VII

LA GUERRE ET L’AMOUR

En amour, la seule victoire, c’est la fuite.

NAPOLÉON.

— PATIENTE, ma bonne amie, nous aurons le temps de faire l’amour après la victoire.

Et, penché sur la table ronde du petit salon-salle à manger de l’hôtel de la rue Chantereine, une table en acajou dont les pans peuvent se rabattre, une table toute jonchée de cartes, Buonaparte renvoie sa femme à ses colifichets et aux glaces – innombrables – qui ornent son boudoir aménagé en rotonde. Il met ainsi la dernière main à cette campagne à laquelle il pense depuis plus de deux années, depuis que Augustin Robespierre lui a procuré le commandement de l’artillerie de l’armée d’Italie – ce plan qu’il avait conçu au mois de mars 1794 et qui avait enthousiasmé le représentant Ricord et le frère du dictateur. Maintenant qu’il est le chef de l’armée d’Italie, Napoleone ne doute pas de pouvoir le réaliser. Alors – il ne l’ignore point – qu’il n’aura entre les mains qu’une troupe sans discipline, sans pain et sans chaussures !

Pourquoi le Directoire a-t-il décidé de porter une guerre dite « de diversion » au Piémont et en Lombardie ? Tout simplement pour remplir les caisses désespérément vides. Déjà, le 19 janvier précédent, Carnot avait écrit à Schérer, alors commandant de l’armée d’Italie : « Il n’y a pas d’argent... Trouvez donc le moyen de vous en passer ou d’en prendre là où il y en a... L’abondance est derrière une porte qu’il s’agit d’enfoncer... » Mais lorsqu’on avait transmis à Schérer le plan du « petit Buonaparte », il avait répondu : « Que celui qui l’a conçu vienne l’exécuter ! »

On l’avait pris au mot !

C’est donc une expédition de rapines et de pillages organisés que l’on charge Buonaparte d’accomplir. On ne lui demande nullement d’aller porter « le flambeau de la liberté », ou d’aller « faire trembler les despotes couronnés » de l’autre côté des monts. Le gouvernement est aux abois – et c’est là tout !

Le soir du 11 mars 1796, on vient annoncer à Buonaparte que la chaise de poste l’attend au bout de la petite allée bordée de tilleuls, reliant la maison à la rue Chantereine. Déjà Junot, son aide de camp, et Chauvet, ordonnateur de l’armée d’Italie, y ont pris place. Au moment de quitter Joséphine, la gorge de Napoleone se serre. Le rejoindra-t-elle dès que la situation en Italie le lui permettra ? Elle le tranquillise. Bien sûr, elle quittera Paris lorsqu’il l’appellera auprès de lui. Mais abandonner son existence faite toute de plaisirs pour mener la vie des camps, se trouver loin de son coiffeur, de son couturier et de ses marchandes de frivolités lui paraît pure folie ! Et tandis que Napoleone prend tristement dans le brouillard qui tombe le chemin de la barrière d’Italie, Joséphine va se coucher dans son lit en bois bronzé, murmurant probablement selon son habitude et avec son accent créole qui ravit son mari :

— Qu’il est drolle ce Buonaparte !

Le nouveau marié, en descendant vers le Midi, n’a pourtant q ;ue son image et leurs souvenirs en tête : « Chaque instant m’éloigne de toi, écrit-il de Chanceaux le soir du 14 mars. Tu es l’objet perpétuel de ma pensée ; mon imagination s’épuise à chercher ce que tu fais. Si je te vois triste, mon coeur se déchire et ma douleur s’accroît. Si tu es gaie et folâtre avec tes amies, je te reproche d’avoir bientôt oublié la douloureuse séparation de trois jours ; tu es alors légère, et dès lors, tu n’es affectée par aucun sentiment profond. Comme tu vois je ne suis pas facile à contenter ; mais, ma bonne amie, c’est bien autre chose, si je crains que ta santé ne soit altérée, ou que tu aies des raisons d’être chagrine que je ne puis deviner. Alors je regrette la vitesse avec laquelle on m’éloigne de ton coeur...

« Que mon génie qui m’a toujours garanti au milieu des plus grands dangers, t’environne, te couvre, et je me livre découvert... Écris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l’amour le plus tendre et le plus vrai. »

Il trace au dos le nom de la « citoyenne Beauharnais ». Craint-il que le courrier ne trouve pas la maison de la « citoyenne Buonaparte » ?

En arrivant à Marseille le 20 mars, il va voir Mme Letizia, annonce son mariage, lui remet une lettre de Joséphine et arrache à sa mère la promesse de répondre à cette bru qui lui est imposée. Et quelle bru ! Une vicomtesse ! Une femme à la mode ! Une veuve de six années plus âgée que Napoleone ! Une femme dont la légèreté est célèbre ! On en parle même dans les gazettes ! Et dont il faudra entretenir les deux enfants ! Le clan se trouve d’un seul coup augmenté de trois personnes qui mangeront le principal de la solde du cher Nabulio ! Aussi, est-ce avec une mauvaise humeur évidente que Letizia mettra plus d’une semaine pour écrire à la nouvelle citoyenne Buonaparte ! À la citoyenne Bonaparte plutôt, puisque son fils vient de décider d’abandonner l’orthographe italienne de son nom et de son prénom.

Quatre jours plus tard, il passe par Toulon. Un ami, le capitaine de vaisseau Decrès, qui sera nommé contre-amiral en 1798, se trouve là. Il a beaucoup connu Buonaparte à Paris et « se croit en familiarité » avec lui. « Plein d’empressement », il se précipite pour le voir. La porte du salon s’ouvre, Decrès va s’élancer, lorsque « l’attitude, le regard, le son de sa voix » clouent net le malheureux sur place. Bonaparte a tenu immédiatement à marquer la distance entre le chétif quémandeur « capitaine Canon » et le général en chef d’une des armées de la République, qui vient de sauver le régime et est aimé – du moins le croit-il – par une des plus jolies femmes de Paris.

Le 25 mars, Napoléon s’arrête à Antibes et loge à l’auberge Agarrit où l’accueille Berthier, chef d’état-major de l’armée d’Italie. Celui-ci est petit, contrefait, mais dans sa grosse tête tout est classé avec méthode. Bonaparte qui, d’un regard, jauge un homme, devine que cet officier infatigable saura le débarrasser de tous les détails. Il s’installe à Nice dans la maison du citoyen Sauvaigo, 4, rue François-de-Paule, qui abritait la Préfecture des Alpes-Maritimes et, le 27 mars, reçoit Masséna, Sérurier, Laharpe et Augereau, généraux de division, qui regardent de haut ce « gringalet » de vingt-six ans et demi qui leur a été imposé pour maître. Un militaire d’antichambre ! Un intrigant ! Un général d’alcôve ! Ce « petit bamboche à cheveux éparpillés », qui, avec trente-sept mille loqueteux, sans solde, l’estomac creux et chaussés de paille tressée, prétend vouloir combattre l’empire d’Autriche et le royaume de Piémont ! Masséna le toise. « Sa petite taille, raconte-t-il, sa figure chétive ne nous prévinrent pas en sa faveur. Le portrait de sa femme qu’il tenait à la main, et qu’il fit voir à tous, son extrême jeunesse par-dessus tout, nous persuadèrent que cette nomination était encore l’oeuvre de l’intrigue... » Ce qui est d’ailleurs quelque peu exact... Tout, dans l’attitude des quatre généraux qui se tiennent devant leur nouveau chef, montre qu’ils savent parfaitement que leurs troupes forment en quelque sorte la dot de « la générale ». Méprisants, ils ont gardé leur chapeau emplumé de plumes tricolores sur la tête. On raconte que Bonaparte en se découvrant les força à l’imiter, puis qu’il aurait mis sa coiffure sans que les autres aient oser se recouvrir. Légende ou vérité ? Fait certain, Masséna nous assure que, lorsque Napoléon se recoiffa, il parut « grandir de deux pieds ».

