IX
LA GRANDE AMBITION

En guerre comme en amour, pour en finir il faut se voir de près.

NAPOLÉON.

Aux Crivelli, non loin de Milan, Bonaparte entraîne, dans le délicieux parc du château de Mombello, le ministre de France en Toscane, Miot, comte de Melito, et le comte milanais Gaétan Melzi. Tous deux le regardent avec une profonde admiration. « Ce n’était déjà plus le général d’une république triomphante, dira le diplomate, c’était un conquérant pour son propre compte, imposant ses lois aux vaincus !... » Napoléon fait maintenant plus que percer sous Bonaparte. C’est déjà un chef d’État que les deux hommes ont devant eux – et qui parle durant deux heures d’horloge avec une étonnante prescience de l’avenir :

— Ce que j’ai fait jusqu’ici n’est rien encore. Je ne suis qu’au début de la carrière que je dois parcourir. Croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire, des Carnot, des Barras, que je triomphe »en Italie ? Croyez-vous que ce soit aussi pour fonder une république ? Quelle idée ! Une république de trente millions d’hommes ! Avec nos moeurs, nos vices ! Où en est la possibilité ? C’est une chimère dont les Français sont engoués mais qui passera comme tant d’autres. Il leur faut de la gloire, les satisfactions de la vanité. Mais la liberté, ils n’y entendent rien. Voyez l’Armée ! les victoires que nous venons de remporter, nos triomphes ont déjà rendu le soldat français à son véritable caractère. Je suis tout pour lui. Que le Directoire s’avise de vouloir m’ôter le commandement, et il verra s’il est le maître. Il faut à la Nation un chef, un chef illustré par la gloire, et non par des théories par lesquelles les Français n’entendent rien. Qu’on leur donne des hochets, cela leur suffit. Ils s’en amuseront et se laisseront mener, pourvu cependant qu’on leur dissimule adroitement le but vers lequel on les fait marcher !

Les deux hommes qui l’écoutent sont abasourdis, et « aussi pénétrés d’attendrissement que l’admiration ».

« Je cherche dans les annales des peuples tant anciens que modernes, écrira de son côté le diplomate Trouvé, des modèles à lui comparer pour les talents militaires, politiques, administratifs, et je ne vois pas d’homme qui, en les réunissant tous au même degré que lui, ait jamais fait autant de grandes choses en si peu de temps. »

Le poète Arnault le dira également : « Cet homme-là est un homme à part. Tout fléchit sous la supériorité de son génie... Il est né pour dominer comme tant d’autres sont nés pour servir. SU n’est pas assez heureux pour être emporté par un boulet, avant quatre ans d’ici, il sera en exil ou sur un trône. »

Le trône : le mot est lancé ! Et il est certain que l’on trouve déjà à Mombello une « ambiance de cour ». Bonaparte pense-t-il déjà à un règne possible ? Quoi qu’il en soit, il croit en son étoile et a pleinement conscience de sa valeur. Dans cette résidence royale, il agit tout naturellement en souverain. Il dîne seul. A distance, et debout, se tiennent les ministres des gouvernements italiens et les magistrats ; ses officiers, Berthier, Kilmaine, Clarke, Augereau même, attendent que leur chef daigne leur adresser la parole – une faveur que tous n’obtiennent pas. Pendant le repas – déjà fort rapide – les habitants du pays ont le droit de défiler devant lui, comme autrefois lors des grands couverts de l’Archiduc. Joséphine, avec cette faculté qu’elle possède au plus haut point, s’est adaptée à la situation. Elle joue elle aussi à la souveraine, avec autant d’aisance qu’elle parvient à tromper son mari presque sous ses yeux avec Charles, sans qu’il s’en aperçoive. Avec la même aisance, elle continue à « tripoter » dans les fournitures destinées à l’armée, comme si c’était là chose toute naturelle pour la femme d’un général en chef. Vêtue de blanc, coiffée d’une simple guirlande de lierre ou de quelques fleurs de prairial entremêlées de gaze enroulée en turban, elle reçoit à merveille.

La famille rejoint la cour de Mombello où Pauline fait déjà des ravages. Le 1er juin, la toujours grave Letizia débarque au château et fait la connaissance de sa belle-fille. Joséphine semble fort à l’aise dans son rôle de proconsulesse, alors que la Madré se sent -gênée et gauche. Les deux « citoyennes Bonaparte » ne seront jamais en sympathie. La Madré considérera Joséphine comme une ennemie et, entre intimes, l’appellera toujours ironiquement Mme de Beauharnais !...

Mme Letizia est accompagnée de Jérôme, de Maria-Annonciata, de Maria-Anna. La future Élisa, physiquement de loin la plus déshéritée des trois soeurs, est devenue maigre, hommasse, revêche et vient d’épouser civilement un grand dadais : le capitaine corse Félix Bacciochi. Bonaparte trouve ce mariage absurde. Fort heureusement, au grand désespoir de Junot, il mariera Pauline selon ses goûts : il la destine en effet à son sous-chef d’état-major, Victor-Emmanuel Leclerc, le courageux combattant de Toulon et de Rivoli, qui reçoit les étoiles de général comme cadeau de noces. Il était temps, d’ailleurs, de marier l’ensorcelante petite païenne, « singulier composé de ce qu’il y avait de plus complet en perfection physique, nous dit Arnault, et de ce qu’il y avait de plus bizarre en qualités morales ! Si c’était la plus jolie personne qu’on pût voir, c’était aussi la plus déraisonnable qu’on pût imaginer. » Junot et l’élégant – et inverti – Fréron furent vite oubliés au profit du mari choisi par le frère.

