XXII
L’EMPEREUR DE LA RÉVOLUTION

On ne monte jamais si haut que quand on ne sait pas où on va.

NAPOLÉON.

BONAPARTE séjourne à Saint-Cloud tandis que le Sénat, le jeudi 10 mai 1804, vote à l’unanimité l’instauration du gouvernement impérial, « dont il est important pour l’intérêt du peuple français que Napoléon soit chargé ». Le ciel, couvert déjà le matin, commence à se dégager et, dans les casernes parisiennes où se trouve cantonnée la Garde des consuls, les fourriers reçoivent l’ordre de réunir les hommes dans les cours et de leur lire ce texte :

« La Garde est prévenue que le Sénat a proclamé aujourd’hui Napoléon Bonaparte Empereur des Français, et a fixé l’hérédité de pouvoir dans sa famille.

« Vive l’Empereur !

« Dévouement sans bornes et fidélité à toute épreuve à Napoléon Ier », Empereur des Français. Aujourd’hui la Garde prend le titre de Garde impériale. »

Après avoir poussé pour la première fois le cri de « Vive l’Empereur ! » qui, durant dix années, fera trembler l’Europe, gageons que certains anciens grenadiers – ceux qui ont fait partie autrefois de la Garde du Corps législatif et de la Garde du Directoire – durent se regarder un peu étonnés. Quelques mois avant Brumaire, lorsque leurs officiers leur ordonnaient d’accomplir quelque chose qui leur déplaisait, ils s’adressaient directement aux Directeurs. C’est ainsi que l’on avait pu voir ces étranges soldats demander de ne pas être astreints à sortir du quartier en grande tenue... Et quels termes n’avaient-ils pas employés ! « Eh ! quoi donc, écrivaient-ils, la liberté serait-elle un vain titre ?... Des vestes et des culottes seraient-elles une femme fatale jetée au milieu des patriotes pour les diviser et donner de la force aux royalistes ? » Des culottes transformées en femme fatale ? En l’an VIII, on n’avait point peur des images hardies...

En quatre années, Bonaparte a converti ces soldats-citoyens en guerriers. Leur « accoutrement » fait battre les coeurs. Grenadiers et chasseurs sont empanachés, soutachés, emplumés, dorés sur tranche, et si leurs mains sont sales, leurs gants sont propres. Passant de deux mille à dix mille hommes, la Garde, devenue une nouvelle chevalerie populaire, est déjà, à la veille de l’Empire, l’élite de l’armée, puisque son recrutement s’opère en puisant les meilleurs éléments de la ligne et de la cavalerie.

Par la même proclamation, l’hérédité du pouvoir est déclarée « dans la descendance de Napoléon Bonaparte, et, à défaut d’enfants, dans celle de Joseph et de Louis », qui sont créés princes impériaux. La suite avait fait grimacer Joseph, puisque le sénatus-consulte précisait que l’Empereur pourrait adopter pour son successeur celui de ses neveux qu’il désignerait, mais seulement lorsque l’heureux choisi aurait atteint dix-huit ans. Pour les siècles à venir, l’adoption demeurait interdite. Ainsi les futurs empereurs des Français sans héritier direct, ne pourraient désigner leurs successeurs.

Saint-Cloud bourdonne d’inquiétudes. Quels seront les titres et les places de chacun ? Aucune décision n’a encore été prise, aussi assiège-t-on Talleyrand et Fouché qui sont, dit-on, dans le secret. Joseph et Louis sont à peu près tranquilles : ils deviendront assurément Altesses impériales, mais mesdames Bacciochi et Murat – Élisa et Caroline – sont plus agitées. Leurs époux semblent ne pas devoir être nommés princes – et elles demeureront, de ce fait, roturières ! Alors que ces « étrangères » – Julie et Hortense – porteront le titre de princesses !

Et les ministres ? Les anciens consuls ? Les grands dignitaires ? Les chefs militaires ? Quel sera leur sort ? Puisqu’un empire était créé, une cour titrée et chamarrée ne devenait-elle pas indispensable ?

Le 17 mai, le bruit court que, le lendemain sera le « grand jour ». En effet, dès l’aube du 18, les salves se succèdent et, bientôt, précédés d’un régiment de cuirassiers, les sénateurs arrivent au château. Napoléon, en uniforme de colonel de la Garde, les attend dans le Grand Salon. Entouré par les conseillers d’État et les généraux, il est calme et semble parfaitement maître de lui, alors que pour la première fois il va s’entendre appeler « Sire », et « Votre Majesté ».

Le moment solennel est venu. Cambacérès s’avance et, après avoir harangué le nouveau souverain, achève son discours par ces mots :

— Pour la gloire comme pour le bonheur de la République, le Sénat proclame à l’instant même Napoléon, Empereur des Français.

— J’accepte, répond l’Empereur, j’accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de la Nation. Je soumets à la sanction du peuple la loi d’hérédité. J’espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille. Dans tous les cas, mon esprit ne serait plus avec ma postérité, le jour où elle cesserait de mériter l’amour et la confiance de la grande nation.

Un grand cri de : Vive l’Empereur ! ponctue ces mots et fait vibrer les vitres du salon.

Le « prince impérial » Joseph est ensuite nommé grand électeur, et le « prince impérial » Louis, connétable. Il ne peut évidemment point être question de Lucien qui, réfugié à Rome, refuse toujours de divorcer, ni de Jérôme, non seulement quasi déserteur, mais qui, aux États-Unis, a osé se marier sans en avoir sollicité l’autorisation.

Cambacérès et Lebrun, qui cessent d’être consuls, deviennent, l’un archichancelier de l’Empire et l’autre, architrésorier. Puis les sénateurs se rendent chez Joséphine qu’il se « félicitent de saluer les premiers » du titre de « Majesté Impériale ».

Avant de passer à table, Duroc annonce à la cour que, désormais, on appelera Monseigneur les deux anciens consuls et les hauts dignitaires. Les ministres auront droit au titre d’Excellence et les seize nouveaux maréchaux à celui de Monsieur le Maréchal.

Ostensiblement, l’Empereur, en arrivant au salon, prend un certain plaisir à appeler ses belles-soeurs : princesse Joseph et princesse Louis. Si Murat, par crainte de son impérial beau-frère, demeure apparemment calme, il n’en est pas de même de sa femme. Caroline éprouve en effet un violent désespoir. « Pendant le dîner, elle fut si peu maîtresse d’elle-même, nous rapporte Mme de Rémusat, lorsqu’elle entendit l’Empereur nommer à plusieurs reprises la princesse Louis, qu’elle ne put retenir ses pleurs. Elle buvait à coups redoublés de grands verres d’eau, pour tâcher de se remettre et paraître faire quelque chose : mais les larmes la gagnaient toujours. Chacun en était embarrassé, et son frère souriait assez malignement. Pour moi, j’éprouvais la plus grande surprise, et, en même temps, je dirais presque une sorte de dégoût, de voir cette jeune et jolie fille contractée par les émotions d’une si sèche passion. Mme Murat avait alors vingt-deux à vingt-trois ans ; son visage d’une blancheur éblouissante, ses beaux cheveux blonds, la couronne de fleurs dont ils étaient entourés, la robe couleur de rose qui la parait, tout cela donnait à sa personne quelque chose de jeune, presque d’enfantin, qui contrastait désagréablement avec le sentiment fait pour un tout autre âge, dont on voyait qu’elle était atteinte. On ne pouvait avoir aucune pitié de ses pleurs, et je crois qu’ils affectaient tout le monde, ainsi que moi, fort désagréablement. Mme Bacciochi, plus âgée, plus maîtresse d’elle-même, ne pleurait point ; mais elle se montrait brusque, tranchante, et traitait chacun de nous avec une hauteur marquée.

