XIX
LE SECOND PAS VERS LA ROYAUTE

La bonne politique est de faire croire aux peuples qu’ils sont libres.

NAPOLÉON.

AVANT de le suivre dans sa marche vers le trône, regardons-le agir alors que l’ambition ne vient point conduire la plupart de ses pas. Voyons-le vivre près de ses amis – car il en eut, quoi qu’on en ait dit...

Un jour, selon son habitude, il se met à pincer affectueusement l’oreille de Junot... puis il tire également une mèche de la chevelure bouclée du futur duc d’Abrantès. L’ex-sergent la Tempête ne peut retenir un mouvement : il a été blessé autrefois à
cet endroit.

— Ah ! Je t’ai fait mal, s’écrie le Consul.

« Et, posant sa petite main sur la chevelure blonde de Junot – celui-ci le racontera à Laure – il le caressait comme s’il eût voulu apaiser la douleur d’un enfant. » Puis, il lui demande :

— Junot, te rappelles-tu un jour au palais Serbelloni, à Milan, tu venais d’être blessé là à cette place ? Je tirai tes cheveux et ma main revint à moi pleine de ton sang ? Oui, j’avoue qu’en ce moment je sentis qu’il était en nous une faiblesse inhérente à notre humaine nature et que les femmes possèdent d’une manière plus développée et plus exquise... J’ai compris ce jour-là qu’on pouvait s’évanouir. Je n’ai pas oublié cette époque, mon ami. Je l’ai mise en bon lieu pour le souvenir et, le nom de Junot, depuis ce temps-là, ne s’unira jamais dans ma pensée avec une apparence même de perfidie. Ta tête est vive, trop vive, mais tu es un loyal et brave garçon, toi, Lannes, Marmont, Duroc, Berthier, Bessières....

À chaque nom, il prend une prise de tabac et arpente la pièce.

— Mon fils Eugène... Oui, voilà des coeurs qui m’aiment. Je puis compter sur eux. Lemarois ? Voilà encore un fidèle, celui-là. Et ce pauvre Rapp, il n’y a pas longtemps qu’il est auprès de moi, et pourtant il m’aime au point de me brusquer. Il me gronde quelquefois.

Et il sourit de ce sourire sérieux, remarque un témoin, « un sourire d’une infinie douceur », qui rachète tant de choses. Il semble alors un autre homme.

Junot épouse la petite Laure Permon, celle-là même qui – « petite pensionnaire » – s’est moquée autrefois du « chat botté ». Bonaparte a demandé à voir la nouvelle Mme Junot : « J’arrivai donc aux Tuileries fort agitée, racontera-t-elle ; la porte battante de l’appartement de Mme Bonaparte s’ouvrit et quelqu’un descendit rapidement. M. de Beauharnais me donna la main et nous entrâmes enfin dans ce grand salon meublé de jaune. La pièce était seulement éclairée par deux faisceaux de bougies placés sur la cheminée et entourés d’une gaze pour adoucir la lumière. » De chaque côté de celle-ci, sont assises Mme Bonaparte, à la place qu’elle occupe alors « comme maîtresse de maison bourgeoise », et sa fille, l’aimable et douce Hortense. Quant au Premier consul, debout devant la cheminée, les mains derrière le dos, se dandinant à son habitude, il dévisage la nouvelle arrivée. « Ses yeux étaient braqués sur moi, et je les aperçus inspectant chacun de mes mouvements avec une attention scrupuleuse qui ne contribua pas à me rassurer... »

Fort heureusement, Joséphine, abandonnant son métier à tapisserie, s’est levée et est venue au-devant de la jeune femme. Pour la mettre à l’aise elle lui prend les mains, l’embrasse, l’assure que Laure pourra compter sur son amitié :

— Je suis depuis trop longtemps l’amie de Junot, lui promet-elle, pour que sa femme ne trouve pas en moi les mêmes sentiments, surtout lorsqu’elle est comme celle qu’il a choisie.

— Oh ! oh ! Joséphine, interrompt Bonaparte, comme tu vas vite en besogne ! Et sais-tu si ce petit lutin-là vaut assez pour qu’on l’aime ? Eh bien, mam’selle Loulou – vous voyez que je n’oublie pas le nom de mes anciennes amies – est-ce que vous n’avez pas une bonne parole pour moi ?

— Général, répond modestement Laure Junot en baissant les yeux, ce n’est pas à moi à parler la première...

« Le froncement de sourcils, continue-t-elle, aurait été imperceptible pour tout autre que pour moi, mais depuis longtemps je connaissais ce visage ». D’ailleurs, presque aussitôt, le Premier consul s’est repris :

— Bien, très bien riposté, lance-t-il en souriant. Oh ! la tête de la mère... À propos, et comment se porte-t-elle Mme Permon ?

— Mal, général, elle est fort souffrante. Depuis deux ans sa santé est même dérangée assez sérieusement pour nous donner de vives inquiétudes.

— Ah ! vraiment, c’est à ce point ! J’en suis fâché, très fâché... Vous lui ferez mes amitiés. C’est une mauvaise tête, une tête du diable ! Mais elle a du coeur et une âme généreuse.

Lorsque la jeune femme s’apprête à prendre congé », Napoléon ajoute :

— J’espère que nous nous verrons souvent, madame Junot. Mon intention est de former autour de moi une nombreuse famille, composée de mes généraux et de leurs jeunes femmes. Elles seront les amies de la mienne et d’Hortense, comme leurs maris sont mes amis. Cela vous convient-il ? Je vous avertis que vous aurez peut-être des mécomptes si vous croyez trouver ici tous vos beaux amis du faubourg Saint-Germain. Je ne les aime pas. Ils sont mes ennemis et me le prouvent bien, car ils me déchirent. Au surplus, dites-leur, puisque votre mère vit au milieu d’eux, dites-leur que je ne les crains pas. Je n’ai pas plus peur d’eux que des autres.

Veut-on encore le voir plus détendu ? Alors suivons de nouveau Mme Junot, à qui Joséphine « fait les cartes » pour savoir de quel sexe sera l’enfant que la future duchesse d’Abrantès va mettre au monde :

— Ce sera une fille, prédit-elle.

— Ou un garçon, lance le Premier consul qui entre à cet instant dans le salon et se moque toujours des cartes de sa femme. Il est certain que Mme Junot fera l’un ou l’autre. Et si j’étais de toi, Joséphine, je ne compromettrais pas ma réputation de sorcière par une prédiction décidée.

— Elle fera une fille, répète Joséphine. Eh bien, Bonaparte, veux-tu parier quelque chose avec moi ?

— Je ne parie jamais, répond le Premier consul. Si on est sûr de son fait, on est malhonnête homme, si la chose est douteuse, on est aussi fou que celui qui va perdre son argent au jeu.

— Parie des bonbons.

— Et toi, que me donneras-tu ?

— Je te broderai un tapis pour mettre sous tes pieds, dans ton bureau.

— Ah ! c’est parler, cela ! Voilà du moins qui servira à quelque chose. Eh bien, je parie que Mme Junot fera un garçon. Ah çà ! dit-il en regardant Laure, n’allez pas me faire perdre au moins.

Puis, se mettant à rire :

— Si vous faisiez un garçon et une fille, que deviendrait le pari ?

« Il y avait, dans le fait, lieu à croire que la chose pût arriver, car j’étais énorme, racontera la jeune femme.

— Eh bien, général, savez-vous ce qu’il faudra faire ? Me donner à moi les deux paris.

Cette idée de faire un garçon et une fille leur parut à tous si bouffonne, que le rire gagna jusqu’à moi-même. »

Laure eut seulement une fille dont Joséphine fut la marraine.

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L’été, Bonaparte se rend chaque fin de décade au délicieux Malmaison, acheté par Joséphine pendant la campagne d’Égypte. Le ménage consulaire y vit, durant les « week-ends » du Consulat, en châtelains bourgeois recevant leurs amis.

Mais sa tâche de Premier consul demeure toujours pour lui à la première place. Dès cinq ou six heures du matin, il quitte sa chambre qui est également celle de Joséphine – elle y mourra un jour –, une chambre alors ornée d’une frise pompéienne où jouent des amours. II laisse Joséphine seule sous le vaste baldaquin du lit.

— Pour être heureux, affirme-t-il, le mariage exige un continuel échange de transpiration.

À Sainte-Hélène, il rappellera l’importance que la créole attachait au lit commun.

— Une femme qui veut exercer de l’influence sur son mari doit toujours coucher avec lui.

Il n’en abandonne pas moins un jour la chambre conjugale de Malmaison pour s’installer, à l’autre bout du château, juste au-dessus de sa bibliothèque, placée dans le pavillon d’angle, du côté du midi. Le décor de cette bibliothèque n’a pas changé. On peut croire que le Premier consul va venir s’installer derrière son vaste bureau. Quoiqu’il ait trouvé « que cette pièce ressemblait à une sacristie d’église, il a été forcé de reconnaître qu’il était difficile de faire mieux dans un local aussi peu convenable ». La cheminée des cuisines passe en effet par la pièce et, pour la dissimuler, l’ébéniste Jacob « a montré une intelligence rare ».

