II

« LA PAILLE AU NEZ »

« On devient l’homme de son uniforme. »

NAPOLÉON.

UN soir du mois de mai 1779, l’abbé Hamey d’Auberive, grand vicaire de Mgr l’évêque d’Autun, pousse la petite grille grinçante de la modeste école militaire de Brienne qui existe seulement depuis deux années. Devant lui, conduisant au bâtiment principal, s’ouvre – et s’ouvre toujours – une minuscule allée de huit tilleuls dont les branches, à force d’être taillées, sont maintenant devenues toutes nouées et tourmentées. Il pousse la porte de bois à doubles vantaux et, après avoir traversé un couloir dallé, pénètre dans une pièce lambrissée éclairée par deux larges fenêtres : le parloir, que l’on peut encore voir aujourd’hui. Là, il est accueilli par le supérieur de l’établissement le père Leleu.

Le prêtre s’efface. Derrière lui, tout intimidé, se tient un petit Corse de dix ans, farouche, chétif et mal peigné.

— Comment vous nommez-vous ?

— Napollioné dé Buonaparté.

C’est ainsi que le futur empereur prononçait son nom... et, tout à l’heure, lorsque le supérieur lui aura dit, suivant la coutume : « Allez retrouver vos petits camarades ! », les petits camarades éclateront de rire devant le nouveau venu, en répétant :

— Napollioné ?... La paille au nez ! La paille au nez !

Le surnom lui restera.

Pour les amoureux du Passé, il est bien émouvant d’errer à travers les restes de la petite école de Brienne où « l’arrière-cadet Buonaparté », ainsi qu’il signe maintenant ses lettres, a cessé d’être un enfant.

— Qui êtes-vous donc, Monsieur, pour me répondre de la sorte ? lui dira l’année suivante l’un de ses professeurs en le voyant s’insurger contre une réprimande qu’il estime injuste.

— Qui je suis ? répondra-t-il. Un homme !

L’école avait été autrefois un couvent et cette ancienne affectation a donné au seul bâtiment subsistant – une maison délabrée tout en longueur, coiffée de tuiles plates moussues, percée de nombreuses fenêtres à petits carreaux et adossée à une chapelle désaffectée – un petit air attendrissant de presbytère abandonné. On imagine le cadet – habit bleu barbeau aux parements et revers rouges, boutons blancs aux armes de l’École, culotte noire ou bleue – on l’imagine rêvant sous les tilleuls qui viennent alors d’être plantés, ou montant quatre à quatre l’escalier qui existe toujours – les marches branlantes et usées – et qui conduisait alors aux cellules monacales, car il n’y avait point de dortoir.

Si le trousseau a dû être payé par les parents, les Minimes ont fourni au petit Corse les livres, le papier et, pour les menus plaisirs « vingt sous par mois jusqu’à douze ans, et quarante sous au-dessus de douze ans ». L’école est une institution « moderne » où doit souffler l’esprit nouveau. C’est ainsi – Louis XVI l’exige – qu’il ne doit y avoir aucune différence de traitement entre les boursiers et les élèves payants, « le roi voulant donner aux enfants de la noblesse les précieux avantages de l’instruction publique, entendant les mêler avec les enfants des autres classes, ployer leur caractère, étouffer l’orgueil que trop souvent ils confondent avec l’élévation, leur apprendre à considérer d’un point de vue plus juste tous les ordres de la société ». Les élèves se lèvent à six heures et se couchent à dix. Une assez large part est donnée à l’étude des fortifications, aux cours d’escrime, de danse – et même aux « exercices de maintien ».

Le jeune Napoleone est placé en classe de septième. Son entourage le déconcerte et il a toujours le sentiment d’être un étranger. Ses condisciples appartiennent à la noblesse du royaume et sont plus prompts encore que les petits bourgeois d’Autun à se moquer et à s’esclaffer devant ce sauvage silencieux. « Sombre et même farouche, a raconté l’un de ses camarades, renfermé presque toujours en lui-même, on eût dit qu’étant sorti tout récemment d’une forêt et s’étant soustrait jusqu’alors aux regards de ses semblables, il éprouvait pour la première fois un sentiment de surprise et de méfiance. » Aigri par les moqueries, sombre et sévère, « d’un commerce difficile », irascible, d’une sensibilité à fleur de peau, jaloux de son indépendance, Napoleone n’aime guère que l’on vienne troubler sa tranquillité. Le Principal – le Père Berton – a mis à sa disposition un jardinet et il vient rêver, seul, dans la petite tonnelle qu’il s’est aménagée au milieu des chèvrefeuilles. Là, il se trouve loin des quolibets, des éternelles plaisanteries des élèves pour qui le nom de Corse est presque une injure. À ceux qui le blessent ainsi, il crie qu’il les déteste. À Bourrienne, l’un des rares avec lesquels il se livre, il répète :

— Je ferai tout le mal que je pourrai à tes Français !

Napoléon contera bien plus tard – à Sainte-Hélène – qu’un jour d’hiver, à son grand étonnement, il trouve son pot à eau gelé. Immédiatement il fronce les sourcils et crie.

Un éclat de rire lui répond et les moqueries de fuser. Le surveillant survient :

— Pourquoi vous moquez-vous de Monsieur ? Il est né dans un pays où il n’y a pas de glace, il n’en a jamais vu !...

Il est assurément l’élève le plus orgueilleux de l’école, peut-être parce que ses camarades dont les parents portent des titres ronflants regardent avec condescendance ce fils de petit hobereau corse. Voulant le punir pour on ne sait quelle faute, un « maître de quartier » condamne l’enfant à porter un habit de bure – une des punitions en vigueur à l’école – et à dîner à genoux à la porte du réfectoire. Sous les yeux de tous, Napoleone entre dans la pièce. Il est pâle, tendu, crispé, les yeux fixes.

— À genoux, monsieur.

Il est alors pris « d’un vomissement subit et d’une violente attaque de nerfs ». Il trépigne en hurlant :

— Je dînerai debout, Monsieur, et non à genoux. Dans ma famille, on ne s’agenouille que devant Dieu !

Le surveillant veut passer outre et contraindre l’enfant par la force, Napoleone se roule alors par terre en hurlant à travers ses sanglots :

— N’est-ce pas, maman ? Devant Dieu ! Devant Dieu !

Il faut la venue du Supérieur pour mettre fin à la scène et arracher le cadet à son supplice.

