XII

LE GENERAL « BONATTRAPE »

Du triomphe à la chute, il n’est qu’un pas. J’ai vu dans les plus grandes circonstances, qu’un rien a toujours décidé des plus grands événements.

NAPOLÉON.

IL est arrivé au Caire, le Bien-Gardé, le chef de l’armée française, le général Bonaparte qui aime la religion de Mahomet, annonce le Diwan. Nous l’avons tous vu de nos yeux et touché de nos mains. Il est arrivé bien portant et bien sain, remerciant Dieu des faveurs dont il le comble. »

— J’ai appris que des ennemis ont répandu le bruit de ma mort, déclare le général en chef aux chefs égyptiens venus l’accueillir aux portes de la ville. Regardez-moi bien et assurez-vous que je suis réellement Bonaparte.

Le cheik El Bekry, le premier et le plus respecté de la nombreuse famille issue de Mahomet, offre comme présent au général un superbe cheval arabe noir, couvert d’une housse brodée d’or, de perles et de pierres fines. Ce cheval est conduit à la main par un jeune Mameluk nommé Roustam, esclave du cheik, qui le donne également à Bonaparte. Sur-le-champ, Abounaparte saute à cheval et, prenant la tête du cortège pénètre triomphalement dans la ville, par la porte Bab-el-Nassar, dite de la Victoire.

« Entré au service du général en chef, racontera Roustam dans son récit pittoresque, M. Elias m’amène chez le général qui me reçut dans son salon. Première chose qu’il me fait, il me tire les oreilles. Il me dit si je sais monter à cheval. Je lui dis oui. Il me demande aussi si je sais donner des coups de sabre. Je lui dis :

— Oui, j’ai même sabré plusieurs fois les Arabes.

Roustam exhibe la blessure qu’il a reçue sur sa main.

— C’est très bien. Comment t’appelles-tu ?

— Yahia.

— Mais c’est un nom turc. Quel nom portais-tu en Géorgie ?

— Je m’appelle Roustam.

— Je ne veux pas que tu portes un nom turc. Je veux que tu portes le nom de Roustam.

« Après sa rentrée dans sa chambre, il m’apporte un sabre damassé, sur la poignée six gros diamants et une paire de pistolets garnis en or. Il me dit :

— Tiens, voilà pour toi ! Je te le donne et j’aurai soin de toi.

« Il me fait rentrer dans une chambre remplie de papiers. Il me fait emporter tout dans son cabinet. Je servis son dîner, le même jour, à huit heures du soir. Après dîner, il demanda sa voiture pour aller promener alentour de la ville. Il fait demander M. Lavigne, son piqueur, pour me faire donner un bon cheval arabe et une belle selle turque et nous avons été promener, que j’étais placé à côté de sa portière.

« Le soir même, il me dit :

— Voilà ma chambre à coucher. Je veux que tu couches à ma porte et tu laisseras entrer personne. Je compte sur toi.

« Je lui dis, par M. Elias, qui était à côté de moi :

— Je me trouve heureux d’avoir sa confiance et je mourrais plutôt que de quitter ma porte et laisser entrer du monde dans la chambre. Vous pouvez compter sur moi. »

Durant un mois – jusqu’au 14 juillet – Bonaparte ne quittera pas Le Caire. Sent-il, après l’effroyable retraite, qu’il lui faut reprendre en main le pays ? Plusieurs agitateurs sont enfermés à la citadelle. Bonaparte décide de les faire fusiller. Le 23 juin, le général Dugua lui fait cette proposition : « Les fusillades devenant fréquentes à la Citadelle, je me propose, général, d’y substituer un coupeur de têtes. Cela ménagerait nos cartouches et ne ferait pas tant d’éclat. » « Accordé », trace Bonaparte en marge de la demande. Sept lettres que l’on préférerait ne pas trouver sous la signature du futur empereur...

Le 14 juillet, ayant appris que Mourad Bey campe aux Pyramides, Napoléon y transporte son quartier général, mais le lendemain une estafette lui annonce que, secondés par les Anglais de Sidney Smith, neuf à dix mille Turcs sont, au même moment, en train de débarquer et ont déjà occupé le fort d’Aboukir, non loin d’Alexandrie, dont ils ont massacré la garnison. Aussitôt, Bonaparte se met en route avec l’armée, forte de dix mille hommes. Il met une semaine pour atteindre Alexandrie, quitte le port le lendemain même de son arrivée et va passer la nuit à moins de deux lieues d’Aboukir. Le 25 juillet, les deux armées sont face à face : elles restent ainsi en présence durant deux longues heures, « dans ce calme avant-coureur de la tempête », a raconté Bonaparte.

— Cette bataille va décider du sort du monde, annonce-t-il à Murat.

