III

MONSIEUR LE LIEUTENANT
EN SECOND « FOMENTE »...

Quand j’avais l’honneur d’être lieutenant en second, je déjeunais avec du pain sec, mais je verrouillais ma porte sur ma pauvreté.

NAPOLÉON.

LE 5 novembre, à Lyon, Bonaparte et des Mazis manquent le bateau-poste de Valence. En attendant le prochain départ, ils entrent chez un bouquiniste et dépensent sans hésiter ce qui leur reste des cent cinquante-sept livres qui leur ont été remises, à chacun, au départ de l’École. Sans un officier d’artillerie qui a voyagé avec eux depuis Paris, et qui leur ouvre sa bourse, les écervelés auraient dû faire la route à pied.

Le lendemain, les deux lieutenants en second quittent Lyon dès l’aube par le bateau-poste et arrivent le même soir à Valence. Après s’être présentés à leur colonel – M. de Lance – ils se rendent auprès du secrétaire du présidial à l’hôtel de ville qui remet aux deux lieutenants en second le billet de logement suivant :

À Mademoiselle Claudine-Marie Bou,
angle de la Grand-rue et de celle du Croissant,
à Valence (en Dauphiné).

Au nom du Roi :

« Mademoiselle Claudine-Marie Bou, propriétaire du Café-Cercle, est sommée de loger une fois deux lieutenants en second du régiment royal d’artillerie de La Fère et de leur fournir ce que de droit. »

Mlle Bou – une vieille fille qui approche de la cinquantaine – a longtemps fabriqué des boutons en poils de chèvre, avant de tenir avec son père ce Café-Cercle – autrement dit un café littéraire.

L’imberbe et maigriot officier à la voix creuse et sourde, aux longs cheveux plats, fait la conquête de l’hôtesse. Il s’entend fort bien avec elle et loue, pour huit livres et huit sols par mois, une petite chambre située au deuxième étage, dont la fenêtre donne sur la Grand’Rue. Juste en face est située la fameuse Maison des Têtes, datant de la Renaissance, et qui existe encore. Là se trouve le libraire au nom prédestiné de Pierre-Marc Aurel, où Bonaparte se saoule des oeuvres de Rousseau.

— Oh ! Rousseau ! s’écriera-t-il, pourquoi faut-il que tu n’aies vécu que soixante ans ! Dans l’intérêt de la vérité, tu aurais dû être immortel ! Plus tard, il changera d’avis.

Mlle Bou s’occupe du linge du jeune officier, mais c’est à l’hôtel voisin – celui des Trois Pigeons, rue Pérollerie, tenu par M. Gény – qu’il dîne avec des Mazis. En dépit de la bonne chère qui lui est servie, il mange rapidement, adresse peu la parole à ses voisins, dédaigne les jeux qui succèdent au repas et a hâte de rentrer dans sa chambre pour se plonger dans ses livres. On le verra, avec des Mazis, s’adonner à une cure de laitage dont le résultat ne sera guère satisfaisant. À midi, il déjeune également chez Gény, à moins qu’il n’aille acheter deux pâtés à un sol que vend le pâtissier Corriol. Bonaparte n’a que quatre-vingt-treize livres par mois de solde et il lui faut être économe, surtout pour se permettre de satisfaire sa passion : la lecture. Il adressera un jour ce billet, à l’orthographe euphonique, au sieur Barde, libraire de Genève, pour le prier de lui envoyer « les ouvrages sur liste de Corse ouque vous pourriez vous procurer promptement. Jentant votre réponse pour vous envoyer /argent à quoi cela montera. Vous pouvez m’adresser votre lettre à monsieur de Buonaparte, officier d’artillerie au régiment de la Fère, en garnison à Valence. »

Buonaparte a été placé dans la compagnie dite de « M. de Coquebert ». Joseph croit bien faire en écrivant au frère de des Mazis, capitaine au même régiment, pour lui demander d’être le mentor de Napoleone. Buonaparte fort choqué de la recommandation, déclare « qu’il ne sait pas de quoi son frère se mêle et qu’il n’a pas besoin d’être mis en tutelle ».

Napoleone et des Mazis ne se quittent pas lors de leurs instants de liberté. Un jour, leurs nouveaux camarades les voient avec épouvante enfourcher deux rosses de louage, et, encore revêtus de leur uniforme bleu de l’école, partir bravement afin de se familiariser avec l’équitation. Une fois les chevaux lancés, ils ne peuvent les retenir. Ils traversent un village à toute bride, « les cheveux épars, la poudre qu’ils renfermaient répandue sur leurs habits », ce qui les fait prendre « pour des contrebandiers ». Ils reviennent à Valence au même train et sont plusieurs jours à se remettre de leur équipée.

L’un des rares plaisirs du jeune officier est la promenade. On le voit visiter la Chartreuse de Bouvante ou monter au sommet de Roche-Colombe.

— J’aime m’élever au-dessus de l’horizon, explique-t-il.

Bien que sorti de l’École militaire lieutenant en second, Napoléon a d’abord dû gravir ce que l’on appelle les « trois grades » : ceux de canonnier, de caporal et de sergent. Mais il ne lui a fallu que deux mois et cinq jours pour se trouver « instruit dans les matières de son service et digne de recevoir le grade d’officier ». Il peut enfin endosser l’uniforme d’artilleur de la Fère – « le plus beau du monde », dira-t-il plus tard. L’habit est bleu, à collet rabattu doublé de rouge, la culotte bleue elle aussi, les épaulettes losangées d’or et de soie. En cette tenue, il est parfois invité par quelques familles nobles de la ville. Napoléon le racontera à Las Cases : il est admis, entre autres, chez une certaine Mme du Colombier. C’est une femme de cinquante ans, qui « gouverne la ville et s’engoue fort, dès l’instant, du jeune officier d’artillerie ». Elle l’invite, à sa campagne de Basseaux et lui conseille de mener une vie moins austère.