Pour la fête du roi, en 1782, les pensionnaires ont monté : La Mort de César. Le cadet Napoleone est officier de jour lorsqu’un autre élève – à qui est dévolu le rôle de sergent de poste – vient l’avertir que la femme du concierge se présentait sans carte d’invitation à l’entrée de la salle et « faisait du bruit, dans l’espérance de passer outre ». Napoleone lance alors d’une voix impérieuse :

— Qu’on éloigne cette femme qui apporte ici la licence des camps !

Afin d’habituer les élèves à la hiérarchie militaire, les Pères ont divisé les enfants en bataillons et en compagnies, dont les chefs sont désignés parmi les pensionnaires. Buonaparte reçoit le rang de capitaine. « Or, nous rapporte un condisciple de Napoleone, un conseil de guerre, établi selon les règlements, déclara que Buonaparte était indigne de commander ses camarades dont il dédaignait la bienveillance. Après avoir lu le jugement qui le dégradait et le rejetait au dernier rang du bataillon, on le dépouilla des marques distinctives de son rang. Buonaparte apparut insensible à l’affront, ou du moins il eut trop de fierté pour témoigner qu’il en fut affecté. »

Le cadet prend sa revanche au cours d’un hiver particulièrement rigoureux. Une épaisse couche de neige couvre la cour de récréation et empêche même d’y jouer. Les élèves doivent se contenter de faire les cent pas dans une des pièces de l’école. Un jour Napoleone explique à ses camarades « qu’ils s’amuseraient bien autrement, s’ils voulaient avec des pelles se frayer dans la grande cour différents passages au milieu des neiges, faire des ouvrages à corne, creuser des tranchées et élever des parapets. »

— Le premier travail fini, nous pourrons, déclare-t-il, nous diviser en pelotons, faire une espèce de siège et, comme l’inventeur de ce nouveau plaisir, je me charge de diriger les attaques.

« La troupe joyeuse accueillit ce projet avec enthousiasme, racontera l’un des élèves ; il fut exécuté, et cette petite guerre simulée dura l’espace de quinze jours ; elle ne cessa que lorsque des graviers ou de petites pierres s’étant mêlés à la neige dont on se servait pour faire des boules, il en résulta que plusieurs pensionnaires, soit assiégeants, soit assiégés, furent assez grièvement blessés. Je me rappelle même que je fus un des élèves les plus maltraités par cette mitraille. »

Ces lignes sont de Bourrienne, qui sera un jour le secrétaire du général Bonaparte, puis du Premier Consul. « Il y avait entre nous, racontera-t-il, une de ces sympathies du coeur qui s’établissent vite. » Pierre-François, fils du baron Laugier de Bellecour faillit devenir, lui aussi, son ami. C’est un fort joli garçon, trop joli même, et certains « grands » le trouvent à leur goût. Il devient bientôt l’une des « nymphes » les plus prisées de l’école. Nous le savons par les Souvenirs d’un cadet de Brienne, le vice était, paraît-il, l’apanage de toutes les maisons d’éducation de l’époque : « outre les commodités, où l’on trouvait, malgré la surveillance et les précautions des Minimes, le moyen de se réunir pour se livrer à ces infâmes plaisirs, on trouvait encore le moyen de se les procurer sous les tables d’études et de jeux. »

Lorsque Buonaparte découvre la dépravation de Laugier, il lui déclare :

— Vous avez des liaisons que je n’approuve pas. J’aimais vos moeurs pures. Vos nouveaux amis vous perdent. Choisissez donc entre eux et moi.

Pierre-François proteste : ce sont des médisances ! Le jeune Corse le croit et lui demande presque pardon de l’avoir injustement soupçonné.

— Je suis toujours le même, lui déclare-t-il, et je vous considère comme mon ami le plus cher.

Napoleone se rend bientôt compte qu’il ne s’était pas trompé. Il se taira durant plusieurs années. Mais plus tard, en arrivant à l’École militaire de Paris, le cadet Buonaparte dira brutalement à Laugier :

— Monsieur, vous avez méprisé mes avis. C’était renoncer à mon amitié. Ne me parlez plus jamais.

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Son plus cher désir est d’apprendre correctement le français afin que cessent les moqueries dont il est l’objet. Son professeur – le sous-principal Dupuis – obtient assez rapidement des progrès considérables – sauf en orthographe. Il est vrai que l’on avait bien du mal à s’en apercevoir, l’écriture de l’arrière-cadet ayant été, dès le début de ses études, parfaitement illisible. « Ses maîtres ne pouvaient pas arriver à lire ses compositions, nous rapportera son camarade des Mazis, et lui-même éprouvait des difficultés à se relire. Son écriture – négligence devenue habitude – paraîtra d’ailleurs de plus en plus indéchiffrable. » Bien plus tard, sous l’Empire, un homme déjà âgé se présenta à Saint-Cloud et parvint à obtenir une audience particulière. Napoléon ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche ; déjà les questions pouvaient :

— Qui êtes-vous ? D’où venez-vous ? Que voulez-vous ?

— Sire, bredouilla le visiteur, Sire, c’est moi, oui c’est moi qui ai eu l’honneur, oui l’honneur, de donner à Votre Majesté, à Brienne, pendant quinze mois, des leçons d’écriture...

L’Empereur l’interrompra en éclatant de rire :

— Ah ! c’est vous ? C’est vous ! Eh bien, il n’y a pas de quoi s’en vanter... Le bel élève, ma foi, que vous avez dressé là !... Je vous en fais mes compliments !

Cela ne l’empêchera pas d’accorder une pension de douze cents francs au malheureux professeur.

À Brienne, Napoleone fait la grimace devant le latin et aborde même versions et thèmes « avec répugnance et dégoût ». Par contre, ses dons pour les mathématiques s’affirment. « Il était incontestablement, selon moi, nous dit Bourrienne, le plus fort de toute l’école. J’échangeais quelquefois avec lui la solution des problèmes qu’on nous donnait à résoudre, et qu’il trouvait sur-le-champ avec une facilité qui m’étonnait toujours... »

L’instruction religieuse donnée par les Pères le révolte déjà.

— J’entendis un sermon, racontera-t-il, où un prédicateur disait que Caton et César seraient damnés. J’avais onze ans. Je fus scandalisé d’apprendre que des hommes les plus vertueux de l’Antiquité seraient brûlés éternellement pour n’avoir pas suivi une religion qu’ils ne connaissaient pas... Dès ce moment, je n’eus plus de religion.

Il dévore tous les livres de la bibliothèque. En 1814, il montrera à ses compagnons un arbre, à Brienne, en leur disant que sous ses ombrages il avait lu la Jérusalem délivrée.