La parole est tout d’abord donnée aux batteries françaises. Surprise par la violence du feu, la première vague turque perd contenance. Lannes fonce, bouscule les Ottomans, les repousse vers la plaine où les attend la cavalerie. En une heure, la première ligne turque est rejetée à la mer. Demeure la seconde ligne dont le centre occupe la redoute du mont Vizir et qui possède dix-sept bouches à feu. Dès le début de l’action, l’artillerie française prend l’ennemi à revers. Dans la trouée faite par les canons, Murat, suivi de six cents cavaliers, s’engouffre et fait un effarant massacre.

— Est-ce que la cavalerie a juré de tout faire aujourd’hui ? s’exclame Bonaparte.

Le 18e de Ligne combat cependant de son mieux, mais le régiment est débordé par les janissaires qui, touchant une aigrette d’argent par tête de Français abattu, travaillent furieusement du sabre, n’hésitant pas à achever les blessés. Irrité par ce spectacle, fouetté par l’exclamation de leur général, le 69e de Ligne vole au secours du 18e et parvient à pénétrer dans la redoute. La cavalerie de Lannes s’élance alors vers le camp de Mustapha-Pacha, le séraskier de Roumélie à barbe blanche, qui se bat en héros. Gravement blessé, il tient tête aux Français et, à l’instant de se rendre, blesse Murat à la mâchoire. Le futur beau-frère de Bonaparte riposte en coupant au Pacha deux doigts d’un coup de sabre, et Bonaparte bandera lui-même la main du vaincu avec son mouchoir...

La fin de la bataille ne sera plus qu’une boucherie :

« Sur les flots, racontera Napoléon, flottaient des milliers de turbans et d’écharpes que la mer rejetait au rivage. » Parmi les rares survivants se trouvait le futur khédive Mehemet-Ali, fondateur de la dernière dynastie égyptienne. Les Français n’avaient que deux cents morts à déplorer.

— Mon général, s’exclame Kléber, alors que le soleil descend sur le champ de bataille, vous êtes grand comme le monde, mais le monde n’est pas assez grand pour vous !

Napoléon le dira un jour :

— C’est une des plus belles batailles que j’aie vues.

Mais, dans sa lettre au Directoire, il avouera que le combat lui avait semblé « le plus horrible » auquel il lui avait été donné d’assister.

Après la bataille, Bonaparte a envoyé un officier à bord du vaisseau amiral anglais pour traiter un échange de prisonniers. L’amiral britannique remet au parlementaire la Gazette Française de Francfort, en date du 10 juin 1799. Depuis dix mois, Bonaparte se trouve sans nouvelles de France. Il parcourt le journal avec une hâte fébrile.

— Eh bien, déclare-t-il à Bourrienne, mon pressentiment ne m’a pas trompé : l’Italie est perdue ! ! ! Les misérables ! Tout le fruit de nos victoires a disparu. Il faut que je parte.

Il réclame la présence de Berthier et s’enferme durant quatre heures avec lui. Puis il fait appeler l’amiral Ganteaume, qui se trouvait l’année précédente à bord de l’Orient, incendié à Aboukir, et qui avait échappé, par miracle, au désastre. Devenu commandant en chef des forces navales employées sur le Nil et le long des côtes d’Afrique, ayant assisté à toutes les opérations, c’est tout naturellement à lui que Bonaparte va confier son destin pour regagner la France. Ganteaume offre ce qu’il a de mieux : deux frégates vénitiennes, la Muiron et la Carrère, seuls bâtiments de guerre dans le port, en état de naviguer. Deux autres petits bâtiments – la Revanche et la Fortune – pourront être joints aux frégates.

Bonaparte reçoit ensuite Marmont qui s’est battu, tel un lion, durant toute la campagne, aussi bien aux Pyramides qu’à Alexandrie où, chargé de la défense de la ville, il a résisté victorieusement aux attaques des flottes anglaise et turque :

— Marmont, je me décide à partir pour retourner en France, et je compte vous emmener avec moi. L’état des choses en Europe me force à prendre de grands partis ; des revers accablent nos armées et Dieu sait jusqu’où l’ennemi aura pénétré. Le prix de tant d’efforts, de tant de sang versé, nous échappe. Aussi, que peuvent les gens incapables placés à la tête des affaires ?... Moi absent, tout devait crouler. N’attendons pas que la destruction soit complète : le mal serait sans remède. La traversée pour retourner en France est chanceuse, difficile, hasardeuse ; mais elle l’est moins que ne l’était notre navigation en venant ici et la fortune, qui m’a soutenu jusqu’à présent, ne m’abandonnera pas en ce moment. Au surplus, il faut savoir oser à propos ; qui ne se soumet à aucun risque n’a aucune chance de gain. On apprendra en France, presque en même temps, et la destruction de l’armée turque à Aboukir, et mon arrivée. Ma présence, en exaltant les esprits, rendra à l’armée la confiance qui lui manque et, aux bons citoyens, l’espoir d’un meilleur avenir. Il y aura un mouvement dans l’opinion tout au profit de la France. Il faut tenter d’arriver et nous arriverons !

Sans doute Bonaparte se trouve-t-il dans la quasi-impossibilité de demander une « permission » au ministre de la guerre, mais il n’en prend pas moins la résolution d’abandonner son poste et son armée.