Les divisionnaires se taisent... mais sont stupéfaits en entendant Bonaparte les questionner avec une étonnante compétence « sur la position de leur division, leur matériel, l’esprit et l’effectif de chaque corps ». Puis « il trace la direction que devront suivre les différentes unités » :

— Demain, je passerai l’inspection de tous les corps et après-demain je marcherai sur l’ennemi.

Ce fut exact, à trois ou quatre jours près...

Après les officiers, les hommes !

En arrivant à Nice, Bonaparte sait assurément qu’il va avoir à commander une armée démunie de tout, mais pas au point de l’effarante réalité. Pas un franc en caisse. « L’on vivait au jour le jour, il n’existait pas de moyens de transports ; seulement les routes d’étapes du Rhône au Var se trouvaient approvisionnées. » Dans ses Souvenirs encore inédits, l’adjudant Dupin relate comment un jour, pour nourrir les trois officiers et le sergent-major de sa compagnie, il ne reçut que trente-neuf haricots – il les avait comptés !... En quarante-huit heures, le nouveau commandant en chef réussira à se procurer « pour six jours de pain, de viande et d’eau-de-vie, ainsi que douze mille paires de souliers ».

Les hommes ayant à manger, il faut rétablir la discipline. « Je maintiendrai l’ordre, écrit Bonaparte au Directoire, ou je cesserai de commander à ces brigands... » L’ordre s’établira et les « brigands » seront les meilleurs soldats du monde. Un bataillon ayant refusé, avant d’avoir reçu sa solde, de quitter Nice pour se rendre à son poste, se trouve dissous et réparti dans les autres corps. « Cet acte d’autorité, nous dit encore Masséna, imprima tout d’abord du respect aux troupes pour l’autorité du jeune général. »

Sur la place de la République, pour donner une âme à son armée, il passe ses troupes en revue. Il circule entre les rangs, interroge ses hommes familièrement et les stimule en leur promettant que bientôt ils pourront dire avec orgueil : « J’étais de l’armée d’Italie. » Puis, remontant à cheval, il lance des phrases lapidaires qui vont devenir immortelles :

— Soldats, vous êtes nus, mal nourris ; le gouvernement vous doit beaucoup, il ne peut rien vous donner... Votre patience à supporter toutes les privations, votre bravoure à affronter tous les dangers, excitent l’admiration de la France ; elle a les yeux tournés sur vos misères. Vous n’avez ni souliers, ni habits, ni chemises, presque pas de pain, et nos magasins sont vides ; ceux de l’ennemi regorgent de tout : c’est à vous de les conquérir. Vous le voulez, vous le pouvez, partons !

Certes les chefs républicains savaient s’adresser à leurs troupes, mais jamais aucun n’avait encore employé des mots qui enthousiasment les coeurs et résonnent dans le souvenir.

« Mes soldats me marquent une confiance qui ne s’exprime pas », écrit-il. Est-ce l’amour qui lui donne cette flamme ? Est-ce la pensée de Joséphine qui ne le quitte point ? Il le lui a écrit le 30 en adressant cette fois-ci sa lettre « à la citoyenne Bonaparte, chez la citoyenne Beauharnais »... : « Au milieu des affaires, à la tête des troupes, en parcourant les camps, mon adorable Joséphine est seule dans mon coeur, occupe mon esprit, absorbe ma pensée... »

Chaque nuit, il rêve qu’il la serre dans ses bras : « Je n’ai pas pris une tasse de thé sans maudire la gloire et l’ambition qui me tiennent éloigné de l’âme de ma vie. » Il n’ignore pas le genre d’existence que la créole, « bâtie de dentelle et de gaze », a pu mener. Lui est-elle fidèle ? Bien que « la Nature », affirme-t-il, lui ait fait « l’âme forte et décidée », les « craintes » qui envahissent son coeur « le rendent malheureux ».

Il a reproché à sa femme la froideur de ses lettres. Aussi, trace-t-elle avec son sang – du moins elle affirme que c’est le sien... – quelques lignes brûlantes et érotiques.

« Y penses-tu, mon adorable amie, de m’écrire en ces termes ? lui répond-il. Crois-tu que ma position n’est pas déjà assez cruelle, sans encore accroître mes regrets, et bouleverser mon âme ? Quel style ! Quels sentiments que ceux que tu peins ! Ils sont de feu. Ils brûlent mon pauvre coeur ! »

Dans sa lettre il le lui répète : elle est son unique pensée. Lorsque « le tracas des affaires » l’ennuie, lorsque les hommes le dégoûtent, lorsqu’il se sent prêt « à maudire la vie », il met la main sur son coeur :

« Ton portrait y bat ; je le regarde... »

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Au son des fanfares, le 2 avril 1796, l’épopée commence : Bonaparte quitte Nice par la route de la Corniche – alors un simple chemin. Il a le sourire. Son optimisme s’explique par le fait – il le révélera plus tard – que parmi les membres des états-majors ennemis se trouvent plusieurs officiers qui lui sont « dévoués et vendus ».

— Par eux, j’ai su non seulement leurs plans, mais encore leurs projets.

Voici qui ternit un peu la légende...

Ce même soir, il passe la nuit à Menton, au 3 de l’actuelle rue Bréa. Le lendemain il sera à Port-Maurice, et le surlendemain à Albenga où se trouve son quartier général. Le voici déjà à vingt lieues de Menton. « Les deux armées se remuent, annonce-t-il à sa femme, nous cherchons à nous tromper. Au plus habile la victoire ! » Il ajoute – et on devine son sourire : « Je suis assez content de Beaulieu ; il manoeuvre bien, il est plus fort que son prédécesseur. Je le battrai, j’espère, de la belle manière... » Beaulieu a en effet divisé ses forces, tandis que l’armée française se trouve placée de manière à se fondre rapidement en un seul bloc et à tomber en masse sur l’un ou l’autre des corps ennemis. Cela se passera ainsi le 12 avril à Montenotte – le Mont de la Nuit, situé à quatre lieues au nord-ouest de Savone.

— Ayez l’oeil ouvert sur Montenotte, avait ordonné Bonaparte ; surveillance et jactance, c’est le cas.