Il travaille avec tant d’ardeur – passant parfois des nuits à « méditer les leçons de la journée » – « LA PAILLE AU NEZ » qu’il maigrit. Il a une mine épouvantable – si épouvantable que lorsque Mme Letizia, en 1782, ira prendre les eaux de Bourbon, et s’arrêtera à Brienne pour voir son fils, elle hésitera à le reconnaître.

— Ma nature, expliquera-t-il, ne pouvait pas supporter l’idée de ne pas être tout d’abord le premier de la classe.

Ses succès scolaires lui valent, à la distribution des prix de 1781, d’être couronné par Mme de Montesson qui accompagne le duc d’Orléans. On le sait, le père de Philippe-Egalité n’ayant pu faire de Mme de Montesson une duchesse d’Orléans, l’avait épousée morganatiquement et avait pris le parti de vivre depuis « en Monsieur de Montesson »...

— Puisse-t-il vous porter bonheur, aurait dit Mme de Montesson en donnant son prix au jeune Buonaparte.

Autre baume pour l’amour-propre du petit Corse si souvent blessé : la visite annuelle, le jour de la fête du roi, au splendide château qui dominait – et domine toujours – la petite ville. Le cadet Buonaparte est ébloui par les salons blanc et or de la demeure de M. de Brienne, ces grandes salles parquetées ou dallées de marbre, ce théâtre, cette bibliothèque, et, surtout, par cet immense salon qui forme le centre du logis et s’ouvre à la fois sur le parc et sur la cour d’honneur.

Le coeur battant, Buonaparte et ses camarades, précédés de laquais galonnés d’argent, pénètrent dans « l’appartement royal » où trône le lit réservé au souverain s’il lui prenait la fantaisie de passer la nuit à Brienne. Seul, Mgr le duc d’Orléans couchera dans ce lit surmonté d’un dais de velours bleu et empanaché de plumes blanches – ce lit que, en 1805, voudra bien honorer l’empereur Napoléon partant se faire sacrer roi d’Italie...

Lors de la fête du roi, en l’année 1783, on a placé, au-dessus de l’entrée du collège, un portrait du souverain s’appuyant sur la Justice et la Vérité, entouré par une banderole sur laquelle ces mots ont été tracés :

À Louis XVI, notre Roi.

Depuis le matin, les élèves font éclater des pétards en signe de liesse. « Tout cadet de quatorze ans, nous raconte l’un des condisciples de Buonaparte, avait la permission d’acheter une certaine quantité de poudre pour la Saint-Louis et pendant la quinzaine qui précédait ce jour de fête, tous les jeunes ayant cet âge préparaient en commun leurs feux d’artifice. »

« Tous les jeunes », sauf Napoleone qui, ce jour-là, s’est retiré dans la paix de son petit jardin, fuyant les manifestations bruyantes. Dans la soirée, une violente explosion se fait entendre : une boîte de poudre a éclaté au milieu des élèves. L’explosion a fait une brèche dans le mur du jardin de Buonaparte... Il ne peut contenir sa colère en voyant ses fleurs saccagées, sa tonnelle renversée.

S’emparant d’une pioche il retourne furieusement la terre à droite et à gauche, ce qui a pour effet de le calmer et de calmer ses camarades. Comme il a un sens inné de la justice, il reconnaîtra ses torts plus tard, et acceptera sans murmurer la punition que lui infligeront ses camarades en représailles.

Il y eut un jour une manière de révolte parmi les pensionnaires.

— Nous avions jeté nos matelas par la fenêtre, rapportera l’Empereur à Sainte-Hélène. On nous donna pour régent un grand minime de six pieds qui par sa taille et son seul ton – il avait une voix de stentor – nous réduisit au silence et remit de l’ordre. Je Fai revu depuis et l’ai placé comme directeur d’un lycée du Rhin, où il a bien fait. Il avait la routine de son métier. Il est venu quelquefois me haranguer à l’un de mes passages : il était aussi haut que la portière de ma voiture.

Sans doute Napoleone souffre-t-il moins des quolibets de ses camarades, mais certains ne manquent pas de lui faire sentir qu’il n’est qu’un « petit pauvre », élevé grâce aux charités du roi. Un jour il prend son courage à deux mains et ose écrire à son père. Si cette lettre était authentique – mais on peut en douter – elle constituerait le premier écrit que nous possédions du futur empereur :

« Mon père, si vous, ou mes protecteurs ne me donnez pas les moyens de me soutenir plus honorablement dans la maison où je suis, rappelez-moi près de vous, et sur-le-champ. Je suis las d’afficher l’indigence, et d’y voir sourire d’insolents écoliers qui n’ont que leur fortune au-dessus de moi, car il n’en est pas un qui ne soit à cent piques au-dessous des nobles sentiments qui m’animent ! Eh ! quoi, Monsieur, votre fils serait, continuellement, le plastron de quelques nobles paltoquets qui, fiers des douceurs qu’ils se donnent, insultent en souriant aux privations que j’éprouve ! Non, mon père, non ! Si la fortune se refuse absolument à l’amélioration de mon sort, arrachez-moi de Brienne, donnez-moi s’il le faut un état mécanique. À ces offres, jugez de mon désespoir. Cette lettre, veuillez le croire, n’est point dictée par le vain désir de me livrer à des amusements dispendieux : je n’en suis pas du tout épris. J’éprouve seulement le besoin de montrer que j’ai les moyens de me les procurer comme mes compagnons d’étude.

« Votre respectueux et affectionné fils de Buonaparte-cadet. »

Ce n’est pas Charles Buonaparte qui répondra à son fils – il se trouve à Bastia –, mais Mme Letizia qui lui écrit en italien :

« ... J’ai reçu votre lettre, mon fils, et si votre écriture et votre signature ne m’avaient pas prouvé qu’elle était de vous, je n’aurais jamais cru que vous en fussiez l’auteur. Vous êtes celui de mes enfants que je chéris le plus, mais si je reçois jamais une pareille épître de vous, je ne m’occuperai plus de Napoleone... Où avez-vous appris, jeune homme, qu’un fils, dans quelque situation qu’il se trouve, s’adressât à son père comme vous avez fait ? Vous pouvez rendre grâce au ciel que votre père ne se soit pas trouvé à la maison. S’il eût vu votre lettre, après une pareille insulte, il se serait rendu sur-le-champ à Brienne pour punir un fils insolent et coupable. Cependant, je lui cacherai votre lettre, espérant que vous vous repentirez de l’avoir écrite. Quant aux besoins que vous éprouvez, si vous avez le droit de nous les faire connaître, vous devez en même temps être convaincu qu’une impossibilité absolue de venir à votre secours était la cause de notre silence. Ce ne sont ni les avis déplacés que vous avez osé nous donner, ni les menaces que vous avez faites qui m’engagent à vous envoyer une lettre de change de trois cents francs sur la banque Bahie. L’envoi de cette somme vous convaincra de l’affection que nous portons à nos enfants. Napoleone, je me flatte qu’à l’avenir votre conduite plus discrète et plus respectueuse ne me forcera plus à vous écrire comme je viens de le faire.