Le 11 août, il est rentré au Caire et cache soigneusement son projet de départ. Il annonce simplement qu’il se rend pour une inspection dans le delta. Kléber, qui va pourtant succéder à Bonaparte, n’est même pas mis au courant. Une exception est faite pour Pauline Fourès qu’il n’emmènera pas avec lui :

— Je puis être pris par les Anglais, lui explique-t-il la veille du départ ; tu dois, toi-même, avoir soin de ma gloire. Que ne diraient-ils pas en trouvant une femme à mon bord ?

Le 18 août, il quitte Le Caire et, à Boulak, une embarcation va l’emmener, par le Nil, jusqu’à Menouf. Le lendemain, avant de monter à cheval, il pousse la comédie jusqu’à écrire à Kléber qui se trouve à Damiette : « Vous recevrez une lettre le 3 ou le 4 fructidor soit le 20 ou le 21 août), partez, je vous prie, sur-le-champ, pour vous rendre, de votre personne, à Rosette... J’ai à conférer avec vous sur des affaires extrêmement importantes... »

Le 21 août, le fugitif fait semblant de se diriger vers Alexandrie mais, en réalité, prend la route de El-Rahmanyeh. « En chemin faisant, raconte Roustam dans sa langue colorée, nous avons rencontré une grande quantité d’Arabes qui barraient notre passage. J’ai demandé la permission au général pour charger sur les Arabes avec les guides qui étaient l’escorte du général. Il me dit :

— Oui, va et prends garde que les Arabes te prennent, car on ne te ménagera pas !

« J’avais un bien bon cheval, je craignais rien et j’étais bien armé : j’avais deux paires de pistolets, un sabre, un tromblon, et un casse-tête sur ma selle. Après la charge, le général a demandé à M. Barbanègre, qui commandait la charge, si je m’étais bien comporté. Il lui dit :

— Oui, c’est un brave soldat, il a blessé deux Arabes.

« Après ça, le général, il me fait donner un poignard d’honneur le même jour, qui m’a fait le plus grand plaisir. Depuis cette époque-là, il m’a jamais quitté. Nous sommes couchés, ce jour-là, dans le désert, sur le sable. »

Le 20 août, arrivé à trois lieues d’El-Rahmanyeh, Bonaparte ordonne au général Menou de quitter Rosette « une demi-heure après la réception du présent ordre » pour se rendre à la fontaine – là même où se trouvait le quartier général le jour de la bataille d’Aboukir. Le 21, Menou est fidèle au rendez-vous – et le dialogue s’engage :

— Où allez-vous, général ? demande-t-il à Bonaparte.

— En France.

— Y songez-vous ! Songez-vous que vous nous êtes nécessaire ?

— Je le serai davantage là-bas. J’arriverai à Paris, je chasserai ce tas d’avocats qui se moquent de nous et qui sont incapables de gouverner la République ; je me mettrai à la tête du gouvernement, je rallierai tous les partis, je rétablirai la République italienne et je consoliderai notre magnifique colonie.

Le 22 août, après avoir passé la nuit au puits de Ber-el-Gitas, Bonaparte et ses compagnons s’arrêtent non loin d’Alexandrie, sur la plage devant laquelle ont mouillé les deux frégates. Ganteaume, craignant que la voile anglaise, aperçue le matin voguant vers l’est, ne revienne sur sa route, demande que l’embarquement se fasse uniquement de nuit. Seuls quelques officiers, les domestiques et le détachement de guides montent à bord. En attendant, Abounaparte écrit au Diwan du Caire et, pour expliquer sa fuite, il invente toute une histoire...

« Ayant été instruit que mon escadre était prête et qu’une armée formidable était embarquée dessus ; convaincu comme je vous l’ai plusieurs fois dit que, tant que je ne frapperai pas un coup qui écrase à la fois tous mes ennemis, je ne pourrai jouir tranquillement et paisiblement de la possession de l’Égypte, la plus belle partie du monde, j’ai pris le parti d’aller me mettre à la tête de mon escadre, laissant le commandement en mon absence au général Kléber, homme d’un mérite distingué et auquel j’ai recommandé d’avoir pour les ulémas et les cheiks, la même amitié que moi. »

Bonaparte n’a même pas osé affronter « l’homme d’un mérite distingué ». Kléber n’a toujours pas été prévenu ! Par une lettre écrite en hâte, il lui annonce son départ, précipité par « la crainte que la croisière anglaise ne paraisse d’un moment à l’autre », et tente d’expliquer tant bien que mal ses raisons : « L’intérêt de la patrie, sa gloire, l’obéissance, les événements extraordinaires qui viennent de s’y passer, me décident seuls à passer au milieu des escadres ennemies pour me rendre en Europe. Je serai d’esprit et de coeur avec vous ; vos succès me seront aussi chers que ceux où je me trouverais moi-même, et je regarderais comme mal employés tous les jours de ma vie où je ne ferai pas quelque chose pour l’armée dont je vous laisse le commandement. »

Il lui donne également le conseil qui, à lui seul, démontre la faillite de l’inutile, et indéfendable, conquête :

« Si, par des événements incalculables, toutes les tentatives étaient infructueuses, et qu’au mois de mai vous n’ayez reçu aucun secours, ni nouvelles de France, et si, cette année, malgré toutes les précautions, la peste était en Égypte et vous tuait plus de quinze cents hommes, je pense que, dans ce cas, vous ne devez point vous hasarder à soutenir la campagne prochaine et que vous êtes autorisé à conclure la paix avec la Porte Ottomane, quand bien même l’évacuation de l’Égypte devrait en être la condition principale »...

