XX

PREMIER COUP DE CANON
D’UNE GUERRE DE DOUZE ANNÉES

C’est avec horreur que je fais la guerre.

NAPOLÉON.

DEPUIS le 28 décembre 1802, on se trouvait « en froid » avec l’Angleterre. Le Premier consul « surpris et affligé » avait appris que ce jour-là, le comte d’Artois s’était permis de passer en revue un régiment anglais en arborant les ordres de l’ancienne monarchie !

— C’est là une injure perpétuelle faite au peuple français.

Bonaparte est en droit de dire à Talleyrand, pour qu’il le transmette à lord Whitworth, que les deux pays ne lui paraissent « pas être en paix, mais seulement en trêve... »

Un mois plus tard, Bonaparte pense que l’heure est venue de mettre la France en garde contre « la perfide Albion »... Le Conseil municipal d’Orléans avait demandé si la ville pouvait rétablir la statue élevée en l’honneur de Jeanne d’Arc. Le Premier consul fait alors écrire au citoyen Crignon des Ormeaux, maire d’Orléans, pour lui faire savoir que ce voeu lui a été « très agréable ». « L’illustre Jeanne d’Arc, précise-t-il, a prouvé qu’il n’est pas de miracle que le génie français ne puisse produire dans les circonstances où l’indépendance nationale est menacée. » Puis, profitant de l’occasion, il ajoute : « Nos voisins, plus calculateurs et plus adroits, abusant de la franchise et de la loyauté de notre caractère, semèrent constamment parmi nous ces dissensions d’où naquirent les calamités de cette époque et tous les désastres que rappelle notre histoire. »

Selon le traité d’Amiens, l’Angleterre devait avoir quitté Malte au mois de septembre 1802. Or, cinq mois plus tard, elle n’avait même pas commencé ses préparatifs d’évacuation. Bonaparte considérait Malte comme un second Gibraltar et estimait que la volonté témoignée par l’Angleterre d’occuper en Méditerranée ces deux positions-clefs démontrait d’une façon évidente « le dessein d’unir au commerce, presque exclusif des Indes, de l’Amérique, de la Baltique, celui de la Méditerranée ». Le 15 février 1803, le Consul précisait encore sa pensée en ces termes : « De toutes les calamités qui peuvent survenir au peuple français, il n’en est point de comparable à celle-là. »

La position anglaise était simple. Hawkesbury l’expliquait au même moment au ministre français Otto :

— Le Piémont a été réuni ; vous êtes sur le point de disposer du sort de l’Allemagne, de la Suisse et de la Hollande et, malgré les déterminations que nous avons prises de ne nous mêler en aucune façon des affaires du Continent, nous y sommes entraînés malgré nous, autant par les plaintes qui nous sont adressées que par l’opinion qui se prononce ici avec une énergie sans exemple.

Pour Londres, le fait que la France avait annexé le Piémont au mois de septembre 1802 – et n’avait point évacué la Hollande – donnait l’autorisation à la Grande-Bretagne de garder Malte. À cet argument spécieux, la France pouvait répondre que le traité d’Amiens ne spécifiait absolument rien au sujet de la Hollande ou du Piémont – c’est le traité de Lunéville, remplacé en quelque sorte par la paix d’Amiens, qui en parlait.

Le 18 février 1803, Bonaparte convoque lord Whitworth, ambassadeur d’Angleterre à Paris, et lui fait une scène violente se prolongeant durant près de deux heures – et en présence du corps diplomatique « muet d’étonnement et de crainte » :

— Eh bien, lance-t-il, le Parlement va s’assembler, ce sera une belle occasion de se déchaîner contre moi. On va tirer sur moi à boulets rouges. En attendant, je vais vous en lancer un à vous : pourquoi aucune des conditions du traité d’Amiens n’ont-elle été remplies par l’Angleterre ?

Tous les griefs ressassés depuis des mois, fusent et s’amoncellent. L’ambassadeur s’entend reprocher un dîner offert par le prince de Galles, qui avait invité en même temps l’ambassadeur de France, le général Andréossy, et le duc d’Orléans – le futur Louis

— Philippe – lequel avait tout naturellement arboré le cordon bleu. La voix du Premier consul tonne :

— Vous voulez la guerre. Nous nous sommes battus pendant quinze ans. C’en est déjà trop. Mais vous voulez la guerre quinze années encore et vous m’y forcez !

Puis, se tournant vers les représentants de la Russie et de l’Espagne, il leur explique :

— Les Anglais veulent la guerre ; mais s’ils sont les premiers à tirer l’épée, je serai le dernier à la remettre. Ils ne respectent pas les traités. Il faut dorénavant couvrir les traités de crêpe noir.

Whitworth préfère se taire et laisser passer l’orage.

— Pourquoi ces armements ? reprend Bonaparte en élevant encore la voix. Contre qui ces mesures de précaution ? Je n’ai pas un vaisseau de ligne armé dans les ports de la France. Mais si vous armez, j’armerai aussi. Vous pouvez peut-être tuer la France, mais l’intimider, jamais !

Sans perdre son calme, l’ambassadeur essaye de placer un mot et espère qu’une « explication amicale »... Mais Bonaparte l’interrompt :

— Il n’y a pas à en donner sur des stipulations aussi claires et aussi positives que celles du traité d’Amiens.

Puis, avant de quitter la pièce, il lance :

— Nous nous battrons dans quinze jours... Malte ou la guerre !

Malte ? Les Anglais ne voulaient – ne pouvaient – l’évacuer. Aussi, après quatorze mois de paix, la guerre va-t-elle reprendre, une guerre de douze années...

En regagnant l’hôtel de l’ambassade, lord Whitworth écrit à son chef : « J’ai cru plutôt entendre un capitaine de dragons que le chef d’un des plus puissants États de l’Europe ».