— Ma mère n’a que trop de charges, lui répond-il, et je ne dois pas les augmenter par mes dépenses, surtout quand elles sont imposées par la folie stupide de mes camarades.

S’il aime « fréquenter » chez Mme du Colombier, c’est qu’il y rencontre la fille de son hôtesse, la fraîche et jolie Caroline à qui Napoleone conte fleurette. Les choses ne dépassèrent point les premières étapes de la carte du Tendre... « On n’eût pas pu être plus innocents que nous, précisera l’Empereur ; nous nous ménagions de petits rendez-vous. On le croira avec peine, tout notre bonheur se réduisit à manger des cerises ensemble. »

Après Mlle du Colombier, c’est le clair visage de Mlle de Saint-Germain qui attire Buonaparte. Le fermier général Joseph de Saint-Germain avait été royalement trompé. Sa femme, en effet, avait accueilli avec émotion les bontés du Bien-Aimé. Une fille en était née : Louise-Marie-Adélaïde, celle-là même dont le jeune Napoleone est tombé amoureux. Il demande sa main à M. de Saint-Germain qui refuse, pensant assurément que ce jeune lieutenant d’artillerie n’a aucun avenir. Et c’est ainsi que le futur empereur manqua de peu devenir, par la main gauche, le gendre de Louis XV... Quant à Louise-Adélaïde, elle épousera le comte de Montalivet dont l’Empereur fera son ministre de l’Intérieur.

Il lui arrive parfois de s’asseoir à une table de jeu pour faire une partie de reversi. Un jour qu’il se trouve attablé avec quatre personnes – dont la comtesse de Tournon – il perd douze francs. La comtesse de Tournon, à la fin de la partie « fit quelques façons de les accepter ». Le jeune officier est d’autant plus mortifié, que Mme de Tournon l’appelle son « petit ami »...

— Moi, Madame, s’exclame-t-il en redressant sa petite taille, je n’ai pas l’honneur de vous être attaché.

« Je mis douze francs sur la table, racontera-t-il, et sortis. Ce fut là le sujet de la conversation de toute la soirée. Les officiers m’approuvèrent beaucoup... »

Dans sa chambrette du Café-Cercle, il travaille à une Lettre sur la Corse. Il n’a pas encore commencé d’aimer la France et trace ces lignes sévères : « Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissons, vous avez encore corrompu nos moeurs. Le tableau actuel de ma patrie et l’impuissance de le changer est donc une nouvelle raison de fuir cette terre où je suis, par devoir, obligé de louer des hommes que, par vertu, je dois haïr. »

Et il ajoutera une autre fois, presque menaçant : « Les Corses ont pu, en suivant toutes les lois de la justice, secouer le joug génois et peuvent en faire autant de celui des Français. »

Sur ce même sujet, il écrit encore : « J’ai puisé la vie en Corse, et, avec elle, un violent amour pour mon infortunée patrie et pour son indépendance. »

En France – il l’avoue –, il se sent toujours un déraciné, et, certains soirs où la mélancolie et les idées de mort s’abattent sur lui et lui étreignent le coeur, il pense avec nostalgie à l’île vers laquelle volent toujours ses pensées. Découragé, il rédige ce texte : « Quand j’arriverai dans ma patrie, quelle figure faire ? Quel langage tenir ? Quand la patrie n’est plus, un bon citoyen doit mourir. Si je n’avais qu’un homme à détruire pour délivrer mes compatriotes, je partirais au moment même, et j’enfoncerais dans le sein des tyrans le glaive vengeur de la patrie et des lois violées. La vie m’est à charge parce que je ne goûte aucun plaisir et que tout est peine pour moi. Elle m’est à charge parce que les hommes avec qui je vis et vivrai probablement toujours ont des moeurs aussi éloignées des miennes que la clarté de la lune diffère de celle du soleil. Je ne peux donc pas suivre la seule manière de vivre qui pourrait me faire supporter la vie, d’où s’ensuit un dégoût pour tout. »

Enfin une lueur d’espoir : le 12 août 1786, il obtient son congé de semestre qu’il décide de passer en Corse. La Corse qu’il a quittée lorsqu’il avait neuf ans ! Et il va en avoir dix-sept ! Enfin, après plus de sept années d’absence, il va revoir la ville toute claire au soleil, étagée au bord de son golfe bleu et au coeur de sa couronne de montagnes. Malheureusement, ce même 12 août, il doit partir avec sa compagnie pour Lyon où des grèves ont éclaté.

Il sera logé, jusqu’à la fin d’août, chez des bourgeois lyonnais qui seront aux petits soins pour lui. Trop de soins, s’il faut l’en croire... Aussi propose-t-il à l’un de ses camarades d’échanger leurs logements :

— Je suis dans un enfer, gémit-il, mes hôtes ne me laissent ni entrer ni sortir sans m’accabler de prévenances. Je ne puis être seul un moment.

— Je voudrais bien être à ta place...

— Eh bien ! Changeons !

Il va alors habiter chez Mme Yves Blanc. Il est souffrant durant ce séjour. Heureusement une certaine Mlle Agier veille sur lui. Rétabli, nul obstacle ne s’opposant à son départ, il quitte Valence le 31 août, et fait ses adieux à Mlle Bou.