« Alors, ainsi qu’auparavant, je me dirai votre affectionnée mère...

Letizia Buonaparte. »

Le 21 juin 1784, Charles Buonaparte arrive à Brienne. Il est accompagné de Lucien et de Marie-Anne qui va entrer à la Maison royale de Saint-Louis, à Saint-Cyr.

Charles a « belle allure » – son fils le racontera plus tard. Il est vêtu d’un habit cerise avec culotte puce, bas de soie, chaussures à boucles d’argent, « et, je crois bien, les cheveux frisés ». La mémoire de l’Empereur était bonne : un témoin nous précise que Charles portait une perruque « en fer à cheval avec une bourse et un double cordon de soie noire ». Il affecte – Napoleone le remarque et en souffre – un peu trop de politesse, « faisant assaut de courtoisie avec le moine, se disputant à qui passerait le premier aux portes ». Pour l’orgueilleux cadet Napoleone cette courtoisie est de la platitude. L’élégant Charles parti vers de nouvelles demandes de prébendes – et aussi vers des consultations médicales exigées par son état de santé –, Napoleone écrit alors à son oncle Nicolo Paravicini. Cette fois, il n’y a aucun doute sur l’authenticité de ces lignes qui témoignent de l’étonnante maturité de cet enfant de quinze ans :

« Mon cher oncle, Je vous écris pour vous informer du passage de mon cher père, par Brienne, pour aller à Paris conduire Marie-Anne à Saint-Cyr, et tâcher de rétablir sa santé. Il est arrivé ici le 21 avec Luciano et les deux demoiselles que vous avez vues. Il a laissé Luciano ici, qui est âgé de neuf ans et grand de trois pieds, onze pouces, six lignes. 11 est en sixième pour le latin... Il faut espérer que ce sera un bon sujet. Il se porte bien, est gras, vif et étourdi, et, pour le commencement, on est content de lui. Il sait très bien le français et a oublié l’italien tout à fait ; du reste, il va vous écrire derrière ma lettre. J’espère qu’actuellement, il vous écrira plus souvent que lorsqu’il était à Autun. Je suis persuadé que mon frère Joseph ne vous a pas écrit. Comment voudriez-vous qu’il le fît ? Il n’écrit à mon cher père que deux lignes, quand il le fait. En vérité, ce n’est plus le même. Il m’écrit très souvent. Il est en rhétorique. Le Principal a dit à mon cher père qu’il n’avait dans le collège ni physicien, ni rhétoricien, ni philosophe, qui eût autant de talent que lui, et qui fît si bien une version. Quant à l’état qu’il veut embrasser, l’ecclésiastique a été, comme vous le savez, le premier qu’il a choisi. Il a persisté dans cette résolution jusqu’à cette heure, où il veut servir le roi, en quoi il a bien tort pour plusieurs raisons. Il a reçu une éducation pour l’état ecclésiastique. Il est tard de se démentir. Monseigneur l’Évêque d’Autun lui aurait donné un gros bénéfice et il était sûr d’être Évêque. Quels avantages pour la famille ! Monseigneur d’Autun a fait tout son possible pour l’engager à persister, lui promettant qu’il ne s’en repentirait pas. Rien. Il persiste. Je le loue si c’est du goût décidé qu’il a pour cet état, le plus beau de tous les corps, si le grand moteur des choses humaines lui a donné – tel qu’à moi – une inclination décidée pour le militaire. »

En marge, on peut encore lire ces mots :

« Mais il faut espérer que Joseph, avec les talents qu’il a et les sentiments que son éducation doit lui avoir inspirés, prendra le bon parti et sera le soutien de notre famille ; représentez-lui un peu tous ces avantages. »

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À Paris, Charles Buonaparte à bout de ressources – il a dû emprunter de l’argent – intrigue pour obtenir des subsides, en affirmant « qu’il est réduit à l’indigence par l’entreprise du dessèchement des salines et l’injustice des Jésuites... ». En père quelque peu abusif, il adresse ce billet à Calonne : « Monseigneur, ne pouvant pas avoir l’honneur de vous faire ma cour, attendu votre maladie, je prends la liberté de vous écrire et de vous envoyer quatre mémoires... Je suis père de sept enfants, Monseigneur, le huitième en chemin. Presque sans fortune pour les raisons détaillées dans lesdits mémoires, j’ai l’honneur d’implorer votre protection et votre justice en faveur de ma pauvre famille qui ne cessera jamais de prier pour votre santé et prospérité et qui a toujours été attachée au service du Roy. » Toujours ? Sauf, bien entendu, en 1768, où Charles combattait les troupes du roi de France...

En cet été 1784 – la lettre est du 30 juin – le chef de la « pauvre famille » hante les bureaux afin d’obtenir une bourse d’élève-officier d’artillerie pour Joseph qui semble bien avoir définitivement abandonné ses projets d’entrer au séminaire. « Joseph peut venir ici, explique Napoleone à son père le 13 septembre 1784, parce que le Père Patrault, mon maître de mathématiques, que vous connaissez, ne partira point. En conséquence, Monsieur le Principal m’a chargé de vous assurer qu’il sera très bien reçu ici et qu’en toute sûreté il peut venir. Le Père Patrault est un excellent maître de mathématiques et il m’a assuré particulièrement qu’il s’en chargerait avec plaisir, et si mon frère veut travailler, nous pourrons aller ensemble à l’examen d’artillerie. Vous n’aurez aucune démarche à faire pour moi puisque je suis élève. Maintenant il faudrait en faire pour Joseph, mais puisque vous avez une lettre pour lui, tout est dit. Aussi, mon cher père, j’espère que vous préférerez le placer à Brienne plutôt qu’à Metz pour plusieurs raisons : 1°) Parce que cela sera une consolation pour Joseph, Lucien et moi ; 2°) Parce que vous serez obligé d’écrire au Principal de Metz, ce qui retardera encore puisqu’il vous faudra attendre sa réponse ; 3°) Il n’est pas ordinaire à Metz d’apprendre ce qu’il faut que Joseph sache pour l’examen en six mois ; en conséquence, comme mon frère ne sait rien en mathématiques, on le mettrait avec des enfants. Ces raisons et bien d’autres doivent vous engager à l’envoyer ici ; d’autant plus qu’il sera mieux... »

Dans cette même lettre, Buonaparte ajoutait : « Le Chevalier – c’est de Lucien dont il s’agit – vous embrasse de tout son coeur. Il travaille fort bien, il a fort bien su à l’exercice public. Monsieur l’Inspecteur sera ici le 15 ou le 16 au plus tard de ce mois, c’est-à-dire dans trois jours. Aussitôt qu’il sera parti, je vous manderai ce qu’il m’a dit... ». Il signe : Buonaparte, l’arrière-cadet.