C’est là qu’il travaille avec son secrétaire. Les séances réunissant les consuls, les conseillers ou les ministres venus de Paris, se déroulent dans la pièce voisine toute tendue de coutil rayé bleu et blanc et décorée de trophées guerriers. Parfois il entraîne son visiteur vers le parc. Ils passent par le petit pont qui enjambe les douves – il lui arrive, l’été, de travailler sur ce pont protégé du vent par des toiles. Lorsqu’il marche à travers le parc, un peu courbé, les mains croisées derrière le dos, « il fait fréquemment un mouvement involontaire de l’épaule droite qu’il relève un peu, rapporte un témoin, et en même temps un mouvement de la bouche de gauche à droite. Si l’on n’a pas su que ces deux mouvements musculaires ne sont qu’un tic d’habitude, on pourrait les prendre pour des mouvements convulsifs. Il a l’habitude, quand il se promène avec quelqu’un qu’il traite familièrement, de passer son bras sous le sien, et de s’appuyer dessus. »

Et voici une image bien inattendue : « Quand il était de bonne humeur, que le temps était beau, nous raconte Laure d’Abrantès, et qu’il avait à sa disposition quelques minutes dérobées à ce travail constant qui le tuait alors, il jouait aux barres avec nous. Il trichait comme au reversi, par exemple. Il faisait tomber, il arrivait sur nous sans crier : barre ! Enfin c’étaient des tricheries qui provoquaient des rires de bienheureux. Dans ces occasions-ià, Napoléon mettait habit bas et courait comme un lièvre, ou plutôt comme la gazelle à laquelle il faisait manger tout le tabac de sa tabatière, en lui disant de courir sur nous, et la maudite bête nous déchirait nos robes et bien souvent les jambes. »

Lorsqu’il fait beau le dîner est servi dans le parc où la table est dressée devant le château sur la gauche de la pelouse, « et un peu en avant de l’allée droite ».

Rien ne peut remplacer les récits des témoins – tel celui tracé par Isabey le peintre de Joséphine, de Marie-Antoinette, et même un jour, lorsqu’il sera nonagénaire, de l’impératrice Eugénie. Il était parfois invité à Malmaison : « Je vois encore, comme si j’y assistais, un déjeuner champêtre qu’on nous servit sous les beaux ombrages du parc, une matinée de printemps. Un ton de badinage y régnait ; on projetait des jeux innocents à la mode dans le grand monde d’alors... Ce furent alors vraiment les jours brillants de la Malmaison que les Tuileries et Saint-Cloud n’avaient pas encore fait abandonner. Quel brouhaha sur la route ! quel flot de visiteurs s’entrechoquant du matin jusqu’au soir ! Dès dix heures du matin arrivaient les ministres ; à huit, les rapports des préfets ; après le déjeuner, les conseillers d’État puis les Consuls ; le soir, les ambassadeurs et la société particulière du Premier consul : Mmes Leclerc, Bacciochi, les généraux et colonels Lannes, Duroc, Junot, Bessières, Rapp, Lavalette. » Et presque toutes les femmes de Malmaison étaient jolies !

Quand il pleuvait, ou pendant l’hiver, on se tenait au salon. Parfois même, la jeune génération préparait une comédie ou se mettait à danser. Le salon lambrissé d’acajou – « encadrements en velours » – a reçu une décoration voulue par Bonaparte. On y voit peints par les citoyens Girodet et Gérard à droite de la cheminée Odin recevant dans le Walhalba les guerriers morts pour la patrie et, à gauche, Ossian évoquant les fantômes au son de la harpe sur les bords du Lora. Ossian, cher au coeur du Premier consul !

« On évitait, nous dit encore Isabey, de toucher aux questions politiques mais chacun s’appliquait à lire sur la figure du Premier consul si les choses marchaient à son gré. »

Un soir, les intimes se trouvent dans la salle de billard, quand arrive Lacuée, aide de camp, porteur de dépêches datées de Bruxelles. Il ne peut être reçu par Bonaparte enfermé avec Bourrienne. Le secrétaire sort enfin du cabinet et jette rapidement en passant :

— Garde-à-vous ! Le Premier consul n’est pas de bonne humeur...

— Qu’a-t-il ? Dites en grâce.

— Il vient d’apprendre la mort de Paul Ier...

On se met à table. Personne ne se soucie d’entamer la conversation. Il règne un silence embarrassant, Lacuée n’ose même pas manger et ne désire qu’une chose : se faire oublier. Ce qu’il redoute cependant, ne tarde pas à se produire.

— À propos Lacuée, lui dit le consul en l’interpellant, vous arrivez de Bruxelles.

— Oui, général.

— Combien y a-t-il de... jolies femmes ?

— Trois cent soixante-cinq, répond hardiment l’intrépide aide de camp, heureux du tour que prend l’interrogatoire.

Cet incident détend un peu les nerfs des convives, mais le Consul pense toujours à l’assassinat du tsar, il redevient soucieux et méditatif. Un peu plus tard, Isabey parle à Mme de Narichkine de l’étrange effet produit sur Bonaparte par la mort de Paul Ier :

— N’en soyez pas surpris, lui explique-t-elle, il savait que son buste était au palais de l’Ermitage, et que chaque fois que l’empereur Paul passait devant il ôtait son chapeau, répétant : « Saluons le plus grand général des temps modernes ! »

À Malmaison, il semble avoir été troublé par la petite Laure Junot dont le mari a dû demeurer à Paris. Joséphine est, elle aussi, absente... « Un matin, écrit Laure, je dormais profondément. Tout à coup je suis réveillée par un coup très violent frappé près de moi, et tout aussitôt j’aperçois le Premier consul près de mon lit ! Je crus rêver et me frottai les yeux. Il se mit à rire :

— C’est bien moi, dit-il. Pourquoi cet air étonné ?

« Une minute avait suffi pour m’éveiller entièrement. Pour réponse, j’étendis en souriant la main vers la fenêtre que la grande chaleur m’avait forcée de laisser ouverte. Le ciel était encore de ce bleu vif qui suit la première heure de l’aube. On voyait au vert sombre des arbres que le soleil était à peine levé. Je pris ma montre, il n’était pas cinq heures. »

— Vraiment, dit-il quand la jeune femme la lui tend, il n’est que cette heure-là ? Eh bien, tant mieux, nous allons causer.

Bonaparte s’est installé dans un fauteuil au pied du lit de Laure. Il tient à la main « un énorme paquet de lettres » sur lesquelles on peut lire : Au Premier consul ; à lui-même ; à lui seul en personne. « Formules de secret et de sûreté pour le solliciteur » qui les employait « avec succès », nous dit encore Mme Junot, Bonaparte, en effet, se faisant un devoir d’ouvrir lui-même les lettres dont l’adresse était ainsi libellée. Cependant Laure s’étonne de voir le Premier consul s’occuper d’une pareille besogne. Ne pourrait-il s’en remettre à une personne de confiance ?

— Plus tard, peut-être, lui explique Bonaparte. Maintenant, c’est impossible. Je dois répondre à tous. Ce n’est pas au commencement du retour de l’ordre que je puis ignorer un besoin, une réclamation.

— Mais, remarque Laure, en montrant un pli à l’écriture assez maladroite, cette lettre ne contient peut-être qu’une question qui pourrait vous être soumise par l’intermédiaire d’un secrétaire ?

— Eh bien, cette lettre elle-même est une preuve que je fais bien de voir par moi-même. Tenez : lisez-la.

Il s’agit d’une demande de secours d’une veuve de soldat, dépourvue de moyens d’existence, et dont le fils a été tué durant la campagne d’Égypte. Elle a déjà envoyé plus de dix lettres au ministre de la Guerre et au Premier consul, « ainsi qu’à monsieur son secrétaire, et jamais de réponse ».

— Vous voyez donc bien, reprend Napoléon, qu’il est nécessaire que je voie moi-même tout ce qu’on m’écrit en me le recommandant spécialement ?

« Et il se leva pour aller prendre une plume sur une table ; il fit une sorte de signe, convenu probablement entre Bourrienne et lui, sur la lettre de cette mère et veuve de soldats, et revint s’asseoir comme s’il eût été dans son cabinet. Je crois, Dieu me pardonne, ajoute la future duchesse d’Abrantès, qu’il pensait y être, en effet... »

— Ah çà ! voici une attrape, s’exclame-t-il en retirant du paquet trois ou quatre enveloppes à l’écriture élégante et qui sentent « l’essence de rose à n’y pas résister ». Après avoir lu la première lettre, Bonaparte éclate de rire :

— C’est une déclaration, dit-il à Laure, non pas de guerre, mais d’amour. C’est une belle dame qui m’aime, dit-elle, depuis le jour où elle me vit présenter le traité de paix de Campo-Formio au Directoire. Et si je veux la voir, je n’ai qu’à donner des ordres au factionnaire de la grille du côté de Bougival, pour qu’il laisse passer une femme vêtue de blanc, qui dira : Napoléon. Et cela, ajoute-t-il tout en regardant la date, ma foi : dès ce soir !