— Vous et mon père êtes logés là, lui dit-il en montrant son coeur. Dans cette place, les souvenirs ne changent pas de garnison.

Le lendemain, 1er septembre, le jeune officier passe par Aix où il embrasse son oncle Fesch et son frère Joseph. Il gagne ensuite Marseille où après un séjour place des Augustins, chez le négociant Allard, il s’embarque sur le « bateau de poste » qui va le conduire – le 15 septembre – jusqu’à Ajaccio.

Quelle joie pour Letizia de serrer dans ses bras le cher « petit Nabulio » revêtu de son bel habit bleu doublé de rouge ! C’est le premier Corse devenu officier du roi ! Il fait la connaissance des enfants nés en sa longue absence : Paolina ou Paoletta – la future princesse Pauline – Maria Annonciata – ou Carolina – qui deviendra un jour Caroline, reine de Naples, et Girolamo – Jérôme – qui n’a que deux ans et sera roi de Westphalie.

Il trouve sa famille aussi francophobe qu’il l’est lui-même – et tout le clan de communier dans une véritable haine contre « l’occupation française ». Cependant, M. le lieutenant en second découvre une Corse qui lui apparaît d’autant plus pauvre et attardée qu’il connaît maintenant plusieurs villes de France. Il parcourt toute l’île, habillé comme les gens du pays et errant avec les paysans dans le maquis. Mais il les estime trop soumis, acceptant la colonisation française avec une résignation qui le déçoit un peu.

— De ce moment, racontera-t-il à Alexandre des Mazis, j’ai commencé à être désabusé sur l’amour de la liberté que je croyais trouver dans les coeurs corses.

Lorsqu’il ne flâne pas à travers la campagne, il continue à dévorer tous les livres qui lui tombent sous la main. Il lit à haute voix Rousseau, Montesquieu, Montaigne, Corneille, Racine ou Voltaire. Dans sa petite bibliothèque sont réunies, traduites en français, les oeuvres de Plutarque, de Platon, de Cicéron, de Cornélius Nepos, de Tite-Live, de Tacite.

Cependant la maisonnée de la rue Malerba se débat dans une gêne proche de la misère. Toutes les entreprises de Charles n’ont laissé à sa mort que des dettes. Letizia remet entre les mains de « l’arrière-cadet » la défense des intérêts de la famille. Il s’agit avant tout d’obtenir une indemnité de trois mille cinquante livres pour la greffe de la plantation de mûriers aux Milelli, maison de campagne des Buonaparte. Aussitôt, le jeune officier assiège les bureaux et signe pétition sur pétition. Bien sûr il y a l’oncle, l’archidiacre Lucien, qui pourrait aider le clan, mais, d’une rare avarice, l’archidiacre se refuse même à faire les quelques réparations nécessaires pour rendre habitables les Milelli.

— De l’argent, déclare-t-il à son neveu, mais tu sais bien que je n’en ai plus et que les expéditions de ton père ne m’ont rien laissé.

Buonaparte doit, pour son oncle, demander une consultation par lettre au docteur Tissot – il souffre surtout d’avoir soixante-dix-neuf ans – et trace un portrait savoureux du bonhomme : « N’ayant presque pas eu de maladies dans le cours de sa vie, je ne dirai pas comme Fontenelle, qu’il avait les deux grandes qualités pour vivre : bon corps et mauvais coeur ; cependant, je crois qu’ayant un penchant pour l’égoïsme, il s’est trouvé dans une situation heureuse qui ne l’a pas mis dans le cas d’en développer toute la force. »

Le docteur Tissot ne réussit pas plus à rendre une jeunesse au vieil oncle qu’à guérir ce « mauvais coeur »... La bourse de l’archidiacre demeure fermée et la situation de la famille devient catastrophique.

Aussi Buonaparte demande-t-il « pour le rétablissement de sa santé » une prolongation de congé « de cinq mois et demi à compter du 16 mai 1787, avec appointements, vu son peu de fortune et une cure coûteuse ». On le lui accorde. À cette époque, les officiers se trouvaient aussi souvent à leurs corps que dans leurs foyers...

Les semaines puis les mois passent. L’intendant de la Corse, lorsqu’on lui parle de verser des indemnités, oppose la force d’inertie. Assurément, c’est à Versailles ou à Paris qu’il faut s’adresser ! Aussi, le 12 septembre 1787, après une année de séjour en Corse, Napoleone quitte Ajaccio. Il muse en cours de route car c’est seulement le 9 novembre qu’il arrive à Paris, où il descend à l’Hôtel de Cherbourg, rue du Four Saint-Honoré. L’hôtel est tenu par un sieur Védrine qui donne à l’officier la chambre n° 9, située au troisième étage. La maison est aujourd’hui démolie mais Lenotre a pu encore monter l’escalier qui s’éclairait « pauvrement sur un puits d’air creusé entre quatre murailles noires où s’ouvraient d’étroites fenêtres ».

On voit à cette époque le jeune lieutenant en second, la face glabre, sillonnée de rides prématurées, l’habit flottant autour d’un corps amaigri, se diriger aux heures des repas vers la maison du traiteur de la rue de Valois qui a pour enseigne : Aux Trois Bornes, à moins qu’il n’aille dîner, à cinq ou six sous la portion, dans une autre gargote située passage des Petits Pères. Gêné par la modicité de son addition, il enveloppe sa monnaie dans la « carte payante » du restaurant et la porte lui-même à la caisse sans prononcer une seule parole.

