléon ne manque pas l’occasion de se proclamer « un fidèle enfant de l’Église ». Aussi l’Empereur peut-il confier à Roederer :

— Le Pape, qui, au moment du Concordat, m’aurait souhaité bien loin, aujourd’hui s’il connaissait un complot pour m’assassiner, viendrait lui-même à francs étriers de Rome à Saint-Cloud pour m’avertir ; il m’écrit deux fois la semaine, me confie ses désirs, ses craintes, toutes ses affaires intérieures et extérieures.

Les projets du maître rencontrèrent d’abord quelques difficultés au sein même du Conseil d’État. Tous les membres se trouvèrent d’accord avec les protestants et des nombreux athées qui criaient au scandale, pour affirmer que ce serait là donner au chef de l’Église le pouvoir, en quelque sorte, d’élire un souverain. N’était-ce point là les prérogatives du peuple ? L’Empereur sut leur répondre en plaçant la question sur le plan politique :

— Messieurs, vous délibérez à Paris, aux Tuileries. Supposez que vous délibériez à Londres dans le cabinet britannique, que vous soyez les ministres du roi d’Angleterre et que l’on vous apprenne que le Pape passe en ce moment les Alpes pour sacrer l’Empereur des Français, regarderiez-vous cela comme une victoire pour l’Angleterre ou pour la France ?

L’argument avait un certain poids, et on le vit bien en constatant la réaction des Français de l’extérieur. En apprenant, en effet, que « le fils de la Révolution » désirait être sacré par le Pape, émigrés et royalistes poussèrent de hauts cris. Joseph de Maistre, ministre de Sardaigne à Saint-Pétersbourg, considérait l’éventuel sacre comme un « forfait » ou une « apostasie » et ne trouvait « point de termes pour peindre son chagrin » ; mais – comme tant d’autres – il en trouvait aisément pour fustiger le Saint-Père traité de polichinelle sans importance :

— Je souhaite de tout mon coeur la mort du malheureux Pie VII.

La Curie fut plus respectueuse. Les cardinaux se résigneraient à la pensée que le chef de l’Église couronnerait le petit Corse, mais ils n’admirent pas qu’il se déplace : « M. de Buonaparte » n’avait qu’à se rendre dans la Ville Eternelle ! Charlemagne n’avait-il pas fait le voyage de Rome pour se faire couronner par Léon III ?

Pie VII n’ignorait pas, ainsi que le lui écrivait son légat, que le nouvel empereur « regarderait comme une injure que Sa Sainteté élevât des difficultés ». Le refus éventuel du Pape semblait à un tel point effrayer Caprara « qu’il n’osait pas l’aborder même en imagination ». C’est Talleyrand – ancien évêque... – qui se chargea de mettre les choses au point. Dans une note détaillée, il souligna d’abord « l’extrême surprise de Sa Majesté ». Puis, sans ambages, il entra dans le vif du sujet : Pie VII ne devrait-il pas se montrer reconnaissant ? L’oeuvre du nouvel empereur vis-à-vis de l’Église n’avait-elle pas été considérable ? : « Les temples rouverts, les autels relevés, le culte rétabli, le ministère organisé, les chapitres dotés, les séminaires fondés, vingt millions destinés au paiement des desservants, la possession des États de l’Église assurée, Pesaro, le fort Saint-Léon, le duché d’Urbin rendus à Sa Sainteté, le Concordat italique conclu et sanctionné, les négociations pour le Concordat germanique fortement appuyées, les missions étrangères rétablies, les catholiques d’Orient arrachés à la persécution et fortement protégés auprès du Divan, tels sont les bienfaits de l’Empereur envers l’Église romaine. Quel monarque pourrait en offrir d’aussi grands et d’aussi nombreux dans l’espace de deux ou trois ans ? ».

La note – un véritable bilan – n’entendait-elle pas prouver au Vatican d’attendre d’autres avantages ? En acceptant de se rendre à Paris – et c’était là un interminable voyage, surtout pour un vieillard valétudiaire – Pie VII ne pouvait-il pas espérer voir modifier certains articles organiques concernant les statuts du clergé de France, véritablement assujetti à l’État ? Peut-être – et en cela le Pape se faisait encore des illusions – Napoléon le remercierait-il en lui rendant les Légations ?

Un point important « affligeait profondément le coeur de Sa Sainteté » : le jour du sacre, le nouvel empereur ne devait-il pas, dans son serment, jurer de respecter la liberté des cultes ? Le pape voyait là – Consalvi le faisait savoir à Caprara – « un obstacle qui, si on ne parvient pas à l’écarter, l’empêchera de mettre à exécution le projet où il était d’aller faire lui-même le sacre et la consécration de Sa Majesté Impériale... »

Fesch – cette nullité pourprée – que Napoléon avait envoyé à Rome, s’en tira comme il put, en usant de toute son éloquence. « Chaque jour il avait de longs entretiens avec Consalvi. Autoritaire et emporté, il brouillait aisément tous les problèmes. Cherchant tous les arguments susceptibles de convaincre l’Italien, il faisait alterner les politesses et les menaces, les flatteries et les coups de boutoir. Tantôt il accusait la Curie de se laisser influencer par les puissances étrangères, tantôt il s’étendait avec emphase sur la magnanimité de l’Empereur qui se montrerait sans nul doute, à l’égard du Saint-Siège, « aussi généreux que Charlemagne ». Son insistance devenait presque gênante. « Jamais on ne pourra raconter ni même présenter les discussions si pénibles et les ennuis si profonds que j’eus à subir pendant ces longues négociations, raconte Consalvi... Je supportais même ce qui était insupportable... »{36}.

Napoléon n’envisageait même pas que le Pape pût refuser de venir à Paris sous le prétexte que protestants et juifs étaient libres de suivre leur propre culte.