— Il doit être fou, s’exclama Hawkesbury, nous devons être préparés à la possibilité d’une rupture immédiate.

Le dimanche 3 avril 1803, tandis que le corps diplomatique attend le Premier consul aux Tuileries, on voit Bonaparte, dans la cour du Carrousel une revue durant cinq heures, interroger longuement les hommes, s’attarder à faire manoeuvrer cinq mille conscrits, tandis que l’on prend bien soin, en cette veille de la rupture de la paix, de préciser à l’ambassadeur d’Angleterre qui regarde le spectacle des fenêtres du salon, qu’il a seulement sous les yeux « un faible échantillon du recrutement de l’armée ».

Le premier mai, lord Whitworth fait à Talleyrand une « offre d’accords » concernant Malte – que l’Angleterre conserverait durant dix ans – et la Hollande – que les troupes françaises devraient évacuer immédiatement. En plus, le gouvernement de « Sa Majesté » garderait en toute propriété l’île de Lampédouze, voisine de Malte. L’Angleterre, ajoute-t-il, demandait une réponse de la France dans un délai de sept jours.

La mise en demeure met Napoléon autant en colère que la différence de traitement. Pourquoi l’Angleterre pourrait-elle occuper Malte durant dix ans alors que la France devrait abandonner sans tarder sa conquête ?

— Je désire, dit-il à Talleyrand, que la conférence ne se tourne pas en parlage. Montrez-vous y froid, altier et même un peu fier. Si la note contient le mot ultimatum, faites-lui sentir que ce mot renferme celui de guerre, que cette manière de négocier est celle d’un supérieur à un inférieur.

Il faut en finir :

— Si la note ne contient pas ce mot, faites qu’il le mette, en lui observant qu’il faut enfin savoir à quoi nous en tenir, que nous sommes las de cet état d’anxiété...

La « conférence » n’a apporté aucune détente. Aussi le lendemain – le 2 mai – lord Whitworth demande-t-il ses passeports. Conseillé par Bonaparte, Talleyrand tente de sauver la paix en proposant que l’île de Malte soit remise entre les mains d’une des puissances garantes du traité d’Amiens. L’ambassadeur – et son attitude prouve bien son désir de rupture – se contente de répondre en rappelant les précédentes propositions de l’Angleterre.

Le 16 mai, le Premier consul déclare à Lucchesini :

— Je vais hasarder l’entreprise la plus difficile, mais la plus féconde en résultats effrayants que la politique ait conçue. En trois jours, un temps brumeux et des circonstances un peu favorisantes peuvent me rendre maître de Londres, du Parlement, de la Banque...

Quatre jours plus tard, la rupture de la paix d’Amiens est annoncée aux Assemblées. Bonaparte ne se décide assurément pour la guerre « qu’avec la plus grande répugnance ».

Le 25 mai, il reçoit une députation des membres du Sénat, du Tribunat et du Corps législatif, et leur déclare :

— Nous sommes forcés de faire la guerre pour repousser une injuste agression. Nous la ferons avec gloire... Le Gouvernement anglais a pensé que la France était une province de l’Inde, tet que nous n’avions le moyen ni de dire nos raisons, ni de défendre nos justes droits contre une injuste agression... Quelles que puissent être les circonstances, nous laisserons toujours à l’Angleterre l’initiative des procédés violents contre la paix et l’indépendance des nations, et elle recevra de nous l’exemple de la modération, qui seule peut maintenir l’ordre social.

Et, à Cobenzl, il prédira :

— Cette guerre entraînera nécessairement après elle une guerre sur le Continent. Pour ce cas, je devrais avoir de mon côté l’Autriche ou la Prusse. Il me sera toujours trop facile de gagner la Prusse en lui donnant un os à ronger. Je n’ai en Europe que l’Autriche à redouter.

À Saint-Cloud, le 12 juin, après avoir assisté à la représentation d’Esther, il accueille l’ambassadeur russe Markof.

— C’est avec regret, avec horreur, lui dit-il, que je fais la guerre... Car, parlant en Européen plutôt qu’en Français, je serais tout aussi affligé que vous, si, en vous levant un beau matin, vous appreniez que l’Angleterre n’existe plus.

Le duc d’Enghien verra juste en écrivant à son grand-père :

« Positivement Bonaparte est désolé de la guerre et ne la veut pas. »

Ce mois de juin est pour lui une veillée d’armes. « Tout marche, autour de Bonaparte, avec une célérité proportionnée à sa bouillante ardeur, écrit un agent royaliste le 21 juin 1803. Immédiatement après le départ de l’ambassadeur anglais, il a employé trois jours et trois nuits à un travail relatif aux circonstances, toujours debout et employant trois ou quatre secrétaires à la fois. Vers la fin du quatrième jour, se sentant violemment agité, il se mit au bain, y resta six heures pendant lesquelles il dicta des dépêches de la plus haute importance. Il se mit enfin au lit, donna ordre de l’éveiller à trois heures pour recevoir cinq ou six courriers qu’il attendait pendant la nuit. C’est ainsi qu’il expédie les affaires. Il faut que tout ce qui l’entoure montre la même diligence ; s’engager à son service, c’est s’engager à n’avoir plus de repos ni jour ni nuit. Il ne donne que dix-sept jours à ses courriers pour faire le voyage de Pétersbourg à Paris et de même pour les autres courses. Quand un homme doué d’un tel caractère, conclut l’informateur en prévoyant fort bien l’avenir, se trouve à la tête de la nation la plus vive et la plus active et dispose de ressources infinies et d’une armée qui a vaincu l’Europe, il y a de quoi trembler pour l’Univers. »

On voit l’Angleterre témoigner de l’inquiétude en apprenant que le Consul commence un vaste périple à travers le nord de la France et la Belgique. Randonnée d’inspection des places et des ports d’où partirait – Bonaparte l’espérait alors – l’armée d’invasion qui porterait la guerre sur le sol britannique.