L’un des corps autrichiens sera, en effet, fortement battu, l’autre se trouvera dans l’absolue nécessité de se retirer... La déroute de l’ennemi est complète.

— Quels sont vos aïeux ? demandera-t-on un jour à Napoléon.

— Ma noblesse date de Montenotte, répondra-t-il.

Cette première victoire prouve la valeur de son plan. Il s’agit maintenant d’élargir la brèche grâce au « coin » ainsi enfoncé dans le dispositif austro-sarde. C’est, le lendemain, le combat de Millesimo, qui va ouvrir les routes de Turin et de Milan. Le marquis de Provera, Lombard au service de l’Autriche, se réfugie avec son arrièregarde dans un vieux castel en ruine et s’y barricade solidement... Il faudra trois jours pour lui faire hisser le drapeau de la reddition, et le déloger.

Le 16 avril, l’armée française atteint les hauteurs de Montezemolo. Bonaparte découvre ce jour-là les immenses et fertiles plaines du Piémont où serpentent le Pô, le Tanaro et « une foule d’autres rivières. » Au loin, les Alpes neigeuses cernent à l’horizon cette terre promise qu’il a fait espérer à ses soldats depuis sa prise de commandement.

— Annibal a forcé les Alpes, s’exclame-t-il avec fierté. Nous, nous les aurons tournées !

Les Piémontais de Colli continuent à battre en retraite devant la poussée française. Après une poursuite – sous la pluie – après l’entrée de Sérurier à Ceva, Bonaparte atteint son adversaire devant Mondovi. Le 20 avril au soir, il apprend la « formidable » position tenue par les troupes piémontaises. « Environné de deux rivières profondes et torrentueuses, racontera Bonaparte, l’ennemi avait coupé tous les ponts et garni leurs bords de fortes batteries. » Il n’en donne pas moins l’ordre, le lendemain matin, à huit heures, de l’attaque générale. De la Chapelle de la Croix il a une vue d’ensemble de la bataille. Il faut d’abord emporter la redoute formant le centre du dispositif. Elle est enlevée, et, à dix-neuf heures, les Sardes ayant abandonné la petite ville, leur cavalerie en retraite vers Turin, c’est l’entrée triomphale à Mondovi. Soldats et Mondoviens crient : Vive la République ! et la troupe aide les habitants à planter des arbres de la liberté.

« Victoire ! Victoire complète ! » ainsi que peut l’écrire Joubert à son père.

Le matin du 23 avril, Bonaparte reçoit du général Colli une offre d’armistice. Il lui répond en lui posant ses conditions : la remise de trois forteresses : Alexandrie, Coni et Tortone. Ce même jour il annonce à Barras : « Jusqu’aujourd’hui, j’ai livré six batailles à l’ennemi. Je lui ai fait, en dix jours, deux mille prisonniers. Je lui ai tué six’mille hommes, pris vingt et un drapeaux et quarante canons. Tu vois que je n’ai pas perdu mon temps et que j’ai répondu à votre confiance. J’ai trouvé dans Mondovi des ressources considérables et qui me mettront à même de faire cesser le pillage horrible auquel se livre une troupe manquant de tout. » Mais les Autrichiens se renforcent tous les jours. Ils sont « forts, braves et bien outillés ». Et le vainqueur termine en implorant l’expédition de « grands secours pour ne pas être exposé à des revers ».

Le 25 avril, il envoie à Paris son frère Joseph ainsi que Junot, pour apporter au Directoire les vingt et un drapeaux pris à l’ennemi à Montenotte et à Mondovi. Le soir, sous une pluie toujours battante, il part pour Cherasco où il adressera, le lendemain, la célèbre proclamation à l’Armée d’Italie :

« Soldats ! Vous vous étiez, jusqu’ici, battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la Patrie... Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert ! Grâce vous en soit rendue... »

Et, après avoir rappelé qu’il leur demandait « de respecter les peuples » récemment « délivrés » et de cesser le pillage – celui-ci est réservé au gouvernement... – il lance ces phrases qui vont se marteler dans les mémoires comme avec un burin :

— Soldats ! La Patrie a le droit d’attendre de vous de grandes choses ! Justifierez-vous son attente ?... Vous avez encore des combats à livrer, des villes à prendre, des rivières à passer... Vous n’avez rien fait puisqu’il vous reste encore à faire...

Il pouvait compter sur eux ! Ce ne sont assurément point là des compliments gratuits. Déjà, il y. avait, en effet, dans la contenance des soldats de Bonaparte « quelque chose de si ferme et de si formidable, dira un témoin, que l’on sentait que, marcher au combat avec eux, c’était marcher au succès ».

Le matin du mercredi 27 avril, le roi de Sardaigne envoie au vainqueur, alors à Cherasco, à dix lieues de Turin, une nouvelle proposition d’armistice. Bonaparte répond par un ultimatum dans lequel il glisse une clause lui réservant « la faculté de passer le Pô à Valenza » et lui assurant le libre passage à travers les États du roi de Sardaigne, chemin qui lui permettrait de gagner la Lombardie et d’attaquer l’Autriche. Pour la première fois, Napoléon va se muer en homme politique et avoir en face de lui, comme interlocuteurs, des gentilshommes de l’Ancien Régime.

À dix heures et demie du soir, au palais du comte Salmatoris, où est logé Bonaparte, arrivent les plénipotentiaires sardes – d’origine savoyarde : le vieux général-baron de la Tour, le marquis Henry et le jeune-colonel-marquis Costa de Beauregard, chef d’état-major du général Colli. Ce dernier a laissé un récit de cette longue soirée. Les trois plénipotentiaires sont surpris : aucune garde ne défend les abords de la maison, qui est presque sans lumières. Quelques soldats, écrasés de fatigue, dorment sur le seuil de la porte et sur les marches de l’escalier. Autour du palais, point de cette agitation habituelle aux quartiers généraux, point de chevaux, de fourgons ni de mulets d’équipage. Il n’y a même pas de domestiques pour accueillir les visiteurs ! Ceux-ci errent, jusqu’au moment où paraît « un jeune homme attaché à l’État-Major »...

Le jeune homme introduit les plénipotentiaires dans « une chambre à recevoir », où l’on a allumé un grand feu. Berthier les reçoit, les interroge sur l’objet de leur mission, disparaît afin de mettre le général en chef au courant, et, seulement une demi-heure plus tard, Bonaparte paraît enfin : il est botté, mais ne porte point de sabre. Son maintien paraît aux Savoyards grave et froid. Il écoute en silence le préambule du général-baron de la Tour.

— N’avez-vous pas copie des conditions que j’ai proposées au roi, répond Napoléon. Ces conditions ont-elles été acceptées par lui ?

Les diplomates se plaignent alors de « la dureté de ces conditions ».

— Depuis que je les ai offertes, reprend sèchement Bonaparte, j’ai pris Cherasco, j’ai pris Fossano, j’ai pris Alba. Je ne renchéris point sur mes premières demandes ; vous devriez me trouver modéré.