— Mon Dieu ! vous n’irez pas faire une pareille imprudence ?

— Qu’est-ce que cela vous fait que j’aille à la grille de Bougival ? réplique Bonaparte en regardant Laure dans les yeux. Que peut-il m’arriver ?

— Ce que cela me fait ? Ce qu’il peut vous arriver ? Mais, général, voilà d’étranges questions. Comment ne voyez-vous pas que cette femme est une misérable gagnée peut-être par vos ennemis ? Mais le piège est lui-même trop grossier. N’importe, il peut y avoir péril ! Et vous me demandez après cela ce que peut me faire votre imprudence ?

— Je disais cela pour plaisanter, reprend Bonaparte en riant ; croyez-vous donc que je sois assez simple, assez bête pour mordre à un pareil appât ? Imaginez-vous que tous les jours je reçois des lettres de ce genre-là, avec des rendez-vous indiqués tantôt ici, tantôt aux Tuileries, tantôt au Luxembourg ; mais la seule réponse que je fasse à ces belles missives, et la seule qu’elles méritent, c’est celle-ci.

Et, allant de nouveau vers la table, il écrivit quelques mots. « C’était un renvoi au ministre de la Police ».

— Diable ! s’exclame soudain le Premier consul en entendant sonner la pendule, voilà six heures ! Adieu Madame Junot.

Il ramasse vivement ses papiers répandus sur le lit, pince le pied de Laure à travers les couvertures, sourit à la jeune femme « avec cette grâce qui éclairait sa figure » et s’en va « en chantant d’une voix fausse et criarde » son air préféré :

Non, non, z’il est impossible
D’avoir un plus aimable enfant.
Un plus aimable ? Ah ! si vraiment...

« Chose particulière, conclut Laure Junot, c’est que, à dater du premier jour où il a chanté cet air, il a dit z’il est impossible. Junot, qui le lui a entendu dire à Toulon, n’a jamais pu parvenir à lui en faire perdre l’habitude. Il ne chantait au reste cet air que lorsqu’il était de fort bonne humeur. »

Même bonne humeur le lendemain matin : Laure est encore réveillée par le Premier consul. Comme la veille, il entre dans la chambre, un paquet de lettres et de journaux à la main. Il ne s’excuse même pas de l’avoir éveillée trois heures trop tôt et lui demande :

— Pourquoi dormez-vous la fenêtre ouverte ? C’est mortel pour les femmes qui ont, comme vous, des dents comme des perles. Il ne faut pas vous exposer à perdre vos dents. Elles sont comme celles de votre mère, de vraies petites perles.

« Et il se mit à lire les journaux et à faire des marques à plusieurs lignes avec son ongle. Il levait quelquefois les épaules et marmottait un ou deux mots que je n’entendais pas... »

Le jeu – dangereux – cessa, lorsqu’un matin Bonaparte trouva Junot couché près de sa femme et que Laure put faire sentir au Premier consul combien ses visites matinales pouvaient la compromettre...

Revenons au souverain. Ne l’est-il pas déjà ?

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Le 6 mai 1802, Chabot monte à la tribune !

— Le Sénat, déclare-t-il, est invité à donner aux consuls un témoignage de la reconnaissance nationale.

Il s’agit de donner un caractère plus définitif au régime né en Brumaire an VIII. Seul Carnot refuse :

— Je sais que je signe ma proscription...

Et l’on fait cet épigramme :

Vous dites oui : moi je dis non :
Mon avis diffère des vôtres.
Je signe ma proscription : Parbleu !
J’en ai signé tant d’autres !

On n’en décide pas moins de proroger le pouvoir du Premier consul pour dix années. Bonaparte espérait davantage, aussi remercie-t-il la députation du Tribunat par quelques phrases banales, mais au Conseil, il lance cet avertissement :

— On a tout détruit, il s’agit de recréer. Il y a un gouvernement des pouvoirs, mais tout le reste de la Nation, qu’est-ce ? Des grains de sable... Nous sommes épars, sans système, sans réunion, sans contact. Tant que j’y serai, je réponds bien de la République, mais il faut prévoir l’avenir. Croyez-vous que la République soit définitivement acquise ? Vous vous tromperiez fort. Nous sommes maîtres de la faire, mais nous ne l’avons pas, et nous ne l’aurons pas, si nous ne jetons pas sur le sol de France quelques masses de granit.

Le Sénat semble ne pas avoir compris -— à moins que les sénateurs aient eu peur de se voir écraser par « la masse de granit ». Aussi se contentent-ils de ratifier, le 8 mai 1802, le vote du Tribunat. Le Consul accueille la nouvelle avec déception. Et Fouché qui sait ce que Bonaparte désire, fait établir ce rapport de police concernant la nouvelle loi : « On n’y trouve point une garantie pour l’affermissement de la République. On aurait voulu que le Premier consul fût nommé pour sa vie avec faculté de désigner son successeur. »

Bonaparte trouve, en effet, le cadeau insuffisant : c’est garder le pouvoir jusqu’à sa mort qu’il ambitionne et il demande que l’on prenne l’avis du peuple. Aussi, le 10 mai, le Conseil d’État vient-il soumettre au Premier consul le texte des deux questions qui doivent être posées au peuple français : « 1° Napo-léoII Bonaparte sera-t-il Consul à vie ? – 2° Aura-t-il la faculté de désigner son successeur ? ».

C’est en somme le retour à la monarchie, la création d’une nouvelle dynastie. Le mot « successeur » est écrit en toutes lettres, et Napoléon ne pourra plus dire désormais :

— Mon héritier, c’est le peuple français.

Pour le clan, puisque le consul à vie n’a pas d’enfant, le successeur ne peut être que l’un des fils de Charles Bonaparte. Joseph, étant l’aîné, estime que la succession lui revient de droit – comme si la future « Madame Mère » et le défunt « Monsieur Père » avaient régné !

Napoléon préférerait forger lui-même le premier maillon de sa dynastie. À ce désir, Joséphine répond qu’elle a fait ses preuves

— Hortense et Eugène sont là pour en témoigner – et que la stérilité du ménage ne vient pas d’elle, mais de son mari. Bonaparte se refuse à l’admettre. Bientôt, le bruit court que Napoléon va répudier Joséphine et épouser une princesse d’Allemagne ou une infante d’Espagne... Le divorce éventuel parut l’année suivante si probable que le nouveau Code civil conserva la faculté pour tous les citoyens d’annuler son mariage. Certains membres du Tribunat se montrèrent affligés de voir maintenue « une disposition aussi honteuse », et Carion de Nisas, cousin de Cambacérès, ose en parler ouvertement à Bonaparte en lui disant :

— Je sais que mes efforts n’obtiendront rien, mais ils serviront du moins à marquer mon opinion aux yeux de toute la France et à sauver le Tribunat du déshonneur d’avoir consenti sans réclamation à cette loi immorale.

Et il précise sa pensée en ces termes :

— Au surplus, je connais les motifs qui ont déterminé la proposition du divorce et les raisons du prix qu’on paraît y mettre n’échappent pas plus au public qu’à moi ; mais j’ose dire qu’il n’était pas nécessaire pour cela de faire une plaie aussi profonde aux moeurs de toute une nation. Un sénatus-consulte aurait rempli le même but, et n’aurait pas offert les mêmes inconvénients.

Le Premier consul préféra garder le silence. Sa décision était encore loin d’être prise – ce qui n’empêchera pas les royalistes d’affirmer – la fureur les faisait déraisonner... – que le Consul n’osant pas divorcer « à cause de la décence », voulait se débarrasser de sa femme en l’empoisonnant !

En ce printemps 1802, le public pense que son nouveau maître a bien du temps devant lui pour prendre une décision. Il n’a que trente-trois ans et la paix semble établie... La Gazette de France résume par ces lignes le sentiment de la majorité : « Depuis deux ans, la Nation française ne conservait qu’une inquiétude, c’était de se voir exposée à retomber dans le gouffre de l’anarchie, avant que la main qui l’en avait retirée n’eût eu le temps d’effacer toutes les traces de nos longues calamités et de fermer l’abîme des maux dans lesquels nous avons été précipités, de manière qu’il ne pût jamais se rouvrir. »

La nouvelle dynastie aura son ordre. Le Moniteur du 19 mai 1802 publie le texte instaurant la Légion d’honneur – une « chevalerie de la Révolution » ironiseront les royalistes. « Cette création d’un ordre de chevalerie dans un pays où l’on ne marche qu’au milieu d’institutions républicaines, dira de son côté la duchesse d’Abrantès, parut d’abord une sorte de monstruosité dans une République ».