— Eh bien, nous aurons donc le Saint-Père à Paris pour sacrer mon mari’ ? demanda Joséphine à Gaprara.

Le prélat, fort ennuyé, ne répondit pas, et l’Impératrice, se méprenant sur ce silence, poursuivit :

— Nous savons que les affaires sont arrangées. Du reste, votre discrétion mérite l’estime et je ne puis désapprouver Votre Éminence de garder le silence.

Le Légat s’armant de courage expliqua à l’impératrice les raisons qui faisaient hésiter Sa Sainteté. Talleyrand aussitôt alerté, essaya alors de démontrer au Saint-Siège que jurer de respecter les différents cultes des Français ne voulait pas dire les approuver. Chacun savait qu’en « fils soumis », le nouvel empereur conseillerait plutôt de suivre la religion catholique. Ne la pratiquait-il pas lui-même, et depuis son enfance ?

Un obstacle aplani, un autre allait surgir : le couronnement proprement dit. Si Napoléon jugeait indispensable la présence du Pape à la consécration du nouvel empereur et à son sacre, il ne devait pas être question de le couronner. Il n’entendait pas être traité comme un vassal – même si le suzerain était le vicaire du Christ : c’est du peuple qu’il prétendait tenir sa couronne et non de Dieu ! Certains envisageaient de dissocier alors totalement les deux opérations et de faire du couronnement une cérémonie uniquement civile. Fesch déclara qu’une seule chose comptait : le sacre ! Il n’était pas loin de considérer le couronnement comme un acte secondaire... « Le Pape, répondit Consalvi, ne croit pas convenable d’aucune manière à sa dignité qu’étant invité à se transporter expressément à Paris pour placer, de sa main, la couronne impériale sur la tête auguste de Sa Majesté, cette cérémonie puisse être exécutée par une autre main... » Une autre main ? Il était bien question dé cela ! Cette autre main ne pouvait être que celle de l’Empereur ! Napoléon fît savoir à Rome « qu’il désirait prendre la couronne pour éviter toute discussion entre les grands dignitaires de l’Empire qui prétendraient la lui donner au nom du peuple ». C’est lui qui avait relevé la couronne que les Bourbons avaient laissé échapper de leurs mains incapables, c’est lui-même qui se couronnerait ! Le Pape n’avait, pendant ce temps, qu’à se contenter de « prononcer une prière ».

Et puis, à quoi servait d’échanger notes, propositions et rapports, puisque les « deux moitiés de Dieu » se verraient bientôt : « Sa Majesté en discutera elle-même à Paris avec Sa Sainteté et fera pour la satisfaire tout ce qui sera compatible avec sa position, le bien de l’État et ses devoirs. »

Mais les choses s’envenimèrent brusquement à la suite d’une lettre officielle envoyée de Cologne, par laquelle Napoléon Ier priait Sa Sainteté « de donner, au plus éminent degré, le caractère de la religion du sacre et du couronnement du premier empereur des Français. Cette cérémonie acquerra un nouveau lustre lorsqu’elle sera faite par Sa Sainteté elle-même. Elle attirera, sur nous et nos peuples, les bénédictions de Dieu, dont les décrets règlent à sa volonté le sort des empires et des familles. Votre Sainteté connaît les sentiments que je lui porte depuis longtemps, et, par là, Elle doit juger du plaisir que m’offrira cette circonstance de lui en donner de nouvelles preuves ».

Aucune garantie ! Aucune promesse ! Point de tête-à-tête pour régler les problèmes en suspens ! Point d’allusion aux raisons spirituelles militant en faveur de ce déplacement sans précédent ! Il était simplement question « du plaisir » de l’Empereur en « cette circonstance...

— C’est du poison que vous avez apporté là, s’écria le Pape.

Fesch tenta d’excuser son neveu :

— C’est dans un camp, c’est en voiture, c’est dans un moment où Sa Majesté Impériale était absorbée d’affaires que cette lettre a été écrite et expédiée. Pouvait-on se formaliser d’un simple manque de formalité lorsque le gouvernement a déjà manifesté ses intentions indépendamment de cette lettre ?

Napoléon ne s’arrêtait pas un instant à l’hypothèse que le pape puisse se dérober. Le 16 septembre, encore à Cologne, il ordonnait à Fesch : « Le Saint-Père viendra dans ses voitures jusqu’au pied du Mont-Cenis ; arrivé là, mes voitures le prendront ; une députation le recevra à l’extrémité du territoire, et il sera défrayé de tout, du moment qu’il y aura mis le pied. »

Sans enthousiasme – et de guerre lasse – Pie VII céda : il acceptait de se rendre à Paris le 2 décembre. Le lendemain de la Toussaint, le jour des morts, après avoir célébré la messe, le Pape se mit en route comme s’il partait au supplice.

Tandis que Pie VII et sa suite, composée de cent huit personnes, prennent ainsi le chemin du Mont-Cenis, Napoléon est déchiré par un cruel dilemme. Si Joséphine est sacrée par le Pape et couronnée par son impérial époux, pourra-t-elle encore être renvoyée ? L’Empereur ne doit-il pas dès maintenant répudier sa femme et même se remarier ? Napoléon décide de poser franchement, aussi cruel que cela puisse être, la question à la principale intéressée.

Dès les premiers mots de son mari, la créole éclate en sanglots – voilà qui ne facilite pas les choses – Devant les larmes de sa femme, il se sent désarmé :

— Si tu me montres trop d’affliction, si tu ne fais que m’obéir, je sens que je ne serai jamais assez fort pour t’obliger à me quitter ; mais j’avoue que je désire beaucoup que tu saches te résigner à l’intérêt de ma politique, et que, toi-même, tu m’évites tous les embarras de cette pénible situation.