Quand Kléber lut ces lignes embarrassées, il explosa :

— Notre homme est parti comme un sous-lieutenant qui brûle sa paillasse après avoir rempli du bruit de ses dettes et de ses fredaines, les cafés de la garnison.

L’armée, par contre, trouvant ce déménagement à la cloche de bois fort amusant, admirera le fabuleux retour de la frégate passant à travers les navires britanniques, et se contentera de baptiser son chef le général Bonattrape...

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Au matin du 23 août, la Muiron et la Carrère lèvent l’ancre. À bord des deux petites frégates ont pris place Murat, Berthier, Duroc, Lannes et Marmont. Quel coup de filet pour une escadre anglaise ! Bonaparte empêche Ganteaume de prendre l’itinéraire habituel. Avec son extraordinaire prescience, il ordonne :

— Je veux que vous longiez autant que possible la côte d’Afrique, le long des rives de la Méditerranée. Vous suivrez cette route jusqu’au sud de la Sardaigne. J’ai ici une poignée de braves, j’ai un peu d’artillerie ; si les Anglais se présentent, je m’échoue sur les sables ; je gagnerai par terre avec ma troupe Oran, Tunis ou un autre port, et là je trouverai le moyen de me rembarquer.

Le lendemain du départ, Roustam demande à parler à son maître :

— Te voilà, Roustam ! Gomment te portes-tu ?

— Très bien, mais très inquiet sur mon sort...

— Mais pourquoi ça ?...

— Tout le monde dit que quand je serai arrivé en France, on me coupera la tête parce que, quand les Mameluks prenaient les soldats français ils faisaient couper la tête, la même chose : ça me donne un peu d’inquiétude. Si c’est vrai, comme on dit, je voudrais que ce soit à présent, et qu’on ne me fasse pas souffrir jusqu’en France !

Bonaparte lui tire les oreilles, « comme tous les jours » :

— Ceux qui t’ont dit ça, sont des bêtes. Ne crains rien. Nous arriverons bientôt à Paris et nous trouverons beaucoup de jolies femmes et beaucoup d’argent. Tu vois que nous serons bien heureux, bien plus qu’en Égypte !

Pourtant, les vingt et un premiers jours, les vents, soufflant de l’ouest ou du nord-ouest, leur sont constamment contraires ; ils repoussent sans cesse vers les côtes de la Syrie ou vers Alexandrie les deux frégates – par ailleurs « mauvaises marcheuses », dira Napoléon. « Un instant, nous rapporte Bourrienne, il fut même question de rentrer dans le port d’où nous étions sortis ; mais Bonaparte déclara qu’il aimait mieux affronter toutes les chances que de revenir sur ses pas. Le jour, on courait des bordées jusqu’à une certaine distance dans le nord, le soir on se rapprochait de l’Afrique jusqu’à ce que l’on fût à la vue des côtes. »

Dès que la nuit tombe, on se garde bien d’allumer le moindre fanal, de peur de se voir repérer par l’un des bâtiments de Sidney Smith. Bonaparte, d’ailleurs, ne vit plus : son calme l’a abandonné ! « La crainte de tomber entre les mains des Anglais ne le quittait pas, dira l’un de ses compagnons, c’était ce qu’alors il redoutait le plus. » Enfin, le 13 septembre, les vents d’est se lèvent et les frégates quittent l’Afrique à la hauteur de Carthage pour remonter les côtes de Sardaigne.

Le voyage – il durera quarante-sept jours – paraît à tous interminable. Une seule distraction : les contes de revenants que Bonaparte excelle à raconter à ses compagnons. On joue aussi aux cartes – au jeu du vingt-et-un. La Révolution a transformé les rois en génies, les reines en libertés, les valets en égalités et les as en lois. On vit aussi les rois métamorphosés en sages ou en philosophes et les reines en vertus...