— Ce Bonaparte échappé d’Égypte, s’exclama Mme de Staël, se prend pour un Pharaon !

Mais c’est le « pharaon » qui aura le mot de la fin :

— Ce sera un hochet de vanité, lui dira quelqu’un.

— Eh bien, répondit-il, c’est avec des hochets qu’on mène les hommes !

Certes, il pense déjà à l’Empire et, dès le 31 mai 1802, un des agents secrets du comte de Lille affirme, non sans raison, qu’après avoir « voulu apaiser les tempêtes avant de songer à la route qu’il tiendrait », il voulait aujourd’hui « reconstruire la monarchie pour lui et ses successeurs. » Dans ce but conclut l’informateur, « il adopte pour modèle l’ancien régime, si décrié depuis dix ans ». Le rapprochement entre l’Église et l’État n’en est-il pas la preuve ? Sous l’ancien régime, ces deux puissances ne se soutenaient-elles point « par une adhérence mutuellement utile » ? L’instauration de la Légion d’honneur ne crée-t-elle pas une manière de noblesse ? Là encore cet ordre national pouvait être considéré comme un soutien du futur régime. Et, le mois suivant, le même agent parle presque naturellement de « l’empereur des Gaules ».

Cependant, chaque médaille a son revers, et tout ce que fera le Consul pour affermir son pouvoir, sera considéré non sans raisons par les Jacobins comme une attaque aux « fondements de la liberté ».

Le 29 juillet 1802, le Sénat proclame les résultats du plébiscite : « Le peuple français nomme et le Sénat proclame Napoléon Bonaparte, Premier consul à vie. » Sur trois millions cinq cent soixante-dix-sept mille deux cent cinquante-neuf votants, il n’y eut que huit mille trois cent soixante-quatorze Français à ne point vouloir faire de Bonaparte une manière de roi.

Soixante mille trois cent quatre-vingt-quinze électeurs de Paris ont voté oui. Les opposants ne sont que soixante ! Et la Vendée ? On attendait avec impatience le vote de ce département royaliste : on compta dix-sept mille soixante-dix-neuf oui contre six non !

Certains électeurs ont accompagné leur vote de souhaits. C’est ainsi que les pensionnaires de l’Hôtel des Invalides « qui se sont rendus en foule à la mairie du Xe arrondissement », ont déclaré tout naturellement :

— Que Bonaparte soit consul à vie et que Dieu le protège !

Que nous voilà loin – et en quelques mois – du peuple souverain... Et, en remerciant le Sénat, venu lui apporter la Proclamation du Consulat à vie, Napoléon évoque, lui aussi, le droit divin :

— Content alors d’âvoir été appelé, par l’ordre de celui de qui tout émane, à ramener sur la terre la justice, l’ordre et l’égalité, j’entendrai sonner la dernière heure sans regret et sans inquiétude sur l’opinion des générations futures.

Déjà son prénom prestigieux apparaît sur les monnaies et, le 15 août – date de la naissance du nouveau maître – est décrété fête nationale.

— Voici le second pas fait vers la royauté, peut s’exclamer Mme de Staël. Je crains que cet homme ne soit comme les dieux d’Homère, qu’au troisième acte il n’atteigne l’Olympe !

Tandis que Cobenzl mande à Colloredo : « Où donc s’arrêtera ce torrent plus rapide et plus dévastateur dans la paix que dans la guerre ? »

Napoléon a déjà été élu président de la République italienne et, à la fin de cette même année, le titre de médiateur de la Confédération suisse lui est apporté par les députés des dix-huit cantons helvétiques. Il veut bien accepter cette nouvelle charge mais il leur explique avec condescendance le peu de chose que représente leur pays sur l’échiquier européen :

— Vous ne devez pas prétendre à jouer un rôle entre les puissances de l’Europe. Vous êtes placés entre la France qui a cinq cent mille hommes de troupes ; l’Autriche qui en a trois cent mille ; la Prusse qui en a deux cent mille ; combien pouvez-vous en entretenir ? Qu’est-ce que dix mille hommes contre de telles armées ? Si vous avez autrefois tenu un rang entre les puissances militaires, c’est que la France était divisée en trente parties, l’Italie en cent. Vous pouviez tenir tête au duc de Bourgogne, mais aujourd’hui la Bourgogne n’est qu’un point de la France.

C’est le ton de Louis XIV – et ce ton paraît tout naturel. Ainsi que le constate encore un agent du comte de Provence : « Bonaparte continue à régner avec une plénitude de pouvoirs que ne déployèrent jamais nos rois. »

Mêmes certains royalistes commencent à l’admirer et à trouver que Bonaparte a du bon.

— Qui diable mettrions-nous à la place de ce petit polisson-là ? se serait exclamé le duc de Laval, émigré récemment rentré, et pourtant exilé à quarante lieues de Paris par une manière de lettre de cachet signée par le « petit polisson ».

La République est déjà un souvenir. Un homme de l’ancienne cour bavardait un jour avec Lucien Bonaparte et lui parlait de la Normandie et du Languedoc, « les plus belles provinces du royaume ».

— Vous m’excuserez, dit-il à Lucien, c’est une vieille habitude.

— Oh ! vous n’avez pas besoin d’excuse, répondit le frère du Premier consul avec esprit, cela est tout simple, je me surprends bien quelquefois à parler de république.

Pour Bonaparte qui se considère déjà l’égal des rois – en attendant d’être leur maître –, la France doit retrouver au plus vite sa place en Europe. Et celle-ci ne peut être que la toute première. Le ministre de la République à Stockholm n’ayant pas été invité avec la famille royale de Suède à un dîner donné en l’honneur de la naissance du Prince héritier – dîner auquel l’ambassadeur d’Angleterre, le prince de Gloucester, avait été convié – le Premier consul s’approcha aux Tuileries de l’envoyé suédois en lui disant à haute voix, de manière à être entendu de tous :

— Votre Roi a-t-il oublié que la Suède n’est qu’une puissance de troisième ordre ? Faut-il l’en faire souvenir, et lui rappeler qu’il ne saurait traiter avec trop d’égards le représentant d’un État comme la France ?

On le prend encore de plus haut avec le prince de Reuss qui se décide, après dix années, « à reconnaître la République française ». Tel était d’ailleurs le premier article du traité, en marge duquel Talleyrand, imperturbable, traça ces mots : « Et la République française est en chemin de faire la connaissance avec le prince de Reuss. »

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Bonaparte va-t-il s’installer à Versailles ? Il trouve le château « un monstre affreux » – l’admirable palais paraissait alors aussi démodé que, pour les Parisiens d’aujourd’hui, les anciennes entrées du Métropolitain. Aussi Napoléon préfère-t-il le château de Saint-Cloud, point « moderne » assurément, mais plus à l’échelle humaine. C’est là qu’il fera ses premiers pas de souverain et que J.F. Reichardt, le compositeur allemand républicain, l’a vu, revêtu de son « petit uniforme vert à parements rouges, gilet assez long en drap bleu, culotte de soie noire, bas de soie blancs, petit tricorne à la main, un court sabre de dragon au côté. Il s’est mis à causer avec la première dame qui s’est trouvée à sa portée, lui a fait quelques compliments et des questions qui, d’après ce que j’ai pu entendre moi-même, ou apprendre par d’autres, ont invariablement porté sur le climat de son pays, sur le voyage, sur la durée du séjour à Paris. Son sourire n’a pas varié pendant toute l’audience... Deux préfets du palais, plus petits que Bonaparte, se tenaient à ses côtés ; l’un demandait à la dame que Bonaparte allait aborder son nom, son pays, et le Premier consul la saluait d’une inclination de tête avant de lui parler... Il était amusant d’observer que les sourires les plus gracieux, les mines les plus séduisantes allaient à l’adresse du Premier consul. Quand il approchait, les plus belles embellissaient et les plus impressionnables, surtout parmi les Polonaises, avec leur tête penchée d’un petit air langoureux, leurs grands yeux clairs et expressifs fixés alternativement sur le héros, ou levés au plafond, étaient charmantes... »

Nombreux sont alors les étrangers qui, en tremblant d’abord quelque peu, viennent visiter cette France nouvelle, dont les frontières leur sont fermées depuis dix années, cette fille turbulente de l’Europe qui a osé jeter au monde la tête d’un roi ! Leurs récits sont d’autant plus précieux que, en abordant la France consulaire et son chef, ils ont un peu la mentalité de l’explorateur découvrant une peuplade inconnue. Sir John Dean Paul pénètre à la Comédie-Française au moment où le Premier consul va se retirer : « C’est un petit homme, comme chacun le sait, écrit-il en parlant de Napoléon, mais son visage respire l’intelligence, et ses yeux reflètent un esprit peu commun. Ses cheveux plats sont sans poudre, et taillés très courts. » De son côté, l’écrivain allemand Kotzebue décrit ainsi le Consul à vie, spectateur à ce même Théâtre-Français : « Il conserve une attitude sérieuse et tranquille, et ne donne aucun signe d’approbation ou d’improbation. Il paraît très attentif, et ne parle à personne de sa suite, qui se tient respectueusement debout derrière son fauteuil. Le parterre le reçoit chaque fois avec des acclamations bruyantes, mais du reste ne paraît pas s’inquiéter de lui, et ne se laisse pas enlever le droit de siffler et de faire du tapage. J’ai vu même qu’une nouvelle pièce, dont Bonaparte était venu voir la première représentation, ne put être jouée jusqu’à la fin. Il reste fort tranquille pendant tous ces excès, se souvenant sans doute que les Parisiens, comme les Romains, sont satisfaits pourvu qu’on leur assure Panem et Circenses. »