Sur les conseils de Mme Rémusat, Joséphine déclare à Napoléon « qu’elle attendrait des ordres directs pour descendre du trône où on l’avait fait monter ».

Autrement dit, elle acceptait d’être répudiée, mais non d’avoir l’héroïsme de solliciter elle-même son départ. Sans la moindre pudeur, le clan, persuadé que l’Impératrice va quitter les Tuileries, manifeste bruyamment sa joie. Cette fois, c’en est fini de ces « Beauharnais » qui les empêchent de dormir depuis neuf années ! Napoléon, courroucé en apprenant que sa famille a osé « se vanter de l’avoir amené à ses fins », prend la résolution de garder Joséphine et de la faire couronner :

— Ma femme, explique-t-il à Roederer, est une bonne femme, qui ne leur fait point de mal. Elle se contente de faire un peu l’impératrice, d’avoir des diamants, de belles robes, les misères de son âge. Je ne l’ai jamais aimée en aveugle. Si je la fais impératrice, c’est par justice. J’ai un coeur d’homme. Je suis surtout un homme juste. Si j’avais été jeté dans une prison, au lieu de monter au trône, elle aurait partagé mes malheurs. Il est juste qu’elle participe à ma grandeur. Elle est toujours en butte aux persécutions de ma famille. Dernièrement, elle s’est humiliée jusqu’à s’excuser avec Joseph. Oui, elle sera couronnée ! Elle sera couronnée, dût-il m’en coûter deux cent mille hommes...

Devant une telle menace d’hécatombe, tout le monde se tait. Cependant Joseph soulève une nouvelle fois le problème de l’hérédité impériale et fait grand bruit autour de sa qualité d’aîné. Le sénatus-consulte permettant à Napoléon de désigner son successeur parmi ses neveux – fils d’aîné ou de cadets – l’empêche de dormir. Roederer lié d’amitié avec Joseph, a été chargé d’établir un rapport. Il arrive le 4 novembre à Saint-Cloud et est accueilli par ces mots :

— Eh bien, ce rapport, dites-moi la vérité, l’avez-vous fait pour ou contre moi ?

Surpris, Roederer essaye de se défendre :

— Je jure à Votre Majesté qu’il n’a été vu que d’elle, à qui j’ai pris la liberté de le soumettre pour en décider ce qu’il lui plaira. Je le jure...

— Je vous crois. Mais d’où vient donc que vous placez Joseph sur la même ligne que moi ? Que signifie cet éloge que vous en faites avec tant d’affectation ? Quoi ! Vous le présentez comme l’objet de voeu du peuple pour l’hérédité autant que moi-même ? Vous oubliez donc que mes frères ne sont rien que par moi ; qu’ils ne sont grands que parce que je les ai faits grands ; le peuple français ne les connaît que par les choses que je leur dicte. Il y a des milliers de personnes en France qui ont rendu plus de services qu’eux à l’État... Je n’ai jamais entendu que mes frères dussent être les héritiers naturels du pouvoir... L’hérédité pour réussir doit passer à des enfants nés au sein de la grandeur.

On voit Napoléon, à travers le récit de Roederer, marcher à travers la pièce, lançant ses idées, donnant ses arguments, au fur et à mesure qu’ils se présentent à son esprit :

— Mais que veut donc Joseph ? Prétend-il me disputer le pouvoir ? Je suis établi sur le roc... Le pouvoir ne me rend pas malade, moi, car il m’engraisse. Je me porte mieux que jamais... Mais que Joseph ose me dire que ce couronnement est contraire à ses intérêts, qu’il tend à donner aux enfants de Louis des titres en préférence sur les siens, qu’il préjudicie au droit de ses enfants en ce qu’il fait des enfants de Louis petits-fils d’une impératrice, tandis que les siens seront fils d’une bourgeoise ; qu’il me parle de ses droits et de ses intérêts, à moi, et devant son frère même ; comme pour éveiller sa jalousie et ses prétentions, c’est me blesser dans mon endroit sensible. Rien ne peut effacer cela de mon souvenir : c’est comme s’il eût dit à un amant passionné qu’il a b... sa maîtresse, ou seulement qu’il espère réussir près d’elle. Ma maîtresse c’est le pouvoir. J’ai trop fait pour sa conquête, pour me la laisser ravir ou souffrir même qu’on la convoite. Quoique vous disiez que le pouvoir m’est venu comme de lui-même, je sais ce qu’il m’a coûté de peines, de veilles, de combinaisons...

Il continue à s’étourdir de paroles – et devient méchant :

— Si l’inquiétude de Joseph vient du sang âcre qui coule dans ses veines ; il faut qu’il aille à la campagne. Il aime la vie champêtre et les idylles ; qu’il aille faire des idylles. Il est honnête homme ; je ne crains de lui ni le poignard, ni le poison. Qu’il fasse cesser une opposition importune... Si sa femme, qui ne fait pas plus de garçons que la mienne, lui en fait un, je le préférerais peut-être au petit de Louis. Je prendrai celui qui annoncera le plus de talents...

Maintenant, il menace :

— Mais si je suis tracassé, je n’attendrai pas les dix-huit ans pour faire cesser ces tracasseries. Je trouverai le moyen d’assurer ma tranquillité. Qu’il ne me fasse pas repentir de ce que j’ai voulu faire pour lui. Je puis renverser ce système, que j’aie des enfants ou non, il faut que la chose marche.

Et il conclut :

— César, Frédéric n’ont point eu d’enfants...

Joseph, sur le conseil de Roederer, cède, accepte de rentrer dans le rang, et se rend faire amende honorable à Fontainebleau où Napoléon attend le Pape. Napoléon lui montre sa satisfaction :

— Je suis appelé à changer la face du monde ; je le crois du moins. Tenez-vous donc dans un système monarchique héréditaire où tant d’avantages vous sont promis.