— Nous craignons que Sa Majesté ne soit forcée peut-être vis-à-vis de ses alliés actuels, à quelques mesures contraires à la délicatesse et à la loyauté de ses principes.

— À Dieu ne plaise que j’exige de vous rien de contraire aux lois de l’honneur !

Beauregard, La Tour et Henry essayent alors de lui démontrer « le peu d’utilité qu’il retirerait de certaines concessions exigées, et particulièrement du passage sur le Pô à Valenza », Napoléon relève la tête et lance alors, avec « un peu d’aigreur », et en élevant le ton :

— Ma République, en me confiant le commandement d’une armée, m’a cru assez de discernement pour juger de ce qui convient à ses intérêts, sans que j’aie à recourir aux conseils de mon ennemi.

À une heure du matin, Bonaparte tire sa montre, et, voyant que la discussion se prolonge sans amener rien de décisif, tranche :

— Messieurs, je vous préviens que l’attaque générale est ordonnée pour deux heures et que, si je n’ai pas la certitude que Coni sera remise dans mes mains avant la fin du jour, cette attaque ne sera pas différée d’un moment. Il pourra m’arriver de perdre des batailles, mais on ne me verra jamais perdre des minutes par confiance ou paresse.

En trois mois, comme il a changé ! C’est en maître qu’il parle.

Les plénipotentiaires doivent s’incliner. On se met avec rapidité à écrire les articles de l’accord, et le chevalier de Seyssel part au galop pour apporter au roi la nouvelle de l’armistice et obtenir la permission de remettre Coni et Tortone entre les mains du vainqueur.

De son côté, Bonaparte fait expédier par Berthier le contrordre de l’attaque... Le général-baron de la Tour ayant alors demandé du café, Bonaparte ordonne qu’on en cherche dans la ville. On le voit tirer lui-même deux tasses de porcelaine d’un petit nécessaire de voyage qui se trouve sur un sofa près de son épée. Costa de Beauregard remarque avec étonnement que le général français ne possède pas de cuillers à café en argent. On doit utiliser « des cuillers en cuivre jaune, à l’usage des soldats ».

Après la signature, Bonaparte présente aux Savoyards les généraux Murat, Marmont, Despinoy, et deux ou trois officiers de l’État-major. Salicetti, commissaire du Gouvernement, n’arrivera que lorsque tout sera terminé... Puis l’on passe dans une salle à manger où a été préparée « une espèce de medianoche sur une table chargée d’une multitude de flambeaux ». Le plat principal surprend encore Costa de Beauregard : « une jatte de bouillon clair. Il y avait, en plus, deux ou trois plats de viande grossière, quelques entremets fort médiocres et du pain de munition »... L’entremets « fort médiocre » se composait de gimblettes offertes par les religieuses de Cherasco. Le tout fut arrosé de vin de l’Astéran.

À l’aube, les plénipotentiaires regagnent Turin, escortés par des dragons français : « Le jour éclairait alors les troupes bivouaquées de l’avant-garde française, racontera Costa. Tout y présentait l’aspect du plus grand délabrement ; on n’y voyait pas de canons, les chevaux y étaient rares, maigres et harassés, mais le maintien du soldat exprimait une espèce d’indifférence leste et gaie... Le sentiment de la victoire réparait tout ! »

Bonaparte, à sa fenêtre, regarde partir les diplomates. Il parvient mal à cacher sa joie : pour la première fois, après la victoire militaire, il a remporté une victoire civile.

Cependant, l’attitude de Joséphine et ses billets « froids comme l’amitié » assombrissent la joie du vainqueur. Il note avec amertume qu’elle a interrompu sa lettre « pour aller à la campagne ». Et, dans les quelques lignes qu’il a lues et relues, il n’a pas trouvé « ce feu qui animait ses regards ». Avec naïveté, il s’exclame : « Tu ne peux m’avoir inspiré un amour sans bornes sans le partager. »

Pourvu qu’elle ne soit pas malade ! Elle qui gémit volontiers – elle se croira valétudinaire jusqu’à sa mort – ne prend plus le temps de se plaindre ! Serait-elle, cette fois, réellement souffrante ? « Tu ne me parles pas de ton vilain estomac ; je le déteste... » Le 24 avril, il l’a suppliée de prendre le chemin de l’Italie. Il l’a même demandé à Barras après la prise de Mondovi – comme s’il s’agissait d’une récompense.

« Tu vas venir, n’est-ce pas ? a-t-il écrit le lendemain à sa chère créole. Tu vas être ici à côté de moi, sur mon coeur, dans mes bras, sur ma bouche. » Il termine : « Un baiser au coeur et puis un peu plus bas, bien plus bas ! » Et il a souligné les trois derniers mots... De Cherasco, le 29, Murat se rend à Paris pour porter au Directoire les accords signés avec le Piémont. Bonaparte lui demande de remettre cette lettre à Joséphine :

« Comment veux-tu, ma vie, que je ne sois pas triste ! Pas de lettre de toi. Je n’en reçois que tous les quatre jours. Au lieu que si tu m’aimais, tu m’écrirais deux fois par jour. Mais il faut jaser avec les petits Messieurs visiteurs, dès dix heures du matin, et puis écouter les sornettes et les sottises de cent freluquets jusqu’à une heure après minuit... Adieu Joséphine, tu es pour moi un monstre que je ne puis expliquer... Que Murat est heureux... Petite main... Ah ! si tu ne viens pas ! ! ! Ce sera un jour heureux que celui où tu passeras les Alpes. C’est la plus belle récompense de mes peines et des victoires que j’ai remportées... »

Joséphine ne met aucun empressement à rejoindre son mari. C’est le cadet de ses soucis. Elle a bien autre chose en tête, car elle est tombée éperdument amoureuse d’un certain lieutenant Hippolyte Charles, de neuf ans plus jeune qu’elle. Il est irrésistible ! De plus, il l’amuse follement ! Et Napoléon n’y est jamais parvenu ! – parfois, peut-être involontairement... Le souvenir de son mari ne la gêne nullement. Le nom du général Bonaparte se trouve sur toutes les lèvres – sauf sur celles de sa femme.

Armand Arnault était reçu par Joséphine lorsque Murat lui apporta la lettre : « Je l’entends encore lisant un passage dans lequel, semblant repousser des inquiétudes qui, visiblement, le tourmentaient, son mari lui disait : « S’il était vrai pourtant ! Crains le poignard d’Othello ! » Je l’entends dire avec son accent créole, en souriant :

— Il est drolle, Bonaparte ! »

Le 6 mai, à Tortone – « la glace du portrait de sa femme qu’il portait toujours, se cassa, racontera Marmont : il pâlit d’une manière effrayante et l’impression qu’il ressentit fut des plus douloureuses ».

— Marmont, ma femme est bien malade ou infidèle.

Puis il enfonce ses éperons dans le ventre de son cheval... Il est cependant plein d’espoir à la pensée de serrer bientôt Joséphine dans ses bras. Il a en effet été convenu qu’elle prendrait la route d’Italie en compagnie de Murat. Que va faire l’infidèle ? Le futur roi de Naples qui attend que la générale Bonaparte se décide enfin à partir, s’impatiente, il doit regagner son poste. Joséphine s’interroge. Doit-elle abandonner son cher Hippolyte ? Jamais ! Alors elle invente un prétexte pour ne pas se mettre en route :

— Je suis enceinte !