Bonaparte fait bien les choses et ses deux soeurs reçoivent chacune quarante mille livres de dot le jour de la célébration du double mariage religieux. Si Élisa et son capitaine sont expédiés vers Ajaccio, le général en chef et Joséphine accompagnent les nouveaux époux Leclerc dans leur voyage de noces au bord du lac de Côme. Après cet intermède, le 8 juillet, la « cour » revient à Milan où vont se dérouler, dès le lendemain, les fêtes pour l’inauguration de la nouvelle république cisalpine.

La politique va reprendre la première place.

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Les Parisiens remuent une fois de plus... Maintenant, ce sont les royalistes qui menacent le Directoire. Sans doute Napoléon commence-t-il à devenir bonapartiste, mais, franchement républicain, il n’en déteste pas moins toujours les partisans de Louis XVIII, ce « club de Clichy » où se groupent les monarchistes. Ceux-ci critiquent son attitude dans l’affaire vénitienne, et vont jusqu’à demander sa destitution et son arrestation. Ils savent déjà qu’il ne jouera point les Monck. Ce que Bonaparte appelle « l’audace des ennemis de la République » l’irrite profondément, bien qu’il n’ait pour le Directoire, actuel gouvernement de cette république, que du mépris. Il accuse les Directeurs « de faiblesse, de marche incertaine et pusillanime, de dilapidations et de persistance dans un système vicieux et avilissant pour la gloire nationale. »

Napoléon n’ignore rien de ce qui se passe à trois cents lieues de Mombello.

— Je l’ai vu, racontera Bourrienne, décidé à marcher sur Paris par Lyon, avec vingt-cinq mille hommes, si les affaires lui eussent paru prendre une tournure défavorable à la république qu’il préférait à la royauté, parce qu’il espérait tirer meilleur parti de la première. Il faisait sérieusement son plan de campagne. À ses yeux, défendre ce Directoire tant méprisé, c’était défendre son propre avenir, c’est-à-dire un pouvoir qui semblait n’avoir plus d’autre mission que celle de lui garder la place jusqu’à son retour.

— Des montagnes, dit-il à ses soldats, nous séparent de la France, mais vous les franchirez avec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait, pour maintenir la constitution, défendre la liberté, protéger le gouvernement et les républicains... Les royalistes, dès qu’ils se montreront, auront vécu !

Le 18 juillet, la situation se gâte, le Directoire claque des dents et se décide à appeler Bonaparte au secours. Mais le futur empereur refuse ; il ne tient nullement à venir ternir sa gloire toute neuve dans des dégradants combats de rues. Il n’est plus le général Vendémiaire, mais le proconsul de la République en Italie !

L’arrivée de feuilles royalistes crée, parmi les vainqueurs de l’armée d’Italie, une agitation qui permet à Bonaparte d’écrire à nouveau au Directoire, en poussant au noir les réactions de ses soldats. Selon lui, « l’indignation est à son comble ». Sachant manier avec adresse la langue violente et colorée de l’époque, il poursuit, décrivant l’angoisse qui étreint ses hommes : « Le soldat demande à grands cris si, pour prix de ses fatigues et de six ans de guerre, il doit être, à son retour dans ses foyers, assassiné comme sont menacés de l’être tous les patriotes. » Puis il ose déclarer aux « citoyens Directeurs » qu’il lui paraît « imminent » de les voir prendre un parti. Ce n’est pas l’ambition qui le pousse : « Je suis accoutumé à une abdication totale de mes intérêts ; cependant, je ne puis pas être insensible aux outrages, aux calomnies que quatre-vingts journaux répandent tous les jours et à toute occasion... Je vois que le club de Clichy veut marcher sur mon cadavre pour arriver à la destruction de la République. N’est-il donc plus en France de Républicains ? Et, après avoir vaincu l’Europe, serons-nous donc réduits à chercher quelque angle de la terre pour y terminer nos tristes jours ? Vous pouvez d’un seul coup sauver la République... Faites arrêter les émigrés, détruisez l’influence des étrangers. Si vous avez besoin de force, appelez les armées... »

Une nouvelle fois – afin de prouver son absence d’ambition – il offre de rentrer dans la vie privée... c’est-à-dire la vie politique : « Quant à moi, Citoyens Directeurs, il est impossible que je puisse vivre au milieu des affections les plus opposées, s’il n’y a point de remède pour faire finir les maux de la patrie, pour mettre un terme aux assassinats et à l’influence
de Louis XVIII, je demande ma démission. »

On la lui refusera, bien sûr...