Le lendemain, dans le salon de l’Impératrice, Mme Murat fait à l’Empereur une scène épouvantable. Dans la pièce voisine, officiers de service, chambellans et dames d’honneur entendent ses cris, ses larmes et même ses sanglots :

— Pourquoi veut-on me condamner avec mes soeurs à l’obscurité et au mépris, tandis que l’on couvre des étrangères d’honneurs et de dignités !

— Je suis le maître, s’exclame l’Empereur, de répartir les dignités à ma volonté.

Et comme les glapissements de Caroline redoublent, Napoléon fait remarquer :

— En vérité, à voir vos prétentions, mesdames, on croirait que nous tenons la couronne des mains du feu roi notre père !

Mme Murat, ne trouvant rien à répondre devant une remarque aussi pertinente, prend le parti de s’évanouir. En voyant le corps de sa soeur étendu tout de son long sur le tapis, Napoléon sent la pitié l’envahir : désormais Mmes Murat et Bacciochi seront princesses et altesses impériales... mais les maris demeureront – provisoirement – roturiers.

La nouvelle paraît au Moniteur du 20 mai. C’est un dimanche – ou, pour être plus précis, le décadi 30 floréal an XII, jour de la Houlette, car le calendrier révolutionnaire se trouve toujours en vigueur. Floréal s’achève, Prairial commencera dans quelques heures, mais le temps n’en est pas moins maussade et une boue épaisse couvre les chaussées de Paris.

Ce qui est bien fâcheux ce jour-là. En effet, dès le matin, massés sur les trottoirs – une nouveauté due au Consulat –, les Parisiens, goguenards, regardent un étrange spectacle. Précédés d’une clique à cheval, d’une musique placée sur un char à gradins, de dragons de la gendarmerie, flanqués d’une cohorte de généraux empanachés, suivis d’un corps de trompettes et de timbaliers, quinze à vingt civils à cheval, en bas de soie et culotte courte, essayent, sans trop y parvenir, de se donner des airs de cavaliers. Ces messieurs les maires de Paris, – depuis la veille on ne disait plus citoyen –, les présidents et chanceliers du Corps législatif et du Sénat, s’en vont lire en cet équipage, sur les principales places de la capitale, le décret proclamant Napoléon Bonaparte empereur des Français. La lecture terminée, la mascarade – le mot est de Fontanes, président du Corps législatif – repart au son d’une marche allègre qui fait se cabrer les chevaux. Celui du président – il le racontera – manquera le « jeter vingt fois dans la boue ».

Les Parisiens contemplent « ce cortège de mardi gras » – expression empruntée au même Fontanes – tout en applaudissant, bien sûr, mais sans enthousiasme délirant. La majorité est sans doute satisfaite de voir « les factions anéanties » et « les fureurs révolutionnaires » n’être plus qu’un mauvais souvenir, mais le peuple n’en est pas moins un peu désarçonné par ce retour à des formules qu’il croyait définitivement bannies. Le cortège a déclenché des rires devant le Luxembourg, place du Corps-Législatif, place Vendôme, place du Palais du Tribunat, place du Carrousel, place de l’Hôtel de Ville et place du Palais de Justice.

Seul le chancelier du Sénat – Laplace – s’est montré satisfait.

— Sire, déclare-t-il à Napoléon, je viens de proclamer, aux acclamations du peuple, empereur des Français, le héros à qui j’eus l’avantage, il y a vingt ans, d’ouvrir la carrière qu’il a parcourue avec tant de gloire et de bonheur pour la France.

Cependant, des fausses notes se font entendre. « Bonaparte, vous vous perdez, ose écrire Rouget de Lisle à l’Empereur, et, ce qu’il y a de pire, vous perdez la France avec vous ! »

— Le premier capitaine du monde, vouloir qu’on l’appelle Majesté ! s’écrie dédaigneusement Paul-Louis Courier. Être Bonaparte et se faire roi !

— Ce n’est donc qu’un homme ordinaire ! soupire Beethoven. Et, d’un trait rageur, il biffe le sous-titre de sa troisième symphonie : « Buonaparte », puis trace ces mots : « Sinfonia eroica, composta per festiggiare il souvenire d’un grand’Uomo ». Pour Ludwig von Beethoven, le génie de la Révolution est mort !

Certains Parisiens ne s’y trompent pas non plus, mais c’est en riant qu’ils déclarent que la République mourait d’une « opération césarienne » :

Grands parents de la République,
Grands raisonneurs en politique
Dont je partage la douleur !
Venez assister en famille
Au grand convoi de votre fille
Morte en couches d’un empereur.

Cette naissance, dans la pensée du nouveau maître, devait se trouver fortifiée par la condamnation de Moreau et de Cadoudal. Si ce dernier – véritable Danton royaliste, selon le mot de Louis Madelin – revendiquait toutes les responsabilités de la conspiration, les proclamant même et tenant tête aux juges avec une faconde merveilleuse, Moreau affirmait seules ment, sans se départir d’une attitude dédaigneuse, avoir été « mis au courant » du complot, mais prétendait n’y avoir point trempé. Sa popularité pendant les débats éclatait à chaque instant. Un jour, il fut si acclamé, que Cadoudal s’écria :

— Si j’étais Moreau, je coucherais ce soir aux Tuileries.

Napoléon eût aimé que Moreau fût condamné, afin de pouvoir lui faire grâce. Or, à son réveil, le 10 juin, l’Empereur apprend que Cadoudal, Armand duc de Polignac, et une vingtaine de leurs complices sont condamnés à la peine de mort, mais Moreau – traitement d’un « voleur de mouchoir » – Polignac – le prince Jules – Léridan et Rolland, n’ont reçu qu’une peine de deux ans de prison. Napoléon est ulcéré. Des gens qui avaient conçu le projet de le faire prisonnier ! De l’emmener en Angleterre ! Qui en voulaient même à sa vie ! De vils assassins !

Tandis que, de méchante humeur, il travaille avec Talleyrand, Lavalette entre dans la pièce. Napoléon lui demande :

— Que fait-on chez ma femme ?

— Sire, on y pleure.

Tout à l’heure, Joséphine, appuyée par Mme de Rémusat, avait, en effet, demandé à son impérial époux d’épargner le duc de Polignac.

— Je ne puis faire grâce, leur avait-il expliqué, agacé, en marchant à travers la pièce. Vous ne voyez pas que ce parti royaliste est plein de jeunes imprudents qui recommenceront sans cesse, si on ne les contient par une forte leçon. Les Bourbons sont crédules, ils croient aux assurances que leur donnent certains intrigants, qui les trompent sur le véritable esprit public de la France, et ils m’enverront ici une foule de victimes.