En dehors des heures de repas et de ses visites aux ministères où il quémande sans se lasser pour les mûriers et les pépinières de sa mère, il sort peu et écrit. Entre autres, il fait l’ébauche d’un roman dont l’action se situe en Corse :

« J’ai à peine atteint l’âge de l’aurore des passions, déclare-t-il, et cependant je manie le pinceau de l’histoire... mais peut-être, pour le genre d’écrits que je compose, c’est la meilleure situation d’âme et d’esprit... La vénalité de l’âge viril ne salira pas ma plume, je ne respire que la vérité... »

À la tombée de la nuit, le jeune lieutenant va parfois faire quelques pas pour se délasser dans les jardins du Palais-Royal tout proches. Un soir, le jeudi 22 novembre, sous les arcades scintillantes, il rencontre une fille qui sera son initiatrice... Il le racontera lui-même – et il faut ici lui laisser la parole :

« Je sortais des Italiens et me promenais à grands pas sur les allées du Palais-Royal. Mon âme, agitée par les sentiments vigoureux qui la caractérisent, me faisait supporter le froid avec indifférence ; mais l’imagination refroidie, je sentais les rigueurs de la saison et gagnais les galeries. J’étais sur le seuil de ces portes de fer quand mes regards errèrent sur une personne du sexe. L’heure, la taille, sa grande jeunesse ne me firent pas douter qu’elle ne fût une fille. Je la regardais : elle s’arrêta, non pas avec cet air grenadier (des autres), mais un air convenant parfaitement à l’allure de sa personne. Ce rapport me frappa. Sa timidité m’encouragea et je lui parlai, moi qui, pénétré plus que personne de l’odieux de son état, me suis toujours cru souillé par un seul regard... Mais son teint pâle, son physique faible, son organe doux ne me firent pas un moment en suspens. Ou c’est, me dis-je, une personne qui me sera utile à l’observation que je veux faire, ou elle n’est qu’une bûche.

— Vous aurez bien froid, lui dis-je, comment pouvez-vous vous résoudre à passer dans les allées ?

— Ah, Monsieur ! l’espoir m’anime. Il faut terminer ma soirée.

L’indifférence avec laquelle elle prononça ces mots, le flegmatique de cette réponse me gagna et je passai avec elle.

— Vous avez l’air d’une constitution bien faible. Je suis étonné que vous ne soyez pas fatiguée du métier.

— Ah ! dame ! Monsieur, il faut bien faire quelque chose.

— Cela peut-être, mais n’y a-t-il pas de métier plus propre à votre santé ?

— Non Monsieur, il faut vivre !

Je fus enchanté, je vis qu’elle me répondait au moins, succès qui n’avait pas couronné toutes les tentatives que j’avais faites.

— Il faut que vous soyez de quelque pays septentrional car vous bravez le froid.

— Je suis de Nantes en Bretagne.

— Je connais ce pays-là... Il faut, mademoiselle, que vous me fassiez le plaisir de me raconter la perte de votre p...

— C’est un officier qui me le prit.

— En êtes-vous fâchée ?

— Oh ! oui, je vous en réponds. (Sa voix prenait une saveur, une onction, que je n’avais pas encore remarquée). Je vous en réponds. Ma soeur est bien établie actuellement. Pourquoi ne l’eussé-je pas été ?

— Comment êtes-vous venue à Paris ?

— L’officier qui m’avilit, que je déteste, m’a abandonnée. Il fallut fuir l’indignation d’une mère. Un second se présenta, me conduisit à Paris, m’abandonna et un troisième, avec lequel je viens de vivre trois ans, lui a succédé. Quoique Français, ses affaires l’ont appelé à Londres et il y est... Allons chez vous.

— Mais qu’y ferons-nous ?

— Allons, nous nous chaufferons et vous assouvirez votre plaisir.

J’étais bien loin de devenir scrupuleux. Je l’avais agacée pour qu’elle ne se sauvât point quand elle serait pressée par le raisonnement que je lui préparais en contrefaisant une honnêteté que je voulais lui prouver ne pas avoir... »

Bonaparte n’a pas conté la suite. Je gage cependant que, lorsque selon l’usage, la fille pénétrant dans la chambre n° 9 de l’hôtel de Cherbourg, demanda comment s’appelait son client, elle fut passablement étonnée en l’entendant répondre : Napollioné.

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Les affaires de Buonaparte traînent toujours et il se voit contraint de demander une nouvelle prolongation de son congé pour six mois. Celle-ci lui est accordée jusqu’au 1er juin 1788, et il décide, puisqu’il n’a rien pu obtenir à Paris, de retourner en Corse.

Sa famille vit toujours dans une grande pénurie d’argent. Letizia qui a encore près d’elle quatre enfants à élever et assume les dépenses de Joseph parti pour l’Université de Pise, et celles de Lucien au Séminaire d’Aix, fait des prodiges d’économie domestique. Napoléon le dira plus tard – non sans fierté d’ailleurs : « le principe était de ne pas dépenser ». La Madré s’astreint aux travaux ménagers et l’argent ne sort de la poche que pour ce qui est absolument indispensable : le café, le sucre ou le riz que l’on est bien obligé d’acheter chez l’épicier. Pour le reste, on vit des produits de la propriété. Les Bonaparte possèdent un moulin banal où tous les villageois vont moudre et donnent en échange une certaine quantité de farine. Il en est de même pour la location du four qui est acquittée « avec des poissons ». Le vin est fourni par la vigne, le fromage par les chèvres, la viande par le maigre troupeau. « On n’aurait pas acheté des gâteaux, précisera l’Empereur, c’eût été mal vu. La famille tenait à honneur de n’avoir jamais acheté ni pain, ni vin, ni huile. » De tous les fruits, ceux que le petit officier aime le plus sont des cerises génoises : « Il me semble n’avoir jamais mangé rien d’aussi bon. »

Repris par son pays, la France lui paraît toujours « l’Étranger ». Devant se rendre à Bastia pour obtenir le paiement de la redevance à sa mère, il rencontre quelques officiers de son régiment dont un bataillon a été détaché en Corse. Son aversion pour les « envahisseurs de sa patrie » – les stupéfie.