Il ne met pas en doute sa parole, aveuglé par les souvenirs de la petite chambre de la rue Chantereine – avec un art consommé, n’est-elle point parvenue à le persuader que c’est à lui qu’elle devait sa science merveilleuse ? Effectivement, quand il apprend la nouvelle de sa grossesse, il lui mande, ébloui : « Il est donc vrai que tu es enceinte ? Murat me l’écrit. Mais il me dit que cela te rend malade et qu’il ne croit pas prudent que tu entreprennes un aussi long voyage. Je serai donc encore privé du bonheur de te serrer dans mes bras... » Le voici tout attendri. Il voudrait voir comment elle « porte les enfants ». On devine son émotion à travers ces lignes : « Serait-il possible que je n’aie pas le bonheur de te voir avec ton petit ventre ? Cela doit te rendre intéressante ! Tu m’écris que tu as bien changé. Ta lettre est courte, triste et d’une écriture tremblante. Qu’as-tu mon adorable amie ?... Je croyais être jaloux, mais je te jure qu’il n’en est rien. Plutôt que de te voir mélancolique, je crois que je te donnerais moi-même un amant... »

Pourquoi se gênerait-elle ?

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Le Directoire ne s’est pas arrêté au fait que Bonaparte, sans l’en aviser, avait traité directement avec le roi de Sardaigne, le gouvernement ne voit qu’une chose : la « porte », dont on avait parlé autrefois au général Schérer, a été « forcée » et les caisses se remplissent ! Mais Bonaparte peut encore faire mieux ! « Gênes, lui suggère-t-on, ne doit pas être éloigné de plus de quarante-cinq lieues de Lorette : ne pourrait-on pas enlever la Casa-Santa et les trésors immenses que la superstition y amasse depuis quinze siècles ?... » On lui recommande au surplus : « C’est le Milanais surtout qu’il ne faut pas épargner. Levez-y des rémunérations en numéraire sur le champ ! »

Pour cela il faut anéantir l’armée impériale autrichienne. En ayant demandé aux Piémontais « la faculté de passer le Pô à Valenza », Bonaparte savait bien ce qu’il faisait ! Le général autrichien Beaulieu a été complètement abusé. Leurré comme un blanc-bec d’état-major, il est allé, en se frottant les mains, se porter en face de Valenza, tandis que Bonaparte – le 7 mai – n’ayant devant lui que deux escadrons autrichiens – passe paisiblement le fleuve vers Plaisance, manoeuvre qui va permettre aux Français de tourner merveilleusement l’ennemi. Le 9 mai, après avoir signé un armistice avec le duc de Parme, Bonaparte peut écrire au Directoire : « J’espère, si les choses vont bien, pouvoir vous envoyer une dizaine de millions... » Le lendemain, il quitte sa maison de Casalpusterlengo où il a établi son quartier général – elle existe toujours – et va livrer la bataille de Lodi qui lui donne toute la Lombardie. La riche province tombe comme un fruit mûr...

Napoléon commence à tisser sa gloire...

— Après Lodi, dira-t-il à Sainte-Hélène, je me regardai, non pas comme un simple général, mais comme un homme appelé à influer sur le sort d’un peuple. Il me vint l’idée que je pus bien devenir un acteur décisif sur notre scène politique.

Le pont de Lodi s’inscrit dans la légende, ce pont où l’on a vu – ou cru voir – le général en chef, sous une grêle de balles, « marchant le premier un drapeau à la main ». Les Autrichiens, en pleine déroute, rétrogradent vers l’Oglio et Crémone. Le même soir, les plus anciens soldats de l’armée se réunissent et donnent un grade à leur chef : celui de caporal. Désormais, il sera pour eux le « Petit Caporal » et jamais « le sergent », grade que les grenadiers lui donneront après Castiglione.

La victoire de Lodi lui ouvre les portes de Milan, que l’archiduc Ferdinand a quitté précipitamment, emportant son or et ses collections. Le 11 mai, au palais Ghisi de Lodi – Corso Roma – le comte Melzi vient lui apporter les clefs de la ville « aurore de l’épopée napoléonienne, levain fécond de l’unité italienne », selon l’inscription que l’on peut lire encore sur la façade du palais, à droite de la porte d’entrée.

L’Europe est éberluée.

Comme l’écrira Marmont à son père : « C’est avec une armée dépourvue de tout, sans habits, sans souliers, sans artillerie, souvent sans cartouches, douze jours sans pain, mais toujours avec courage, que nous avons obtenu ces succès. » Les Directeurs s’essoufflent à suivre l’armée d’Italie et s’inquiètent. Les victoires de Bonaparte feront-elles également vaciller leurs propres trônes ? Le gouvernement veut remettre « le petit Bonaparte » dans le rang et lui ordonne d’abandonner Milan... pour laisser la ville aux mains de Kellerman ! « Si vous rompez en Italie la pensée militaire, écrit-il à Paris, je vous le dis avec douleur vous avez perdu la plus belle occasion d’imposer des lois à l’Italie... » Et il offre sa démission que les directeurs n’osent pas accepter : « S’ils l’osaient, s’exclame Napoléon avec raison, ils soulèveraient contre eux toute la France ! »

Le 15 mai, jour de la Pentecôte, Masséna, qui a précédé son chef à Milan, l’accueille à la porte de la ville – la Porta Romana – où flamboient ces mots tracés en italien : À la vaillante Armée française... « La République, dira-t-il aux autorités venues le saluer, fera tout pour vous rendre heureux... » L’archevêque et le chef des décurions sont stupéfaits en voyant leur vainqueur, coiffé d’un chapeau orné d’une plume tricolore, toujours aussi maigre ; les cheveux à demi poudrés tombant eh oreilles d’épagneul sur ses épaules, Napoléon descend de la voiture qui l’a amené de Lodi et monte à cheval – un cheval appelé Bijou. Le clair soleil de floréal éclaire la scène. La garde urbaine fait la haie et présente les armes. Au palais archiducal, le vainqueur préside un banquet de deux cents couverts et, en italien, lance ces promesses :

— Vous serez libres ! Vous serez libres et vous serez plus sûrs de l’être que les Français. Milan sera votre capitale ; l’Oglio et le Serio seront vos barrières ; vous aurez cinq cents canons, l’amitié éternelle de la France. La Romagne vous demeurera ; vous embrasserez les Deux Mers ; vous aurez une flotte. Trêve aux regrets et aux querelles... Il y aura toujours des riches et des pauvres... Mais craignez les prêtres, éloignez-les des fonctions publiques... Si l’Autriche revenait à la charge, je ne vous abandonnerais pas.

Les Milanais crient leur enthousiasme. Dans les rues c’est du délire. On acclame le nom de celui qui vient d’arracher Milan à la griffe autrichienne ! On crie, on danse, on allume des feux de joie.