Pour assister au comportement du maître de la France lorsqu’il reçoit au château des Tuileries, il faùt retrouver Reichardt : « Bien que l’heure fixée pour la présentation fût à trois heures, dit-il, on nous fit cependant attendre jusqu’à quatre heures passées. Pour nous occuper, on faisait incessamment circuler des plateaux chargés de café égyptien, de chocolat ou de vin d’Espagne. Le personnel domestique a belle apparence dans sa livrée verte à larges broderies d’or. Un petit préfet du palais, vêtu d’un uniforme noir brodé et portant sous le bras un immense chapeau gansé d’argent, ne cessait d’aller d’une porte à l’autre pour se renseigner sur le moment où il conviendrait de nous laisser monter.

« Les portes s’ouvrirent enfin, et une bousculade incroyable nous amena au pied de l’escalier, sur lequel se tenaient, superbes d’immobilité, des gardes qui présentaient les armes. À l’étage supérieur, le cortège défila entre deux haies de laquais, richement chamarrés... Arrivés dans la salle d’audience proprement dite, les ministres des différentes puissances se rangèrent, ayant derrière eux leurs nationaux placés par ordre de préséance... Par suite du protocole établi, le prince de Bade, voyageant incognito sous le nom de comte d’Eberstein, se trouvait placé au bout de la salle, mais le malin Bonaparte sut néanmoins rendre à chacun son dû, tout en respectant l’ordre établi : il commença simplement sa tournée dans le sens inverse... »

On annonça l’ambassadeur d’Angleterre – lord Whitworth – venu présenter ce jour-là ses lettres de créance. Bonaparte abandonna aussitôt sa mine enjouée. Le diplomate prononça un assez long discours auquel Bonaparte répondit en quelques mots et termina par un salut « poli et froid » à la suite duquel le ministre vint reprendre sa place en avant de ses nationaux.

Reichardt verra encore Napoléon sortir de la chapelle « saluant de la tête et souriant, tout comme faisait le roi à Versailles... »

« Aucune des gravures que j’ai vues de lui en Allemagne ou en France, ne lui ressemble parfaitement, et la plupart ne lui ressemblent pas du tout, remarquera de son côté l’Allemand Kotzebue, qui fut reçu, lui aussi, aux Tuileries. Le fameux tableau de David est du nombre de ces derniers. Isabey est celui qui a le mieux saisi sa ressemblance. Il l’a peint en pied. On a fait une très bonne gravure d’après ce dessin. Mais ce qui paraît lui ressembler plus encore, c’est son effigie sur les nouvelles pièces de cinq francs de l’an XII. Chaque fois que j’en vois une, le Consul est tout vivant devant moi. Depuis quelque temps, il a pris de l’embonpoint, ce qui ne sied pas à un homme tel que Bonaparte. Car on est si habitué à se le peindre tout génie, que l’imagination ne lui permet absolument pas plus d’enveloppe matérielle qu’il n’en faut pour être l’instrument de l’esprit. Son profil est celui d’un ancien Romain, sérieux, noble, expressif. S’il se taisait toujours, ce sérieux aurait quelque chose de froid et de cet air sévère qui effraie. Mais dès qu’il parle, un sourire bienveillant donne à sa bouche un contour gracieux et inspire la confiance... Il parla avec beaucoup d’esprit, d’aisance et de facilité sur toutes sortes de sujets, et lorsqu’il s’approcha de moi pour la seconde fois, il fut encore question de théâtre. Il gratifia les Allemands de l’épithète de « mélancoliques », trouva que les drames « touchants » empiétaient un peu trop sur le domaine de la tragédie française et qu’il n’aimait pas à pleurer. »

— Comment plaît notre Opéra, demande-t-il à un visiteur étranger ?

— Je voudrais le voir souvent, répond celui-ci, mais en me bouchant les oreilles.

— Gardez-vous de la moindre critique devant un Parisien, réplique le consul en souriant ; il tolérerait plutôt une insulte personnelle qu’une observation contre son Opéra !

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Point de bornes à notre admiration, devant le chef, l’homme aux admirables formules, le génie qui laisse les simples êtres humains loin derrière lui. On admire même cette façon bien à lui de considérer tous ceux qui l’entourent comme des imbéciles... mais on demeure pantois en le voyant peu à peu se transformer sous nos yeux en autocrate-impérator.

Comment ne pas sursauter en l’entendant dire :

— Pour être conquérant, il faut être féroce !

À Saint-Cloud, Chaptal est un jour si insulté par Bonaparte – celui-ci l’aurait même frappé au visage avec un rouleau de papier qui se trouvait sur son bureau – que le ministre de l’Intérieur demande au Grand juge d’aller porter sa démission au Premier consul. Fort hésitant, Régnier débute en ces termes :

— C’est avec le plus vif regret que je viens vous annoncer la retraite d’un de vos plus fidèles serviteurs, d’un homme laborieux et utile.

— De qui voulez-vous parler ? interrompt aussitôt Bonaparte. N’est-ce pas de Chaptal ? J’ai beaucoup à me plaindre de lui ; il s’est conduit insolemment avec moi, il m’a manqué d’une manière grave ; mais dites-lui que je veux bien lui pardonner ; j’oublie son injure, qu’il oublie mon ressentiment. Je n’accepte point sa démission.

« Machiavel n’aurait pas fait mieux », conclut l’agent secret de Louis XVIII en rapportant l’histoire au « comte de Lille ».

Sa tyrannie s’exerce sur les siens. Au début du Consulat, il a d’abord refusé la candidature de Murat à la main de Caroline.

— Murat, déclare-t-il, est le fils d’un aubergiste ! Dans le rang élevé où m’ont placé la fortune et la gloire, je ne puis pas mêler son sang à mon sang !... D’ailleurs rien ne presse, je verrai plus tard.

Le futur roi de Naples plaide lui-même sa cause.

— Le Premier consul m’a laissé parler sans m’interrompre, racontera-t-il. J’ai exposé toutes les preuves de dévouement que j’ai données à la France et à lui-même, tous les services que j’ai rendus et aussi tout l’amour que j’éprouve... et l’immense honneur qu’il me ferait en m’accueillant dans sa famille ; son visage restait glacé, impénétrable.

Bonaparte l’a remercié en lui « signifiant la fin de l’audience ». Joséphine prend le parti de sa jeune belle-soeur avec l’espoir de se faire une alliée parmi les membres de cette terrible famille pour qui elle est toujours « la vieille » et « l’étrangère » dont il faut se débarrasser.

— Laisse-moi tranquille avec ces amourettes, lui répond Bonaparte ; elles ne mènent jamais à rien de bon. La soeur du Premier consul ne peut s’allier qu’à l’un des grands noms de France ou à l’une des gloires de la République.

Il finira par céder, mais la pauvre Joséphine ne sera point payée de retour. Caroline se montrera à son égard l’une des plus haineuses de la tribu...

Au mois d’octobre 1801, Bonaparte expédie son beau-frère Leclerc gouverner – et conquérir – Saint-Domingue et exige que sa soeur Pauline suivît son mari : « Je crois, raconte Laure d’Abrantès, que le général Leclerc se serait bien passé de cette addition à son bagage car c’était une véritable calamité, après qu’on avait épuisé le plaisir de la regarder pendant un quart d’heure, que d’avoir la terrible charge de distraire, d’occuper, de soigner Mme Leclerc... Un jour je la trouvai dans un accès de désespoir et de larmes tout à fait inquiétant pour quelqu’un qui ne l’aurait pas connue comme moi. »

— Ah ! Laurette, s’exclame Pauline en se jetant dans les bras de son amie, que vous êtes heureuse ! Vous restez à Paris, vous... Mon Dieu, comme je vais m’ennuyer ! Et puis, comment mon frère a-t-il le coeur assez dur, l’âme assez méchante pour m’exiler au milieu des sauvages et des serpents ! Et puis je suis malade. Oh ! je mourrai avant d’arriver...

Il lui faudra partir et elle n’en mourra point ! Au moment de l’insurrection des Noirs à Saint-Domingue, Pauline montrera même un courage qui fera dire à Bonaparte :

— Pauline était prédestinée à épouser un Romain, car, de la tête aux pieds, elle est toute Romaine.