Un vrai voyage de souverains commence. Joséphine l’accompagne. Dès le lendemain de leur départ – le 26 juin 1803 – en arrivant à Amiens, il écrit à Cambacérès : « J’ai lieu d’être très satisfait de l’esprit de cette ville et de toutes les communes que j’ai traversées. Partout j’ai reçu l’expression des sentiments qui animent la nation dans la guerre injuste que nous sommes obligés de faire. » L’ivresse est totale. Le Journal des Débats raconte l’histoire d’une jolie et jeune Amiénoise qui, « n’ayant pu résister à l’impression qu’elle éprouvait », tombe devant Bonaparte, « et cela uniquement par l’effet d’une sensation involontaire, car elle n’avait rien à demander ». Après avoir inspecté les côtes durant six heures, le Consul arrive à Abbeville. Des tapis cachent les pavés et on a planté des arbres afin de transformer les rues en avenues.

« Ce ne sont pas les villes et les administrateurs qui peuvent commander des fêtes, ainsi que l’écrit Siméon à Thibaudeau, c’est le peuple des campagnes qui accourt de toutes parts et de plusieurs lieues pour le voir. » Tous s’extasient de le trouver « si simple et si joyeux ». Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, Bonaparte passe par Etaples. Le maire – Prévost-Labas – l’appelle « ange tutélaire de la Patrie », et prédit que « sur les débris de la Tour de Londres il proclamerait l’éternelle liberté des mers ! »

La nuit est tombée lorsqu’il atteint Boulogne véritablement parsemé d’arcs de triomphe fleuris. Le préfet – Lachaise – affirme que tout son département offre au Premier consul ses bras et ses coeurs. Puis il ajoute que, « pour assurer la paix sur la terre, Dieu créa Bonaparte et se reposa... »

L’amiral Bruix aurait achevé la phrase en disant à voix basse au Premier consul :

— Et pour qu’il fût plus à son aise, Dieu créa aussi Lachaise.

Napoléon et Joséphine s’en vont ensuite loger place d’Armes, au magnifique hôtel des Androuins : la foule les acclame longuement. De la terrasse aujourd’hui disparue, ils pourront, le lendemain, admirer le port et la rade.

Dès cinq heures du matin, Bonaparte est debout et se fait conduire vers les forts qu’il visite minutieusement. Il inspecte même les bureaux des douanes qui ne l’attendaient guère. Il pense déjà à faire élever une baraque sur le « point le plus dominant », c’est-à-dire sur la falaise de la Tour d’Ordre d’où, ainsi qu’il le dira un peu plus tard à l’amiral Bruix, « on pourra facilement s’y tenir pour donner là des ordres dans les nuits importantes de l’embarquement ».

Le 9 juillet – après avoir été acclamé à Calais, à Dunkerque et à Lille – il pénètre en Belgique. L’enthousiasme est stupéfiant. « Ces bons Belges, écrit Soult, qui jamais peut-être n’ont éprouvé de grande émotion et qui sont froids par caractère, s’épuisent en démonstrations d’une vive allégresse. » Napoléon est traité en monarque. Partout il est accueilli par deux ou trois dizaines de jeunes filles vêtues de blanc, flanquées de cavaliers réunis en escadrons ‘honneur.

À Gand, les habitants n’ont quitté leur air maussade qu’en voyant le Premier consul et son épouse se rendre à Saint-Bavon pour entendre la messe. Le maire proteste lorsque Bonaparte, énumérant les principales ressources de la ville, le félicite de posséder treize raffineries :

— Il n’y en a que neuf !

— Treize, confirme un conseiller.

On fait le compte : Bonaparte et le conseiller ont raison. On devine l’étonnement du maire en constatant que le Premier consul connaît mieux sa ville que lui-même, qui l’administre depuis dix ans. Chaptal, qui nous rapporte ce trait, nous peint le futur empereur, ce 18 juillet, traversant l’Escaut devant Anvers, à la Tête de Flandre.

— Quelle est la profondeur du fleuve ? demande Napoléon.

— Vingt-deux pieds, lui répond-on.

— La profondeur est-elle la même jusqu’à Flessingues ?

— Oui.

Il se tourne alors vers le ministre de la Marine :

— Combien de pieds d’eau prennent les vaisseaux de 14 ?

— Vingt-deux pieds quand ils ne sont pas armés, et vingt-cinq lorsqu’ils le sont.

— Cela me suffit. Je veux faire ici un grand port de construction, capable de recevoir vingt-deux cales.

Il s’adresse alors à Chaptal :

— Demain, vous m’achèterez ce grand couvent qui est là, vis-à-vis, et toutes les maisons contiguës.

Puis il ordonne encore à Decrès :

— Vous acquerrez tout le terrain nécessaire pour placer vingt-deux cales.

Les acquisitions sont effectuées dès le lendemain. Il décide également de faire venir, comme manoeuvres, à Anvers, six cents forçats de Brest et de traiter pour vingt-cinq millions de fournitures.

À Anvers, l’enivrement est indescriptible. Illuminations, banquets, réceptions se succèdent. C’est « un délire d’acclamations ». L’expression est d’un royaliste, qui précise : « Les lettres particulières attestent l’ivresse et l’empressement du peuple ; on se porte réellement en foule autour du grand homme, on est heureux d’en recevoir un regard, une parole... » On le harangue en l’appelant Napoléon le Grand, et pour la première fois, le mot « empire » est prononcé.