L’examen final approche, en effet. Napoleone sera-t-il jugé apte à entrer à l’École militaire de Paris ? Déjà, l’ancien inspecteur de l’École – le maréchal de camp chevalier de Keralio – a formulé son jugement en ces termes : « M. de Buonaparte (Napoleone) né le 15 août 1769, de quatre pieds, dix pouces, dix lignes, (1,66 mètre) a fait sa quatrième. Bonne constitution, excellente santé, caractère soumis. Honnête, et reconnaissant, sa conduite est très régulière. Il s’est toujours distingué par son application aux mathématiques. Il sait passablement l’histoire et la géographie. Il est très faible dans les exercices d’agrément. Ce sera un excellent marin. » Un autre examinateur, plus clairvoyant, semble-t-il, précise : « caractère dominant, impérieux et entêté ».

C’est seulement le 22 septembre que l’inspecteur Reynaud des Monts arrive à Brienne. Le ministre de la Guerre – le maréchal de Ségur – l’a autorisé à faire entrer à l’École royale de Paris « tous boursiers des petites écoles se destinant à l’artillerie, au génie ou à la marine, qui se seraient distingués par leur intelligence, leur bonne conduite et leurs connaissances des mathématiques ».

Reynaud des Monts, après l’avoir interrogé, estime que le cadet Buonaparte possède les qualités requises pour entrer à l’École royale de Paris, cette école créée par Louis XV à la demande de la jolie marquise de Pompadour. Napoleone – il vient d’avoir quinze ans – ne se sent plus de joie. Quatre de ses camarades partiront avec lui : Nicolas de Montarby de Dampierre, Jean-Joseph de Comminges, Pierre de Laugier de Bellecour – l’ancien ami de Napoléon – et Henri de Castries.

Le 17 octobre 1784, « M. Napoleone de Buonaparte, écuyer, fils de noble Charles-Marie de Buonaparte », quitte Brienne en malle-poste avec ses quatre camarades reçus comme lui. Le père Berton les accompagne. Le 18 octobre, après avoir passé la nuit à Arcis, Buonaparte et ses compagnons arrivent à Nogent-sur-Seine en fin d’après-midi. S’il faut en croire la tradition, les voyageurs passent la nuit à l’auberge : La Ville de Jérusalem. Le lendemain, au début de l’après-midi, le petit groupe s’embarque au port du Petit-Laurent. C’est en effet, en bateau, pour une somme de neuf livres sept sols par personne, que le père Berton et ses élèves vont gagner la capitale. Les Parisiens appelaient ce coche d’eau « le corbeillard », car Corbeil était sa dernière escale. Le lourd bateau tiré par quatre chevaux nonchalants avançait avec une lenteur si majestueuse que, tout naturellement, l’on donna son nom au char des morts...

Les futurs officiers et leur surveillant arrivent, le 19 octobre, à Montereau, vers six heures du soir. Ils iront passer la nuit à l’auberge. Le 20, le coche d’eau fait escale à Melun et s’arrête à Corbeil à six heures du soir. Les cadets et le père Berton passent une nouvelle nuit à l’hôtel. Le lendemain, 21 octobre, le Corbeillard accoste à Paris, au port de Saint-Paul, vers cinq heures de l’après-midi. De « la maison flottante », reliée au quai par deux planches mises bout à bout et qui servent de passerelle, débarquent le Père Minime et les cinq jeunes élèves de Brienne. Ils passent le Pont-Marie et soupent chez un traiteur de la rue des Deux-Ponts : au Coq Hardi. De là, la petite troupe suit les quais. Napoleone achète un Gil Blas dans une boîte de bouquiniste et l’un de ses camarades – de Castries – paie l’emplette. Après une courte prière à l’église de Saint-Germain-des-Prés, il fait nuit lorsque le père Berton prend, sans doute par la rue de Grenelle, le chemin du Champ de Mars.

Le coeur battant, M. l’arrière-cadet découvre Paris.

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Napoléon le dira à Sainte-Hélène : « La première nuit fut pénible. Le ton était différent. Les classes se trouvaient commandées par quatre officiers de Saint-Louis et huit sergents qui avaient le commandement haut et le ton militaire. »

Où logea le « cadet Buonaparte » ? Sans doute dans l’une des mansardes de la coupole dont les oeils-de-boeuf entourent l’horloge ? Marco de Saint-Hilaire l’a affirmé, précisant qu’il fallait monter cent soixante-seize marches pour atteindre la cellule du futur empereur. Il paraît que c’est une chose impossible : le nombre de marches à gravir pour parvenir aux mansardes n’est pas aussi grand. Peut-être a-t-il simplement mal compté ?...

Buonaparte allait demeurer là un an et une semaine.

Alexandre des Mazis a noté dans ses Cahiers ses impressions durant les années où il fut le compagnon de Napoléon à Paris, puis à Valence. Ces précieux souvenirs qui appartiennent au Père Antoine des Mazis, arrière-petit-fils d’Alexandre, n’avaient encore jamais été édités{5}. Le lendemain de son arrivée, Buonaparte, dans la cour de l’École militaire, voit des Mazis s’avancer vers lui. L’élève-officier Le Lieur, de Ville-sur-Acre, ancien condisciple du boursier Napoleone à Brienne, et qui venait d’être muté à l’École de Metz, avait recommandé à Alexandre le jeune Corse dont « le caractère original et les manières un peu étrangères » risquaient de surprendre professeurs et élèves.

« Il m’accueillit assez froidement, racontera Alexandre des Mazis, mais sans refuser mes avances ; nous fûmes placés dans la même division et le hasard fit qu’on le plaça à côté de moi dans la classe de mathématiques se destinant à la marine. » Buonaparte accueille, en effet, les avances de son nouveau camarade avec froideur. Pour que ce sauvageon de quinze ans consente à s’amadouer, il faudra que s’écoulent plusieurs mois et que se déroule un incident rapporté par des Mazis dans ses Cahiers.