Mme de Rémusat pleurait.

— Vous plaidez la cause de ceux qui venaient pour m’assassiner !

S’il faut en croire la dame d’honneur, elle osa lui répéter ce qu’elle venait de dire à Joséphine : elle avait peint l’impression que ces jugements avaient produit à Paris, elle avait rappelé la mort du duc d’Enghien et représenté « l’élévation au trône impérial tout environnée d’exécutions sanglantes et l’effroi général qui serait apaisé par un acte de clémence que, du moins, on pourrait citer à côté de tant de sévérités ». Joséphine, tout attendrie, approuvait. Sans doute ces arguments parurent-ils justes à Napoléon, car fort mécontent – de lui-même, peut-être... – il interdit aux deux femmes de « l’étourdir davantage. » Ainsi qu’il l’avait expliqué au grand juge Régnier :

— Nous aurions mis dans l’oubli et étouffé l’éclat de cette conspiration, comme nous l’avons fait de quelques autres, si, par le caractère particulier qu’elle nous a paru avoir, par l’intervention d’hommes couverts du masque de grands services, nous n’y avions vu un danger réel pour la destinée et l’intérêt de la Nation.

Cependant, Joséphine ne se considère point comme battue et, par deux fois, va voir son mari. Elle possède le don des larmes, et parvient à ses fins. Mme de Polignac introduite dans le cabinet impérial, se jette à genoux, s’évanouit – à cette époque les dames semblaient posséder la faculté de perdre connaissance à volonté... – et obtient la grâce de son mari. Hortense se fait accorder la vie de Lajolais, et Caroline celle de Bouvet de Lozier. Emporté par son élan, l’Empereur gracie également le marquis de Rivière, Roussillon, Rochette et Seillard.

— Ils sont bien coupables, se contente-t-il de déclarer, les princes qui compromettent la vie de leurs plus fidèles serviteurs.

Et Moreau ? Au cours du procès, le bavard Bouvet de Lozier, qui sitôt « dépendu » avait accusé Moreau, s’est rétracté.

— Pouvais-je prévoir que devant la justice il démentirait ses premières déclarations ? s’exclame Napoléon devant Bourrienne. Il y a là un enchaînement de circonstances au-dessus des prévisions humaines ; j’ai dû consentir à ce qu’on arrêtât Moreau quand j’ai eu la preuve de ses conférences avec Pichegru ; l’Angleterre n’a-t-elle pas envoyé des assassins ?

— Sire, répond Bourrienne rentré en grâce à cette époque, voulez-vous me permettre de vous rappeler la conversation que vous eûtes en ma présence avec M. Fox et à la suite de laquelle vous me dîtes : « Bourrienne, je suis bien aise d’avoir appris de la bouche d’un homme d’honneur que le gouvernement anglais est incapable de faire attenter à ma vie ; j’aime à estimer mes ennemis. »

— Ah bah ! Vous êtes bon ! Parbleu, je ne dis pas qu’un ministre anglais ait fait venir un assassin et qu’il lui ait dit : « Tiens, voilà de l’or et un poignard, va-t’en tuer le Premier consul. » Non, je ne crois pas cela ; mais il n’en est pas moins vrai que tous ceux qui sont venus conspirer contre mon gouvernement étaient à la solde de l’Angleterre, qu’ils en recevaient des traitements ; est-ce que j’ai des agents à Londres pour frapper à la tête le gouvernement de la Grande-Bretagne ? Je lui fais bonne guerre et je ne cherche pas à réveiller les souvenirs des anciens partisans des Stuarts !

Bourrienne, qui a assisté aux séances du procès, affirme que Moreau est innocent :

— Du moins je puis vous assurer qu’il n’est rien résulté des débats qui ait pu le faire trouver coupable, je vous avouerai même que j’ai été souvent surpris qu’on l’ait fait figurer dans cette conspiration, car je puis vous assurer qu’aucun fait sérieux, qu’aucune révélation n’a porté contre lui.

— Moreau, reprend l’Empereur, a de bonnes qualités, il est d’une bravoure à toute épreuve, mais il a plus de courage que d’énergie, il est mou, indolent. À l’armée, il vivait comme un pacha ; il fumait, était presque toujours couché, et aimait trop la bonne chère. Il est naturellement bon, mais trop paresseux pour être instruit ; il ne lit pas et, depuis qu’il est toujours collé aux jupons de Mme Moreau, ce n’est plus un homme ; il ne voit plus que par les yeux de sa femme et de sa belle-mère, qui l’auront compromis dans toutes ces dernières intrigues. Dites donc, Bourrienne, il est assez singulier que ce soit moi qui lui aie d’abord conseillé le mariage qu’il a fait ; on m’avait dit que Mlle Hulot était une créole, et je crus qu’il trouverait en elle une autre Joséphine ; je me suis furieusement trompé !

Il y a aussi autre chose – et c’est bien le principal à ses yeux :

— Moreau dépréciait sans cesse mes campagnes et mon gouvernement. Tous ces rapports ont passé sous vos yeux et je ne vous ai pas caché l’humeur que cela me causait. Du mécontentement à la révolte, il n’y a souvent qu’un pas, surtout lorsqu’un homme d’un caractère mou obéit à l’influence des coteries.

Lorsque Moreau avait été arrêté – Napoléon le rappelle à Bourrienne – le Consul avait réuni son Conseil :

— J’exigeai d’eux qu’ils me disent franchement s’il y avait contre Moreau des charges assez fortes pour une condamnation à mort. Les imbéciles ! Leur réponse fut affirmative, je crois même qu’elle fut unanime. Ces animaux me déclarèrent qu’il ne pouvait se soustraire à une condamnation capitale.

Condamné à mort, Napoléon aurait pu faire grâce à son ennemi – et son nom n’aurait plus été un drapeau « pour les grognards de la République ou pour ces imbéciles de royalistes ! » Mais aujourd’hui le problème est tout autre !

— Que voulez-vous que j’en fasse ? Le garder ? ce serait encore un point de ralliement. Qu’il vende ses biens et qu’il quitte la France ! Qu’en ferais-je au Temple ?

Et Moreau pourra gagner l’Amérique.

Quant à Cadoudal, il mourut comme il avait vécu : en homme d’esprit. En montant à l’échafaud, il s’exclama :

— Nous avons fait plus que nous le pensions : nous venions donner un roi à Paris, nous lui donnons un empereur !

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Le 19 mai, en entrant dans la chambre de son maître, Constant entend le nouvel empereur lui demander, selon l’usage :

— Quelle heure est-il ? Quel temps fait-il ?

Le valet de chambre, sûr de son effet, répond :

— Sire, sept heures, beau temps.

Napoléon sourit et Constant, s’étant approché du lit, il lui tire l’oreille et le frappe sur la joue en l’appelant :

— Monsieur le drôle !

« C’était son mot de prédilection lorsqu’il était plus particulièrement content de mon service », racontera le valet de chambre.