À la faveur de l’insurrection, sans doute aurait-il pu devenir l’un des cinq Directeurs, persuadé, avec raison, « qu’il le serait bientôt seul ». L’Histoire eût été privée de l’expédition d’Égypte et Bonaparte aurait pu ceindre plus tôt la couronne impériale. Mais Napoléon n’avait pas l’âge requis pour devenir Directeur. La constitution de l’an III pourrait-elle être violée en sa faveur ? Il hésita... alors que cette constitution devait en voir bien d’autres ! Par ailleurs, l’un des cinq rois du Directoire accepterait-il de lui laisser sa place ? N’était-ce pas faire entrer le loup dans la bergerie ? Si tant est que ce gouvernement de pourris puisse être comparé à une innocente bergerie – l’étable fournissait une meilleure comparaison...

Mais les citoyens Directeurs font passer cette appréhension au second plan. Ils craignent pour leur vie. Les royalistes relèvent de plus en plus la tête. La flambée de fructidor va-t-elle brûler le régime ? Bonaparte, ils le lui demandent une nouvelle fois, veut-il se décider à venir mettre le holà ?

— Bonaparte n’arrivera que pour nous venger, soupire Barras, il nous trouvera pendus !

Le 7 août, ce n’est pas Bonaparte qui débarque à Paris, mais Augereau, le fils de maçon, est aussi brave que brutal. Envoyé d’Italie par son chef, il déclarera paisiblement en mettant pied à terre :

— Je suis venu pour tuer les royalistes.

— Quel fier brigand ! s’exclame alors Reubell, tranquillisé par la stature de ce colosse.

Augereau trempe sa plume dans l’encre du temps pour apaiser les craintes de son chef : « Notre pureté et notre courage sauveront la République du précipice affreux où l’ont plongée les agents du trône et de l’autel. »

Quelque temps plus tard, les 3 et 4 septembre – autrement dit les 17 et 18 fructidor – le coup de barre à gauche réussit parfaitement. On condamne à mort, on fusille, on envoie au bagne conspirateurs et députés ennemis du régime. La rue demeure calme, ce qui permet à La Révellière-Lépeaux de s’extasier : « Pas une goutte de sang n’a été répandue. » Les cent soixante fusillés de la plaine de Grenelle ne furent peut-être pas tout à fait de cet avis... Assurément le coup d’État a criblé de tant de plomb le parti royaliste qu’il ne s’en relèvera pas. Il essayera bien de s’agiter sous le Consulat – même en lançant des bombes et en organisant des guets-apens – mais il faudra la chute de l’Empire pour lui rendre son existence.

« Mon général, écrit Augereau à Bonaparte, ma mission est accomplie... Paris est calme et émerveillé d’une crise qui s’annonçait terrible et qui s’est passée comme une fête... » Sauf, bien sûr, pour les trois cent vingt-neuf déportés dont cent soixante périront à Cayenne !

Le soudard est aux anges... et, comme le constate Thibaudeau :

— Il eût volontiers recommencé tous les matins un dix-huit fructidor.

On expédie Augereau en Allemagne afin de le calmer, et aussi afin de l’opposer éventuellement à Bonaparte...

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Venant de Milan, Bonaparte est arrivé, le 27 août, à Passeriano où vont se dérouler les conférences avec l’Autriche. Il loge au bord du Tagliamento, dans une maison de campagne – presque un château – ayant appartenu à Manni, doge de Venise. Chaque jour il se rend à Udine où se trouvent les plénipotentiaires autrichiens. L’Empereur a longtemps tardé avant d’accepter l’ouverture des négociations – ce qui a permis à Napoléon de s’exclamer :

— Il est impossible de se moquer de nous avec aussi peu de pudeur...

Craignant même que ces atermoiements ne cachent le désir de reprendre les combats, il avait écrit à François II : « Serait-il donc possible que le fléau terrible de la guerre dût encore recommencer ? Et Votre Majesté voudra-t-elle donner le signal du ravage de l’Allemagne ? » Mais, au dernier moment, les événements de Paris lui ont fait craindre « que l’on ne s’amusât à gloser sur cette démarche » – et il n’a pas envoyé la lettre...

Enfin l’Empereur s’était décidé. En voulant maintenant conclure la paix le plus rapidement possible, François II espérait bien que son envoyé, l’ambassadeur de Cobenzl, aurait la tâche aisée. En attendant son arrivée, Bonaparte aurait en face de lui le violent et égoïste baron de Thugut. Fils d’un batelier, il avait été ministre plénipotentiaire à Paris au début de la Révolution, puis, ministre des Affaires étrangères et s’était déclaré ennemi acharné de la démocratie française. Une des clauses secrètes du traité de Loeben exigeait son renvoi... Par contre, la franchise du troisième plénipotentiaire – le Napolitain Marzio Mastrilli, marquis, puis un jour duc de Gallo – plut à Bonaparte. « Je fais préparer de beaux présents pour les plénipotentiaires de l’Empereur, en cas que la paix se fasse, annonce le général en chef à Talleyrand. Ce sont des garnitures de diamants formant des branches d’olivier, que l’on estime à quatre-vingts ou quatre-vingt-dix mille écus... »