Un ancien, nommé Champeaux – il mourra des suites d’une blessure reçue à Marengo –, a été chargé d’enseigner le maniement des armes à ses jeunes camarades. Dans ce domaine Buonaparte est un soldat déplorable : il pense visiblement à autre chose. Champeaux, un jour que son élève témoigne d’une distraction excessive, donne sur les doigts du futur empereur un coup de baguette de fusil. Il fait un saut en arrière : Napoleone lui a envoyé son fusil à la tête. Au lieu d’expédier le jeune homme au cachot pour lui former le caractère, le capitaine instructeur se contente de demander à des Mazis s’il veut bien essayer de civiliser « ce dangereux insulaire ». Et c’est ainsi que commence leur amitié. À dire vrai, les deux jeunes gens sont infiniment plus occupés à échanger leurs rêveries qu’à découvrir les charmes cachés du maniement d’armes... Aussi, lorsque les jours d’exercices collectifs le chef du bataillon – M. de Lannoy – commande le « reposez-armes », voit-on au second rang un seul fusil demeurer ridiculement en l’air.

C’est Napoleone de Buonaparte qui rêve !

Des Mazis, qui se trouve à sa droite, se hâte de donner un coup de coude au distrait... Le fusil récalcitrant retombe alors avec un bruit isolé et peu militaire qui perce M. de Lannoy jusqu’à l’âme...

— Monsieur Buonaparte, s’écrie alors le malheureux instructeur, réveillez-vous donc, vous faites toujours manquer l’exercice !

« L’exercice qui lui plaisait le plus, rapportera encore Alexandre des Mazis, était celui des armes – entendez de l’escrime. Nous avions un excellent maître. Toutes les heures consacrées à la salle d’armes étaient employées à faire assaut. Napoléon était vite en nage, il était dangereux de ferrailler avec lui, il se mettait en colère lorsqu’il était touché et fondait sur son adversaire sans règle ni mesure ; c’était avec moi qu’il faisait assaut le plus souvent, et lorsque je lui portais une botte, j’avais soin de me retirer en arrière pour lui donner le temps de se calmer.

— Par saint Pierre, s’écriait-il, je vais me venger !

Et il allait d’estoc et de taille sans songer à se garantir des coups qu’il se mettait hors d’état de parer et qu’alors il était facile de lui porter. Le maître d’armes venait s’interposer pour faire cesser le combat qu’il poussait à outrance. Il a cassé un grand nombre de fleurets. Je porte encore la marque d’une de ses bottes qui m’a mis plusieurs jours hors de combat avec lui. »

Certaines de ses réactions surprennent. Un jour de fête publique, un ballon doit être lancé au Champ de Mars, les élèves de l’École se trouvent sous les armes depuis fort longtemps et le ballon ne part pas. Buonaparte s’impatiente, donne son fusil à tenir à des Mazis, sort des rangs et va couper les cordes qui retiennent le ballon. « Il fut crevé et Buonaparte sévèrement puni. »

Le nouvel élève a maintenant revêtu le pimpant uniforme de l’École : habit bleu à collet rouge et à doublure blanche, avec galons en argent, veste et culotte en serge bleue. La tenue est complétée par une paire de gants, ou trois paires pour ceux qui montent à cheval, un chapeau brodé d’argent ou garni d’un bord de poil de chèvre.

Bon en mathématiques, moyen en histoire, il est moins bien noté qu’à Brienne.

— On me mit tout de suite dans la classe d’artillerie ; je fus reçu avant-dernier, avouera-t-il plus tard.

Seize professeurs se partagent les huit heures de classe par jour : classes de mathématiques, de grammaire, d’histoire, de géographie, de dessin, d’allemand, de fortifications, de maniement d’armes, d’escrime et d’équitation. Seuls les futurs marins – comme Napoleone – reçoivent des leçons d’anglais. « Quant au maître d’allemand, ne pouvant rien lui faire apprendre, racontera des Mazis, il avait fini, après bien des menaces, par lui laisser faire tout autre chose que de l’allemand. Il avait pour cette langue une répugnance invincible, et il ne comprenait pas qu’on pût s’en mettre un mot dans la tête. Il profita de cette liberté pour lire pendant toute la classe des livres d’histoire et de politique qu’on lui prêtait de la bibliothèque qui était à la disposition des élèves. Le maître d’écriture avait fait comme celui d’allemand, il l’avait renvoyé de sa classe, non parce qu’il écrivait bien, mais parce qu’il voyait qu’il ne pourrait s’assujettir aux plus simples principes d’écriture... »

Le lever se fait à six heures du matin, le coucher à neuf. Les élèves sont fort bien traités. Chaque repas comprend cinq services :

Dîner gras : soupe, bouilli, deux entrées, trois desserts.

Souper gras : deux plats, salade, trois desserts.

Dîner ou souper maigre : soupe, deux plats de légumes, un plat de « graines », un plat de poisson, un plat d’oeufs, trois desserts.

Le dortoir est divisé en cellules bien meublées. Un nombreux personnel sert les élèves et, plus tard, Napoléon critiquera cette prodigalité :

— Nous étions nourris, servis, traités avec magnificence en toutes choses, comme des officiers qui jouiraient d’une grande aisance, plus grande certainement que celle dont beaucoup d’entre nous devaient jouir un jour.

Assurément Buonaparte n’est guère aimé, et les mêmes scènes vécues à Brienne se renouvellent à Paris. Cet insulaire farouche, insociable, fronde tout, de son accent rocailleux et blâme « avec un ton tranchant ». Ses professeurs se trouvent rebutés et le considèrent comme « un jeune humoriste ». Sa manière de parler de la Corse les choque. L’un d’eux – M. Valfort – lui dira un jour sévèrement :

— Monsieur, vous êtes élève du Roi, il faut vous en souvenir et modérer votre amour de la Corse qui, après tout, fait partie de la France !

Très sensible aux plaisanteries de ses camarades, il est souvent humilié et blessé – et se l’imagine plus qu’il ne l’est en réalité. Au moindre sourire quelque peu railleur, le jeune Buonaparte fonce, les poings en avant.

— Que de rouflées j’ai alors données ! avouera-t-il plus tard.

Et les « rouflées » du petit hobereau, « boursier du roy », s’adressent aux Rohan, Broglie ou Montmorency-Laval ! On ne peut s’empêcher d’évoquer le jour où, pour la première fois aux Tuileries, les nouveaux chambellans impériaux seront présentés à Napoléon. Il y avait là un Ségur, un Noailles, un Gontaut, un Béarn, un Turenne, un Contades ! Le maréchal du palais demanda à l’Empereur de bien vouloir désigner ceux qui devaient commencer leur service :

— Cela m’est égal !

— Mais pourtant, Sire...