Assurément satisfait de lui-même – et quel homme ne le serait-il pas ? – Bonaparte est entré dans la peau de son personnage impérial avec une extraordinaire maestria.

Le 15 juillet se déroule la première fête du nouvel empire. Après le Te Deum, à Notre-Dame, Napoléon se rend aux Invalides pour recevoir le serment « à l’Empereur » des légionnaires. Le ciel, vaporeux le matin, s’est couvert. Devant la grille, le gouverneur présente les clefs de l’hôtel. Au portail de l’église, le cardinal de Belloy, d’une voix aussi forte que son grand âge le lui permet, harangue l’Empereur et lui offre l’eau bénite. Napoléon remarque Stendhal, sourit du « sourire de théâtre, où l’on montre les dents, mais où les yeux ne sourient pas ». Sous le dais, l’empereur gagne son trône. Les « monseigneurs » et les « excellences », tout ce qui touche de près ou de loin au nouvel État, se trouvent là, emplumés, dorés, galonnés – et souvent étonnés de retrouver aussi vite l’ancien ordre des choses. Le cardinal-légat commence la messe. Lacépède, après l’Evangile, se lance dans un discours ampoulé... Au tour de l’Empereur qui prononce d’une voix forte :

— Commandants, officiers, légionnaires, citoyens et soldats, vous jurez sur votre honneur de vous dévouer au service de l’Empire et à la conservation de son territoire dans son intégrité ; à la défense de l’Empereur, des lois de la République et des propriétés qu’elle a consacrées ; de combattre, par tous les moyens que la justice, la raison et les lois autorisent, toute entreprise qui tendrait à rétablir le régime féodal ; enfin, vous jurez de concourir de tout votre pouvoir au maintien de la Liberté et de l’Égalité, bases premières de nos institutions. Vous le jurez ?

Une immense acclamation résonne sous la voûte, tandis que les mains se tendent pour le serment. Louis – connétable de l’Empire – décore d’abord son frère, qui attache cette même croix sur la poitrine du cardinal-légat.

Sous les vivats, Napoléon quitte les Invalides : le ciel est maintenant lourd et orageux. Devant l’église a été édifiée une fontaine, piédestal prestigieux destiné à présenter aux Parisiens le lion de Saint-Marc volé à la République de Venise... Tout cela paraît déjà fort naturel. Ainsi que le dira Napoléon, un jour :

— J’épouserais la Madone que je ne parviendrais pas à étonner les Parisiens.

Même cette constatation, due à la plume du rédacteur du Journal des Débats ne fera pas sourire : « Il est impossible de penser à la fête du 15 juillet sans jeter un regard en arrière et remercier la Providence de nous avoir ramenés au but où nous voulions parvenir en 1789. »

Napoléon a revêtu ce jour-là son costume déjà légendaire : l’uniforme de colonel de sa Garde. Il est, au surplus, botté, éperonné et a le petit chapeau en tête. Il estimera – à tort d’ailleurs – qu’il lui fallait maintenant une tenue impériale. Aussi trois jours plus tard, décide-t-il de porter dans les grandes occasions une tunique blanche brodée d’or et un manteau de velours pourpre où butineront des abeilles d’or. Il se coiffera d’une couronne d’or formée de feuilles de laurier entrelacées, tiendra un sceptre d’or, une main de justice d’or et ceindra un glaive à poignée d’or clouté de diamants. Joséphine portera, elle aussi, un manteau de velours « pourpre impérial » sur une robe de soie blanche brodée d’or.

Il ne manque qu’un sacre et un couronnement. Napoléon y pense déjà et attend à ce sujet la réponse du Pape, aussi termine-t-il le décret relatif à la pompe impériale par ces mots : « Tout ce qui est relatif aux cérémonies et aux fêtes du Couronnement sera ultérieurement réglé. »

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En voyant vivre Bonaparte, on ne pouvait se douter qu’il avait pu être le pensionnaire de la pauvre chambre numéro 9 de l’hôtel de Cherbourg et qu’il avait mangé pour six sous dans quelque gargote du quartier des Halles...

Aujourd’hui, à son lever, l’Empereur prend du thé ou de la fleur d’oranger servi dans une tasse de vermeil. Il demeure dans le palais de Catherine de Médicis, la mère de trois rois de France. Sa chambre à coucher, éclairée par deux fenêtres, au premier étage des Tuileries, a vue sur les jardins{32} ; c’est l’ancienne chambre de parade de Louis XVI. Dans son cabinet topographique, le roi dormait autrefois, Catherine de Médicis y travaillait. Se souvient-il que lui-même, il n’y a guère, à la veille de Vendémiaire, pénétrait dans ce même palais, si pauvrement vêtu, les culottes si usées, – nous l’avons vu – qu’il avait demandé à Mme Tallien de lui procurer, grâce à ses relations, du drap d’uniforme ?... Il montait alors chaque jour jusqu’au cinquième étage du pavillon de Flore – devenu pavillon de l’Unité – où siégeaient les bureaux topographiques du Comité...

Dans ce qui était autrefois le cabinet de travail de Louis XVI, chaque matin, l’Empereur macère dans son bain, un madras noué sur la tête, dont les deux pointes tombent jusqu’à son cou. En cet équipage, il se fait lire les dépêches et les journaux. Sortant de l’eau, on lui présente un autre madras car le sien est toujours mouillé par le bain où il s’est agité, tourné et ébroué sans cesse. L’été, il passe une robe de chambre et un pantalon de piqué blanc. L’hiver, il met un pantalon et une robe de chambre de molleton. Lorsqu’il ne se baigne point, il revêt au saut du lit cette même tenue, et s’assied au coin du feu – il y en a presque toute l’année. Puis il lit lui-même les papiers et, une fois parcourus, les jette par terre. Au secrétaire de les ramasser et de les classer !

Le bain pris ou les dépêches lues, Napoléon s’approche de son « athénienne » en porcelaine de Sèvres et commence sa toilette. « Je le rasais, avant que je lui eusse appris à se raser lui-même, racontera Constant. Quand il eut pris cette habitude, il se servit d’abord, comme tout le monde, d’un miroir attaché à la fenêtre. Mais il s’en approchait si près et se barbouillait si brusquement de savon, que la glace, les carreaux et les rideaux, la toilette et lui-même en étaient inondés. Pour remédier à cet inconvénient, le service se rassembla en Conseil, et il fut résolu que le mameluk Roustam tiendrait le miroir. Lorsque l’Empereur était rasé d’un côté, il tournait l’autre côté au jour et faisait passer Roustam de gauche à droite ou de droite à gauche, suivant le côté par lequel il avait d’abord commencé. »

Sa barbe terminée, il se lave le visage et les mains, et se fait les ongles avec soin. « Il avait de belles mains, nous raconte Bourrienne, et il tenait beaucoup à cette beauté. Aussi en avait-il un soin particulier, et quelquefois, en causant, il les regardait avec complaisance. » « Ensuite, poursuit Constant, je lui ôtais son gilet de flanelle et sa chemise, et lui frottais tout le buste avec une brosse de soie extrêmement douce. Je le frictionnais ensuite d’eau de Cologne dont il faisait une grande consommation, car tous les jours on le brossait et arrangeait ainsi. C’est en Orient qu’il avait pris cette habitude hygiénique dont il se trouvait fort bien... Tous ces préparatifs terminés, je lui mettais aux pieds de légers chaussons de flanelle ou de cachemire, des bas de soie blancs – il n’en a jamais porté d’autres –, un caleçon de toile très fine ou de futaine, et tantôt une culotte de Casimir blanc avec des bottes molles à l’écuyère, tantôt un pantalon collant de la même étoffe et de la même couleur, avec de petites bottes à l’anglaise qui lui venaient au milieu du mollet. Elles étaient garnies de petits éperons en argent qui n’avaient pas plus de six lignes de longueur. Toutes ses bottes étaient ainsi éperonnées.