Comme le remarquait Mme de Staël : « les institutions monarchiques s’avançaient à l’ombre de la République ». Ce n’est pas à un roi que la République compte se donner, mais à celui qui va devenir l’empereur de la Révolution. L’agent de Louis XVIII annonce encore à son maître : « Quelques-uns assurent que son dessein est de se faire couronner empereur à Bruxelles. C’est pour cela, dit-on, qu’il a rassemblé dans cette ville le Conseil d’État et tous les ministres. C’est surtout dans cette vue qu’il fait venir le cardinal-légat, sans doute pour lui faire faire la cérémonie du sacre. D’autres prétendent que c’est à Aix-la-Chapelle, capitale de l’ancien Empire des Gaules, et sur le tombeau de Charlemagne, qu’il veut ressaisir son héritage. »

Mais à Bruxelles, il ne se passe rien de tel Bonaparte semble n’avoir en tête que ses projets de débarquement en Angleterre. Il le confie au secrétaire du roi de Prusse :

— Je puis échouer, les armes sont journalières, mais je puis réussir aussi... Jugez du chaos qui en résulterait pour le commerce et les fortunes !

Dès son retour à Paris, Bonaparte, tout en reprenant sa vie officielle, multiplie ses préparatifs. Il crée même une compagnie de « guides interprètes ». En même temps, il fait activer les travaux du camp de Boulogne et ordonne que l’on apprenne aux soldats à nager « en se relevant toutes les trois heures ». Il commande la construction d’une flottille de bateaux plats qui permettront de traverser la Manche.

Le consul n’a cependant guère fait attention à cet article paru dans le Journal des Débats trois jours après son retour : « On a fait l’épreuve d’une invention nouvelle dont le succès complet et brillant aura les suites les plus utiles pour le commerce et la navigation intérieure de la France. Depuis deux ou trois mois, on voyait, au pied du quai de la pompe à feu de Chaillot, un bateau d’une apparence bizarre, puisqu’il était armé de deux grandes roues posées sur un essieu comme pour un chariot et que derrière ces roues était une espèce de grand poêle avec un tuyau, que l’on disait être une petite pompe à feu destinée à mouvoir les roues et le bateau. Des malveillants avaient, il y a quelques semaines, fait couler bas cette construction. L’auteur ayant réparé le dommage, obtint avant-hier la plus flatteuse récompense de ses soins et de son talent. À six heures du soir, aidé seulement de trois personnes, il mit en mouvement son bateau et deux autres attachés derrière, et pendant une heure et demie il procura aux curieux le spectacle étrange d’un bateau mû par des roues comme un chariot, ces roues, armées de volants ou rames plates, mues elles-mêmes par une pompe à feu. En le suivant le long du quai, sa vitesse contre le courant de la Seine nous parut égale à celle d’un piéton pressé, c’est-à-dire de deux mille quatre cents toises par heure ; en descendant, elle fut bien plus considérable... L’auteur de cette brillante invention est M. Fuiton, Américain, et célèbre mécanicien. »

Mécanicien, en effet, puisque Fulton, en juillet 1801, a fait évoluer à Brest son Nautilus, un véritable sous-marin d’une longueur de six mètres quarante, naviguant en surface avec une voile, et en plongée – fort lentement sans doute – à l’aide d’une hélice qu’un matelot faisait mouvoir en tournant une manivelle... L’engin plongeait lorsqu’on pompait de l’eau dans ses ballasts et s’enfonçait jusqu’à près de sept mètres. À bord, un réservoir d’air sous pression permettait de demeurer immergé durant six heures. Le but du Nautilus ? Aller poser des caisses bourrées d’explosifs sous les flancs des navires ennemis !

On parle au Premier consul des deux inventions. Bonaparte hausse les épaules :

— Il y a dans toutes les capitales une foule d’aventuriers et d’hommes à projets offrant à tous les souverains de prétendues merveilles qui n’existent que dans leur imagination. Ce sont autant de charlatans et d’imposteurs : cet Américain est du nombre ; ne m’en parlez pas davantage.

Lorsqu’il reviendra sur sa décision, il sera trop tard : Fulton aura été porter ses inventions aux Américains...

Le 3 novembre 1803, Bonaparte repart pour Boulogne. Il y restera une quinzaine de jours. Dès son arrivée, il se rend à la baraque élevée sur la falaise de la Tour d’Ordre – il s’agit d’une construction de trente-deux mètres de long sur sept de large. « J’ai été toute la journée en rade, écrit-il le lendemain à Cambacérès, où nous avons plus de cent bâtiments embossés. Nous avons engagé une vive canonnade avec les ennemis qui avaient une douzaine de bâtiments, dont plusieurs vaisseaux à deux ponts. Une frégate a été démâtée... Nous n’avons eu de notre côté, qu’un homme qui a eu la jambe emportée d’un coup de canon. Un canot portant cinq hommes d’équipage a reçu un boulet qui l’a coulé, mais il a été relevé, et les cinq hommes composant son équipage, ont été sauvés. Je suis baraqué au milieu du camp et sur le bord de l’Océan... »

La mer devient mauvaise et – le 7 novembre – la tempête met cinq bateaux de débarquement en péril. La moitié des équipages est noyée et Bonaparte passe la nuit à encourager, et même à aider, les sauveteurs.

Quelques jours plus tard, le Premier consul devait passer une nuit plus distrayante. Joseph Bonaparte – le colonel Joseph, comme on l’appelait – avait découvert à Boulogne une dame point farouche nommée Mme Fagan, une de ces belles, nous dit Constant, « touchées du triste sort de tant de braves et beaux officiers », venues à Boulogne « pour charmer les ennuis d’un si long repos ». Informé des amours de son frère, le Premier consul se déguise « en bourgeois », met des lunettes, se coiffe d’une perruque et, accompagné de Bertrand – lui aussi méconnaissable – se présente avec la qualité de « commissaire de guerre » lors d’une réception donnée par la dame.