Mais il y a aussi – aussi et surtout – les femmes du clan dont les inquiétudes sont plus terre-à-terre. Napoléon doit « se mettre en bataille rangée » selon son expression pour obliger ses soeurs et belles-soeurs à porter la traîne de l’Impératrice à Notre-Dame, et à la suivre pendant le long déroulement de la cérémonie. La « princesse Joseph » ne prétendait-elle pas « qu’un tel office était bien pénible pour une femme vertueuse » ? Où la vertu allait-elle se nicher !

— Depuis six jours que dure cette querelle, confie l’Empereur à son frère, je n’ai pas un instant de repos. J’en ai perdu le sommeil !

Ces dames s’agitent à tel point que, par un détour subtil qui les apaise, on convient qu’elles ne porteront point le manteau, mais qu’elles le soutiendront... On leur offre même à chacune un chambellan porte-queue pour tenir la traîne de leur robe.

Le choix de l’église où la cérémonie aurait lieu n’est pas encore fixé. L’église des Invalides est proposée, mais l’absence de choeur, l’exiguïté relative du bâtiment font abandonner le projet au profit de Notre-Dame où, affirme l’Empereur, vingt mille personnes seront à l’aise. Malheureusement les abords de l’église se prêtent mal au déploiement d’un cortège. On contourne la difficulté en décidant de démolir les maisons gênantes et de dégager le parvis. Certains propriétaires – l’expropriation n’étant pas encore légale – se montre réticents. Le ministre s’étonne : « Dans une occasion, écrit-il à l’Empereur, où il s’agit du couronnement de Votre Majesté, il importe que tous les citoyens n’aient qu’à bénir tout ce qui tient à cette auguste cérémonie. » L’argument ne porte pas sur un propriétaire amoureux de sa maison... Portalis reçoit personnellement le récalcitrant qui refuse de « bénir » la main qui va le jeter à la rue. Le ministre lui fait sentir – il le racontera à Napoléon – « combien sa résistance était intempestive et que j’espérais tenir de sa raison et son zèle ce que je regretterais d’opérer par la force. Il a été très content de la remontrance, ajoute sans rire le ministre, et il m’a protesté qu’il allait concourir à l’exécution de mes ordres. » Autre chose contrarie les architectes et les décorateurs : le style gothique de Notre-Dame est tout à fait démodé. On ordonne d’emboîter l’édifice, à l’extérieur, de carton-pâte et, à l’intérieur, d’habiller les murs, piliers et chapiteaux. Tandis que les costumiers, tailleurs et cordonniers laissent vagabonder leur imagination vers la Renaissance, le grand écuyer, le grand chambellan, maître de cérémonies s’affairent et se penchent sur un cas délicat. Les chanoines de Notre-Dame exigeant des nouveaux habillements et des objets du culte destinés aux cérémonies, « car, pour le sacre des rois, affirment-ils, l’usage est d’acheter tout à neuf ». Par ailleurs, la présence du Pape et la messe dite par Sa Sainteté entraînent la présence d’un matériel et d’accessoires spéciaux tels que chaire, trônes, flabelli en plumes d’autruche, faldistoires, scabelli... Fort heureusement, le Pape abandonne l’idée de se faire porter à Notre-Dame sur la Sedia gestatoria, par des palefreniers vêtus de costumes en damas rouge, lorsque Napoléon lui fait savoir que « l’honneur avait été déféré à Marat » – sans parler de la déesse Raison qui, il y avait de cela onze années, avait été juchée sur un fauteuil enguirlandé et portée à dos de sans-culottes de Notre-Dame aux Tuileries. Suivie à son retour par tous les députés, celle qui avait « détrôné la ci-devant sainte Vierge » avait parcouru exactement le même trajet que celui prévu pour le Saint-Père...

Et les rites ?

Déjà, le 21 septembre, Napoléon avait écrit à Cambacérès : « Je me suis fait rendre compte de ce que le Pontifical romain prescrit pour le Sacre ; je l’ai fait traduire et je vous l’envoie. Je désire que vous me le renvoyiez avec vos observations, et des modifications plus adaptées à nos moeurs, et qui blessent le moins possible la cour de Rome. Cela nécessitera quelques décorations différentes dans le choeur de l’église... » On modifie donc en utilisant un mélange de rites provenant de Rome, de Reims, d’Allemagne et d’ailleurs. L’Empereur s’attache principalement à supprimer ou à transformer, dans le texte devant être dit par le Pape, certains verbes qu’il estime déplaisants, tel eligimus (que nous avons élu). Pour la remise de l’épée, concessum (attribué) le gêne et deviendra oblatum (présenté).

Quant aux ornements – épée, couronnes, anneaux, sceptre, globe, main de justice –, ce n’était pas sans mal qu’on était parvenu à retrouver l’épée, le sceptre et la main de justice qui, depuis plusieurs siècles, figuraient au sacre des rois et qui avaient été dispersés par la Révolution. Ils furent décorés et habillés de neuf. Le sceptre avait perdu sa hampe : on la remplaça par un bâton de chantre, fort ancien et trouvé dans le trésor de Saint-Denis. Il en fut de même pour la main de justice. Ici la hampe sera neuve. On ajouta çà et là des bijoux, des pierres fines, afin que ces objets pussent figurer dignement dans le cortège du sacre sous le nom des « honneurs de Charlemagne », mais l’Empereur fait exécuter les ornements impériaux par son orfèvre Biennais, dont le magasin porte renseigne du Singe Violet...