— Est-ce que vous useriez votre épée contre le représentant du Roi ? lui demande-t-on.

Il ne répond rien... et ce silence qui en dit long paraît à ses camarades comme un acquiescement. Ils trouvent l’esprit de Napoleone « si sec et si sentencieux pour un jeune homme de son âge » que, l’un d’eux déclarera : « Je n’eus jamais la pensée d’en faire un ami. » La figure de Buonaparte leur est peu agréable, et son caractère encore moins—

Après vingt mois de congé prolongé, le lieutenant Buonaparte rejoint le régiment de La Fère qui tient maintenant garnison dans la place forte d’Auxonne. Le lieutenant en second est plus pauvre que jamais car il essaye d’envoyer à sa mère quelques louis tous les mois. Pour épargner, il loue la chambre la plus modeste qu’il puisse trouver dans le pavillon sud où logent les officiers subalternes. Après la chambre n° 16, escalier 1, il y occupera la chambre n° 10, escalier 3, meublée d’un « châlit à colonnes, sa paillasse et ses tringles », de quelques chaises en paille, d’un vieux fauteuil et d’une petite table. Il n’y a que deux serviettes et une seule paire de draps. À notre époque, les quatre murs de la pièce ont été classés « monument historique ».

Payer son dîner qu’il prend avec des Mazis chez le traiteur Dumont, pose toujours autant de difficulté. Il est servi à trois heures. S’asseoir à une table à heure fixe, commander les plats et, surtout, consacrer plus de dix minutes à un repas, c’est trop demander à Buonaparte. Bien souvent, complètement désargenté, il se contente pour quelques sols de dîner avec des « gaudes » – de la bouillie de maïs – que lui prépare une paysanne du cru. Le matin, un morceau de pain lui suffit. Il doit cependant s’habiller décemment et l’on a retrouvé cette note du « sieur Riaute », tailleur :

« Doit, M. de Buonaparte :
« fait culotte de drap
2 livres.
« deux caleçons
1 livre, 4 sols.
« fait redingote bleue
4 livres.
« bordure 1 livre.

Il emploie toutes ses heures de liberté à travailler sans débrider, soucieux de rattraper ses nombreux mois de congé. En dehors de sa besogne militaire et des travaux techniques qu’il pousse au-delà de ce qui est exigé, il comble ses loisirs en écrivant une Histoire de la Corse et une Dissertation sur l’autorité royale dans laquelle on peut lire cette phrase, qui ne manque pas de piquant quand on connaît la suite :

« Il n’y a que fort peu de rois qui n’eussent pas mérité d’être détrônés. »

On possède encore de lui un Dialogue sur l’amour, sentiment qu’il considère comme « nuisible à la société ». En quelques mois, il dévore, en les commentant et en les analysant, plus de trente volumes. Ouvrages d’Histoire, ancienne et classique, traités d’économie et de politique qu’il emprunte ou – jour béni – qu’il peut parfois acheter. Aussi ce séjour à Auxonne aura-t-il pour sa formation, ses goûts, ses idées, une importance considérable. « Pour ne pas faire tache parmi mes camarades, racontera-t-il, je vivais comme un ours, toujours seul dans ma petite chambre avec mes livres, mes seuls amis... Quand, à force d’abstinence, j’avais amassé deux écus de six livres, je m’acheminais avec une joie d’enfant vers la boutique d’un libraire qui demeurait près de l’évêché. Souvent, j’allais visiter ses rayons avec le péché d’envie. Je convoitais longtemps avant que ma bourse me permît d’acheter. Telles ont été les joies et les débauches de ma jeunesse. »

L’une de ses rares distractions sera de faire, avec des Mazis, un voyage à pied vers le Creusot. Après quelques heures de marche, Buonaparte, des ampoules aux pieds, déclare qu’il ne peut faire un pas de plus. Aussi les deux jeunes gens décident-ils de louer des chevaux. À Chagny, ils passent une soirée fort agréable dans la famille d’un camarade de Napoleone, comme lui élève de Brienne, qui les reçoit à merveille. Buonaparte aimait à se rappeler son voyage sentimental ; il fut même tenté de l’écrire à la façon de Sterne. Devenu empereur et se promenant un jour avec des Mazis dans les jardins de Saint-Cloud, il lui dit :

— Nous avons une dette, des Mazis.

L’ancien condisciple de Buonaparte réfléchit... mais en vain.

— Vous souvenez-vous, reprit l’Empereur, que nous nous fîmes faire la barbe avant d’arriver au Creusot ? Ayant remis à payer à notre retour, ayant pris un autre chemin, nous ne nous sommes pas acquittés.

On affirme que Napoléon chercha à retrouver le barbier, mais il était mort et sa famille partie sans laisser d’adresse.