« Je lui mettais ensuite son gilet de flanelle et sa chemise, une cravate très mince de mousseline, et par-dessus un col en soie noire. Enfin, un gilet rond de piqué blanc, et soit un habit de chasseur, soit un habit de grenadier, mais plus souvent le premier. Sa toilette achevée, on lui présentait son mouchoir, sa tabatière et une petite boîte en écaille remplie de réglisse anisée coupée très fin.

« On voit par ce qui précède que l’Empereur se faisait habiller de la tête aux pieds. Il ne mettait la main à rien, se laissant faire comme un enfant, et pendant ce temps s’occupait de ses affaires. Napoléon était né, pour ainsi dire, homme à valets de chambre. Général, il en avait jusqu’à trois, et il se faisait servir avec autant de luxe que dans la plus haute fortune. »

Pendant la toilette, entre son chirurgien Yvan ou son médecin Corvisart. L’empereur n’a nulle pudeur et, nu comme un ver, évolue devant eux sans la moindre gêne.

— Vous voilà, grand charlatan, demande-t-il à Corvisart. Allez-vous tuer beaucoup de monde aujourd’hui ?

— Pas beaucoup, sire, répond le médecin en riant.

Ou encore, un matin, avant de partir pour chasser en forêt de Saint-Germain, il l’interpelle en souriant :

— Corvisart, aurai-je beau temps pour ma chasse ?

— Oui, sire, il fait un temps superbe.

— Êtes-vous chasseur, Corvisart ?

— Oui, sire, je chasse quelquefois.

— Et puis vous laissez mourir vos malades !... Où chassez-vous, Corvisart ?

— Sire, je chasse à Chatou.

— Corvisart, je veux que vous veniez chasser avec moi. Je veux savoir si vous tirez bien.

— Sire, c’est un grand honneur pour moi. Je n’ai pas mes fusils.

— On vous donnera mes fusils... Entends-tu Roustam ?

— Sire, je ne pourrai pas me servir des fusils de Votre Majesté.

— Pourquoi ça, charlatan ?

— Parce que je suis gaucher.

— Ça ne fait rien, je veux que vous veniez, ce serait trop tard pour faire venir vos fusils.

S’il ne se prépare point pour la chasse, sitôt habillé, il pénètre dans son cabinet de travail d’où partent des ordres destinés aux quatre coins de l’Europe. La vue de l’unique fenêtre domine le jardin. En se penchant un peu, on voit les berges de la Seine « peuplée de lavoirs ». Face à la fenêtre se trouve une grande bibliothèque vitrée au milieu de laquelle une horloge à balancier égrène les heures. L’Empereur travaille, le dos à la cheminée, sur un bureau d’acajou à cuivres dorés – le meuble a été dessiné par lui et a la forme d’un violon. Il lacère – ici aussi – les bras de son fauteuil de coups de canif, et essuie sa plume aux manches de son habit. En face de lui une console divisée en casiers destinés aux dossiers. Sur le marbre s’alignent « les livres nouveaux de la semaine ».

Le secrétaire intime, « silencieux comme un meuble », se tient à une petite table placée dans l’embrasure de la fenêtre. Le supplice commence pour le malheureux. Napoléon dicte d’abord assis, puis au fur et à mesure que les idées affluent, que ses pensées se précipitent – sans se heurter – il se lève et reprend son légendaire va-et-vient. « Cette promenade, rapporte Méneval, durait pendant tout le temps de sa dictée. Sa parole était grave, accentuée, mais n’était interrompue par aucun repos. À mesure qu’il entrait dans son sujet, l’inspiration se faisait sentir. Elle se décelait par un ton plus animé et par une espèce de tic qui consistait dans un mouvement du bras droit qu’il tordait, en tirant avec la main. » Il dicte avec une effarante rapidité. Il faut saisir à la volée, sauter des mots, les remplacer par des blancs que l’on remplira plus tard. Il écorche tous les noms, ou les transforme : Salamanque devient Smolensk ou l’Ebre, l’Elbe...

— Écrivez !

Il passe d’un sujet à un autre. Mais, chacun de ses secrétaires a fini par connaître ses manies, ses tours de phrase, ses expressions favorites, ce que le baron Fain appelle l’idée dominante du moment. On la retrouve dans toutes ses lettres et dans toutes ses conversations du jour.

« Napoléon écrivait rarement lui-même. Écrire était une fatigue pour lui. Sa main ne pouvait suivre la rapidité de ses conceptions. Il ne prenait la plume que quand, par hasard, il se trouvait seul, et qu’il avait besoin de confier au papier le premier jet d’une idée. Mais après quelques lignes, il s’arrêtait et jetait la plume... « Son écriture était un assemblage de caractères sans liaison et indéchiffrables. La moitié des lettres manquaient aux mots. Il ne pouvait se relire, où il ne voulait pas en prendre la peine... »

Un jour, l’Empereur fait demander au cabinet du ministre de la Guerre « une belle main » pour venir remplacer l’un de ses secrétaires habituels, absent pour cause de maladie. Berthier ordonne une dictée et, l’épreuve terminée, l’un des attachés est désigné. Il part tout ému et envié par ses camarades, et revient sans chapeau, sans gants, les cheveux en désordre, tremblant de tous ses membres... Enfin il parvient à parler, et raconte tout haletant encore : « Admis chez l’Empereur, il l’avait trouvé seul, marchant à grands pas dans son cabinet. Napoléon, toisant d’un coup d’oeil son nouveau secrétaire, lui avait désigné la chaise et le bureau placés dans l’embrasure de la fenêtre : « Mettez-vous là. » Puis il avait repris sa promenade sans plus s’occuper de lui, gesticulant, grommelant çà et là quelques phrases entrecoupées, « qui ressemblaient à des jurons », et parfaitement inintelligibles. Il paraissait être de fort maussade humeur. L’attaché, très mal à l’aise, le suivait furtivement des yeux, n’osant tourner la tête, le front bas, retenant son souffle et attendant un ordre.

« L’Empereur marcha ainsi durant une demi-heure, grondant à part soi des mots que l’autre, par discrétion, tâchait de ne pas saisir. Enfin, traversant la pièce à grands pas, Napoléon se rapprocha subitement ; le jeune homme, le cou rentré dans les épaules, sentit le dieu tout près de lui, contre sa chaise.

— Relisez-moi ça, ordonna l’Empereur.

— Relire quoi, sire ?

— Ce que je viens de dicter.