Le général en chef triche ouvertement. « Je dois dire, précisera Bourrienne, qu’il ne profitait point des petites violences qu’il faisait au hasard, qu’à la fin de la partie il rendait tout ce qu’il avait gagné et on se le partageait. Le gain, comme on peut le croire, lui était indifférent, mais la fortune lui devait, à point nommé, un as ou un dix, comme elle lui devait un temps favorable le jour d’une bataille. »

Bonaparte vogue ainsi vers l’inconnu. Les nouvelles de France paraissent déjà si vieilles ! Elles datent du début du mois de juin et l’on n’atteindra point Paris avant la mi-octobre. Quatre mois ! Trouvera-t-il le pays envahi ? Le Directoire renversé ? Comment sera-t-il accueilli ? Sa seule présence ne pourrait-elle pas être considérée comme un danger par ceux – connus ou inconnus – qui détiennent le pouvoir ? Puisque « le sabre » dont avait parlé Barras revient, ne profitera-t-on pas du prétexte de la « désertion », et de l’échec de la campagne syrienne, pour mettre fin à la carrière du postulant à la dictature ? Ses compagnons, tout aussi inquiets que lui – Bonaparte arrêté, leur avenir se trouverait du même coup plus que compromis – guettent ses paroles. Mais « rien encore dans ses discours ne perce de ce qu’il va faire », dira son aide de camp Lavalette. « Quelques mots échappés, quelques rêveries, et des insinuations indirectes » leur donnent seulement « beaucoup à penser ». Napoléon ne devient pas plus prolixe lorsqu’il parle du gouvernement du Directoire. Son dédain est total.

Le 1er octobre, la Muiron entre dans le port d’Ajaccio. Aussitôt toute une foule s’agite dans les barques autour de la chambre de poupe. Une vieille femme, vêtue de noir, tient ses bras élevés vers le général, en criant :

— Caro figlio !

Enfin, Bonaparte la distingue et crie :

— Madré !

C’est sa nourrice...

Pour la dernière fois de sa vie – mais qui pouvait alors prédire le plus extraordinaire destin de l’Histoire ? – Napoléon séjourne durant quelques jours dans sa ville natale et vit avec tout son état-major dans la chère casa qui a été remise à neuf selon ses ordres par Mme Letizia qui s’est occupé de tout. Il retrouve sa maison comme nous pouvons la voir encore aujourd’hui : sa petite chambre avec son lit de noyer, sa table de nuit Louis XVI, le plafond bas aux poutres apparentes. Le salon de la Madré est devenu presque somptueux. La nouvelle galerie, éclairée par douze fenêtres donnant sur la rue du Poivre et dont les murs sont peints à rayures bleues et jaunes, est inaugurée par un dîner de quarante couverts. Les invités apprécient particulièrement le vin de l’année déjà vendangé ; il est excellent et on le vend à Ajaccio deux sous la bouteille. Bonaparte se rend aussi aux Milelli, à la rencontre de ses souvenirs de jeunesse. La vue sur le golfe y est si belle...

Les vents ne sont point bonapartistes. C’est le calme plat et, seulement le 8 octobre, la brise permet à la flottille de reprendre la mer. Le soir, au moment du coucher du soleil, quatorze voiles anglaises se profilent à l’horizon. Les vaisseaux de Sidney Smith voient encore plus nettement les quatre nefs portant Napoléon et sa fortune : le soleil les éclaire de plein fouet. Assurément, les Anglais pourraient se placer entre la Muiron et la côte – et, dans ce cas, comment les canons des deux frégates auraient-elles pu lutter ? Ganteaume propose de faire demi-tour pour regagner la Corse.

— Non, lui réplique Bonaparte, non, faites force de voiles, tout le monde à son poste. Au nord-ouest, au nord-ouest, marchons !

Déjà le général désigne quelques personnes. Si la flotte anglaise se dirige vers les fugitifs, on mettra une chaloupe à la mer et l’on essayera, à force de rames, de gagner le rivage. La nuit se passe dans l’angoisse. Fort heureusement, au matin, les premiers rayons du soleil montrent l’escadre ennemie faisant franchement voile vers le nord-est. Les deux légers vaisseaux sont de construction vénitienne et les Anglais, n’ayant pu imaginer que ces frégates et les deux petits bâtiments qui les suivent, viennent d’Orient, les ont crus d’origine italienne.

Ce même jour, les quatre bateaux reçoivent une bordée des batteries françaises de la côte, ouvrant le feu sur la Muiron et la Carrère. On les prend, cette fois, pour des Anglais !... Fort heureusement, il n’y a point de dégâts et la flottille jette l’ancre devant Saint-Raphaël. La nouvelle du retour de Bonaparte se répand à terre et, aussitôt, la mer se couvre d’embarcations. Selon le règlement, tous ceux qui reviennent alors de l’Orient sont présumés pestiférés et doivent se plier à la traditionnelle quarantaine. « En vain, racontera l’un des compagnons de Bonaparte, nous les engagions à s’éloigner, nous fûmes enlevés et portés à terre, et si nous disions à la foule d’hommes et de femmes qui se pressaient autour de nous quel danger ils pouvaient courir, tous s’écriaient :

— Nous aimons mieux la peste que les Autrichiens ! »