En dépit des cadeaux, et en l’absence de Cobenzl, les choses se traînent. « Les négociations vont assez mal, écrit Bonaparte au Directoire le 6 septembre. Cependant, je ne doute pas que la Cour de Vienne n’y pense à deux fois avant de s’exposer à une rupture, qui aurait pour elle des conséquences incalculables... Mais si l’on passe le mois d’octobre, il n’y a plus de possibilité d’attaquer l’Allemagne ; il faut se décider promptement et rapidement. » Les pourparlers sont bientôt au point mort. Bonaparte en donne les raisons à Talleyrand : « L’on se figurerait difficilement l’imbécillité et la mauvaise foi de la cour de Vienne. Dans ce moment-ci nos négociations sont suspendues, parce que les plénipotentiaires de Sa Majesté Impériale ont envoyé un courrier à Vienne pour connaître l’ultimatum de l’Empereur. »

Le 26 septembre, un officier arrive de Paris porteur « d’une espèce de circulaire » – l’expression est de Bonaparte – adressée par Augereau aux généraux de division de l’armée d’Italie. Ainsi, Augereau, avec sans doute l’assentiment du Gouvernement, ose donner des directives par-dessus la tête de son ancien chef ! Bonaparte tient le prétexte qui va lui permettre, en menaçant une dixième fois de s’en aller, d’obtenir carte blanche pour traiter avec les Autrichiens et, nous révèle encore Bourrienne, « pour se faire supplier de conserver le commandement ».

« Il est constant – écrit Bonaparte – d’après tous ces faits, que le Gouvernement en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru après Vendémiaire. Je vous prie, Citoyens Directeurs, de me remplacer et de m’accorder ma démission. Aucune puissance sur la terre ne sera capable de me faire continuer à servir après cette marque horrible de l’ingratitude du Gouvernement, à laquelle j’étais bien loin de m’attendre. Ma santé, considérablement altérée, demande impérieusement du repos et de la tranquillité. La situation de mon âme a aussi besoin de se retremper dans la masse des citoyens. Depuis trop longtemps un grand pouvoir est confié à mes mains. Je m’en suis servi, dans toutes les circonstances, pour le bien de la patrie, tant pis pour ceux qui ne croient point à la vertu et pourraient avoir suspecté la mienne ! Ma récompense est dans ma conscience et dans l’opinion de la postérité... » Trois jours plus tard, il récidive, précisant que « les arrangements » qu’il prenait à Udine seraient « le dernier service » qu’il estimait pouvoir rendre à la patrie : « Je me trouve sérieusement affecté de me voir obligé de m’arrêter dans un moment où, peut-être, il n’y a plus que des fruits à cueillir ; mais la loi de la nécessité maîtrise l’inclination, la volonté et la raison. Je puis à peine monter à cheval, j’ai besoin de deux ans de repos. »

Le Gouvernement se contente de déclarer : « Le Directoire croit à la vertu du général Bonaparte » – ce qui ne répond peut-être pas à la lettre du général en chef, mais n’en accorde pas moins, implicitement, au négociateur de Campo-Formio, la carte blanche demandée.

Bonaparte n’a d’ailleurs pas attendu ce blanc-seing pour poursuivre sa tâche,, cette tâche rendue d’autant plus difficile que Cobenz – le 26 septembre – est maintenant venu rejoindre la délégation en compagnie du général Merveldt. La première entrevue se passe fort mal. Laid et gros, – Napoléon le baptisera l’Ours du Nord – Coblenzl paraît à Bonaparte – il le confie à Talleyrand – « pas très accoutumé à discuter, mais bien à vouloir toujours avoir raison ». « Ces gens-là, précise-t-il, ont de grandes prétentions. » Aussi, sans plus tarder, Napoléon recommande-t-il au Directoire de se tenir éventuellement prêt à agir sur le Rhin.

Les « compensations » demandées par l’empereur François consistent à obtenir le territoire de Venise jusqu’à l’Adige. « Il paraît, annonce Bonaparte, que l’Autriche accorderait à la France Mayence : Je dis il paraît, précise-t-il, parce qu’en réalité, notre conversation avec M. le comte de Coblenzl n’a été, de son côté, qu’une extravagance. C’est tout au plus s’ils veulent bien nous faire la grâce de nous donner la Belgique ! Je vous fais grâce de ma réponse là-dessus, comme notre discussion, qui vous ferait connaître ce que ces gens-ci appellent diplomatie. »

Ce même soir, au cours de la réunion suivante, Bonaparte et Cobenzl ont une conversation longue de près de cinq heures. Raidissant sa position, Napoléon lui déclare qu’il ne peut consentir « sous aucun prétexte et dans aucune circonstance », à ce que l’Empereur devienne maître de Venise. Le diplomate qui croyait la chose acquise a un sursaut de véritable frayeur et, après un long silence, ses aplombs retrouvés, il demande d’une voix blanche :

— Si vous faites toujours cela, comment voulez-vous qu’on puisse négocier ?

Mais le général en chef – il le répète – préférerait envisager « jusqu’à la rupture plutôt que de leur bonifier Venise ». Maintenant, il menace :

— La République française ne se départira jamais des lois décrétées par elle ; avec les moyens qu’elle a, elle peut en deux ans faire la conquête de toute l’Europe.

En voyant Cobenzl justement effrayé, il tempère sa pensée :

— Je ne dis pas que ce soit l’intention de la République française, mais nous ne ferons pas la paix sans Mayence, et nous ne rendrons pas les forteresses d’Italie sans Mayence !