— Di... dicter ? balbutia le malheureux ; je ne savais pas... je n’ai rien écrit... je croyais...

« La foudre tombant sur les Tuileries et renversant le vieux palais eût causé au pauvre garçon moins d’effroi que le cri de colère qui trancha net sa phrase. Comme un homme échappé à une grande catastrophe, il ne s’était d’ailleurs rendu compte de rien et n’en pouvait dire davantage. Il s’était trouvé dehors, avait traversé Paris, tout courant, se dirigeant d’instinct vers le ministère, n’ayant qu’une idée : échapper au danger, se mettre à l’abri, se réfugier parmi ses camarades. Il en fut malade pendant cinq jours ; jamais, au reste, il n’entendit parler de l’aventure et ne remit plus les pieds aux Tuileries ; de toute sa vie, qui fut longue, il lui fallut se faire violence pour traverser le jardin, et trente ans après que Napoléon fut mort à Sainte-Hélène, l’ancien attaché n’apercevait pas de loin les dômes du Château sans être saisi d’un petit frisson rétrospectif{33}. »

Parfois, entre deux dictées, l’Empereur va s’étendre sur la causeuse placée près de la cheminée. Il ferme les yeux et réfléchit :

— Quand je médite, avoue-t-il, je suis dans une agitation tout à fait pénible. Je suis comme une fille en couches.

Mais, extérieurement, il semble somnoler.

— Si je parais toujours prêt à tout, à faire face à tout, explique-t-il un jour à Roederer, c’est qu’avant de rien entreprendre, j’ai longtemps médité, j’ai prévu ce qui pourrait arriver. Ce n’est pas un génie qui me révèle tout à coup en secret ce que j’ai à dire et à faire dans une circonstance inattendue pour les autres, c’est la méditation.

Ce premier travail terminé, il commence sa vie de souverain. Sortant de ce qu’il appelle son « intérieur », il passe dans son salon, ancienne chambre de la reine Marie-Thérèse, femme de Louis XIV, puis de Madame Royale, fille de Louis XVI. On introduit les grandes entrées, ceux qui, par leur charge ou par faveur spéciale, ont obtenu ce droit. « Bien des gens, écrira Bausset sous la Restauration, qui semblent aujourd’hui l’avoir oublié, attachaient alors un très grand prix à l’usage d’une si flatteuse distinction. » Il adresse la parole à chacun – ce que ne faisaient point les rois – puis, la tournée terminée – il est alors neuf heures et demie – se retire pour prendre son déjeuner. Le préfet du palais le précède dans le salon où le repas est servi par le premier maître d’hôtel. Comme autrefois le roi, l’Empereur mange seul sur un petit guéridon en bois d’acajou recouvert d’une serviette. Souvent, le déjeuner ne se prolonge pas au-delà de huit minutes... Mais lorsqu’il éprouve le besoin de « fermer son cabinet », comme il l’annonçait, le déjeuner peut durer assez longtemps. « Et alors, nous rapporte Bausset, rien n’égalait la douce gaieté et le charme de sa conversation. Ses expressions étaient rapides, positives et pittoresques. J’ai dû à ce moment de mon service les heures les plus agréables de ma vie. »

Parfois, sur la proposition de Bausset, tout en déjeunant, il reçoit des savants ou des artistes, mais ne va pas, comme Louis XIV, jusqu’à prier l’un d’eux de partager son repas. Monge, Berthollet, Denon, David, Gérard, Isabey, Fontaine, ont ainsi regardé manger le maître. À Talma, qu’il a vu interpréter Jules César, il donne, entre deux bouchées, des conseils de simplicité :

— Vous fatiguez trop vos bras. Les chefs d’empire sont moins prodigues de mouvements ; ils savent qu’un geste est un ordre, qu’un regard est la mort ; dès lors ils ménagent le geste et le regard... II est aussi un vers dont l’intention vous échappe ; vous le prononcez avec trop de franchise :

Pour moi qui tiens le trône égal à l’infamie...

César ne dit point là ce qu’il pense. Ne faites pas parler César comme Brutus. Quand l’un dit qu’il a les rois en horreur, il faut le croire ; mais non pas l’autre. Marquez cette différence.

Au cours de son repas, il appelle également près de lui ses neveux et nièces. Eux seuls s’asseoient parfois à sa table. Un jour que les deux fils d’Hortense déjeunent avec lui, on sert au petit prince Louis, âgé de trois ans et demi, un oeuf à la coque. Napoléon lui fait tourner la tête en lui désignant un jouet et lui enlève son oeuf. L’enfant voyant son coquetier vide prend son couteau et en menace l’Empereur :

— Rends-moi mon oeuf ou je te tue.

— Comment, coquin, tu veux tuer ton oncle ?

— Je veux mon oeuf ou je te tue.

Napoléon s’exécute en riant et constate :

— Tu seras un fameux gaillard.

— Alors Mademoiselle, dit-il une autre fois à la petite Napoléone, fille d’Élisa, j’en apprends de belles ; vous avez p... au lit cette nuit.

Et la petite fille de cinq ans – la future comtesse Camerata – de lui répondre :

— Mon oncle, si vous n’avez que des bêtises à dire, je m’en vais...

Il en rira toute la journée.

Après le repas, le vrai travail commence. Retiré dans son cabinet, Napoléon gouverne, reçoit les ministres et les directeurs généraux ou préside les conseils.

— Sire, voilà un projet...

Les demandes se précipitent :

— Est-il complet ? Tous les cas sont-ils prévus ?

— Pourquoi ne vous occupez-vous pas de ceci ?

— Cela est-il nécessaire à dire ?

— Cela est-il juste ?

— Cela est-il utile ?

— Comment cela était-il autrefois ? à Rome ? en France ?

— Comment cela est-il maintenant ?

— Comment cela est-il ailleurs ?

Il ne se lasse pas de poser ces deux questions :

— Cela est-il juste ? Cela est-il utile ?

Quand il s’écrie : « Cela n’est pas juste », sa voix a, parait-il, un accent tout particulier. Et il répète sa déclaration à plusieurs reprises en l’étayant chaque fois par une nouvelle raison. Parfois, il se lève, va consulter ses « outils », c’est-à-dire ses états de situation qui lui permettent – bien que tout soit classé dans sa tête – de trouver instantanément l’effectif ou la position d’un régiment, ou encore l’état des recettes et des dépenses concernant chaque ministère.

Au Conseil d’État, en ce début du règne, on discute d’un problème important : quel emblème gravera-t-on sur le sceau impérial ?

— Un lion !

— Un éléphant !

— Un coq !

Napoléon remarque :

— Le coq est de basse-cour. C’est un animal trop faible...

On vote, le coq est élu à la majorité, mais Napoléon insiste :

— Le coq n’a point de force : il ne peut pas être l’image d’un empire tel que la France. Il faut choisir entre l’aigle, l’éléphant ou le lion... Il faut prendre un lion, étendu sur la carte de France, la patte prête à dépasser le Rhin. Malheur à qui me cherche !

Bien qu’on ait un peu l’air d’imiter l’Autriche et la Russie, c’est l’aigle qui est finalement adopté.