Les difficultés décidément s’accumulent ! Avec quelle huile seront faites les onctions ? La sainte ampoule n’existe plus, Alexandre de Beauharnais, premier mari de Joséphine – ironie de l’Histoire – l’ayant fait apporter de Reims à Paris sous la Révolution pour qu’on la brûlât « sur l’auteur de la Patrie » ! Il faudra donc se contenter du chrême réservé aux évêques. Napoléon s’insurge en apprenant qu’il devra recevoir neuf onctions. Elles seront limitées à deux applications huileuses aux mains et sur le front. Le Pape accepte de voir ainsi encore s’amenuiser son rôle, mais lorsqu’on l’informe que le grand chambellan Talleyrand est désigné pour essuyer les onctions, Pie VII se rebelle devant le sacrilège ! Napoléon – tout en riant sous cape – admet ce point de vue. Il fera remplacer Talleyrand par le Grand Aumônier.

Le 20 novembre, Napoléon écrit au Pape : « Je me flatte que dans cette semaine j’aurai le bonheur de voir Votre Sainteté et de lui exprimer les sentiments que j’ai pour elle. Me rendant à mon palais de Fontainebleau qui est sur la route, je me trouverai, par cette circonstance, en jouir un jour plus tôt. »

En réalité ce n’est nullement pour « jouir un jour plus tôt » de la présence de Pie VII que l’Empereur s’est rendu à Fontainebleau, mais pour éviter de devoir accueillir le Pape aux portes de Paris – et de lui laisser la première place.

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En ce dimanche de l’Avent – car Pie VII se refuse, bien sûr, à admettre que l’on est le quartidi 4 frimaire, jour des Nèfles –, Sa Sainteté touche au terme de son voyage. Il tombe une pluie froide lorsque le cortège papal, composé d’une centaine de cardinaux, de prélats* d’abbés et d’employés de tous genres, venant de Nemours, pénètre par la longue côte de Bourron dans la forêt de Fontainebleau.

Pie VII est las. Des bandits l’ont dévalisé près de Plaisance et, à Lyon, le cardinal Borgia est mort des suites d’une brutale indisposition. Sa Sainteté est partie de Rome vingt-trois jours auparavant et est contrariée par l’allure du voyage, c’était là un train trop rapide, incompatible avec la dignité qui doit accompagner les déplacements du successeur de Saint-Pierre.

Au carrefour de la Croix Saint-Hérem, Napoléon, vêtu d’une tenue verte de chasseur, feint d’interrompre une chasse au loup lorsqu’il voit le carrosse papal gravir la côte. Immobile sur son cheval, il regarde l’équipage de Pie VII venir à lui et ne s’avance nullement une minute plus tôt que prévu vers Sa Sainteté. Le Pape paraît hésiter. Entre l’Empereur et lui s’étend un terrain boueux et le Saint-Père n’a aux pieds que ses mules blanches brodées d’or... Enfin, pataugeant dans un bourbier épouvantable, le premier il se dirige vers l’Empereur. Napoléon se hâte alors de descendre de cheval pour se porter au-devant de son hôte et l’embrasser. Mais il n’est pas question bien sûr, pour lui, de s’agenouiller ! D’ailleurs, étant donné l’état du terrain, le Pape ne peut pas s’étonner de cette entorse au protocole. Puis, le carrosse impérial s’avance et, par une manoeuvre aussi minutieusement préparée, permet à l’Empereur de monter dans la voiture par la portière de droite, laissant le Saint-Père à sa gauche.

Durant le trajet séparant la Croix Saint-Hérem du château, les mameluks précèdent l’équipage impérial et c’est dans cette escorte quelque peu impie que Pie VII fait son entrée dans la cour du fer à cheval.

Le canon tonne, les cloches sonnent tandis qu’au bas de l’escalier Louis XV, l’ancien évêque d’Autun : Maurice de Talleyrand-Périgord, s’incline. Puis le Pape est prié d’aller « complimenter » Joséphine.

Le 28 novembre, à deux heures de l’après-midi – 7 frimaire, jour du chou-fleur – le Pape et l’Empereur roulent en carrosse vers Paris. La nuit est tombée – le thermomètre est descendu au-dessous de zéro – lorsque le cortège atteint la barrière d’Italie. Des flocons de neige tourbillonnent... À sept heures moins dix, la voiture s’arrête devant le pavillon de Flore, où demeurera le Pape. Napoléon a bien fait les choses, et la chambre du Saint-Père est la reproduction exacte de celle qu’il occupe, à Rome, au palais de Monte Cavallo.

Le lendemain matin, Pie VII est réveillé par un étrange tumulte. Il prête l’oreille et reconnaît que l’on crie, sur l’air des lampions : « Le Saint-Père ! Le Saint-Père ! Le Saint-Père ! » Ayant passé en hâte « une sorte de camisole blanche », le Pape ouvre sa fenêtre et apparaît au balcon. Une foule immense est là, la foule du 20 juin, du 10 août, des journées de septembre, du 20 prairial... et cette foule, soudain silencieuse, s’agenouille. On perçoit même çà et là des sanglots. D’un geste large, Pie VII donne sa bénédiction. Vingt fois, chaque jour, la scène se reproduit.

Ce même 29 novembre, à l’aide de petites marionnettes, revêtues de papier peint de différentes couleurs que l’on pose sur un plan de Notre-Dame, Isabey explique à chaque participant, sur la table même de l’Empereur, ce qu’il devra faire au cours de la cérémonie. Dans le Salon de Diane, les répétitions se déroulent au moyen d’un plan dessiné à la craie sur le parquet. Parmi les petites marionnettes, l’Empereur est là, haut d’un pouce, avec un manteau pourpre...

— Je vous félicite, dit Napoléon à Isabey, vous avez fait preuve d’esprit.

— Sire, à quoi servirait l’esprit, si ce n’est à nous tirer d’embarras ?

— Je désire que chacune de ces poupées porte, écrit sur son dos, le nom du personnage qu’elle représente. Ceux qui figureront au cortège devront apprendre, de ces poupées, leur place et leur attribution.