— Et moi, je ne signerai pas la paix sans la stipulation de la prompte évacuation de toutes les provinces qui doivent nous appartenir.

— De cette manière, conclut Bonaparte, votre séjour à Udine ne sera pas de longue durée...

Le 6 octobre, les négociations paraissent « à peu près rompues » et Napoléon prévoit la reprise de la guerre avant douze jours. Puisque la vieille diplomatie autrichienne ne parvient point à se mettre à la nouvelle mode, la parole sera donnée au canon ! Le 9 octobre, Bonaparte menace les Autrichiens de mettre le cap sur Vienne et leur laisse deviner qu’il a reçu l’ordre du Directoire de marcher sur la capitale de l’Empire. C’est exact... mais Napoléon ne leur répète pas qu’il a répondu à Talleyrand : « Je vous avoue que je ferai tout pour avoir la paix, vu la saison très avancée et le peu d’espérance de faire de grandes choses. » Au cours de la discussion, Napoléon accroche par mégarde un cabaret de porcelaine et – toujours la légende – il affirmera ensuite l’avoir fait exprès :

— C’est ainsi que je vous briserai ! menace-t-il.

« Il s’est comporté comme un fou », rapporte Cobenzl horrifié et encore tout tremblant, à Vienne. La perte du cabaret est d’autant plus sensible au diplomate qu’il s’agit là d’un souvenir que la Grande Catherine lui avait offert. Pour obtenir la faveur de la souveraine, Cobenzl n’avait même pas hésité à jouer la comédie au théâtre de la cour. Être ambassadeur n’est pas toujours une sinécure... Cependant Cobenzl aurait certes préféré à nouveau monter sur les planches plutôt que d’écouter Bonaparte. Comment discuter avec un tel homme ? Cette fois, il n’est même plus question de parler avec pudeur – et imprécision – des « frontières constitutionnelles » de la France. Le général en chef exige maintenant « toute la rive gauche du Rhin ». Et comme le malheureux Cobenzl, ne sachant plus quel argument invoquer, lui déclare que l’empereur d’Autriche ne peut agir au nom de l’empire d’Allemagne, Napoléon lance la phrase célèbre :

— L’Empire est une vieille servante habituée à être violée par tout le monde !

Son souffle revenu, Cobenzl reprend :

— Au moins, en échange de cette rive gauche, l’Autriche ne pourrait-elle pas avoir Venise ?

La discussion tourne à l’aigre. On se menace des deux côtés.

— Vous oubliez que vous négociez ici au milieu de mes grenadiers ! s’exclame Bonaparte.

Tandis que Cobenzl, qui a retrouvé son calme, répond :

— L’Empereur désire la paix, mais ne craint pas la guerre. Quant à moi, j’aurai la satisfaction d’avoir fait la connaissance d’un homme aussi célèbre qu’intéressant.

Le matin du 13 octobre 1797, en venant réveiller Bonaparte, Bourrienne lui annonce que les montagnes se sont couvertes de neige pendant la nuit. Napoléon ne veut pas le croire. Il se lève d’un bond, court vers la fenêtre et doit se rendre à l’évidence :

— Avant la mi-octobre ! Quel pays ! Allons, il faut faire la paix...

Marcher sur Vienne est devenu impossible.

— Comment résister à toutes les forces autrichiennes qui se porteront au secours de Vienne ? ajoute-t-il. Il faut plus d’un mois pour que les armées du Rhin me secondent, et dans quinze jours les neiges encombreront les routes et les passages. C’est fini, je fais la paix. Venise paiera les frais de la guerre et la limite du Rhin. Le Directoire et les avocats diront ce qu’ils voudront.

On donnera finalement Venise, l’Istrie et la Dalmatie à l’Empereur ; la République cisalpine s’étendra jusqu’à l’Adige, Mantoue et Peschiera, tandis que la France occupera Mayence et aura le Rhin comme frontière. Le vieil adage est accompli :

Quand la France boira le Rhin,
Toute la Gaule aura sa fin.

En somme, Cobenzl avait obtenu Venise, ce qui était pour lui le principal ! Il n’en maugréa pas moins :

— Il m’a paru qu’il serait cruel que le carnage recommençât, uniquement parce qu’un Bonaparte s’était enivré...

« Je ne doute pas, expliquera avec sagesse Napoléon à Talleyrand, que la critique ne s’attache vivement à déprécier le traité que je viens de signer. Tous ceux, cependant, qui connaissent l’Europe et qui ont le tact des affaires, seront bien convaincus qu’il était impossible d’arriver à un meilleur traité, sans commencer par se battre, et sans conquérir encore deux ou trois provinces de la Maison d’Autriche. Cela était-il possible ? Oui ! Probable ?... Non !... Le moment actuel nous offre un beau jeu. Concentrons toute notre activité du côté de la marine, et détruisons l’Angleterre. Cela fait, l’Europe est à nos pieds. »

Le 17 octobre, « une heure après minuit », les signatures sont échangées à Passeriano, mais le traité est daté de Campo-Formio, où personne n’a jamais mis les pieds, et qui se trouve à mi-chemin des deux résidences.