Bien sûr, il n’est point question pour Bonaparte de demeurer quarante jours à bord de la Muiron. Dès qu’il est mis au fait de la situation intérieure et extérieure – les Autrichiens, les Russes et les Anglais reculent ou n’avancent plus grâce à Brune et à Masséna – il prend sans tarder le chemin d’Aix-en-Provence pour rejoindre – le 10 octobre – la route de Marseille à Paris. « Citoyens Directeurs, écrit-il au Directoire, depuis mon départ de France je n’ai reçu qu’une seule fois de vos dépêches ; elles me sont arrivées le 5 germinal, devant Acre ; elles étaient datées du 14 brumaire et du 5 nivôse ; elles me donnaient la nouvelle de nos succès contre Naples, ce qui me faisait conjecturer une guerre prochaine sur le continent ; et, dès lors, j’ai pressenti que je ne devais pas rester longtemps éloigné de la France. »

Il en arrive maintenant au principal – et le voici fort embarrassé. Comment expliquer l’échec devant Saint-Jean-d’Acre ? Comment transformer l’affreuse retraite en victoire ? Écoutez-le : « Mais si j’avais détruit au cours de ma campagne de Syrie les armées qui menaçaient d’envahir l’Égypte en traversant le désert, il me restait à voir l’issue de l’expédition maritime qui se préparait avec beaucoup d’activité dans la mer Noire. Le débarquement ne pouvait s’opérer qu’à Alexandrie ou à Damiette et je me tins prêt à me porter sur Alexandrie. Vous avez vu dans mes dernières dépêches l’issue de la bataille d’Aboukir. »

Il termine en assurant qu’il a laissé « l’Égypte bien organisée » et « à l’abri de toute invasion ».

Enfin : « elle était déjà toute sous l’eau, et le Nil était plus beau qu’il ne l’avait été depuis cinquante ans ». Le général Bonattrape gouverne même les eaux du Nil ! De quoi le Directoire pourrait-il se plaindre ?

Persuadé que les cinq rois dont il va bientôt former le projet de prendre la place, vont accepter sans sourciller ses explications, Bonaparte prend le chemin de la Provence – et c’est alors qu’un orateur d’un club lui adresse ces paroles :

— Allez, général, allez battre et chasser l’ennemi, et après nous vous ferons roi.

Le jour suivant, à Avignon, l’enthousiasme est d’autant plus à son comble que la nouvelle de la victoire d’Aboukir vient de parvenir en France. « Spectacle électrisant », une foule immense se masse place de l’Oulle, devant l’hôtel du Palais National, où est descendu celui que l’on appelle déjà le sauveur. Le 12 octobre, à son passage à Valence, Mlle Bou, son ancienne logeuse, accourt à la maison de poste. Bonaparte lui offre un cachemire de l’Inde.

Le lendemain, il arrive à Lyon. Les postillons ont orné leurs chapeaux de rubans tricolores. Toutes les maisons sont illuminées et pavoisées de drapeaux. On tire des fusées, on danse dans les rues, on crie : Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie !, on prépare au théâtre une pièce « de circonstance » en l’honneur de « César et sa fortune ». Marcelin Marbot, alors fort jeune, accompagne son père, le général de division, qui descend vers l’armée d’Italie. Bonaparte qui a occupé à l’hôtel les chambres retenues par Marbot, le prie de l’excuser et le reçoit longuement. « Nous les voyions tantôt gesticuler avec chaleur, tantôt parler avec plus de calme, rapportera le futur pair de France et général sous Louis-Philippe, puis Bonaparte, se rapprochant de mon père avec un air patelin, passer amicalement son bras sous le sien, probablement pour que les autorités qui se trouvaient dans la cour et les nombreux curieux qui encombraient les croisées du voisinage, pussent dire que le général Marbot adhérait aux projets du général Bonaparte, car cet homme habile ne négligeait aucun moyen pour parvenir à ses fins ; il séduisait les uns et voulait faire croire qu’il avait gagné aussi ceux qui lui résistaient par devoir. »

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Ce même jour, la nouvelle de son retour a atteint Paris et, ici, il faut donner la parole à Thiébault qui, ce soir-là, se promenait au Palais-Royal : « J’y étais à peine entré par la grande porte, quand, à l’autre extrémité du jardin, je vis un groupe se former et se grossir, puis, des hommes et des femmes courant à toutes jambes... sans doute on échangeait l’annonce d’une grande nouvelle, insurrection, victoire ou défaite. Pour abréger mon incertitude, j’avais hâté le pas ; je voulus même questionner quelques personnes qui, venant du rassemblement, me croisaient en précipitant leurs pas. Aucune ne s’arrêta, mais un homme, sans cesser de courir, me cria d’une voix tout essoufflée cette phrase :

— Le général Bonaparte vient de débarquer à Fréjus !