Le dîner est servi à six heures. Napoléon n’aime pas interrompre son travail et fait souvent attendre Joséphine au-delà des limites permises. Ne vit-on pas un jour vingt-trois poulets mis successivement au four, afin qu’il y ait toujours une volaille cuite à point pour l’Empereur ?

Aux Tuileries et à Saint-Cloud, Napoléon et Joséphine dînent seuls, sauf le dimanche où la famille impériale, assise sur des chaises – à l’exception de Madame Mère qui a le droit d’occuper un fauteuil – est conviée à prendre place autour de la table. Le service est fait par les pages, secondés par les valets de chambre, les maîtres d’hôtel, les écuyers tranchants, mais jamais par la livrée. Le repas se prolonge, cette fois, durant une vingtaine de minutes. L’Empereur boit du vin de Chambertin coupé d’eau. Un de ses menus nous a été conservé :

2 potages : Purée de marrons. Macaroni.

2 relevés Brochet à la Chambord. Culotte de boeuf garni.

4 entrées Filets de perdreaux à la Monglais. Filets de canard sauvage au fumet de gibier. Fricassée de poulet à la chevalière. Côtelettes de mouton à la Soubise.

2 rôts : Chapon au cresson. Quartier d’agneau.

Entremets : Gelée d’orange moulée. Crème à la française au café. Génoise décorée. Gaufres à l’allemande.

Les plats recouverts de cloches d’argent sont disposés sur la table – c’est le service dit à l’ambigu – et l’Empereur fait son choix. Il ne mange souvent qu’un potage, un plat et un dessert, et commence parfois par les sucreries...

Après le repas, lorsqu’il ne se dirige pas aussitôt vers son cabinet de travail, Napoléon se rend chez Joséphine – au rez-de-chaussée du palais, dans les anciens appartements de Marie-Antoinette. Le cercle de la cour se tient dans les salons du premier étage ouvrant sur le Carrousel. Souvent, l’Empereur s’y montre maladroit et manquant d’éducation. « On imaginerait difficilement plus de gaucherie qu’il n’en avait dans un salon », racontera Metternich. « Il ne sait ni entrer, ni sortir, constatera de son côté Mme de Rémusat ; il ignore comment on salue, comment on se lève, comment on s’asseoit. Il se promène à droite et à gauche, ne sachant que faire et que dire. » À Grétry, il pose pour la vingtième fois la même question :

— Comment vous appelez-vous ?

— Sire, toujours Grétry, soupire le compositeur.

Mais, parfois aussi il exécute son numéro de charme. Bausset le dira : « Rien n’égalait la grâce et l’amabilité de Napoléon. Doué d’un esprit abondant, d’une intelligence supérieure et d’un tact extraordinaire, c’est dans ces moments d’abandon et de causerie qu’il étonnait et enchantait le plus. »

En acteur consommé, il jouait de son fameux sourire autant que de son regard d’acier. Le verbe est bref et n’admet aucune velléité de réplique. Ce mélange d’intransigeance et de séduction fascine, inquiète, fait trembler.

— Lorsque je le voyais passer, dira quelqu’un, mon coeur battait et mon front se couvrait de sueur, quoiqu’il fît très froid.

Que de contrastes chez lui ! Et de contrastes constants ! Il est l’homme qui dira un jour à Montalivet :

— Je ne demande pas qu’on m’aime, mais qu’on me serve bien... Je ne suis pas un homme, je suis un personnage historique !

Ce qui ne l’empêchera pas de pleurer devant Corvisart en évoquant les dérèglements de Pauline, ou d’éclater en sanglots en annonçant à Hortense sa décision de divorcer et en lui disant :

— Je sacrifie mon bonheur et le vôtre.

Il épluche très bourgeoisement les factures, fait repasser son célèbre chapeau, en fait changer la « coiffure piquée de soie » lorsqu’elle est usée – le compte du chapelier Poupart et Cie le prouve – et s’informe du prix de ses chaussures auprès de son bottier. Par contre, avec le même naturel, il traitera les rois en égaux et le pape en chapelain. Encore général en chef, il avait dit au diplomate autrichien Cobenzl, lors des pourparlers précédant le traité de Campo-Formio :

— Tenez, avant de commencer, faites ôter ce fauteuil, car je n’ai jamais vu un siège plus élevé que les autres sans avoir envie aussitôt de m’y placer.

Metternich fera plus tard à son secrétaire le récit d’une scène qui l’avait fort étonné et qu’il n’avait pas oubliée. Invité à déjeuner lors d’une chasse impériale, il entendit l’Empereur dire à son frère Louis :

— Roi de Hollande, informez-vous donc pourquoi on ne nous sert pas.

Louis courut vers les cuisines, et revint essoufflé en annonçant que tout serait bientôt prêt. Quelques minutes plus tard, l’Empereur se tourna vers son beau-frère Murat :

— Roi de Naples, allez dire que nous attendons le déjeuner, et qu’on se hâte !

Murat se précipita, lui aussi, rejoignit l’Empereur et lui assura que l’on allait enfin pourvoir se mettre à table. Mais le repas tarda toujours à être servi et Napoléon, de plus en plus impatient, ordonna à son frère Joseph :

— Roi d’Espagne, commandez que l’on apporte ce qu’il y a, et tout de suite.

Le troisième roi plus heureux que les autres, revint avec le repas.

— C’est tout de même un homme extraordinaire, conclura Metternich, celui qui peut s’offrir l’orgueilleux plaisir d’envoyer successivement trois rois à la cuisine pour voir si son déjeuner est à point !

Napoléon affirmera cependant et il ne se trompait point :

— Je suis assez bonhomme.

« J’ai remarqué bien souvent que, lorsque rien ne tracassait l’Empereur, dira Mlle d’Avrillon, femme de chambre de Joséphine, il était très familier avec les personnes de l’intérieur. Il nous parlait avec une sorte de bonhomie, d’abandon, comme s’il eût été notre égal. Mais lorsqu’il nous adressait ainsi la parole, c’était toujours pour nous faire des questions, et pour ne point lui déplaire, il fallait lui répondre sans paraître trop embarrassé. Il nous donnait quelquefois une tape ou nous tirait l’oreille... et nous pouvions juger du degré de sa bonne humeur par le plus ou moins de mal qu’il nous faisait.

« Un jour où, apparemment, il était plus content que de coutume, il me pinça si fort la joue que la douleur m’arracha un cri, et, comme j’étais grasse, il me resta pendant plusieurs jours une marque visible de la satisfaction de Sa Majesté.

« Il ne se doutait pas du mal qu’il nous faisait. Bien souvent, il en faisait autant à l’Impératrice lorsque nous étions en train de l’habiller. Il lui donnait des tapes... de préférence sur les épaules. Elle avait beau lui dire :

— Finis donc, finis donc, Bonaparte !

Il continuait tant que le jeu lui plaisait. L’Impératrice s’efforçait de rire...

Le même homme, désarmé par les larmes d’une femme, et qui accordera la grâce de leurs époux à Mme de Polignac ou à Mme de Hertzfeld, ce même homme osera, un soir, au cercle des Tuileries, demander assez grossièrement à la duchesse de Fleury :

— Alors, Madame, aimez-vous toujours autant les hommes ?