— Ils sont reçus avec courtoisie et invités à jouer aux « jeux innocents ». Bonaparte perd et on lui impose de « faire le portier », tandis que le colonel Joseph et Mme Fagan se livreraient à un « voyage à Cythère » dans une chambre voisine. Ainsi fut fait. Le jeu dit « innocent » terminé, Bonaparte prend congé mais, quelques secondes plus tard, le menuisier qui demeurait au rez-de-chaussée venait porter à Mme Fagan ce billet : « Je vous remercie, madame, de l’aimable accueil que vous m’avez fait. Si vous venez un jour dans ma baraque, je ferai encore le portier, si bon vous semble ; mais cette fois je ne laisserai point à d’autres le soin de vous accompagner dans le voyage à Cythère. Signé : Bonaparte ».

Avant de quitter Boulogne, il écrit de nouveau – le 16 novembre – à Cambacérès : « Tout commence à prendre ici le mouvement et la direction qu’il doit y avoir. J’ai vu des hauteurs d’Ambleteuse les côtes d’Angleterre, comme on voit des Tuileries le Calvaire{31}. On distinguait les maisons et le mouvement. C’est un fossé qui sera franchi lorsqu’on aura l’audace de le tenter. »

Après un mois passé à Saint-Cloud, il revient dans sa baraque boulonnaise et manque de se noyer en traversant un pont. Il tombe à l’eau, mais regagne la rive en s’exclamant :

— Ce n’est qu’un bain !

Le 5 janvier 1804, en dépit d’une mer très houleuse, Napoléon qui a pris place à bord d’un canot, défile devant les bâtiments. Au retour, les vagues empêchent Bonaparte de pénétrer dans le port. Il faut débarquer sur la plage et le chef de l’État est porté à terre sur les épaules des marins de la Garde consulaire.

« Tout commence à prendre un aspect redoutable », écrit-il. Cette fois, l’Angleterre qui n’a jamais été envahie depuis Hastings commence à trembler. Le nouveau cabinet, présidé par le fameux Pitt, met tout son espoir, non seulement dans les batteries côtières anglaises, mais surtout dans la vaste conspiration qui se monte à Paris. Georges Cadoudal, dont les poches ruissellent d’or anglais, a débarqué, le 20 août 1803, sur les côtes normandes, déposé par le brick El Vencejo au pied des falaises de Biville. Le terrible Georges a gagné Paris et, en ce début de l’année 1804, il s’y trouve depuis cinq mois sans qu’un seul policier s’en doute. Pitt se frotte les mains : assurément, étant donné les appuis dont dispose le Chouan, le pouvoir du Premier consul va s’effondrer ! Sans parler de l’opposition des salons !

— La France est perdue si Bonaparte ne l’est pas bientôt, s’écrie Mme de Staël. Ma vie, ma fortune, oui, pour le mortel généreux qui aurait frappé le tyran : pourquoi n’ai-je qu’un coeur à lui offrir ? Je l’adore, je l’épouse !

Epouser l’insupportable Corinne ? Il y avait de quoi décourager les plus audacieux... Plutôt que les postulants à la main de Mme de Staël, Bonaparte pouvait craindre davantage Georges qui, à la tête de ses tapedurs a promis de mettre au point le rapt du tyran. Bien sûr, si le consul opposait la moindre résistance à son enlèvement, on saurait lui fermer la bouche – et pour toujours ! Le ministre britannique Wyndham le précisait avec confiance : « M. de Cadoudal possède cette aisance et cette assurance naturelle qui sont la marque d’un esprit supérieur ; de tous ceux que j’ai vus engagés dans les affaires royalistes, c’est lui qui me donne le plus la sensation qu’il est né pour devenir grand ». Assurément – les Anglais le pensaient –, cet « esprit supérieur » mettrait fin à la carrière de ce maudit général qui empêchait Pitt de dormir ! Ainsi que l’écrivait l’ultra-royaliste comtesse d’Albany : « C’est une terrible chose qu’un petit bout d’homme mette le monde sens dessus dessous. »

Mais le « petit bout d’homme » n’avait nullement l’intention de se laisser faire.

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— Général, lui fait remarquer Fouché, ce qui est ridicule, c’est que vous portiez le même titre que Cambacérès et Lebrun, et qu’ils aient des gardes qu’on voit au Bois de Boulogne, dans les rues, et partout. Je vous l’ai dit depuis longtemps, cela fait rire.

— Aussi croit-on à Paris que je vais me faire empereur, je n’en ferai rien, répond Bonaparte qui semble ce jour-là assez peu sincère. Voilà trois ans qu’il s’est fait assez de grandes choses sous le titre de consul. Il faut le garder. Je ne pense pas qu’il faille un nouveau nom pour un nouvel empire.

Roederer approuve Fouché :

— Général, dit-il, si vous ne prenez pas un titre supérieur à celui de consul, il faut en donner un différent aux personnes qui le prennent avec vous...

— Ils ne sont que grands conseillers. On pourrait les appeler ainsi ; mais cela ferait de la peine à Cambacérès.

— Aucune à Lebrun, assure de son côté Desmeuniers.

— Aucune, ajoute Roederer ; et il ferait même très bien entendre raison à Cambacérès.

— Il aurait fallu faire cela quand je les ai fait nommer à vie ; maintenant il faut attendre leur mort.