Au mois de janvier 1789, la rivière déborde à Auxonne et Napoleone souffre d’une fièvre paludéenne dont il attribue la cause à cette inondation. « Ce pays-là, écrit-il à sa mère, est très malsain à cause des marais qui l’entourent et des fréquents débordements de la rivière qui remplissent le fossé d’eau exhalant des vapeurs empestées ». Sans doute la ville est-elle encerclée d’eaux plus ou moins dormantes, mais, en réalité, le jeune officier est atteint depuis l’été précédent, d’accès de fièvre, qui sont probablement dus à la sous-alimentation et au surmenage. Il le confirme à un ami : « Je me couche à dix heures et me lève à quatre heures du matin... Je ne fais qu’un repas par jour, cela me fait très bien à la santé. » Pourtant, il ne va guère et travaille, en effet, avec une ardeur qui effraie ses rares amis.

Un camarade, Bussy, loge au-dessus de lui et a pris le « goût funeste » de donner du cor. Il assourdit à un tel point Buonaparte que celui-ci ne parvient plus à travailler. Les deux officiers se rencontrent un jour dans l’escalier, et Buonaparte lance :

— Mon cher, vous devez bien vous fatiguer avec votre cor ?

— Mais non, pas du tout !

— Eh bien, vous fatiguez beaucoup les autres !

— J’en suis fâché !

— Mais vous feriez mieux d’aller donner de votre cor plus loin.

— Je suis maître dans ma chambre.

— On pourrait vous donner quelque doute là-dessus !

— Je ne pense pas que personne fût assez osé...

Le duel est cependant arrêté ; le conseil des camarades examine l’affaire et prononce qu’à l’avenir « l’un ira jouer du cor plus loin, et que l’autre sera plus endurant ».

Vingt-cinq ans plus tard, au cours de la campagne de France, Napoléon retrouvera Bussy dans un petit village de l’Aisne. Ils ne s’étaient jamais revus. Bussy, revenu d’émigration, n’avait point quitté ses terres.

— Eh bien, Bussy, lui demandera l’Empereur, vous sonnez toujours du cor ?

— Oui, Sire, et toujours aussi faux.

Le lendemain, il guidera Napoléon sur le champ de bataille de Graonne. Napoléon le nommera colonel et Bussy suivra l’État-Major habillé en civil, n’ayant pas eu le temps de se faire tailler un uniforme. Les grognards l’appelleront le pékin de l’Empereur. Ce « pékin » ne quittera Napoléon qu’au lendemain de l’abdication.

L’art militaire se trouvait à ce moment révolutionné par les nouvelles théories tactiques du comte de Guilbert – rapidité, surprise de l’ennemi, supériorité numérique sur un point prévu – qui devaient séduire Buonaparte et avoir, sur la stratégie impériale, une influence décisive.

Le rôle réservé à l’artillerie devint primordial et connut une pleine évolution. Aussi, le maréchal de camp, commandant l’école d’artillerie et la place d’Auxonne, Jean-Pierre du Teil, frappé par l’intelligence du lieutenant Buonaparte, le nomme membre d’une commission chargée d’étudier « le jet de bombes avec canon ». Napoleone est le plus jeune et le seul lieutenant en second qui participe à cette commission. M. de Lombard, professeur de mathématiques à l’École d’artillerie d’Auxonne est émerveillé par la science de ce petit officier malingre qui n’a pas encore vingt ans ! Sans doute les plans ne sont-ils pas établis par lui. « Il n’y entendait rien, nous confie des Mazis. Un sergent les exécutait. Il les signait. Il protestait qu’il ne pouvait pas plus s’astreindre à tracer des lignes qu’à bien écrire. » Mais les rapports sont entièrement de sa main et du Teil, après les avoir lus, s’écria :

— Décidément, cet officier parviendra à une des premières places du corps royal d’artillerie !

La considération dont il est l’objet franchit les murs de la caserne. Sa femme de ménage, le 1er janvier 1789, « lui souhaite de devenir un jour général ». Et Buonaparte de répondre en soupirant :

— Général ? Général ! Ah ! ma pauvre Thérèse, je serais bien satisfait si j’arrivais au grade de commandant. Je n’en demanderais pas davantage.

Du Teil met bientôt deux cents hommes sous ses ordres et le charge de construire au polygone « plusieurs ouvrages qui exigent de grands calculs ». « Cette marque inouïe de faveur, fera savoir avec orgueil Buonaparte à son oncle Fesch, a un peu irrité contre moi les capitaines qui prétendent que c’est leur faire tort que de charger un lieutenant d’une besogne si essentielle... Mes camarades aussi montrent un peu de jalousie, mais tout cela se dissipe. »

Plus tard – bien plus tard – sur son lit d’agonie, il tracera ces lignes du quatrième codicille de son testament : « Au fils ou au petit-fils du baron du Teil, lieutenant général d’artillerie, ancien seigneur de Saint-André, qui, avant la Révolution, avait commandé l’école d’Auxonne, nous léguons la somme de cent mille francs, en reconnaissance pour les soins que ce brave général a pris de nous lorsque nous étions sous ses ordres. »

Avoir vingt ans et vivre en 1789 ! Quoi de plus exaltant ? Cependant, pour l’instant, Buonaparte doit réprimer l’agitation naissante... et cette agitation commence, en Bourgogne, par une affaire de vin. L’abbaye de Cîteaux cultive les célèbres vignobles de Clos-Vougeot. Puisque la liberté est à l’ordre du jour, les moines demandent qu’une part de la précieuse récolte – due à leur labeur et réservée alors à quelques privilégiés – leur soit attribuée. Le Supérieur refuse, les moines s’insurgent et l’abbé appelle les troupes à son secours. Buonaparte, qui se trouve alors avec son détachement à Seurre – il loge rue aux Oies, aujourd’hui rue Dulac – se met en route et, de sa propre initiative, donne raison au chef de la Congrégation, fait arrêter les moines les plus excités, et les met au cachot.