En prenant congé de Cobenzl, Bonaparte s’excuse d’avoir conduit les négociations d’une manière fort peu diplomatique :

— Je suis, dit-il en souriant, un soldat habitué à jouer ma vie tous les jours ; je suis dans tout le feu de ma jeunesse, je ne puis garder la mesure d’un diplomate accompli...

Et les deux hommes de s’embrasser... Ils se retrouveront.

Lorsque le 26 octobre, le texte du traité arrive à Paris, les Directeurs témoignent presque de la fureur. Ainsi Bonaparte a osé signer sans leur autorisation, et échanger avec les Autrichiens Venise qui avait été conquise, contre Milan qui leur avait été pris ! Mais que faire ? « Si le Directoire eût refusé sa ratification, expliquera La Révellière, il était perdu dans l’opinion. » Quelques « détails » arrondiront les angles. Une « commission des Arts » va diriger vers Paris le célèbre Lion de Venise, dont on ignore d’ailleurs l’origine, sinon qu’il fut hissé au xne siècle, place Saint-Marc, en haut d’une colonne venue de Syrie. Par contre, on sait que les célèbres chevaux de cuivre ornaient autrefois la loge impériale de Byzance. Les Croisés s’en étaient emparés lors de la IVe croisade. Les chevaux seraient également érigés à Paris lorsque sera terminé l’Arc de triomphe du Carrousel. Et ceci consola de cela...

Le Gouvernement, faisant contre mauvaise fortune bon ooeur, proclame que le traité remplit « tous ses voeux », et, ce même 26 octobre, pressé de se débarrasser de Bonaparte, lui donne le commandement de l’Armée de l’Angleterre, une armée chargée d’envahir un jour les Iles britanniques !... Puis, afin de ne pas entendre « le sabre » traîner bruyamment sur les parquets du Luxembourg, les Directeurs écrivent à Napoléon pour lui annoncer que le gouvernement « lui ménageait une autre récompense » : celle « de mettre lui-même la dernière main au grand ouvrage » qu’il avait « si fort avancé ». On le nommait, en conséquence, premier plénipotentiaire au congrès de Rastadt qui allait s’ouvrir et devait entériner les décisions datées de Campo-Formio, concernant l’Empire germanique. D’ailleurs, sitôt la nomination signée, le gouvernement le regretta. Assurément ce diable d’homme allait avoir tout le bénéfice de rapporter en France la rive gauche du Rhin ! Mieux valait peut-être le rappeler et récolter, lorsqu’il ne serait plus là, tout ce qu’il avait semé. Mais il était trop tard pour revenir sur la décision prise. Les cinq rois durent se résigner. Ainsi que l’a fort bien dit Albert Sorel : « Les Directeurs le trouvant à la fois embarrassant et indispensable, le voulaient toujours ailleurs que là où il était. » Au moins qu’il ne s’attarde pas à Rastadt ! Qu’il revienne à Paris afin que l’on puisse lui tenir la dragée haute ! Aussi François de Neufchâteau lui écrira-t-il : « Le Directoire est impatient de vous voir et de conférer avec vous sur les intérêts majeurs et multipliés de la patrie... Il désire vous témoigner publiquement son extrême satisfaction et être envers vous le premier interprète de la reconnaissance nationale. »

Celle-ci n’attend pas un ordre officiel pour se manifester. À Paris, le délire monte aux cerveaux. On compare le signataire de Campo-Formio à « l’un des plus grands hommes de l’Antiquité », tandis que Monge déclare que, depuis Vercingétorix, la France n’a possédé pareil héros...

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Avant de prendre le chemin de Rastadt, Bonaparte donne en chef d’État ces conseils au peuple cisalpin :

« Ralliez-vous ; faites trêve à vos méfiances, oubliez les raisons que vous croyez avoir de vous désunir, et, tous d’accord, organisez et consolidez votre gouvernement... Pour être dignes de votre destinée, ne faites que des lois sages et modérées. Faites-les exécuter avec énergie... Il en est des Etats comme d’un bâtiment qui navigue et comme d’une armée ; il faut de la froideur, de la modération, de la sagesse et de la raison dans les conceptions des ordres, commandements et lois, de l’énergie et de la vigueur dans leur exécution. »

Si Napoléon n’est pas inquiet sur la manière dont la nouvelle république se comportera, il n’a pas la même tranquillité lorsqu’il pense à Rome dont la politique va toujours de « guingois »... Aussi adresse-t-il au cardinal Mattei cet avertissement menaçant : « Faites donc entendre à Sa Sainteté que, si elle continue à se laisser mener par le cardinal Busca, et d’autres intrigants, cela finira mal pour vous... » C’est le ton qu’il emploiera plus tard avec Pie VII.

Il a pris goût à distribuer des mises en demeure et des louanges. Ces activités vont bien lui manquer maintenant qu’il n’a plus à jouer au chef d’État. En passant le 19 novembre à Turin, il le dira à Miot de Melito, avec un étonnant sens prophétique :

— Je ne voudrais quitter l’Italie que pour aller jouer en France Un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n’est pas encore venu, la poire n’est pas mûre. Mais la conduite de tout ceci ne dépend pas uniquement de moi. Ils ne sont pas d’accord à Paris. Un parti lève la tête en faveur des Bourbons, je ne veux pas contribuer à son triomphe. Je veux bien affaiblir un jour le parti républicain, mais je veux que ce soit à mon profit.