Puis il reprend :

— Au fait, ils gagneraient plus de considération à être grands conseillers. Tout le monde sait qu’ils n’ont de consuls que le titre. On supprimerait le piquet qui galope avec eux ; on leur laisserait un corps de garde à leur porte. Leur position comme consuls est vraiment embarrassante. Quelle figure font-ils, quand je reçois les ambassadeurs ?

— À vos audiences même du dimanche, renchérit Roederer, les personnes qui sont là ne savent quelle contenance tenir avec eux. Le principe est qu’il n’y a, dans un même lieu, d’honneurs que pour une personne. Cependant chacun veut leur rendre un hommage ; plusieurs affectent même de les regarder comme des colonnes de la République. La médaille du Corps législatif où l’on a gravé les trois têtes, est faite dans cet esprit.

— Si j’avais connu cette médaille, je ne l’aurais pas reçue.

— Général, j’espère que sur les nouvelles monnaies on ne mettra pas trois effigies...

— Non, sans doute !

— Si on les nomme grands conseillers, alors le Premier consul s’appellera simplement : le consul.

— Ou le grand Consul. C’est comme cela qu’on m’appelle chez l’étranger ; et je ne dis cela que parce qu’on le dit...

Il n’a peut-être pas osé ce jour-là parler de l’Empire. Au même moment courait dans le public l’histoire loufoque de Bonaparte descendant du masque de fer, et par conséquent des Bourbons, par le fils que le pseudo-frère jumeau de Louis XIV, enfermé à Sainte-Marguerite, aurait eu de la fille de son geôlier nommé Bompar – fils envoyé en Corse sous le nom de Bonnepart !... Ceux qui colportaient cette histoire en déduisaient que le Premier consul possédait de ce fait tous les droits à la couronne ! Bonaparte se contente d’éclater de rire. De même, lorsque les bruits de restauration monarchique à son profit viennent jusqu’à lui, il affecte de hausser les épaules :

— Il faut qu’ils me croient bien bête !

Mais, bientôt, un événement va le précipiter vers le trône.

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Le 13 janvier 1804, le conseiller d’État François Réal, chargé de la Police arrive fort agité à Malmaison. Aussitôt reçu par Bonaparte, il lui annonce une grave nouvelle :

— Pichegru est à Paris. Cadoudal l’a fait venir de Londres !

C’est un prisonnier chouan – Quérelle – condamné à mort qui, espérant sauver sa vie, vient de l’avouer in extremis au cours d’un ultime interrogatoire. Le Premier consul a blêmi. Si Pichegru est à Paris, c’est assurément pour participer aux projets homicides de Georges Cadoudal et de sa troupe de tueurs.

Pichegru ! Étonnante destinée que celle de ce paysan de l’Arbois qui, en douze années, devint général de division sous la Révolution et général en chef de l’armée du Nord. Héros national qui a conquis la Hollande en une magnifique campagne ! En 1796, sous le Directoire, il quitte l’armée et entre au Conseil des Cinq-Cents. Mêlé au coup d’État du 18 fructidor, il est arrêté. C’est alors que les accusations commencent à pleuvoir.

Moreau affirme que lorsqu’il commandait l’armée du Rhin, le général avait trahi la République en écoutant les propositions du prince de Condé. S’il favorisait le retour à la monarchie, le comte de Provence se serait engagé à lui donner le cordon bleu et le château de Chambord. Qu’y avait-il de vrai dans ces tractations ? On ne sait, au juste. Quoi qu’il en soit, le Directoire déporte à Cayenne l’ancien défenseur glorieux de la République. Moins d’un an plus tard, Pichegru s’évade du bagne, parvient à Londres, et offre ses services au gouvernement anglais qui l’engage et lui sert une pension.

La paix de 1801 le jette dans l’inaction. Il se ronge de plus en plus, en veut à son heureux rival, Bonaparte, et finit par l’exécrer. C’est alors que le chouan Cadoudal, parmi tant de conspirateurs qui viennent frapper à la porte de Pichegru, apparaît. Il est à la tête d’une organisation solide et lui offre de devenir l’âme du complot destiné à tuer le Premier consul.

Le général accepte. Quérelle le révèle : Pichegru est arrivé à Paris, en utilisant l’étonnante « chaîne » de cachettes et de complicités mise au point par Cadoudal pour joindre Londres à la capitale par la falaise de Biville et la vallée de la Seine.

Sur ces entrefaites, l’affaire rebondit par l’arrestation d’un autre sous-ordre de Georges, nommé Bouvet de Lozier. Réal n’a pu en tirer grand-chose, mais le maître de la Police sorti, le Chouan veut mettre fin à ses jours. Il se pend. Fort heureusement, ses râles sont entendus et on le dépend aux trois quarts mort. Peut-être – version plus probable – la police a-t-elle quelque peu aidé sa pendaison pour lui délier la langue... Toujours est-il que le Chouan accepte de se « mettre à table » et précise que Pichegru a vu fréquemment son ancien ennemi, le général Moreau, avec qui il s’est réconcilié.

On se trouve donc en présence d’une vaste et dangereuse conspiration.

— Je vous l’avais dit, Réal, s’exclame le Consul, vous ne teniez pas le quart de toute cette affaire-là !

La ville est aussitôt mise en état d’alerte. La peine de mort est prévue pour ceux qui donneront asile aux « brigands ». Des Tuileries les ordres partent. D’importantes forces de gendarmerie sont dirigées vers la Normandie, le Vexin et la Manche.

Bouvet et Quérelle n’ont point menti : Pichegru, accompagné de Cadoudal a, en effet, rencontré Moreau dans une allée déserte près de la rue des Capucins. Bonaparte pense que Moreau désire sa place pour la rendre aux Bourbons. En réalité, Moreau ne tient nullement, lui non plus, à jouer les Monk :

— Je ne puis, dit-il à Pichegru et à Cadoudal, me mettre à la tête d’aucun mouvement pour les Bourbons. Ils se sont si mal conduits qu’un essai semblable ne réussirait pas.