— Eh bien, décida Napoléon, en regardant le lot comme s’il s’agissait de choisir des chevaux de remonte, prenez le blond et le crépu...

De même qu’à Brienne, on le voit arpenter, seul, la cour, ou – l’hiver – les salles de récréation. Il ne fait aucune attention aux jeux qui l’environnent. « Ces méditations, nous dit des Mazis, lui donnent un air distrait. On le voit ainsi s’animer, marcher à plus grands pas, et rire ou gesticuler. Enfermé dans son rêve, il ne semble se réveiller que lorsque l’un de ses camarades le heurte en courant. » Des Mazis s’approche parfois de lui et la conversation « roule sur des choses sérieuses, il gémit sur la frivolité des élèves, les désordres qui régnent entre eux et le peu de soin qu’on apporte à nous surveiller et à nous préserver de la corruption... ». Son camarade est conquis « par l’originalité du caractère » de son nouvel ami. De son côté, Buonaparte « trouve quelqu’un qui le conçoit, l’apprécie, et à qui il peut, sans contrainte, manifester ses pensées ».

Seule la compagnie de des Mazis parvient à le sortir de ses rêves, et l’unique jeu de l’École qui l’intéresse est celui de l’attaque ou de la défense des redoutes. « Alors, il se met à la tête d’un de ces partis et le commande avec une intelligence remarquable, »

Les jours de sortie, Buonaparte loge chez ses correspondants à Paris, les Permon, amis de la famille Buonaparte, qui demeurent à l’hôtel de Sillery, 13, place de Conti. S’il faut en croire la tradition, le cadet Buonaparte couche dans la mansarde située au troisième étage, dont la fenêtre donne à l’angle de la place et de l’impasse Conti. La fille cadette de Mme Permon, Laure, qui sera un jour Mme Junot, puis duchesse d’Abrantès, fait ainsi la connaissance du futur empereur. « Ce que Napoléon avait de charmant lorsqu’il devint jeune homme, écrit-elle, c’était son regard, et surtout, l’expression douce qu’il savait lui donner dans un moment de bienveillance. À la vérité, l’orage était affreux, et, quelque aguerrie que je fusse, jamais je n’ai regardé cette physionomie admirable, même dans la colère, lorsqu’elle était animée, sans éprouver un frisson ; son sourire était également captivant, comme le mouvement dédaigneux de sa bouche vous faisait trembler. Mais tout cela, mais le front qui devait porter les couronnes d’un monde, ces mains dont la plus coquette des femmes se serait enorgueillie et dont la peau blanche et douce recouvrait des muscles d’acier, des os de diamant, tout cela ne se distinguait pas dans l’enfant et ne se fit présumer que dans le jeune homme adolescent. »

Un jour, la mère de Laure et son oncle Démétrius Commène se rendent avec Napoleone à Saint-Cyr pour aller voir Maria-Anna Buonaparte. Dès l’arrivée des visiteurs la petite fille fond en larmes : l’une de ses camarades – Mlle de Montluc – doit quitter le couvent de Saint-Louis dans quelques jours. Un goûter d’adieu va être offert à cette occasion et la soeur de Napoleone ne possède pas un franc pour participer à la dépense. Le premier mouvement de l’élève-officier est de porter la main à sa poche ; mais « comme la réflexion lui dit qu’il ne trouverait pas ce qu’il y cherchait », il rougit en frappant du pied. Mme Permon offre alors les dix ou douze francs nécessaires pour calmer le chagrin de Maria-Anna. Lorsque les visiteurs remontent en voiture, Napoleone explose, éclatant en invectives contre l’administration des maisons comme Saint-Cyr et l’École militaire qu’il qualifie de détestable. « On voyait, rapportera Laure, que l’humiliation de sa soeur lui avait fait mal. Mon oncle qui était extrêmement vif s’impatienta à la fin du ton d’amertume tranchant qu’il mettait dans son discours, et le lui dit assez sèchement. Napoleone se tut aussitôt... Mais son coeur était trop plein : il ramena bientôt la conversation sur le même sujet, et enfin ses expressions devinrent tellement offensantes que mon oncle lui dit :

— Tais-toi ! il ne t’appartient pas, étant élevé par la charité du roi, de parler ainsi que tu le fais. »

Le mot « charité » fit devenir blême le cadet, puis il rougit si violemment que Mme Permon crut qu’il allait étouffer. Lorsque Napoleone put enfin parler, ce fut pour déclarer d’une voix toute tremblante d’émotion :

— Je ne suis pas élève du roi, je suis élève de l’Etat.

Précisons que la « charité du roi » coûtait à Louis XVI, par cadet, quatre mille deux cent quatre-vingt-deux livres chaque année, soit cinq millions de nos anciens francs. Aussi M. de Commène s’écria-t-il :

— Je ne veux pas que tu parles ainsi de ton bienfaiteur devant moi.

— Je ne dirai rien qui vous déplaise, répondit l’élève-officier ; permettez-moi seulement d’ajouter que, si j’étais maître de rédiger les règlements, ils le seraient autrement et pour le bien de tous !

Si j’étais le maître !...

 

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Le 23 mars 1785, Buonaparte apprend la mort de son père, survenue un mois auparavant, le 24 février, à Montpellier. Charles-Marie, atteint d’un inguérissable cancer à l’estomac, s’était rendu dans cette ville pour aller consulter un spécialiste. Mme Permon, dont le beau-père avait occupé une situation à la Trésorerie d’Ajaccio, se trouvait justement à Montpellier et avait assisté, avec Joseph et l’oncle Fesch, aux derniers moments de Charles Buonaparte, qui n’avait que quarante ans.

Selon la coutume, l’un des confesseurs de l’École veut conduire Napoleone à l’infirmerie pour qu’il puisse être seul « dans ses premiers moments de la douleur ». Il refuse de s’y rendre, déclarant, farouche :

— J’ai assez de force d’âme pour supporter cette peine sans qu’on prît soin de me consoler.

Il est pourtant profondément affecté et se déclare hanté par le fait que son père soit mort « à cent lieues de son pays, dans une contrée étrangère, indifférente à son existence, éloignée de tout ce qu’il a de plus précieux... » Il attendra près d’une semaine pour écrire en ces termes à sa mère : « C’est aujourd’hui que le temps a un peu calmé les premiers transports de ma douleur, que je m’empresse de vous témoigner la reconnaissance que m’inspirent les bontés que vous avez toujours eues pour nous. »

En chef de famille – en réalité, c’était Joseph qui pouvait revendiquer cette charge – il ordonne : « Consolez-vous, ma chère mère, les circonstances l’exigent. Nous redoublerons nos soins et notre reconnaissance, et heureux si nous pouvons, par notre obéissance, vous dédommager un peu de l’inestimable perte d’un époux chéri. Je termine, ma chère mère, ma douleur me l’ordonne, en vous priant de calmer la vôtre. Ma santé est parfaite, et je prie tous les jours que le ciel vous en gratifie d’une semblable. Présentez mes respects à Zia Geltruga, Minana Saveria, Minana Fesch... » Il s’agit de ses trois tantes, trois dames parfaitement insignifiantes.