Parmi les généraux, les hauts fonctionnaires, les membres des délégations et députations invités au Sacre, nombreux sont ceux qui étaient en place sous la Révolution. On devine leur étonnement en recevant cette lettre : « La divine Providence et les Constitutions de l’Empire ayant placé la dignité impériale héréditaire dans notre famille, nous avons désigné la date du cinquième jour du mois de frimaire prochain pour notre sacre et notre couronnement... Nous vous faisons cette lettre pour que vous ayez à vous trouver à Paris avant le premier du mois de frimaire prochain et à y faire connaître votre arrivée à notre grand maître des Cérémonies. Sur ce nous prions Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde. »

La veille du Sacre, il gèle. Le ciel qui, depuis le matin, est couvert, se dégage. Le soleil perce timidement au travers les nuages, lorsque le Sénat prend le chemin des Tuileries pour faire connaître à Napoléon le résultat du plébiscite. C’est un simulacre un peu puéril. Les chiffres ont été falsifiés. Deux millions neuf cent cinquante-neuf mille huit cent quatre-vingt-onze voix « civiles » ont voté pour l’hérédité. Et deux mille cinq cent soixante-sept contre. Le vote de l’armée n’atteint pas plus de cent vingt mille trois cent deux voix. De sa main, Napoléon, imperturbable, raye ce nombre et inscrit quatre cents mille. Il agit de même pour les seize mille deux cent vingt-quatre voix des agences commerciales, qui se transforment en cinquante mille. Ce qui permet – ce premier décembre – au président du Sénat d’annoncer trois millions cinq cent soixante-quatorze mille huit cent quatre-vingt-dix-huit voix pour l’adoption de cette proposition : « La dignité impériale est héréditaire dans la descendance directe, naturelle, légitime et adoptive de Napoléon Bonaparte et dans la descendance directe, naturelle et légitime de Joseph Bonaparte et de Louis Bonaparte. » Le président de Neufchâteau félicite ensuite l’Empereur d’avoir « fait entrer au port le vaisseau de la République »...

— Oui, sire, répète-t-il, de la République ! Ce mot peut blesser les oreilles d’un souverain ordinaire. Ici le mot est à sa place devant celui qui nous a fait jouir de la chose dans le sens où la chose peut exister chez un grand peuple.

Napoléon répond :

— Je monte au trône où m’ont appelé les voeux unanimes du Sénat, du peuple et de l’armée, le coeur plein du sentiment des grandes destinées de ce peuple que, du milieu des camps, j’ai le premier salué du nom de Grand. Mes descendants garderont longtemps ce trône. Dans les camps, ils seront les premiers soldats de l’armée, sacrifiant leur vie pour la défense de leur pays. Magistrats, ils ne perdront pas de vue que le mépris des lois et l’ébranlement de l’ordre social ne sont que le résultat de la faiblesse et de l’incertitude des princes.

Ce même samedi, Napoléon apprend avec fureur que Joséphine s’était jetée aux pieds du Pape pour lui avouer qu’elle n’était unie que civilement à Bonaparte. Ainsi c’était un sacrilège qui allait être commis le lendemain ! Sa Sainteté s’apprêtait à bénir la concubine de l’Empereur ! Il donnerait la triple onction avec le chrême réservé aux évêques à un couple vivant en état de péché mortel ! Le Pape avertit l’Empereur qu’il repartira sur l’heure, à moins qu’avant demain matin, cette faute grave envers l’Église ne soit réparée. Il veut bien sacrer l’Empereur, mais ne tolérera même pas la présence de Joséphine à Notre-Dame.

Napoléon cède, et la cérémonie du mariage est célébrée de nuit, presque clandestinement. Ce n’est pas le curé de la paroisse des Tuileries – celui de Saint-Germain-l’Auxerrois –, mais Fesch lui-même qui, sans témoins, unit « M. et Mme Bonaparte ». Il y aura ainsi – Napoléon le pense – deux cas éventuels de cassation...

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Le lendemain matin, alors que tonnent déjà les canons et que sonnent les cloches, un nouveau chambellan – M. de Thiard – est appelé aux Tuileries afin de prêter serment. Pour l’Empereur, les affaires en cours doivent se poursuivre, même le matin du couronnement... « Je n’avais encore aperçu le Premier consul que dans sa loge, au spectacle, et sans la solennité du moment, qui apparaissent à mon imagination dans toute sa splendeur, racontera M. de Thiard, j’aurais eu de la peine à retenir mon sang-froid : il était déjà revêtu de son pantalon sous pieds en velours blanc parsemé d’abeilles d’or, de sa fraise à la Henri IV en dentelle, et, par-dessus, en guise de robe de chambre, il avait passé son habit de chasseur à cheval !... »

En enlevant sa veste d’uniforme, l’Empereur fait maintenant penser, parait-il, avec son habit de velours rouge et son chapeau emplumé retroussé par devant, à un roi de jeu de cartes. Napoléon convoque également aux Tuileries Raguideau, le notaire de Joséphine qui, on s’en souvient, avait dit à sa cliente, le 8 mars 1795 :

— Ma chère amie, on n’épouse pas un homme qui n’a que la cape et l’épée !

Le matin du Sacre, le tabellion peut contempler l’Empereur dans toute sa splendeur et, stupéfait, il entend Napoléon lui demander – non sans malice et avec orgueil :

— Alors, monsieur Raguideau, n’ai-je que la cape et l’épée ?...

Tous, ce matin-là, interrogent le ciel. À l’Observatoire, le préposé à « l’état de l’air » écrit sur son registre : « Ciel très couvert, vent nord, brouillard, température – 3,3 C. » Va-t-il se mettre à neiger ?