Viva la libertà !

Et, de nouveau, on commence à planter des arbres de la liberté.

Ce soir-là Napoléon a une discussion assez violente avec Berthier. Bonaparte, sorti de la pièce, l’ordonnateur en chef de l’Armée, Denniée, qui a succédé à Chauvet tué au début de la campagne, s’exclame :

— Savez-vous bien que cet homme a des emportements intolérables ?

— Vous avez raison, mon cher Denniée, réplique calmement Berthier, mais souvenez-vous qu’un jour, il sera beau d’être le second de cet homme-là.

— Eh bien ! Marmont, demande Bonaparte en se mettant au lit au palais de l’Archevêché, eh bien ! Marmont, que croyez-vous qu’on dise à Paris ?

— L’admiration doit être à son comble...

— Ils n’ont encore rien vu, et l’avenir nous réserve des succès bien supérieurs à ce que nous avons déjà fait. La fortune ne m’a pas souri aujourd’hui pour que je dédaigne ses faveurs : elle est femme et plus elle fait pour moi plus j’exigerai d’elle. Dans peu de jours nous serons sur l’Adige, et toute l’Italie sera soumise. Peut-être alors, si l’on proportionne les moyens dont j’aurai la disposition à l’étendue de mes projets, peut-être en sortirons-nous promptement pour aller plus loin. De nos jours, personne n’a rien conçu de grand : c’est à moi d’en donner l’exemple.

« Déjà, dira un témoin, il avait marqué sa place et établi les distances. » Il se trouvait armé d’un regard qui» traversait les têtes », expliquera plus tard Cambacérès. Trois mois après sa prise de commandement personne n’osait plus dire qu’il était « le protégé de Barras et des femmes ».

Le lendemain, tel un souverain, il s’installe au palais Serbelloni – il se dresse toujours 22 Corso Venezia – et, la semaine suivante, il calme le Directoire en lui écrivant : « Nous tirerons de ce pays dix millions. » Sans parler de vingt tableaux pris au duc de Parme et de vingt toiles enlevées au duc de Modène « à la tête desquelles se trouve le célèbre saint Jérôme du Corrège... »

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Sa joie serait complète s’il pouvait avoir sa femme près de lui. Il le lui écrit : elle embellirait l’Italie, « A mes yeux du moins. Tu le sais, quand ma Joséphine est quelque part, je ne vois plus qu’elle ! » Aussi, avant de quitter Milan pour reprendre le commandement de l’armée, essaye-t-il de rendre la chère créole jalouse en lui parlant des jolies femmes qui l’entourent et « cherchent à lui plaire »... Mais il ne peut s’empêcher d’avouer : « Je ne voyais que toi, je ne pensais qu’à toi. Cela me rendit tout insupportable, et une demi-heure après... je me suis en allé me coucher tristement, en me disant : « Voilà ce réduit vide, la place de mon adorable petite femme » « ... Je me figure sans cesse te voir avec ton adorable petit ventre ; cela doit être charmant... »

Le jour même où il trace ces lignes – le 23 mai – il part pour Lodi où se trouve le quartier général de l’armée, mais à peine est-il arrivé qu’il doit regagner Milan : des séditions violentes ont éclaté. À Pavie, dans les faubourgs de Milan, à Binasco aussi, c’est la révolte ! Les partis autrichiens et piémontais ont relevé la tête et le peuple a suivi. Non sans raison ! Les lampions éteints, les Milanais ont été saignés à blanc, écrasés d’impositions et de réquisitions, le séquestre a été mis sur le Mont-de-Piété et les vainqueurs – ô sacrilège ! – ont dirigé vers la France les oeuvres de Vinci et de Michel-Ange ! Comme le dira Stendhal : « Le bon peuple milanais ne savait pas que la présence d’une armée, même libératrice, est toujours une calamité. » Une armée qui de surcroît est gueuse comme Job, et se trouve chargée de conquérir le pays pour le piller afin de remplir les caisses de son gouvernement !

L’insurrection massacre les soldats isolés et Bonaparte lance des ordres de répression : « Les généraux feront marcher contre les villages les forces nécessaires pour les réprimer, y mettre le feu et faire fusiller tous ceux qu’ils trouveront les armes à la main. » On exécute quelques municipalités récalcitrantes, on brûle le village de Binasco où – Lannes l’avouera – l’on a réprimé la révolte d’horrible façon. Avant de quitter Milan, Bonaparte convoque les autorités de la ville et leur annonce qu’ils doivent répondre sur leur tête de toute nouvelle insurrection.

Le lendemain, il s’installe à Pavie, au collège de Novarése. Pour punir l’émeute qui a soulevé la ville, il autorise un pillage de trois heures. Il donne l’ordre d’épargner toutefois les maisons du biologiste Spallanzani et du physicien Volta – l’inventeur de la pile. La rébellion est ainsi noyée dans le sang et le feu. Napoléon le dira :

— En dernière analyse, il faut être militaire pour gouverner ; on ne gouverne un cheval qu’avec des bottes et des éperons.

S’avançant vers l’est, il pénètre à Brescia, sur le territoire de la république de Venise. Masséna reçoit l’ordre d’occuper Vérone – la ville ne s’est-elle pas permis d’héberger « Louis XVIII », celui qui a le front de se proclamer roi de France ? Augereau investit Mantoue. Quant à lui – le 31 mai – il bat les Autrichiens à Castelnuovo. De Peschiera, au bord du lac de Garde, où il s’est installé au château fortifié, dont la puissante silhouette se reflète toujours dans les eaux du lac, il peut annoncer – le 1er juin – au Directoire :

« Voilà donc les Autrichiens entièrement expulsés de l’Italie. Nos avant-postes sont sur les montagnes de l’Allemagne. Tout est aujourd’hui parfaitement tranquille... Deux millions en or sont en route, en poste, pour se rendre à Paris... Le ministre des Finances peut tirer des lettres de change pour quatre ou cinq millions. » Voilà qui va bien faire l’affaire du Directoire désargenté...

Après avoir vu à Vérone la maison que « le prétendu roi de France » – a dû quitter précipitamment, Bonaparte repart pour Milan avec la certitude que Joséphine s’y trouve déjà – et ce sera pour lui une nouvelle déception !...

Il revient à Brescia où l’attend Belmonte-Pignatelli, envoyé du roi de Naples. Le roi « Nasone » désire en effet quitter la coalition et signer une suspension d’armes avec la France. Assurément, on la lui fera payer bien cher... En descendant de cheval, Napoléon trouve Miot, comte de Melito, homme d’État et écrivain, venu pour préparer l’entrevue avec le ministre napolitain. Le diplomate – il le racontera – fut étrangement surpris, lors de sa réception par le vainqueur de l’Italie : « Rien n’était plus éloigné de l’idée que mon imagination s’en était formée. J’aperçus, au milieu d’un état-major nombreux, un homme au-dessous de la taille ordinaire, d’une maigreur extrême. Ses cheveux poudrés coupés d’une manière particulière et carrément au-dessous des oreilles, tombaient sur ses épaules. Il était vêtu d’un habit droit boutonné jusqu’en haut, orné d’une petite broderie d’or très étroite et portait à son chapeau une plume tricolore. Au premier abord, la figuré ne me parut pas belle. Mais des traits prononcés, un oeil vif et inquisiteur, un geste animé et brusque, décelaient une âme ardente, et un front large et soucieux, un penseur profond. Il me fit asseoir près de lui et nous parlâmes de l’Italie. Son parler était bref et, en ce temps, très incorrect. »

Dès le début de la conversation, Napoléon évoque Mantoue puissamment occupée par les Autrichiens.