À Paris, la Révolution, en prenant la Bastille, commence à faire le lit du futur empereur. « L’égalité qui devait m’élever me séduisit », dira-t-il... mais cette liberté ne lui paraît séduisante que dans le cas où elle pourrait être mise au service de son pays « occupé » par les Français.

Pour l’instant – il l’écrit le 15 juillet à l’archidiacre Lucien – les nouvelles qu’il reçoit de Paris lui semblent « étonnantes et faites singulièrement pour alarmer ». Il réprouve l’anarchie. En soldat discipliné, il n’admet pas l’insurrection surtout lorsqu’elle se produit dans l’armée. C’est alors de la rébellion et il a assisté avec peine à la révolte des canonniers du régiment de la Fère. Ils sont venus réclamer les économies faites sur les allocations attribuées au régiment et le baron du Teil a dû composer avec les meneurs. Mais les époques troublées, les effervescences populaires ne nuisent pas à l’avancement : « Les révolutions, écrit-il, sont un bon temps pour les militaires qui ont de l’esprit et du courage. »

S’il n’apprécie pas les mutineries et approuve les répressions, il n’applaudit pas moins la transformation des États généraux en Assemblée nationale. Il n’a pas pu cacher sa joie en apprenant les décisions prises au cours de la nuit délirante du 4 août : l’abolition des privilèges qui annule du même coup le décret pris par le ministre de la Guerre – le comte de Ségur – en 1780, décret interdisant aux roturiers la carrière des armes, et limitant « les petits nobles » aux cadres inférieurs. Tous les espoirs sont donc permis au « petit noble » Buonaparte, mais il ne pense nullement à faire carrière en France. Il n’a que la Corse en tête et dès qu’il peut prendre son second congé de semestre, annonce son départ pour Ajaccio.

Le 12 septembre 1789, il passe par Valence et va voir d’anciens amis dont l’abbé de Tardivon qui lui aurait dit en souriant :

— Du train que prennent les choses, chacun peut devenir roi à son tour ; si vous devenez roi, Monsieur de Buonaparte, accommodez-vous de la religion chrétienne, vous vous en trouverez bien.

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Pour la troisième fois Napoleone revient dans son île. Il va y vivre quinze mois. A part Maria-Anna, demeurée à l’École de Saint-Cyr, toute la famille est maintenant réunie. Joseph a été reçu avocat, mais Lucien et Louis se trouvent sans occupation. Chacun est dans l’inquiétude et dans l’attente des événements que la Révolution ne va pas manquer de déclencher.

Des troubles ont déjà éclaté dans l’île. Trois tendances se partagent les opinions corses : le parti royaliste – celui du gouvernement et de l’administration française —, le parti national, fidèle à Pasquale Paoli dont on espère le retour – il est exilé en Angleterre –, enfin le parti populaire – demain républicain, avec Salicetti à sa tête. Pour eux la Corse doit s’intégrer définitivement à la France. Ils ont compris que s’ouvre une ère nouvelle. Napoleone estime lui aussi que la liberté de l’île ne pourra éclore hors de la nouvelle France et, faisant taire « son paolisme », il se rallie au point de vue des « avancés ». II va tenter de dissiper la torpeur attardée de ses compatriotes.

— Comment, s’exclame-t-il, quand partout s’organisent en France des Gardes nationales, la Corse ne fait même pas mine d’en organiser une ! Quand partout la cocarde tricolore a remplacé les couleurs de l’ancien pouvoir, les troupes qu’on rencontre portent encore la cocarde blanche ! Quand, en prévision de nouvelles élections, partout les électeurs de France se réunissent ou se constituent en clubs et en comités, la Corse reste inerte sous le joug de ses administrateurs d’Ajaccio !

Joseph a été nommé commissaire au comité des « Trente-six », tandis que Napoleone nourrit le secret désir de prendre le commandement des milices communales – ce désir, on le sait, ne devait pas être réalisé. Cependant, Buttafuoco – représentant de la noblesse de Corse aux États généraux – demande au maréchal de camp Gaffori, son beau-frère, de remettre un peu d’ordre dans Ajaccio, trop sollicité à son gré par le parti de Salicetti, « cette innovation malsaine », ainsi qu’il appelle les opinions des républicains. On interdit la création du Comité central et Napoleone Buonaparte, le soir venu, convoque la population dans l’église Saint-François pour lui lire cette adresse qu’il va envoyer à l’Assemblée nationale :

— Nous avons, nos Seigneurs, tout perdu, en perdant la liberté, et nous n’avons trouvé dans le titre de vos compatriotes que l’avilissement et la tyrannie. Un peuple immense attend de vous son bonheur. Nous en faisons partie. Nous sommes plus vexés que lui. Jetez un coup d’oeil sur nous, ou nous périssons.

Le 5 novembre 1789, Napoleone se trouve à Bastia pour conférer avec les officiers municipaux sur l’opportunité de la formation d’une garde nationale, lorsque des troubles éclatent – à l’instar des journées de Paris, qui, le mois précédent, ont fait de Louis XVI le prisonnier de la Révolution. Les troupes gouvernementales reçoivent l’ordre de charger à travers la ville. L’échauffourée dégénère en fusillade, et les habitants de Bastia se ruent sur la citadelle pour la piller.