Quant à la paix générale, c’est lui qui la fera :

— Si j’en laissais à un autre le mérite, ce bienfait le placerait plus haut dans l’opinion que toutes mes victoires.

Hélas, hors le calme amiénois, du printemps 1802 au printemps 1803, au cours duquel les ennemis de la France reprendront leur souffle, Napoléon courra après cette paix jusqu’à la fin de l’épopée.

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Le 21 novembre, passant par Genève, il se refuse à voir Necker installé au délicieux château de Coppet qui abritait encore les amours – orageuses, mais suivies de belles éclaircies – de Mme de Staël et de Benjamin Constant. L’un de ses compagnons de route – Lavalette – nous explique que son chef – il le dira en passant devant le château – désapprouvait le choix fait par Louis XVI d’appeler Necker au pouvoir. Il ne s’arrête pas non plus à Ferney, nourrissant des « griefs » contre Voltaire. Ainsi, il s’abstient de faire l’un et l’autre pèlerinage. Il préfère, ce même jour, écouter les jeunes filles de Lausanne l’accueillir avec des fleurs et lui réciter ce mauvais compliment de circonstance :

César asservit l’Italie
Et tu lui rends la liberté...
Prépare un chemin de lumière
Où vont s’élancer nos neveux.

Après avoir dîné le 22 à Rolle et couché à Mondon chez le bailli de la ville – le colonel Weiss – Bonaparte et ses compagnons prennent le lendemain matin la route de Berne. À une lieue de Morat, une roue de la voiture se brise – accident fréquent à l’époque – et Bonaparte et son état-major partent bravement à pied. En dépit de l’heure matinale et du froid de frimaire, la route est bordée de toute une foule qui a passé la nuit à la belle étoile pour tâcher d’entrevoir le vainqueur de l’Italie. Arrivé près de l’ossuaire où se trouvent déposés les restes des soldats bourguignons tués à la bataille de Morat, et après s’être fait expliquer comment les Suisses avaient vaincu le duc de Bourgogne, on entend Bonaparte s’exclamer :

— Il fallait que Charles le Téméraire fût un grand fou !

Le quartier général d’Augereau, qui vient de succéder à Hoche au commandement de l’armée du Rhin, se trouve à Offenburg, sur le chemin de Rastadt. Bonaparte s’arrête, se fait annoncer, désirant s’entretenir un moment avec le général. Augereau fait répondre à son ancien chef qu’il ne peut se déranger, étant à sa toilette. Napoléon le fera sans doute un jour maréchal et duc de Castiglione, mais jamais il n’oubliera l’insulte...

Dans la soirée du 26 novembre, Bonaparte, dans un carrosse tiré à huit chevaux et « enveloppé » par trente hussards, arrive à Rastadt, à mi-chemin de Baden-Baden et de Carlsruhe, Il s’installe au château, dans les mêmes appartements que ceux occupés par le maréchal duc de Villars, à la fin du règne de Louis XIV. « J’ai, comme vous voyez, voyagé en casse-cou, annoncera-t-il ce même soir au Directoire, et je n’ai pas été peu étonné de voir que ces ganaches de plénipotentiaires de l’Empereur n’étaient pas encore arrivés, hormis le général Merveldt. »

Le surlendemain, les plénipotentiaires autrichiens atteignent à leur tour Rastadt. Metternich, qui représente l’empereur d’Autriche, fait la grimace : il avait pensé que l’appartement du château lui serait réservé. Du côté français, le Directoire a envoyé l’ancien conventionnel Jean-Baptiste, futur comte de Treilhard. Il a juré « haine à la royauté » lors de sa nomination de président des Cinq-Cents – ce qui ne l’empêchera pas, à la fin du Consulat, d’être l’un des plus ardents « supporters » de l’établissement de l’Empire. La délégation française compte encore le farouche Bonnier d’Arco, enfin Merlin, flanqué de son épouse qui, nous dira Bonaparte « est tout ce qu’il y avait de plus bourgeoise ; elle ne me parla que de ses assiettes, et appelle son mari Chouchou coquet. C’est une vraie Madame Angot... »

Les représentants des puissances étrangères se moquent des chapeaux ronds des Français et de leurs souliers fermés avec des cordons en guise de rubans, mais, ainsi que nous le rapporte Lavallette, « il fallait plier devant la République française et les plaisanteries contre ces messieurs expiraient à leur arrivée ».

Le 28, s’installe également à Rastadt le baron d’Edelsheim. Reçu par Bonaparte, il lui annonce que le roi de Suède a désigné comme ambassadeur Axel Fersen, l’ami de Marie-Antoinette.

— C’est impossible, s’exclame Bonaparte ; ce serait manquer au Directoire que de traiter avec lui. Il a servi la France et a été la tête du parti le plus violent contre la Révolution.

Le baron – Axel nous le rapporte dans son Journal intime – essaye de défendre Fersen. N’a-t-il pas quitté le service en 1789 ?

— Vous ne savez pas tout, reprend Bonaparte, il a couché avec la Reine.

Edelsheim se met à rire :

— Je croyais que les époques de l’histoire ancienne étaient oubliées...