Cependant, à la veille de leur départ, ce n’est point tant la présence de Pauline qui inquiète Leclerc, mais de laisser à Paris sa soeur Aimée. S’occuper de cette dernière est pour le brave général « un devoir sacré » et il l’expliqua au Premier consul :

— C’est le sort de ma bonne soeur qui me force à repousser ce qui ferait l’objet de mon envie dans toute autre circonstance. Elle est jeune, elle est jolie, son éducation n’est pas entièrement achevée ; je n’ai point de dot à lui donner ; dois-je la laisser sans appui, lorsque mon absence peut être longue, éternelle !... Je m’en rapporte à votre coeur si dévoué à votre famille. Général, puis-je faire autrement ?

— Non, certainement, répond le Consul. Il faut la marier promptement... demain, par exemple, et partir ensuite.

— Je vous le répète, je n’ai pas de fortune, insiste Leclerc, et...

— Eh bien, ne suis-je donc pas là ? Allez, mon cher, faire vos préparatifs. Demain, votre soeur sera mariée ; je ne sais pas encore avec qui... mais c’est égal, elle le sera, et bien, encore...

— Mais...

— J’ai parlé, je crois, clairement ; ainsi, pas d’observation !

Leclerc, discipliné, salue, sort, et laisse la place à Davout qui vient faire part de son prochain mariage au Premier consul.

— Avec Mlle Leclerc, interrompt Bonaparte ? Je la trouve fort convenable, poursuit-il avant que le malheureux ait eu le temps de donner le nom de sa fiancée.

— Non, général, avec Madame...

— Avec Mlle Leclerc, interrompt de nouveau Napoléon, en appuyant sur ce nom. Non seulement cette union est sortable, mais je veux qu’elle ait lieu immédiatement.

— J’aime depuis longtemps Madame... elle est libre maintenant et rien ne m’y fera renoncer.

— Rien que ma volonté, reprend le Premier consul en fixant sur lui son regard d’aigle. Vous allez vous rendre sur-le-champ à Saint-Germain chez Mme Campan ; vous demanderez votre future ; vous lui serez présenté par son frère, le général Leclerc, qui est chez ma femme ; il ira avec vous, Mlle Aimée viendra ce soir à Paris. Vous commanderez la corbeille qui doit être belle puisque je sers de père à cette jeune personne ; je me charge de la dot et du trousseau, et le mariage sera célébré sitôt que les formalités exigées par la loi seront remplies. J’aurai soin de les abréger. Vous m’avez entendu, il faut obéir.

Il sonne, fait appeler Leclerc qui revient immédiatement.

— Eh bien, lance Bonaparte, avais-je tort ? Voilà le mari de votre soeur. Allez ensemble à Saint-Germain et que je ne vous revoie l’un et l’autre que lorsque tout sera arrangé, je hais les discussions d’intérêt.

Les deux généraux sortent éberlués, mais ne songent nullement à résister... et c’est ainsi que Davout épousera Aimée Leclerc qui ne lui plaira d’ailleurs nullement lorsqu’il fera sa connaissance. Quant à Leclerc, peu après son arrivée à Saint-Domingue, dans l’île qui, on le sait, devait être son tombeau, il pourra écrire : « Je lutte ici contre les Noirs, contre les Blancs, contre la vermine, contre la pénurie d’argent, contre mon armée qui est découragée. »

Et Pauline sera veuve.

Napoléon agent matrimonial, fut rarement heureux. Pour le mariage d’Hortense, Joséphine se met de la partie, voulant donner sa tendre fille à son jeune beau-frère Louis – toujours pour avoir quelque soutien dans la place. Par ailleurs, si Hortense et Louis avaient un fils, pourquoi celui-ci ne pourrait-il pas être adopté par Bonaparte ? De ce fait, Joséphine consoliderait sa propre situation : le spectre du divorce – toujours présent à son esprit – s’éloignerait. Pour aboutir – et sacrifier sa fille à ses intérêts –, il lui faudra mener un véritable combat. Bonaparte, en effet, tient à la candidature de Duroc qui semble amoureux d’Hortense et qui est loin de déplaire à la fille de Joséphine. Ayant voulu imposer son choix, il mène l’affaire tambour battant jusqu’à assigner à son futur beau-fils la résidence de Toulon.

— Je ne veux pas de gendre chez moi, s’exclame-t-il.

Duroc, moins souple que Davout, se rebelle et Hortense épouse Louis en sanglotant. Ses pressentiments ne la trompaient point : ce fut une abominable union qui s’acheva par un divorce. Hortense saura un jour se consoler avec le beau Flahaut qui donnera un frère au futur Napoléon III – et qui sera duc de Morny sous le Second Empire.

Et « l’affaire Lucien » !

Lors du premier anniversaire du 18 brumaire – la Saint Cloud, disait Lucien – le frère du Premier consul a perdu sa place de ministre de l’Intérieur. Le prétexte trouvé fut pour le moins injuste. Le 1er novembre 1800, une brochure avait paru en librairie, intitulée : Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte. La sortie de ce brûlot avait fait scandale et exaspéré les adversaires de Bonaparte et du pouvoir personnel. Elle avait été rédigée par Fontanes et inspirée par Lucien Bonaparte, qui avait abandonné ses idées jacobines pour ne plus penser qu’à la « succession »de son illustre frère. C’est déjà – dix-huit mois avant le Consulat à vie – le « parti de l’hérédité » qui faisait entrevoir aux Français les malheurs qui les attendraient une nouvelle fois si Bonaparte venait à disparaître sans assurer sa succession... Le Consul n’est ni un César, ni un Cromwell, ni un Monk, souligne le Parallèle, qui ajoute : « Mais si le sort d’un grand homme est sujet à plus de hasards que celui des hommes vulgaires. O nouvelles discordes ! O calamités renaissantes ! Si tout à coup Bonaparte manquait à la patrie, où sont ses héritiers ? Où sont les institutions qui peuvent maintenir ses exemples et perpétuer son génie !...

Vous pouvez retomber sous la domination des assemblées, sous le joug de Sieyès ou sous celui des Bourbons. À chaque instant, votre tranquillité peut disparaître. Vous dormez sur un abîme, et votre sommeil est tranquille ! Insensés ! »

Après avoir lu le pamphlet – ou fait semblant de le lire, on verra le pourquoi de cette comédie – Bonaparte avait demandé à Bourrienne ce qu’il en pensait :

— Je pense, général, que ce pamphlet est de nature à faire le plus grand mal dans l’opinion ; il me semble intempestif, car il révèle prématurément vos projets.

Fouché, convoqué, eut la même réaction :

— Général, il n’y a qu’une voix pour dire que cette brochure est extrêmement dangereuse.

— Eh bien, alors pourquoi l’avez-vous laissée paraître ? C’est une indignité.

— Général, je devais des ménagements à l’auteur.

— Des ménagements !... qu’est-ce que cela veut dire ?... Vous deviez le faire mettre au Temple.

— Mais, général, c’est votre frère Lucien qui a pris ce pamphlet sous sa protection ; l’impression et la publication en ont été faites par son ordre ; enfin, il est sorti du ministère de l’Intérieur.

— Cela m’est bien égal ! Alors, votre devoir, comme ministre de la Police, était de faire arrêter Lucien et de l’enfermer au Temple. Cet imbécile-là ne sait qu’imaginer pour me compromettre !

Bonaparte sorti, Fouché s’exclama en souriant :

— Faire mettre l’auteur au Temple, cela serait difficile !

« Effrayé de l’effet que produirait le Parallèle entre César, Cromwell et Bonaparte, racontera Fouché, dès que j’en ai eu connaissance, je suis allé tout de suite chez Lucien pour lui faire sentir son imprudence ; alors, au lieu de me répondre, il est allé chercher un manuscrit qu’il m’a montré, et qu’ai-je vu ? Des corrections et des annotations de la main du Premier consul. »

Lucien se précipita aux Tuileries pour demander des explications.

— C’est votre faute, s’écria le consul, vous vous êtes laissé attraper, eh bien, tant pis pour vous ! Fouché a été plus fin et plus habile que vous : vous n’êtes qu’une f...e bête auprès de lui.

Lucien donna sa démission de ministre de l’Intérieur et son frère le nomma ambassadeur à Madrid, ou il s’installa « en gentilhomme de race princière » et en menant un train de chef d’État. La signature de la paix, l’Espagne détachée de l’alliance anglaise, et surtout le climat étouffant – du moins il le prétendait – lui firent demander ses lettres de rappel.

Grâce aux cadeaux reçus du roi d’Espagne, Lucien s’installe – toujours princièrement – avec sa maîtresse, Mme de Santa-Cruz, à l’hôtel de Brienne, rue Saint-Dominique. Dès son arrivée, Lucien se présente aux Tuileries et estime avoir été fort mal reçu par son frère. Napoléon l’a « goguenardé », selon son expression et « avili » en employant avec lui un ton qui ne convient point au principal artisan du coup d’État.