— Oui, sire, répondra l’interpellée, lorsqu’ils sont polis.

Avec les femmes – peut-être par timidité ? – il est, en effet, d’une étonnante maladresse. Il a rarement quelque chose d’agréable à leur dire ; souvent même il leur fait de mauvais compliments :

— Ah ! mon Dieu, comme vous avez les bras rouges !

Ou bien encore :

— Vous avez là une robe bien sale !... Est-ce que vous ne changez jamais de robe ? Je vous ai déjà vu celle-là vingt fois.

Il tient à la réputation de son entourage et refuse à Mme Tallien, devenue princesse de Caraman-Chimay la faveur d’être présentée à la cour.

— Vous avez fait trop d’éclats, lui explique-t-il, vous avez eu tant d’amants ! Ah ! convenez que cela est fâcheux.

— Cela est vrai, avoue-t-elle, mais le temps n’efface-t-il rien ?

— Oui, mais il est encore de trop bonne heure.

— Quand donc ?

— Plus tard... Vous êtes encore trop jolie.

— Vous croyez ? s’exclame-t-elle, déjà consolée... Je suis encore bien ? Ainsi je puis espérer ?...

Elle espéra en vain... Il regretta cependant un jour de n’avoir pas aidé Tallien tombé dans la misère.

— J’aurais dû le faire duc de Thermidor !

Il se connaît fort bien :

— Il y a en moi deux hommes distincts : l’homme de la tête et l’homme du coeur.

Chez lui, l’homme de coeur existe, en effet, quoi qu’on en ait dit. Napoléon n’oubliera jamais ceux qui l’ont aidé dans sa jeunesse, tel le grand Carnot, à qui son républicanisme fera perdre sa pension. Non seulement l’Empereur la lui fera rétablir, mais il lui accordera une retraite d’ancien ministre se montant à dix mille francs. La garde reçoit l’ordre de présenter les armes devant le maréchal de Ségur qui, en 1784, avait contresigné son brevet d’officier du roi. Le général du Theil, le premier peut-être qui, à Auxonne, s’était rendu compte de la valeur du jeune lieutenant en second, lui aussi n’est pas oublié. Mme de Montesson, qui l’a couronné le jour de la distribution des prix de Brienne, reçoit un douaire de cent soixante mille francs. Montalivet, son ancien condisciple, devient préfet, ministre et comte de l’Empire. Lauriston est nommé général et ambassadeur, et Villarceaux, préfet. Son ancien ami des Mazis, qui, rentrant d’émigration, se présente devant lui, reçoit le poste de directeur de la loterie. Plus tard il le nommera administrateur du mobilier des palais impériaux.

— Sire, lui dira-t-il, je ne suis point administrateur, renvoyez-moi plutôt à mes canons.

Mais l’Empereur maintiendra sa décision – et des Mazis fera, paraît-il, merveille, avant de devenir chambellan de son ancien camarade...

— Bonjour, chevalier, dit un jour Napoléon à Hédouville, rentré d’émigration et qui se présente devant lui. D’où viens-tu ? Tu avais émigré ?

Hédouville murmure une excuse.

— Tu mens, reprend l’Empereur en riant. Je vois que tu seras bon pour la diplomatie.

Et il en fera un diplomate.

S’il juge impitoyablement l’incapacité des nouveaux venus, il pardonne volontiers les erreurs et les fautes de ses anciens compagnons, non sans leur dire vertement ce qu’il pensait au préalable. On sait aussi combien il pleurera Desaix, Lannes et Duroc, tous trois mortellement atteints sur le champ de bataille.

Sa sensibilité est extrême et, de ses sens, l’odorat semble avoir été le plus développé. Demeurer dans une chambre récemment peinte lui est extrêmement pénible. « Il avait une perception si subtile, nous dit Méneval, qu’il devinait le voisinage d’un souterrain, d’une cave ou d’un égout très éloignés, ou d’odeurs émanant de lieux hors de portée et qui n’étaient soupçonnés par aucune des personnes qui l’accompagnaient. »

Son extrême fébrilité se manifeste lorsqu’il se déshabille : il arrache et jette ses vêtements à terre avec une manière de rage. Sa nervosité déclenche chez lui de terribles colères. Ceux qui l’entourent – depuis ses maréchaux et sa famille jusqu’au dernier valet de pied – se trouvent traités de benêts, d’incapable, de traître, de voleur, de lâche...

À Lucien, il criera un jour :

— Je te briserai comme cette montre.

Et il la jettera à terre. Les ailes du nez se dilataient « gonflées par un orage intérieur », ses yeux fulguraient. Il paraissait alors véritablement « terrible ». Mollien nous le rapporte : « Ses yeux, ses traits, tous ses gestes, la vivacité, la singularité de ses expressions, l’incorrection même de quelques-unes d’elles, le ton absolu de ses décisions, tout en lui semblait dire que, dans de tels moments, ceux qui l’entouraient n’avaient d’autre parti à prendre que celui du silence et de la soumission. » Mais le lendemain, il se souvenait à peine de l’orage de la veille.

La sottise est assurément ce qui le révolte le plus.

— J’ose espérer, lui dira le ministre Barbé-Marbois, à qui il venait d’enlever le portefeuille des Finances, que Votre Majesté ne m’accusera pas d’être un voleur.

Il lance alors – implacable :

— Je le préférerais cent fois : la friponnerie a des bornes, la bêtise n’en a pas.

Il semble que, parfois, aussi, ses terribles fureurs

— « ma figure d’ouragan », disait-il – soient voulues, et même contrôlées :

— Vous m’avez cru bien en colère, dit-il un jour à l’abbé de Pradt, détrompez-vous...

Et, montrant son cou, il explique :

— Chez moi, la colère n’a jamais dépassé cela.

La paresse cependant le met hors de lui. Infatigable, il est sans pitié pour les autres dont il ne peut admettre le manque d’énergie :

— Je me déclare le plus esclave des hommes, mon maître n’a pas d’entrailles, et ce maître, c’est la nature des choses.

— Le seul peut-être de la terre, dira Molé, il n’a jamais laissé une minute de sa vie sans emploi. Jamais il n’a connu cette évaporation insensible du temps qui n’est pas sans charme, mais qui fait avorter tant de dons précieux.

Il tue ses aides de camp à la tâche :

— Il faut être de fer pour résister au métier que nous faisons, soupira l’un d’eux.

S’il ne parvient pas à s’endormir, il prie tout naturellement Joséphine de lui faire la lecture. Parfois, il se réveille à trois heures du matin et appelle :

— Ohé ! Oh ! Oh ! Monsieur Constant !...

Il demande au valet de chambre de lui préparer un bain. Le plus souvent, il fait chercher Méneval, lui dicte jusqu’à l’aube, et s’étonne de voir le jeune secrétaire lutter contre le sommeil :

— Qu’avez-vous donc, Méneval ? Vous dormez debout !

En ce début de l’été 1804, les ordres affluent ; ils concernent presque tous le camp de Boulogne où l’on prépare fébrilement l’invasion de l’Angleterre.