— Rien ne sera fini, tant qu’on n’aura pas Mantoue... Alors seulement je pourrai me dire maître de l’Italie. Un siège aussi difficile ne pourra être que très long et, pour le moment, il faut me contenter de resserrer la place. L’Autriche va mettre du temps pour rassembler une armée de secours. Nous avons par conséquent un mois devant nous pour nous avancer vers le centre de l’Italie et nous en rendre maîtres.

Enhardi, Miot annonce alors au général en chef la présence à Brescia, du prince napolitain Belmonte-Pignatelli.

— Je ne vois aucun inconvénient à traiter d’un armistice, riposte Bonaparte.

« Il se servit, nous rapporte Miot de Melito, du mot amnistie et fit dans toute la conversation presque toujours cette faute. » Il la commettra d’ailleurs durant toute sa vie...

— Ce qu’il faut stipuler pour le moment, reprend Bonaparte, c’est que Naples retirera sur-le-champ les troupes qu’elle a dans l’armée autrichienne. L’infanterie ne vaut rien. Mais savez-vous qu’ils ont quatre régiments de cavaliers excellents qui m’ont donné beaucoup de mal et dont j’ai à coeur de me débarrasser le plus tôt possible. Faites-moi venir M. de Belmonte. Le traité sera bientôt fait.

Deux heures plus tard, l’accord est, en effet, signé.

Au tour du Saint-Siège, à présent. Le 22 juin, le vainqueur reçoit à Bologne les commissaires de Pie VI. Bonaparte, très exigeant au début des entretiens, finira par se radoucir. Les conditions imposées au souverain temporel de Rome n’en sont pas moins fort dures : « Les ports des États du Pape seront fermés aux bâtiments des puissances en guerre avec la République, et ouverts aux bâtiments français – L’armée française continuera de rester en possession des légations de Bologne, Ferrare, et évacuera celle de Faenza – Le Pape livrera à la République française cent tableaux, vases ou statues... Notamment le buste en bronze de Junius Brutus et celui en marbre de Marcus Brutus, tous les deux placés au Capitole et cinq cents manuscrits. Le Pape payera à la République française vingt et un millions de livres, monnaie de France, dont quinze millions et cinq cent mille en espèces ou lingots... et les cinq millions cinq cent mille restants, en denrées, marchandises, chevaux, boeufs... – Le Pape sera tenu de donner le passage aux troupes de la République... »

Le Directoire est enchanté. L’invasion fiscale – l’expression est d’Albert Sorel – marche à souhait. « Ne laissez rien en Italie », recommande-t-on au conquérant. Les Italiens doivent payer cher leur liberté ! Ce n’est plus une guerre, mais une razzia !

La semaine suivante, à Florence, Bonaparte – seizième descendant du gibelin Guillaume Buonaparte chassé de Florence en 1267 – fait la connaissance du grand-duc Ferdinand, oncle d’une petite fille nommée Marie-Louise... Inconnu quelques mois auparavant, le voici reçu à l’égal d’un souverain. Le grand duc de Toscane envoie au Palazzo, via Porta Pinti, où est descendu le général français, une compagnie d’infanterie avec drapeau. Il le reçoit à dîner. Dans les rues, les Florentins admiratifs – mais en silence – regardent passer l’homme « célèbre déjà par tant d’exploits prodigieux ».

Et Joséphine ?

Quelques jours auparavant, il lui avait encore écrit : « Depuis un mois, je n’ai reçu de ma bonne amie que deux billets de trois lignes chacun... Bon Dieu, dis-moi, toi qui sais si bien faire aimer les autres sans aimer, saurais-tu comment on guérit de l’amour ? Je paierais ce remède bien cher. Tu devais partir le 5 prairial ; bête que j’étais, je t’attendais le 13. Comme si une jolie femme pouvait abandonner ses habitudes, ses amis, sa Madame Tallien, et un dîner chez Barras, et une représentation d’une pièce nouvelle, et Fortuné, oui, Fortuné{14} ! Tu n’aimes plus du tout ton mari ; tu n’as pour lui qu’un peu d’estime et une portion de cette bienveillance dont le coeur abonde. Tous les jours, récapitulant tes torts, je me bats les flancs pour ne plus t’aimer, bah ! Voilà-t-il pas que je t’aime davantage... Je vais te dire mon secret : moque-toi de moi, reste à Paris, aie des amants, que tout le monde le sache, n’écris jamais, eh bien ! je t’en aimerai dix fois davantage. Si ce n’est pas là folie, fièvre, délire ? Et je ne guérirai pas de cela (oh ! si pardieu j’en guérirai) mais ne va pas me dire que tu es malade, n’entreprends pas de te justifier. Bon Dieu ! Tu es pardonnée, je t’aime à la folie, et jamais mon pauvre coeur ne cessera de donner son amour... »

Il a deviné que sa grossesse n’était qu’une fable et il souffre affreusement : « Joséphine, où te remettra-t-on cette lettre ? écrit-il le 11 juin. Si c’est à Paris, mon malheur est donc certain, tu ne m’aimes plus ! Je n’ai plus qu’à mourir !... Tant d’amour promis ne peut pas être évanoui en deux mois. » C’est assurément la capitale et ses blondins qui sont la cause de sa froideur ! Le tourbillon des plaisirs a tout emporté et il écrit : « Je déteste Paris, les femmes et l’amour... »

Le même jour, il apprend que Joséphine n’a pas encore quitté Paris et il se jette de nouveau sur son écritoire : « Tu m’as aimé par un léger caprice ; tu sens déjà combien il serait ridicule qu’il arrête ton coeur. »

Se doute-t-il de la présence du beau hussard à ses côtés ?