Des milliers d’invités se dirigent vers Notre-Dame, mais, hors les cortèges du Pape, de l’Empereur et de l’Archichancelier, aucun équipage ne peut dépasser le palais de Justice... Et les badauds s’esclaffent en voyant courir vers Notre-Dame, à travers les rues boueuses et sous la bise glaciale, des femmes décolletées retroussant haut leurs traînes et le bas de leurs robes...

Les invités, au milieu d’un désordre indescriptible, se rangent tant bien que mal sur les banquettes, placées dans la nef, perpendiculairement à l’autel. Au fond de l’église, masquant le portail central et obstruant la nef, se trouve un gigantesque échafaudage de carton-pâte où l’on peut lire en lettres d’or les mots : Honneur, Patrie et Napoléon empereur des Français.

C’est le trône impérial.

Tout en haut, sur une estrade où on accède par vingt-quatre marches assez raides, on a juché le fauteuil de l’Empereur et, un peu au-dessous, celui, plus petit, de l’Impératrice. C’est au pied et autour de ce monument que sont installés le corps diplomatique et les ministres, puis, à mi-chemin entre le trône et l’autel, se sont assis les membres du Sénat et du Corps législatif, les magistrats et les grands officiers de la Couronne. Le premier rang, près de l’autel aux dix archevêques et aux quarante évêques, qui ont dû s’habiller à la Préfecture de Police... Dans les bas-côtés et les transepts se trouvent massées les délégations et, dans les galeries, les invités.

Vers huit heures trente, au moment où s’ordonne le cortège du Pape, un drame éclate devant le pavillon de Flore : le porte-croix, monsignor Speroni, refuse de prendre place dans un carrosse ; le cérémonial pontifical l’exige : il lui faut une mule. Il n’y en a pas dans les écuries impériales ; on lui offre un cheval, on lui suggère de faire la route à pied. C’est peine perdue ! Les piqueurs sont bien obligés de se mettre en quête et découvrent enfin un âne chez une fruitière de la rue du Doyenné qui, moyennant soixante-sept francs, accepte de louer son animal. On affuble l’âne d’un caparaçon de velours, en affirmant à Speroni qu’il s’agit d’une mule mal venue, et le cortège, précédé de dragons, peut se mettre en route. Cependant, l’apparition du porte-croix, curieusement coiffé d’un chapeau à trois cornes et monté sur le baudet de la fruitière, déchaîne l’hilarité. Les lazzi fusent :

— Voilà la mule du Pape, c’est elle qu’on baise !

Speroni semble ravi et agite sa croix en tous sens. Les rires sont à peine calmés lorsque, derrière les hérauts d’armes, apparaît le carrosse du Pape, doublé de velours blanc, surmonté de la tiare pontificale et traîné par huit chevaux gris. Arrivé à l’Archevêché, le Pape revêt une ample et lourde chape de drap d’or et, par une longue galerie de toile, gagne la basilique, puis va se placer sur le trône qui lui a été aménagé dans le choeur, « c}ans l’attente d’un pontife qui médite profondément sur les choses du ciel et pour le bonheur de la terre ».

Aux Tuileries, non sans mal, les principaux acteurs de la cérémonie ont revêtu de curieux costumes dessinés par David et Isabey, une manière de compromis entre « l’antique » et Henri III.

Si les femmes se plient à tout dans ce domaine, certains anciens soldats de l’an II déguisés « en mignon » doivent quelque peu hésiter avant de sortir de chez eux en cet équipage...

Avant le départ pour Notre-Dame, les protagonistes de la solennité sont introduits dans l’appartement de Joséphine et restent bouche bée devant l’Impératrice « resplendissante de diamants, coiffée de mille boucles comme au temps de Louis XIV ». Elle semble avoir vingt-cinq ans.

Il est onze heures.

Le canon tonne, annonçant le départ de l’Empereur et de l’Impératrice des Tuileries. Le temps ne s’est pas réchauffé, le ciel demeure couvert, mais la menace d’une chute de neige semble écartée. Cependant le soleil est toujours aussi pâle derrière le brouillard. Le célèbre carrosse étincelant d’or est traîné par huit chevaux, couleur isabelle, richement caparaçonnés.

Sur l’impériale de la voiture, on voit, comme sur celle du Pape, une couronne d’or soutenue par quatre aigles déployant leurs ailes. « Cette voiture, remarquable par son élégance, sa richesse et les peintures dont elle était ornée, racontera le Journal des Débats, fixait l’attention autant que le cortège, dont il est difficile de décrire la magnificence. Qu’on se figure sept ou huit mille hommes de cavalerie de la plus belle tenue, entremêlés de groupes de musiciens, défilant entre deux haies continues d’infanterie de plus d’une demi-lieue de longueur ; qu’on y ajoute la richesse et le nombre des voitures, la beauté des attelages, le concours de quatre ou cinq cent mille spectateurs, et l’on n’aura qu’une idée imparfaite du coup d’oeil qu’offrait la seule marche du cortège. »

L’ultra des ultras, M. de Frénilly – M. de Frénésie, dira lui-même Louis XVIII – n’est, on s’en doute, point d’accord : « Toute cette pompe n’était qu’une mascarade où chacun essayait son habit, où personne n’avait encore étudié son rôle depuis ce beau baladin de Murat monté du cabaret de son père au gouvernement de Paris d’où il devait monter sur un trône, depuis les trois soeurs impériales qui avaient quitté le savonnage de leurs chemises à Marseille pour venir empanachées et couvertes de diamants porter la queue de la vieille maîtresse de Barras, depuis cette valetaille de grands officiers installée depuis quinze jours, Montmorency, Cossé, La Trémoille, etc..., jusqu’à la petite culotte de peau du 13 vendémiaire qui figurait dans sa voiture de sacre, en dalmatique et manteau blanc. Il y avait dans cette saturnale de quoi rire ou de quoi pleurer suivant les goûts ou les caractères. »