Puis, dans ce post-scriptum, il annonce en ces termes la naissance du futur Louis XVII, au destin tragique :

« P.S. – La reine de France est accouchée d’un prince, nommé duc de Normandie, le 27 mars, à sept heures du soir. » Et il signe :

« Votre très humble et affectionné fils, Napoleone de Buonaparte. »

Paul Bartel l’a démontré, la mort de son père, ce « complaisant des vainqueurs, allant des salons du gouverneur aux antichambres de Versailles », est pour Napoléon une manière de délivrance. Il pourra désormais ne plus mettre de bornes à son patriotisme presque excessif – à son chauvinisme corse.

Et, dès qu’il le pourra, revenir à Ajaccio en uniforme d’officier du roi.

Au début de cette année, on a annoncé aux futurs aspirants qu’il n’y aura pas, en 1785, d’examen de marine. Demeurer douze mois de plus à l’École royale ? Buonaparte s’y refuse. Et, comme la plupart de ses camarades visés par cette suppression, Napoleone, toujours l’un des meilleurs de la classe de mathématiques, choisit le corps de l’artillerie.

Au mois de septembre – alors que la France se passionne pour l’affaire du Collier qui a éclaté le 15 août – s’ouvre le concours de sortie auquel participent les élèves de toutes les écoles royales de France. L’un des deux professeurs de mathématiques, Monge{6}, aurait tracé cette note : « Napoleone de Buonaparte. Réservé et laborieux, préfère l’étude à toute espèce d’amusement, se plaît à la lecture des bons auteurs ; très appliqué aux sciences abstraites ; peu curieux des autres ; connaissant à fond les mathématiques et la géographie ; silencieux, aimant la solitude, capricieux, hautain, extrêmement porté à l’égoïsme, parlant peu, énergique dans ses réparties, ayant beaucoup d’amour-propre, ambitieux et aspirant à tout ; ce jeune homme est digne qu’on le protège. » De son côté, M. de l’Aiguille écrivait ces lignes prophétiques : « Corse de nation et de caractère, ce jeune homme irait loin si les circonstances le favorisaient. »

Le 28 septembre, les promotions sont publiées. Napoleone est follement heureux : il est reçu ! Sur cent trente-sept candidats, cinquante-huit sont admis comme lieutenants en second, dont quatre cadets de l’École militaire de Paris : Picot de Peccaduc trente-neuvième, Phélippeaux – le futur rival de Bonaparte à Saint-Jean-d’Acre : quarante-et-unième – Napoleone de Buonaparte : quarante-deuxième, enfin, in extremis, Alexandre des Mazis se trouve admis à la cinquante-sixième place.

Napoléon pourra dire plus tard :

— J’ai été officier à l’âge de seize ans et quinze jours.

Son brevet – signé par Louis XVI à Saint-Cloud et contresigné par le maréchal de Ségur – a, en effet, été antidaté et porte la date du 1er septembre. Le mois suivant, le lieutenant en second Buonaparte est affecté avec son ami des Mazis au régiment de la Fère, qui tient garnison à Valence.

Le 28 octobre, dès qu’il a revêtu son nouvel uniforme d’officier et reçu la boucle de col en argent et son épée, Buonaparte se précipite chez Mme Per-mon et va se montrer aux deux jeunes filles de la maison qui éclatent de rire en voyant ses jambes « alors fort grêles » perdues dans une gigantesque paire de bottes. Leur fou rire est tel que le nouvel officier se fâche.

— Puisque vous ceignez l’épée, lui dit Cécile, la plus âgée des deux soeurs, vous devriez être le chevalier des dames et vous trouver bien heureux qu’elles plaisantent avec vous.

— On voit bien que vous n’êtes qu’une petite pensionnaire, réplique Napoleone, dédaigneusement.

— Et vous, répond la jeune fille, vous n’êtes qu’un chat botté !

Il a bien du mal à maîtriser sa colère. Ce qui n’empêchera pas, le lendemain, le jeune officier de seize ans, sur ses maigres économies, d’offrir à la « petite pensionnaire » une jolie édition du Chat Botté, et, à Laure un pantin représentant le chat botté courant devant le carrosse de son maître, le marquis de Carabas.

Le 29 octobre, par un temps très couvert, un vent affreux et des rafales de pluie, – les archives de l’Observatoire nous l’indiquent – Napoleone va rendre visite à Mgr de Marbeuf, alors de passage à Paris et qui l’a déjà si souvent protégé. L’évêque d’Autun le reçoit au palais abbatial de Saint-Germain-des-Prés où il réside, et lui donne une recommandation pour Mgr Tardivon, abbé général de Saint-Ruf à Valence.

Le dimanche 30 octobre, le brouillard, puis de lourds nuages couvrent le ciel, mais à onze heures du soir, c’est par un temps merveilleux, un ciel très pur, que, escortés par un bas-officier, Buonaparte et Alexandre des Mazis quittent le Champ de Mars. Ils se rendent quai des Célestins, au bureau des Messageries où ils soupent et couchent aux frais de l’École. Le lendemain à cinq heures du matin – le temps est toujours beau, mais des nuages commencent à apparaître venant du sud-ouest – les deux jeunes officiers montent dans la diligence qui doit les conduire à Sens d’abord où aura lieu la Couchée, puis par Auxerre et Autun, jusqu’à Châlon-sur-Saône, où ils trouveront place dans le coche d’eau qui les déposera à Lyon.

C’est à Fontainebleau qu’ils prennent leur premier repas à leur compte. Sans doute – Lenotre l’a pensé – écourtent-ils leur dîner afin de donner un coup d’oeil au château royal. « Quelques années plus tard, le pauvre cadet qui contemplait ce jour-là, le nez collé aux grilles, les vieilles façades du palais, sera le maître de ces splendeurs et y recevra à sa table le pape intimidé... »

Peu après Fontainebleau, lorsque la lourde diligence doit monter une côte au pas, les deux jeunes gens descendent de voiture. C’est alors que des Mazis voit son compagnon se mettre à courir comme un fou, à sauter et à gesticuler, tout en criant :

— Enfin, je suis libre ! Je suis libre !