« Alors, à mon tour, je subis l’effet du vertige, et, après le premier instant de stupeur, qui me retint pendant quelques secondes fixé au sol, je pris ma course pour rejoindre mon cabriolet que j’avais laissé rue du Lycée... Cette nouvelle que le Directoire venait de faire annoncer aux Conseils par un messager précédé d’une musique, se propagea avec la rapidité fluide de l’électricité... La musique des garnisons de la capitale parcourait déjà Paris en signe d’allégresse, entraînant à leur suite des flots de peuple et de soldats. La nuit venue, des illuminations furent improvisées dans tous les quartiers, et ce retour aussi désiré qu’inattendu, fut annoncé dans tous les théâtres aux cris de : Vive la République ! Vive Bonaparte ! »

Au même instant, Joséphine roule déjà à la rencontre de son mari, mais, en compagnie d’Hortense, elle a pris la route de Bourgogne alors que Bonaparte a choisi celle du Bourbonnais. Elle compte sur le souvenir de leurs étreintes pour éviter le divorce. En lisant la lettre écrite l’année précédente par Bonaparte à son frère, elle a appris que son mari « savait tout ». Au mois de mars dernier, Louis en revenant d’Égypte lui avait confirmé la détermination que son frère avait prise. Le futur roi de Hollande avait apporté une lettre pour Joseph : « Aie des égards pour ma femme, recommandait le mari trompé, vois-là quelquefois ; je prie Louis de lui donner quelques bons conseils. » Ces conseils – donnés ou non – n’avaient pas pour autant interrompu la folle aventure de l’amoureuse créole avec son cher Hippolyte. Avec une inconscience aussi féminine que désarmante, elle avait écrit à Eugène le 4 octobre – Bonaparte se trouvait alors à Ajaccio : « Je n’aurais plus rien à désirer, surtout si je retrouve Bonaparte tel qu’il m’a quittée et qu’il aurait toujours dû être pour moi... »

À moins que par une ruse assez classique, dont elle était bien capable, elle ne veuille imputer les torts à Bonaparte pour amoindrir les siens ! En fait, elle était bien la cause du/ seul reproche qu’elle pouvait lui faire. Car ce n’est qu’après avoir connu son infortune que son mari s’était affiché, en Égypte, avec Bellilotte.

Bonaparte roule vers Paris avec l’intention bien ancrée de divorcer. Sa résolution sera encore affermie en voyant la maison vide, à son arrivée le 16 octobre, à six heures du matin, rue Chantereine, – où il retrouve le froid brouillard parisien ; dans une semaine on sera en brumaire... On a beau lui dire que Joséphine est partie à sa rencontre, il hausse les épaules. Sa colère est profonde et terrible. Il est torturé à l’idée que Charles, cette fois encore, est peut-être du voyage ?

— Les guerriers d’Égypte, s’exclame-t-il, sont comme ceux du siège de Troie : leurs femmes ont gardé le même genre de fidélité.

— Vous lui pardonnerez, général, lui affirme le fournisseur de l’armée d’Italie, Collot.

— Moi ? Lui pardonner ? Jamais ! Si je n’étais pas sûr de moi, j’arracherais mon coeur et je le jetterais au feu !

— Quoi ? s’exclame le financier, vous voulez vraiment quitter votre femme ?

Une paire de pincettes à la main, tout en tisonnant avec rage le feu de bois de son bureau, Bonaparte lui lance :

— Ne l’a-t-elle pas mérité ?

— Je l’ignore, mais est-ce le moment de s’en occuper ? Songez à la France. Elle a les yeux fixés sur vous. Elle s’attend à voir tous vos moments consacrés à son salut. Si elle s’aperçoit que vous vous agitez dans des querelles domestiques, votre grandeur disparaît, vous n’êtes plus à ses yeux qu’un mari de Molière. Laissez là les torts de votre femme et commencez par relever l’État.

— Non ! interrompt Bonaparte avec violence, elle ne mettra plus le pied dans ma maison. Que m’importe ce qu’on en dira ! On en bavardera un jour ou deux, le troisième on n’en parlera plus. Au milieu des événements qui s’amoncellent, qu’est-ce qu’une rupture ? La mienne ne sera point aperçue...

Collot tente encore de lutter :

— Tant de violence me prouve que vous en êtes toujours épris. Elle paraîtra, s’excusera, vous lui pardonnerez, et vous serez plus tranquille.

— Moi ? dit-il en criant et en brandissant sa paire de pincettes. Lui pardonner !... Jamais... jamais... Entendez-vous, jamais !...

Rien ne peut le calmer. Pas plus les supplications d’Eugène que la visite du vieux marquis de Beauharnais. Le clan sent approcher le moment où celle qu’il appelle la vieille va enfin être expulsée et redouble d’efforts. Joseph et Mme Letizia n’ont qu’un nom à la bouche : celui de Charles, ce freluquet ! Comme le dira Barras dans ses Mémoires, la tribu attend « les dépouilles » de Joséphine. Ce sont « autant d’oiseaux de proie ! »

Le soir de son arrivée, alors que le brouillard s’apesantit sur la ville, Napoléon va voir Barras. Il y retourne le lendemain après-midi. Le Directeur lui parle de l’Égypte et de la France, il répond en évoquant ses « chagrins domestiques ». Il parle, raconte, précise, donne « les plus intimes détails sur sa position conjugale relativement à la conduite de sa belle en son absence ».

— Soyez donc philosophe, conseille Barras.