— Quand pourrai-je vous voir et où, demande-t-il au Consul. Je ne suis plus votre ministre ! je ne suis, ni ne veux être conseiller d’État ; je n’ai plus d’uniforme ; je ne puis plus venir chez vous, à vos audiences, je n’y puis venir qu’en frère.

— Venez tous les soirs dans le salon, répond Bonaparte ; les matins, je déjeune seul, à onze heures, venez quand vous voudrez.

— Dans votre salon, c’est très bien, mais je vous le demande, plus de mauvaises plaisanteries, plus de citoyen Lucien ! de grand Lucien ! de grave Lucien ! Je ne veux pas servir de risée à vos aides de camp...

Bonaparte l’approuve et Lucien continue :

— Je ne veux plus de fonctions, ni missions. Je veux vivre à Paris, en citoyen de Paris, à moins que vous ne me fassiez concourir à quelque chose d’utile pour consolider votre pouvoir.

Le lendemain de cette conversation, Lucien revoit son frère qui le reçoit dans le salon où se tiennent sept ou huit aides de camp.

— Eh bien, citoyen Lucien, lance Bonaparte, que faites-vous ?

— Citoyen consul, je ne fais que de petites choses dont je ne rends compte à personne ; différent de vous, qui en faites de grandes, dont vous rendez si glorieusement compte à tout le monde.

Aussitôt, Bonaparte attaque à haute voix :

— Qu’est-ce que fait cette femme, madame... madame qui ? Mme Santa-Cruz, qui court après vous, est-elle toujours à Paris ?

— Ah ! Citoyen consul, s’exclame Lucien, épargnez une femme qui n’est pas faite pour les brocards. Je ne me crois pas obligé à en entendre mal parler par mon frère, et encore moins par le Premier consul.

— Mais on peut se passer de votre approbation.

— Mais, du moins, je ne suis pas obligé de l’entendre, je vous salue.

Depuis cette conversation Lucien boude – et on le comprend.

— Je l’honore, je le respecte, explique-t-il à Roederer en parlant du maître de la France, je l’admire comme chef de gouvernement, je ne l’aime plus comme un frère...

Bien que Napoléon ne puisse se défaire de cette vieille habitude de « goguenarder » son frère, un modus vivendi s’établit et Lucien entre même au Tribunat. Sur ces entrefaites le Consul montre une épouvantable colère en apprenant que son puîné, sans solliciter son autorisation, a épousé, à Senlis, Alexandrine Jourberthon, veuve d’un agent de change. Le notaire, convoqué, comparaît devant le consul – et le dialogue s’engage :

— C’est vous, monsieur, qui avez reçu l’acte de mariage de mon frère ?

— Oui, citoyen Premier consul.

— Vous ignoriez donc que c’était mon frère ?

— Non, citoyen Premier consul.

— Vous ne saviez donc pas que mon consentement était nécessaire pour valider cet acte ?

— Je ne le pense pas. Votre frère est majeur depuis longtemps. Il a rempli de grands emplois. Il a été ministre et ambassadeur. Il n’a point de père. Il est libre de contracter.

— Mais il a une mère dont il fallait avoir le consentement.

— Non, il est majeur et veuf.

— Mais je suis souverain, et, comme tel, je devais donner mon consentement.

— Aucun acte n’engage votre famille vis-à-vis de vous.

— Montrez-moi cet acte de mariage.

— Le voilà !

— Je ferai casser cet acte, lance Bonaparte après avoir jeté un regard sur le registre.

— Ce sera difficile, car il est bien cimenté, et tout y est prévu.

— Allez-vous-en !

S’il faut en croire Chaptal, la discussion qui suivit, entre les deux frères, se termina par cette phrase, lancée par Lucien :

— Et toi aussi, tu as épousé une veuve. Mais la mienne n’est ni vieille, ni puante !

Lucien lui aurait dit encore :

— Ne crains-tu pas que la France ne se révolte contre l’indigne abus que tu fais du pouvoir ?

Et Napoléon de s’exclamer :

— Ne crains rien, je la saignerai tellement au blanc, qu’elle en sera de longtemps incapable.

La réponse, surtout à cette époque, est difficilement croyable. Cependant Bonaparte ne parvenait pas à comprendre pourquoi Lucien faisait ainsi fi de ses intérêts.

— Que penser d’un homme, s’exclamera Volney en parlant de Napoléon, qui prétend qu’avec de l’argent on a des hommes, qu’avec des hommes on a de l’argent !

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Il faut bien reconnaître que Bonaparte – comme plus tard Napoléon – a été affligé d’une famille insatiable et qu’il ne connut que déboires et déceptions avec ses frères et soeurs – sauf avec la chère Pauline.

Selon certains, Bonaparte aurait même été l’amant de Paganetta. Simonville, l’une des passades de l’amoureuse « petite païenne », prétendait que la soeur du Premier consul lui aurait dit, peu après le 18 Brumaire :

— Je suis très bien avec mon frère. Il a déjà couché deux fois avec moi.

De la nymphomane et inconsciente Paoletta, rien ne peut surprendre. Si Napoleone caro mio le lui avait demandé, pourquoi aurait-elle refusé ? Mais, tout au long de sa vie, les sens peu exigeants de Bonaparte ne semblent pas l’avoir poussé à commettre une action aussi amorale. Sa manière de se comporter au lit » avec Joséphine ou avec ses maîtresses, paraît avoir été celle d’un homme peu enclin aux complications et fantaisies érotiques...

— Et Hortense ? Nombreux sont les contemporains qui ont affirmé que la belle-fille de Bonaparte avait été la maîtresse de son beau-père. Sans doute aucun lien du sang ne les unissait, sans doute Hortense était bien plus sensuelle que Napoléon, mais on l’imagine mal se laissant aller dans les bras du mari de sa mère qu’elle adorait. On a même dit que le petit Louis, fils aîné d’Hortense, était né de leurs amours. Lorsque l’enfant mourut en 1807, l’Empereur témoigna un certain chagrin parce qu’il perdait surtout un neveu qui aurait pu lui succéder. Et, devant l’immense désespoir d’Hortense il écrira à Joséphine avec désinvolture : « Hortense n’est pas raisonnable et ne mérite pas qu’on l’aime, puisqu’elle n’aimait que ses enfants. » Il ajouta pour Joséphine, dont la douleur fut peut-être égale à celle de sa fille : « Tâche de te calmer, et ne me fais point de peine. À tout mal sans remède, il faut trouver des consolations. » Aurait-il parlé ainsi de la disparition de son fils ?

On a également prêté au Consul, puis à l’Empereur, plus de maîtresses qu’il n’en eut vraiment, bien que ses amours d’antichambres et de coulisses aient été fréquentes. Et Joséphine, si elle ne voulait pas déclencher une scène, devait fermer les yeux et admettre que les infidélités de son mari comptaient fort peu pour lui.

— L’amour n’existe pas réellement, dira-t-il un jour. C’est un sentiment factice né de la société. Je suis peut-être peu propre à en juger : je suis trop raisonnable...

N’avait-il pas adoré Joséphine à la folie ?

— J’ai pu passer huit jours, expliquera-t-il, quinze jours sans dormir à cause d’une femme, mais ce n’est pas là de l’amour. On a beau dire, l’amour ne résiste pas à l’absence.

Il semble avoir oublié aujourd’hui son désespoir lorsque la volage créole se refusait à venir le rejoindre en Italie.

On le vit au début du Consulat s’intéresser à une jeune pensionnaire du Théâtre-Français, Thérèse-Étiennette Bourgoin, ancienne danseuse, et dont le physique de petite fille se rendant au catéchisme formait un piquant contraste avec ses « plaisanteries épicées ». Chaptal appréciait fort celle que l’on nommait « la déesse de la joie et des plaisirs », et la protégeait officiellement. Sans doute le ministre de l’Intérieur – la Police ne dépendait point alors de ses services – ignorait-il l’intérêt que Bonaparte portait à sa maîtresse, car il fut stupéfait, un soir de 1804, alors qu’il travaillait avec Napoléon – celui-ci venait de prendre la couronne – d’entendre annoncer : « Mlle Bourgoin. »

— Qu’elle attende ! jeta le maître.

Comprenant ce que signifiait pareille visite à cette heure tardive, le ministre prit son portefeuille, s’en alla et, le lendemain, envoya sa démission – définitive cette fois.

L’Empereur l’avait-il fait exprès pour se débarrasser de Chaptal, qu’il appelait « papa clystère » ?... On ne sait. Quoi qu’il en soit, Mlle Bourgoin en voulut mortellement au maître.

Plus tard il regrettera de n’avoir pas consacré plus de temps aux femmes – même simplement pour bavarder avec elles « sur le canapé ».

— J’aurais appris beaucoup de choses. C’est une rivière qui a besoin d’eau et à qui il faut en apporter.

On entendit un jour retentir une fois de plus le fameux :

— Qu’elle attende !