« Il paraît que tu as fait ton choix et que tu sais à qui t’adresser pour me remplacer... Quant à toi, que mon souvenir ne te soit pas odieux. Mon malheur est de t’avoir peu connue. Le tien est de m’avoir jugé comme les hommes qui t’environnent. »

Et il termine :

« Cruelle ! ! ! Pourquoi m’avoir fait espérer un sentiment que tu n’éprouvais pas ! ! ! Mais le reproche n’est pas digne de moi. Je n’ai jamais cru au bonheur. Tous les jours la mort voltige autour de moi... La vie vaut-elle la peine de faire tant de bruit ! ! ! Adieu, Joséphine, reste à Paris, ne m’écris plus et respecte au moins mon asile. Mille poignards déchirent mon coeur, ne les enfonce pas davantage. Adieu mon bonheur, ma vie, tout ce qui existait pour moi sur la terre. »

Le 14 juin, apprenant qu’elle se déclare de nouveau malade, il trace encore ces lignes : « Murat veut me convaincre que ta maladie est légère ; mais tu ne m’écris pas ; il y a un mois que je n’ai reçu de tes lettres. Tu es tendre, sensible, et tu m’aimes. Tu luttes entre la maladie et les médecins... Si ta maladie continue, obtiens-moi une permission de venir te voir une heure. Dans cinq jours, je suis à Paris, et le douzième, à mon armée. Sans toi, je suis sans toi, je ne puis plus être utile ici. Aime qui veut la gloire, serve qui veut la Patrie, mon âme est suffoquée dans cet exil ; et lorsque ma bonne amie souffre, est malade, je ne puis froidement calculer la victoire... Mes pleurs inondent ton portrait ; lui seul ne me quitte pas... »

Rien ne parvenant à apitoyer la maîtresse d’Hippolyte, le pauvre mari écrit à Joseph : « Mon ami, je suis au désespoir. Ma femme, tout ce que j’aime dans le monde, est malade. Ma tête n’y est plus... Je l’aime à la fureur et je ne puis rester plus loin d’elle... »

Barras, alerté par Joseph, demande alors à Carnot de calmer Bonaparte en rejetant la responsabilité de l’absence de Joséphine sur le Directoire « dans la crainte que les soins que lui donnerait son mari ne le détournassent de ceux auxquels la gloire et le salut de la patrie l’appellent... »

Mais il fallait maintenant que, coûte que coûte, la créole se décidât ! Bonaparte dans ses lettres, n’avait-il pas annoncé que si sa femme était réellement malade, il accourrait à Paris ? N’avait-il pas déclaré que sans Joséphine, il estimait ne plus être utile à l’Italie ? Bref, il était prêt à laisser là les diplomates implorant alors l’armistice et à abandonner son armée à qui voudrait la prendre ! Ainsi, toute la conquête dépendait des coucheries de Joséphine ! Certes, tout avait jusqu’à présent marché à miracle, mais il y avait la suite : les Autrichiens ne s’apprêtaient-ils pas à tendre la main à Mantoue encerclée ? Or rien, jusqu’alors, n’avait pu convaincre la créole à abandonner son cher et bel Hippolyte qui la faisait rire aux larmes, et savait si joliment la chiffonner dans son boudoir en rotonde !

Cette fois les cinq directeurs se fâchent et – le 24 juin – mettent de force Joséphine dans sa voiture. « Plongée dans un chagrin extrême, fondant en larmes », nous dit un témoin, elle quitte enfin Paris. Mais, dès les premiers tours de roue sur le chemin d’Italie, ses larmes sèchent : en face d’elle, touchant ses genoux, se trouve Hippolyte, le joyeux – et beau – boute-en-train.

Elle a emmené son amant avec elle !

Et Napoléon ? Il est rayonnant. Dès qu’il a appris la merveilleuse nouvelle, il s’écrie :

— Berthier : elle vient ! Vous entendez, elle vient ! Je savais bien à la fin qu’elle se déciderait !

Il la suit par la pensée. Le 11 juillet, il lui écrit de Vérone, la croyant déjà arrivée à Milan : « À peine parti de Roverbella, j’ai su que l’ennemi se présentait à Vérone. Masséna faisait des dispositions qui étaient très heureuses. Nous avons fait six cents prisonniers, et nous avons pris trois pièces de canon. Le général Brune a eu sept balles dans ses habits, sans avoir été touché par aucune : c’est jouer de bonheur. Je te donne mille baisers. Je me porte très bien. Nous n’avons eu que dix hommes tués et cent blessés. »

Mais ce même soir, à neuf heures, en arrivant à Milan, il est douloureusement surpris de ne pas encore la voir. Le surlendemain – 13 juillet –, un courrier lui annonce qu’il précède d’une heure « l’incomparable Joséphine ». Il saute à cheval pour se porter au-devant d’elle. Aux portes de Milan, il la tient enfin dans ses bras ! Il est tellement fou de désir, il pense avec tant de flamme à ce corps tout en langueur et en fossettes, qu’il va serrer tout à l’heure contre lui, qu’il ne remarque même pas près de sa femme la présence d’Hippolyte Charles... Mieux : on le verra durant les deux premiers jours qu’il passera avec elle à Milan, accueillir l’amant à sa table et dans son salon.

L’incorrigible et insatiable Joséphine a amené avec elle de Paris deux « affairistes » pour leur faire obtenir des marchés avec l’armée, et prélever évidemment une dîme au passage. « Je savais à quoi m’en tenir sur le sieur Charles, racontera l’un d’eux. Je me sentais mal à l’aise, en voyant ce jeune général, déjà couvert d’une gloire qu’il réfléchissait sur sa femme, rival malheureux d’un gringalet qui n’avait pour lui que sa jolie figure et une élégance de garçon perruquier. »

On ne peut ressentir qu’un sentiment de malaise en lisant sa première lettre écrite après leur nouvelle séparation : « Je croyais t’aimer il y a quelques jours ; mais, depuis que je t’ai vue, je sens que je t’aime mille fois plus encore. Depuis que je te connais, je t’adore tous les jours davantage... Ah ! je t’en prie, laisse-moi voir quelques-uns de tes défauts ; sois moins belle, moins gracieuse, moins tendre, moins bonne, surtout ; surtout, ne sois jamais jalouse, ne pleure jamais ; tes larmes m’ôtent la raison, brûlent mon sang... » Ainsi, pour donner le change, lui avait-elle fait croire qu’elle était jalouse...

Il ajoute : « Repose-toi bien. Rétablis vite ta santé. Viens me rejoindre ; et, au moins, qu’avant de mourir, nous puissions dire : Nous fûmes tant de jours heureux ! ! ! »

Comment pourrait-elle être heureuse : Charles a dû – lui aussi – rejoindre le quartier général. En dépit des « fêtes superbes » que lui offrent les Milanais, Joséphine regrette ses amis parisiens, elle « s’ennuie à mort » – elle l’écrira à Thérésia Tallien – et ajoutera : « Mon mari ne m’aime pas, il m’adore ; je crois qu’il deviendra fou. »

Le même jour où elle trace ces lignes il lui a écrit : « Mille baisers aussi brûlants que mon coeur, aussi purs que toi. Je fais appeler le courrier ; il me dit qu’il est passé chez toi, et que tu lui as dit que tu n’avais rien à lui ordonner. Fi ! méchante, laide, cruelle, tyranne, petit joli monstre ! Tu te ris de mes menaces, de mes sottises ; ah ! si je pouvais, tu sais bien, t’enfermer dans mon coeur, je t’y mettrais en prison... »

L’enfermer dans son coeur ! Se souvient-il d’avoir écrit autrefois à Valence : « Je crois en définitive que l’amour fait plus de mal que de bien et que ce serait un bienfait d’une divinité protectrice que de nous en défaire et d’en délivrer les hommes » ?