— Cela est bien aisé à dire, répond-il en poussant « de gros soupirs » – ce qui étonna son interlocuteur.

Habituellement, Napoléon ne se livrait pas à ce genre de « démonstration ». Aujourd’hui, il se lance dans un long monologue, ouvrant son coeur, rapportant tout ce qu’il sait, par Joseph et par Lucien, à l’ex-amant de sa femme qui doit bien rire sous cape :

— Lors de mon mariage, je n’ai point ignoré que Mme de Beauharnais, séparée de son premier mari, avait vécu avec Hoche, avec ses aides de camp et même avec des inférieurs. Mais, en l’épousant, j’ai cru qu’au moins tout cela était fini, et ne recommencerait plus. Elle a été une veuve, eh bien, une veuve c’est comme une fille libre : l’une et l’autre sont maîtresses de leurs actions ; il n’en est pas de même lorsqu’on a convolé en mariage ; il faut s’y soumettre, il y a là une discipline obligée par l’ordre social. Après tout ce que j’ai pardonné à ma femme de ses antécédents, j’étais en droit de croire à une meilleure conduite. Je croyais qu’elle aurait fait balai neuf. Au lieu de cela, ses déportements n’ont pas eu un moment de repos.

La colère l’étouffé, il salit sa femme presque à plaisir, poussant au pire la légèreté de sa créole... à moins que ce ne soit Barras en rapportant la scène :

— À l’armée d’Italie même où je l’avais fait venir pour l’avoir près de moi. C’était tantôt un officier de cavalerie ou d’infanterie ! C’étaient des conscrits. C’était, dernièrement encore, ce petit Charles pour lequel elle a fait toutes sortes de folies, et à qui elle a donné des sommes énormes, et jusqu’à des bijoux, se conduisant comme une fille !

« Les frères Bonaparte avaient pu exagérer la mauvaise conduite de Madame Bonaparte, reconnaît Barras, mais le fond en était extrêmement vrai. »

— C’est pour moi une source de chagrin, reprend Napoléon. En fait de folies il n’y a que les plus courtes qui sont les plus excusables, aussi je veux en finir de celle de mon mariage... J’ai promis à mes frères de la condamner sans même l’entendre. Je divorcerai.

— Si large que peut être la loi du divorce, remarque Barras, je ne connais pas, dans la société, de personnes se respectant un peu qui en ont usé, et qui veulent en user encore – à commencer par moi, et je ne suis pas un saint...

Le lendemain, Napoléon fait entreposer toutes les affaires de sa femme chez le concierge de l’hôtel de la rue Chantereine, avec interdiction de laisser pénétrer « la belle ». Mais le soir du 18, rentrant de sa randonnée manquée, par un épais brouillard, Joséphine force la consigne, gravit l’escalier et se heurte à la porte fermée de la chambre. Il est là, couché. Et durant plusieurs heures Bonaparte – elle l’appelle toujours ainsi – l’entend pleurer, supplier, tambouriner, lui affirmer que tout est faux, qu’elle n’aime que lui, que le petit Hippolyte n’a jamais été qu’un ami. Elle n’hésite pas à appeler Eugène et Hortense, qui descendent de leurs chambres, et mêlent leurs larmes à celles de leur mère. Il se bouche les oreilles pour ne pas entendre... Et puis – enfin – il faiblit, il ouvre, il regarde son visage bouleversé... et referme ses bras sur elle.

Pour elle aussi, il sera ce soir-là le général Bonattrape.

Lui n’oubliera jamais. Bien plus tard, sorti un matin, à pied, avec Duroc, un cabriolet « qui allait fort rapidement » dépassa les deux hommes sur le boulevard. L’Empereur avait passé son bras sous celui de son compagnon et le grand maréchal du palais – il le racontera – sentit Napoléon lui presser le poignet et s’appuyer sur lui de tout le poids de son corps. Il était fort pâle...

— Ce n’est rien, murmura-t-il : tais-toi !

C’est Charles qui se trouvait à bord du cabriolet...

Le pardon fit cependant mauvais effet aux yeux de certains, telle Mme Reinhard, l’épouse du comte Reinhard, né en Wurtemberg et devenu diplomate au service de la France. Au moment du coup d’État de Brumaire, il était, depuis le 20 juillet précédent, ministre des Affaires étrangères et sa femme se trouvait fort bien placée pour voir, observer... et, un jour, se souvenir des impressions qu’elle avait ressenties en apprenant la jobardise du mari berné : « Cet homme qui a toutes les audaces et tous les courages, écrira-t-elle, tolère que son nom soit déshonoré et traîné dans la boue. L’amour-propre, la crainte du ridicule le retiennent... Pourtant, son calcul est faux, car, quand les scandales sont aussi notoires, il est ridicule, pour ne pas dire pitoyable, de les tolérer. »

Voire ! Joséphine allait assurément aider son mari de toutes ses forces – et elles étaient appréciables – à prendre la France... qui ne demandait d’ailleurs qu’à être prise.