À l’Archevêché, l’Empereur et l’Impératrice revêtent leur « grand habillement », les deux fameux manteaux de velours pourpre, cachant en partie la longue robe à l’antique en satin blanc brodé d’or pour Napoléon, la robe de brocart d’argent pour Joséphine. Tout à l’heure, avant le départ des Tuileries, Isabey, dit-on, l’avait aidée à se maquiller, mais elle s’attarde cependant à faire un ultime « raccord ». Enfin, par la longue galerie, le cortège se dirige vers la basilique. Ainsi que prévu, les trois soeurs et les deux belles-soeurs de Napoléon soutiennent le manteau de Joséphine, tandis que Joseph, Louis et les deux ex-consuls portent celui de l’Empereur. Les maréchaux désignés pour tenir les honneurs suivent, habillés de velours bleu, de satin blanc, tout froufroutants de plumes. Les anciens compagnons du général Bonaparte se sont partagés le sceptre en vermeil, la main de justice ornée de perles, et la « boule du monde » également en vermeil... Toutes ces merveilles, ainsi que la couronne de laurier que l’Empereur a sur la tête, ont été confectionnées par le joaillier Biennais. La facture s’est élevée à sept mille francs. Kellerman, Lefebvre et Pérignon portent les honneurs de Charlemagne...

À l’instant où l’Empereur apparaît dans la nef, tous les assistants se lèvent et crient : Vive l’Empereur ! « La petite taille de l’Empereur, racontera Mme de Rémusat, se fondait sous cet énorme manteau d’hermine. Une simple couronne de lauriers ceignait sa tête ; il ressemblait à une médaille antique. Mais il était d’une pâleur extrême, véritablement ému, et l’expression de ses regards paraissait sévère et un peu troublée. »

Les deux orchestres attaquent une marche guerrière. Ils joueront presque sans interruption durant la longue cérémonie, il a fallu établir pour les musiciens douze mille cent trente-sept pages de copie. On voit jaillir des orchestres ces instruments destinés à soutenir la voix des chantres et à qui leur forme curieuse avait fait donner le nom de « serpents ». Musiciens et chanteurs devaient recevoir cinquante et un mille francs.

— Quoi ! cinquante et un mille francs ! s’exclamera un peu plus tard l’Empereur. Ai-je bien lu ?... Mais avec une pareille somme j’équiperais un régiment de ma Garde ! Il convient de regarder cela d’un peu plus près...

Et il fera des coupes sombres dans la facture.

Il est midi. La cérémonie commence dans le choeur où sont placés les deux prie-Dieu de l’Empereur et de l’Impératrice. Les assistants devineront à peine le déroulement du sacre et du couronnement. Napoléon ne tient nullement à ce que les anciens jacobins le voient à genoux devant le Pape, le visage et les mains couverts d’huile...

C’est « d’abord le serment religieux : l’Empereur « jure devant Dieu et ses anges de faire et conserver la loi, la justice et la paix de l’Église »... Suivent les oraisons, les interminables litanies du texte revu et expurgé.

« Je ne puis rendre ce que j’ai éprouvé, écrira la duchesse d’Abrantès, lorsque l’Empereur est descendu de son trône et s’est avancé vers l’autel où le pape l’attendait pour le sacrer... Napoléon paraissait fort calme. Je l’examinai attentivement pour voir si son coeur battait sous la dalmatique impériale plus vivement que sous l’habit de colonel des guides de la Garde ; mais je ne vis rien et pourtant j’étais à dix pas de lui. La longueur de la cérémonie seulement parut l’ennuyer, et je le vis. plusieurs fois étouffer un bâillement. Mais il fit tout ce qui lui fut ordonné et toujours convenablement. Lorsque le Pape lui fit la triple onction, sur la tête et les mains, je m’aperçus, à la direction de ses yeux, qu’il songeait plutôt à s’essuyer qu’à toute autre chose, et, par l’habitude que j’avais de son regard, je puis dire que j’en suis certaine. »

Pendant temps le pape récitait cette oraison :

— Dieu tout-puissant et éternel, qui avez établi Hazaël pour gouverner la Syrie, et Jéhu, roi d’Israël, en leur manifestant vos volontés par l’organe du prophète Élie ; qui avez également répandu l’huile sainte des rois sur la tête de Saül et de David par le ministère du prophète Samuel, répandez par mes mains les trésors de vos grâces et de vos bénédictions sur votre serviteur Napoléon que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons, aujourd’hui, empereur en votre nom.

Après avoir béni les ornements impériaux – l’épée, le globe impérial, le sceptre, la main de justice, le collier – Pie VII consacre les deux anneaux, les deux manteaux et les deux couronnes.

— Recevez cet anneau, déclare-t-il, qui est le signe de la foi sainte, la preuve de la puissance et la solidité de votre empire, par lequel, grâce à sa puissance triomphale, vous vaincrez vos ennemis, vous détruirez les hérésies, vous tiendrez vos sujets dans l’union et vous demeurerez persévéramment attaché à la foi catholique.

« Vous détruirez les hérésies »... Voilà qui allait être contredit tout à l’heure par le serment de l’Empereur garantissant la liberté des cultes !

Le grand moment est arrivé.

Tous les regards convergent vers le coussin de velours pourpre. Napoléon tend la main, saisit la couronne d’or qui étincelle, tourne avec désinvolture le dos au Pape, regarde la foule qui retient son souffle, puis pose calmement la couronne sur sa tête...

Le plus étonnant destin de l’Histoire poursuit sa course : l’ancien cadet Napoleone Buonaparte, le général Bonaparte, le consul à vie de la République, est devenu l’empereur Napoléon premier.

Fin du premier volume