Par contre, Moreau se voit parfaitement nommé dictateur, tout en laissant à ses alliés royalistes « la chance » de devenir « ses collaborateurs ».

Moreau les ayant quittés, Cadoudal explose :

— Moreau ne veut que se servir de nous pour prendre la place du Premier consul, mais un bleu est un bleu, j’aime encore mieux celui qui y est que ce j...-f...-là !

Pichegru est tout d’abord furieux :

— Il paraît que ce bougre-là aussi a de l’ambition et qu’il voudrait régner. Eh bien, je lui souhaite beaucoup de succès, mais, à mon avis, il n’est pas en état de gouverner la France pendant trois mois.

Cependant Pichegru répugne à faire attelage avec Georges. Le guet-apens que prépare le groupe de tueurs le gêne. À tout prendre, mieux vaut Moreau. Aussi, presque chaque soir, les deux généraux se voient, espérant trouver un terrain d’entente. Soudain – coup de théâtre – la conspiration s’effondre : le 15 février, à neuf heures, le général Moreau est appréhendé sur le chemin de Grosbois et est conduit au Temple !

— Il n’a fait aucune résistance ? demande Bonaparte à Moncey.

— Aucune.

— Il n’a pas demandé à m’écrire ?

— Non.

— Il n’a pas demandé à me voir ?

— Non.

— Moreau me connaît mal ; il veut être jugé ; il le sera.

« On ne manquera pas de dire que je suis jaloux de Moreau, déclare le Consul à Joséphine, que c’est une vengeance et mille pauvretés de ce genre. Moi, jaloux de Moreau ! Eh, bon Dieu ! il me doit la plus grande partie de sa gloire ; c’est moi qui lui laissai une belle armée et ne gardai en Italie que des recrues ; je ne demandais qu’à vivre en bonne intelligence avec lui. Certes, je ne le craignais point ; d’abord je ne crains personne, et Moreau moins qu’un autre. Je l’ai vingt fois empêché de se compromettre ; je l’avais averti qu’on nous brouillerait ; il le sentait comme moi. Mais il est faible et orgueilleux ; les femmes le dirigent, les partis l’ont pressé...

Le 16 février, sur les murs de Paris, s’étale ce texte signé par Murat : « Cinquante brigands, reste impur de la guerre civile, ayant à leur tête Georges Cadoudal et le général Pichegru ont pénétré dans la capitale. Leur arrivée a été provoquée par un homme qui compte encore dans nos rangs, le général Moreau, qui va être remis aux mains de la justice nationale. » Les royalistes essayent de résister en placardant à leur tour une affiche portant ces mots : « Moreau innocent, l’ami du peuple et le père des soldats, aux fers ! Bonaparte, un étranger, un Corse, devenu usurpateur et tyran ! Français, jugez ! »

Sans atteindre cette violence, certains Parisiens regrettent l’arrestation de Moreau. Bonaparte confie à Roederer :

— On ne me connaît pas encore, je n’ai pas assez fait pour être connu. J’estime les Parisiens de cette défiance ; c’est une preuve qu’ils ne se livrent pas en esclaves et sans connaître. Je vous ai toujours dit qu’il me fallait dix ans pour exécuter mon plan, je ne fais que commencer, il n’y a rien d’achevé.

Il n’y aura surtout rien d’achevé tant que Cadoudal et Pichegru seront libres. Le Premier consul peut être massacré à la première occasion. Les murs se couvrent de nouveau d’affiches donnant cette fois le signalement de Georges : « Cinq pieds quatre pouces, extrêmement puissant ; épaules larges, tête effroyable, par sa grosseur, cou très raccourci, doigts courts et cuisses peu longues, le nez écrasé et comme coupé dans le haut, yeux gris dont l’un sensiblement plus petit que l’autre, teint coloré, dents blanches, favoris roux : marche en se balançant, les bras tendus... » Le signalement du général est, lui aussi, diffusé et placardé : « Cinq pieds, cinq pouces ou six, moins quelque chose, le dos un peu courbé, visage un peu basané, figure un peu large, le nez large, à peu près comme un mulâtre, l’oeil très vif, cheveux châtains brun. »

Pichegru se fera prendre le premier. Comment vécut-il durant ses six derniers jours de liberté ? « Sur les quais, où, dix ans auparavant, général victorieux et commandant de la Garde nationale de Paris, a raconté Barbey, Pichegru avait passé, entouré d’un état-major caracolant, sauveur de la Convention, il en était maintenant réduit à errer furtive-met, l’oeil aux aguets, l’esprit torturé d’indécision. Le doute l’envahissait, paralysait sa volonté. Il songeait à la folie de son entreprise, cette association à la bande de Georges, ce concours donné à de vulgaires assassins ; il réalisait maintenant, peu à peu, l’abaissement auquel il avait consenti, il entrevoyait l’abîme où ses espoirs et ses projets venaient sombrer. »

Le 26 février, le malheureux va frapper à la porte du 11 de la rue Vivienne, où le commissionnaire en marchandises Treille accepte de le cacher. Mais l’appartement composé de pièces en enfilade où les visiteurs sont nombreux se prête mal à dissimuler celui qui est recherché dans tout Paris. M. et Mme Treille se lamentent devant leur ami Leblanc qui se trouve mis ainsi dans le secret. Il offre sa propre chambre, située à deux pas, 39, rue de Chabanais. Le général accepte avec émotion, Leblanc répond que c’est un honneur pour lui... et tous passent à table. Le repas est à peine commencé que Leblanc annonce qu’il a oublié un rendez-vous urgent – une fourniture à conclure. Il s’éclipse, promettant de revenir prendre sa place dès l’affaire terminée.