À la suite de ces incidents, les patriotes envoient une lettre aux députés corses siégeant à l’Assemblée, leur demandant d’être « régis par la même constitution que les Français ». L’émotion, à la Constituante, est grande en apprenant cette anomalie qu’elle ignorait, et les représentants décident que la Corse fera désormais partie de « l’Empire français ». À cette nouvelle, la joie éclate à Ajaccio parmi les fidèles de Salicetti et de Cesari. Buonaparte fait tendre sur la chère Casa une banderole portant ces mots : « Vive la Nation ! Vive Paoli ! Vive Mirabeau ! »

Il est heureux. On le voit ensuite participer activement aux élections municipales. Parmi les nouveaux élus, le maire est parent de la famille Buonaparte. L’un de ses meilleurs amis, Jean-Jérôme Lévie, est également désigné comme conseiller, tandis que Joseph est nommé officier municipal. Napoleone voit l’avenir en rose. Une inconnue demeure cependant : quelle sera l’attitude de Paoli dont on annonce le prochain retour en Corse ?

Se trouvant encore à Auxonne, Bonaparte avait écrit à Paoli réfugié à Londres : « Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flo4s de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards. Les cris du mourant, les gémissements de l’opprimé, les larmes du désespoir environnèrent mon berceau dès ma naissance. Vous quittâtes notre île, et avec vous, disparut l’espérance du bonheur : l’esclavage fut le prix de notre soumission. Accablé sous la triple chaîne du soldat, du légiste et du percepteur d’impôts, nos compatriotes vivent méprisés.

« Permettez-moi, général, de vous offrir les hommages de ma famille. Eh ! Pourquoi ne dirais-je pas de mes compatriotes ? Ils soupirent au souvenir d’un temps où ils espérèrent la liberté. Ma mère, Madame Letizia, m’a chargé surtout de vous renouveler le souvenir des années écoulées à Corte... »

Pasquale Paoli n’a jamais répondu à cette lettre. Pour lui ce « petit lieutenant » n’est qu’un « intrigant » ou un « échauffé »... Napoleone ne lui en a point tenu rigueur et, le 17 juillet 1790, il se réjouit en apprenant l’arrivée de Paoli qu’il croit ami du clan Buonaparte. Il s’imagine même que la Madre a aimé autrefois le Babbo.

— Allons, aujourd’hui que c’est passé, a-t-il dit à Letizia, convenez que vous avez eu quelque galanterie avec Paoli !

— Oh ! non, répondra-t-elle. S’il y avait eu quelque chose ce serait avec ma soeur ; mais entre nous, nous autres femmes, nous savions qu’il ne pouvait rien...

Napoleone rencontre le vieux chef corse à Ponte Nuovo. Rencontre qui désappointe le jeune Buonaparte ! Paoli est gras, blanc, et a plus l’apparence d’un Anglais que d’un Corse. De plus, il n’est point partisan de la Révolution française. Le Babbo n’en profite pas moins des circonstances pour se faire élire à Orezza – en présence de Buonaparte – commandant des milices corses et président du directoire du Département.

Napoleone lui conserve sa confiance et tente de lui prouver son zèle. Le 6 janvier 1791, il assiste à la première séance du club Globo patriottico – dévoué au Babbo. On y attaque particulièrement le comte Buttafuoco. Féru de ses privilèges – à son excuse il est l’un des rares nobles authentiques de l’île –, Buttafuoco, on l’a vu, est hostile à toutes les idées nouvelles. Il a osé traiter Paoli de « charlatan politique ». Aussi verra-t-on le lieutenant Napoleone, totalement insconcient, accuser le maréchal de camp « d’être entré au service de la France » et même de n’être que « le commis d’un satrape » – un satrape nommé Louis XVI qui avait accordé une bourse d’études au cadet Buonaparte !... Napoleone est chargé de rédiger une lettre à l’intention de Buttafuoco exprimant la réprobation des « patriotes corses ». De la propriété familiale des Milelli, il l’écrira en ces termes deux semaines plus tard :

« Eh quoi ! Votre coeur fut-il donc sans mouvements à la vue des rochers, des arbres, des maisons, des sites, théâtre des jeux de votre enfance ? Arrivé au monde, elle vous porta sur son sein, elle vous nourrit de ses fruits. Arrivé à l’âge de raison, elle mit en vous son espoir, elle vous honora de sa confiance, elle vous dit : « Vous voyez, mon fils, vous voyez l’état de misère où m’a réduit l’injustice des hommes, volez mon fils, volez à Versailles, éclairez le grand Roi, dissipez ses soupçons, demandez-lui son amitié. »

Le « satrape » est devenu « grand Roi » !...

Buonaparte se multiplie, prend la parole, signe des pétitions, affirme que la Corse est victime de « persécutions » et qu’elle se trouve « arrosée du sang de ses martyrs ». Enfin, oubliant que son père a été l’un des pionniers de la collaboration avec le royaume, il fustige « ces âmes basses qui furent les premiers à se jeter dans les bras des Français ».

Aussi, le commandant de la place d’Ajaccio, M. de la Férandière, en rappelant que Napoleone et Maria-Anna ont été élevés dans les écoles royales et que leur mère a été « comblée de bienfaits », écrit, non sans raisons, au ministre de la Guerre :

« Le lieutenant Buonaparte serait mieux à son corps car il fomente sans cesse... »