Il s’agissait, cette fois, d’une autre comédienne : Mlle Duchesnois – Catherine-Joséphine Raquin – qui n’était guère jolie. Affligée d’un nez « dont le sifflement, dira Alexandre Dumas, répondait à l’ampleur », son visage faisait penser « à l’un de ces lions de faïence qu’on met sur les balustrades ». Mais, comme elle était aussi bien faite que la Vénus de Milo, elle se hâtait de le montrer et de se donner, afin de faire oublier la première – et fâcheuse – impression.

En lançant son « qu’elle attende », sans doute le Premier consul, absorbé par son travail, ne se souvenait-il que du nez et des sifflements. Cependant, le corps de la comédienne dut lui revenir à l’esprit puisque, apprenant que Mlle Duchesnois était toujours là, il déclara quelque temps plus tard :

— Qu’elle se déshabille et qu’elle se couche !

Ce soir-là, le nez eut le dernier mot car, lors du troisième rappel de la présence de Mlle Duchesnois, Bonaparte ordonna :

— Qu’elle se rhabille et qu’elle s’en aille !

Mlle George, la grande ennemie de Mlle Duchesnois, n’avait pas à craindre pareil traitement, et avec elle les choses allèrent plus loin qu’une étreinte entre deux dictées. Il la remarqua le 28 novembre 1802 au Théâtre-Français, lors d’une représentation d’Iphigénie en Aulide où elle tenait le rôle de Clytemnestre. De son véritable nom : Marguerite-Joséphine « Weimer, enfant de la balle, élève de Raucourt, elle avait alors seize ans. Déjà majestueuse, elle faisait penser à la statue d’une jeune et noble Romaine. « Belle comme l’antique, s’exclamait Mirecourt. Une taille de reine et une beauté splendide ! » Elle non plus ne voulait point garder cachées ces splendeurs, puisqu’elle avait commencé, à quatorze ans, sa vie amoureuse – amours de théâtre, bien sûr – dans les bras d’un acteur, son « beau Lafon », ainsi qu’elle l’appelait. Depuis, elle avait été aimée par Lucien Bonaparte avant le mariage de celui-ci avec Mme Jouberthon, et se trouvait alors la maîtresse du prince polonais Sapieha. Elle n’en fut pas moins quelque peu effarouchée lorsque – le soir même de la représentation d’Iphigénie en Aulide – Constant vint chez elle la prier, de la part du Premier consul, de se rendre le lendemain, à huit heures du soir, à Saint-Cloud.

— Il désire vous complimenter lui-même sur vos succès, lui annonça le valet de chambre.

L’effarouchement dura seulement quelques secondes :

— Dites au Premier consul, monsieur, que j’aurai l’honneur de me rendre demain à Saint-Cloud. Vous pourrez venir me prendre à huit heures, mais pas chez moi, au théâtre.

Ceci, sans doute, afin que nul ne l’ignore...

Le lendemain, vêtue d’un négligé blanc en mousseline, la tête couverte d’un voile de dentelle et un cachemire sur les épaules – on était en frimaire – elle monte en voiture avec Constant. En arrivant au château, son coeur bat à se rompre, du moins elle le racontera. Précédée par Constant, elle traverse l’Orangerie et, par la porte-fenêtre donnant sur la terrasse, pénètre dans la chambre à coucher où veille Roustam.

— Je vais prévenir le Premier consul...

La voici seule. Un immense lit, un grand divan tout cela lui paraît assez menaçant. Enfin, il entre. « Le Consul, racontera-t-elle, était en bas de soie, culotte satinée blanc, uniforme vert, parements et collet rouges, son chapeau sous le bras. Je me levai. Il vint à moi, me regarda avec ce sourire enchanteur qui n’appartenait qu’à lui, me prit par la main et me fit asseoir sur cet énorme divan, leva mon voile qu’il jeta à terre sans plus de façon... »

Et le dialogue s’engage :

— Comme votre main tremble ! Vous avez donc peur de moi ? Je vous parais effrayant ? Moi, je vous ai trouvée bien belle hier, madame, et j’ai voulu vous complimenter. Je suis plus aimable et plus poli que vous, comme vous voyez.

— Comment cela, monsieur ?

— Comment ! Je vous ai fait remettre trois mille francs après vous avoir entendue dans Émilie... J’espérais que vous me demanderiez la permission de vous présenter pour me remercier. Mais la belle et fière Émilie n’est point venue.

— Mais je ne savais pas, balbutie-t-elle, ne sachant que dire, je n’osais prendre cette liberté.

— Mauvaise excuse ! Vous aviez donc peur de moi ?

— Oui.

— Et maintenant ?

— Encore plus.

Le Consul se met à rire de tout son coeur :

— Dites-moi votre nom.

— Joséphine-Marguerite.

— Joséphine me plaît : j’aime ce nom, mais je voudrais vous appeler Georgina, hein ! Voulez-vous ? Je le veux... Vous ne parlez pas, ma chère Georgina ?

— Parce que toutes ces lumières me fatiguent, faites-les éteindre, je vous prie, il me semble qu’alors je serai plus à l’aise pour vous entendre et vous répondre.

— Ordonnez, chère Georgina.

Selon Mlle George, dans ses Mémoires, – coquette rie de vieille dame écrivant ses souvenirs un demi-siècle plus tard... – elle demeura jusqu’à cinq heures du matin auprès du Consul et – chose difficilement croyable – il ne se passa rien. Simplement, apprenant que son voile était un cadeau du prince Sapieha, Bonaparte le déchira « en mille petits morceaux ». Pour le remplacer, Constant dut aller chercher « un cachemire blanc et un grand voile d’Angleterre »... vraisemblablement dans la garde-robe de Joséphine.

Mlle George nous raconte ses quatre nuits de Saint-Cloud. S’il faut la croire, c’est seulement lors de la troisième nuit qu’elle devint sa maîtresse : « Il défaisait petit à petit toute ma toilette. Il se faisait femme de chambre avec tant de gaieté, tant de grâce et de décence qu’il fallait bien céder, en dépit qu’on en ait. Et comment n’être pas fascinée et entraînée vers cet homme ? Il se faisait petit et enfant pour me plaire. Ce n’était plus le Consul, c’était un homme amoureux peut-être, mais dont l’amour n’avait ni violence, ni brusquerie ; il vous enlaçait avec douceur, ses paroles étaient tendres et pudiques : impossible de ne pas éprouver près de lui ce qu’il éprouvait lui-même. Je me séparai du consul à sept heures du matin... Pendant les quinze premiers jours, il a satisfait à ma scrupuleuse délicatesse, et j’ose dire à ma pudeur, en réparant le désordre des nuits, en ayant l’air de refaire le lit. Il faisait ma toilette, me chaussait et même, comme j’avais des jarretières à boucles, ce qui l’impatientait, il m’a fait faire des jarretières fermées que l’on passait par le pied. »

Lui, qui a horreur des « abats canailles », selon son expression, est émerveillé par les mains de Georgina. Des mains « frappées de fossettes, dira Théophile Gautier, de vraies mains royales faites pour le sceptre ». Les pieds sont moins heureux. À quelqu’un qui s’exclamait : « Elle a un port de reine ! », un plaisantin aurait ajouté : « Et des pieds de roi »...

« Il riait, racontera-t-elle encore, il jouait avec moi, il me faisait courir après lui. Pour éviter de se laisser attraper, il montait sur l’échelle qui sert à prendre les livres, et moi, comme l’échelle était sur roulettes et très légère, je promenais l’échelle dans toute la longueur du cabinet, lui riant et me criant :

— Tu vas me faire mal ! Finis où je me fâche ! »

Toute la vie de Georgina fut illuminée par son aventure. Lorsqu’elle parlait de Napoléon, ce n’était qu’avec un tremblement dans la voix.

— Il me quitta pour se faire empereur, dira-t-elle.

Fort âgée, tombée dans la misère, elle joua la comédie jusqu’au-delà des limites du possible. Henri de Rochefort se souvenait l’avoir vue, sortant du théâtre des Batignolles, courir après l’omnibus sous une pluie battante... Devenue monstrueuse de grosseur, elle mourut à la fin du Second Empire, le 11 janvier 1867 – elle avait près de quatre-vingts ans – et son convoi fut payé grâce à une collecte faite dans les coulisses des théâtres de Paris. De toutes les générosités impériales il ne demeurait rien, et pourtant l’Empereur l’avait comblée. Un soir, il lui « fourra dans la gorge » un gros paquet de billets de banque – 40 000 francs :

— Pourquoi me donnez-vous tout cela ?

— Je ne veux pas que ma Georgina manque d’argent pendant mon absence.

« Jamais l’Empereur ne m’a fait remettre d’argent par personne. C’était toujours lui qui me le donnait. Il fut plus tendre, ce soir-là, que je ne l’avais encore vu »...

Quarante mille francs – chiffre à multiplier au moins par cinq ! Et pour une absence de quelques semaines ! Bonaparte devait, en effet, aller inspecter le camp de Boulogne et les côtes de la mer du Nord, car la guerre allait reprendre.