Où court-il ainsi ?

À la police. Leblanc est, en effet, un indicateur. Il y a cent mille francs à gagner pour celui qui livrera Pichegru. Il va préparer la nasse qui permettra aux sbires de Réal de cueillir l’ennemi à abattre. Puis, sa vilaine besogne accomplie, il va reprendre sa place à table. À neuf heures, le général, Leblanc et les Treille prennent le chemin de la rue de Chabanais. L’Opéra, on l’a vu, occupait encore l’emplacement de notre square Louvois, mais la rue de Chabanais ne reliait pas, comme aujourd’hui, la rue Rameau à la rue des Petits-Champs. La rue se heurtait à un haut immeuble devant lequel elle tournait à angle droit pour se terminer rue Sainte-Anne. Deux impasses, en somme, disposées en équerre. Le 39 de la rue de Chabanais est aujourd’hui le numéro 11 et forme l’angle de la rue Cherubini, autrefois l’une des branches de la rue où demeurait Leblanc.

Le général installé, la bonne reçoit l’ordre de monter se coucher au septième étage. Leblanc n’a qu’un seul lit. Il le cède au proscrit. Il ira coucher chez un ami. Pichegru remercie encore avec effusion, puis l’on se quitte. Leblanc part chez le grand juge Régnier d’où il revient une heure plus tard avec un commissaire de police et des gendarmes. Ceux-ci forcent la porte. « Entrés dans la chambre à coucher, a écrit le commissaire dans son procès-verbal, nous avons vu un homme que nous avons reconnu pour être l’ex-général Pichegru, lequel aussitôt qu’il nous a aperçus, s’est assis sur son lit et a voulu prendre des armes qui étaient sous son oreiller, mais l’ayant fait saisir par des gendarmes, ceux-ci s’en sont rendus maîtres. L’ayant fait attacher afin de prévenir tout événement, nous avons fait perquisitionner et avons trouvé sous son oreiller un poignard dont la lame est de forme carrée, et un pistolet de poche chargé à balles. »

Pichegru enfermé au Temple, un assassin demeure encore en liberté : Cadoudal.

Le 28 février, Maret écrit au préfet de Police Dubois :

« L’intention du Premier consul, citoyen Préfet, est que sur-le-champ toutes les petites barrières de Paris soient fermées et que personne ne puisse y passer, soit à pied, soit à cheval, soit en voiture. Il y aura à chacune des trente-six grandes barrières un agent de police avec deux gendarmes. Toutes les personnes qui sortiront de Paris, soit à pied, soit à cheval, soit en voiture, hommes ou femmes, sans aucune exception, seront tenues de descendre au corps de garde, où on les confrontera avec le signalement de Georges et des quinze brigands qui ont pu être signalés... Les mêmes précautions seront prises pour les batelets, bateaux, coches, et trains de bois, à la sortie de la rivière, soit en remontant, soit en descendant... Les brigands sont tous à Paris ; ils sont nombreux ; il faut les y enfermer, afin de les avoir tous. »

Cadoudal est insaisissable. Cependant la police, en surveillant l’un des compagnons de Georges, un nommé Léridant, qui loge chez un certain Goujon, cul-de-sac de la Corderie, a la quasi-certitude que Cadoudal se cache aux environs de la place Maubert. Or, le 9 mars, l’officier de paix Petit apprend que le dit Goujon a loué pour toute la journée un cabriolet portant le numéro 53. Une nuée d’inspecteurs vient occuper la place Maubert. En effet, la nuit venue, on voit le cabriolet conduit par Léridant traverser la place et gravir la pente de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. On le suit, et, après la place Saint-Etienne-du-Mont, au moment où la voiture arrive à l’angle de la rue des Sept-Voies, un homme saute dans le cabriolet qui ne s’est pas arrêté. On reconnaît Georges, déguisé en fort des Halles. Tandis que fusent les cris : « Arrête ! Arrête ! », commence une extraordinaire poursuite à travers le quartier. L’un des policiers – Caniolle – est parvenu à s’accrocher aux ressorts. Une grande clameur monte :

— Georges ! C’est Georges !

Les fugitifs se dirigent vers la rue du Four où une nouvelle cache attend le chef de la conspiration. Peut-être parviendra-t-on à distancer la meute des poursuivants, de plus en plus nombreuse et qui court aussi vite pourtant que le cabriolet – plus vite même, puisque deux agents, à la hauteur de la rue Voltaire, parviennent à le devancer et à saisir les rênes, au moment où Georges saute de la voiture. Cadoudal, qui a un pistolet dans chaque main, fait feu à quatre reprises, tue l’un, des agents, blesse Caniolle et s’enfuit... mais il est rattrapé, terrassé et garrotté.

Conduit dans le cabinet de Dubois, on l’interroge et on lui reproche, pour commencer, d’avoir tué un agent :

— Un père de famille !

— La prochaine fois, conseille-t-il, imperturbable, faites-moi donc arrêter par des célibataires.

— Où habitiez-vous au moment de votre arrestation ?

— Dans un cabriolet, répond Georges en riant.

On en vient à la question principale :

— Que veniez-vous faire à Paris ?

— Je venais attaquer le Premier consul.

— Aviez-vous beaucoup de monde autour de vous ?

— Non, parce que je ne devais attaquer le Premier consul que lorsqu’il y aurait un prince à Paris et qu’il n’y est point encore...

— Le plan a donc été conçu et devait être exécuté d’accord avec un ci-devant prince français ?

— Oui, citoyen juge.

Un prince français ?... Une terrible affaire commençait !