Napoléon accepte cependant de recevoir le lendemain l’envoyé de « Sa Majesté Suédoise ». « M. le comte de Fersen, racontera Bonaparte à Talleyrand, est venu me voir environné de toutes les fatuités d’un courtisan de l’OEil de Boeuf. » Après les compliments d’usage « que l’on dit de part et d’autre sans s’écouter », Napoléon n’y va point par quatre chemins :

— Monsieur, la République française ne souffrira pas que des hommes qui lui sont trop connus par leurs liaisons avec l’ancienne cour de France, portés peut-être sur la liste des émigrés, viennent narguer les ministres du premier peuple de la terre.

« Pendant ce discours, rapportera Bonaparte, M. le comte de Fersen changeait successivement de couleur ; il prit son parti en courtisan, il répondit que Sa Majesté prendrait en considération ce que je lui avais dit, et s’en alla. »

On devine comment celui que la reine appelait son cher Rignon reçut ce discours. « Tout son raisonnement, racontera de son côté Axel Fersen au roi suédois, fut débité fort lentement, cependant avec chaleur mais dans le style, le ton et la manière d’un parvenu, sans noblesse et sans dignité, et comme une leçon. »

« Je le reconduisis, précisera encore Bonaparte, comme de raison, avec le cérémonial d’usage. » Ce « cérémonial d’usage » ne fut pas très républicain... Nous savons par Fersen que Bonaparte appela indifféremment l’ancien ami de Marie-Antoinette : Monsieur, Excellence, ou Elle... « L’entretien terminé, ajouta Fersen, le général m’accompagna jusqu’à la porte du vestibule et ses aides de camp jusqu’en haut de l’escalier. »

Le 30 novembre 1797, la Convention est signée et vient confirmer les décisions prises à Udine : Venise est remise à l’empereur François, et Mayence devient française. La ville qui avait déjà été occupée par la France en 1644, en 1688 et en 1792, avait été perdue neuf mois plus tard. Elle était rendue aux Français et, jusqu’en 1814, Mayence sera le chef-lieu du département du Mont-Tonnerre.

Il y a là en germe toutes les causes des guerres napoléoniennes. L’Angleterre n’admettra jamais que la France occupe la rive gauche du Rhin. Quant à l’Autriche, chassée des Pays-Bas, elle ne pourra se résoudre à se trouver également frustrée de la plus grande part de son gâteau italien. Tant que la France ne sera pas muselée dans ses limites naturelles, sans cesse la guerre renaîtra... Et elle renaîtra d’autant plus que l’empire napoléonien repoussera ses frontières « françaises » jusqu’à l’Elbe et la mer Ionienne !

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Après un voyage qui, selon Marmont, « fut un triomphe continuel », Bonaparte « habillé en bourgeois », passe la barrière de Paris – la barrière du Trône renversé – à la fin de l’après-midi du 5 décembre. Dès le lendemain, à onze heures, Talleyrand reçoit Napoléon à l’ancien hôtel de Gallifet – 73, rue de Grenelle – alors demeure du ministre des Relations extérieures. Les deux hommes se rencontrent pour la première fois. « Au premier abord, racontera le futur prince de Bénévent, il me parut avoir une figure charmante ; vingt batailles gagnées vont si bien à la jeunesse, à un beau regard, à de la pâleur, et à une sorte d’épuisement ! » Sitôt entré dans le cabinet du ministre, Bonaparte insiste « sur le plaisir qu’il avait eu à correspondre en France, avec une personne d’une autre espèce que les Directeurs », puis il poursuit :

— Vous êtes neveu de l’archevêque de Reims, qui est auprès de Louis XVIII ?

Talleyrand remarque que Bonaparte n’a point dit : du comte de Lille...

— J’ai aussi un oncle qui est archidiacre en Corse, poursuit Bonaparte, c’est lui qui m’a élevé. En Corse, vous savez qu’être archidiacre, c’est comme d’être évêque en France.

Puis, rentrés tous deux dans le salon qui s’est empli de monde – il y a là, entre autres, Mme de Staël et Bougainville – Napoléon lance à haute voix :

— Citoyens, je suis sensible à l’empressement que vous me montrez. J’ai fait de mon mieux la guerre, et de mon mieux la paix. C’est au Directoire à savoir en profiter, pour le bonheur et la prospérité de la République.

Le 10 décembre, à l’occasion de la remise des drapeaux conquis en Italie, les cinq membres du Directoire reçoivent Bonaparte avec magnificence en ayant soin de cacher combien ils ont été froissés de le voir signer sans autorisation le traité de Campo-Formio. Dans le fond de la cour a été construit un vaste amphithéâtre où se tiennent « ambassadeurs, ministres, généraux, officiers supérieurs de terre et de mer, tout ce qui avait rang, autorité, illustration ou notabilité ». Au fond, contre le vestibule principal, on a élevé « l’autel de la patrie », l’un de ces monuments symboliques dont l’époque possède le secret et qui se trouve surmonté des statues de la Liberté, de l’Égalité et de la Paix. En dépit du froid, les femmes décolletées comme l’exige la mode, c’est-à-dire au-delà du possible, se pressent aux fenêtres. « Et malgré ce luxe, ainsi que le disait un témoin, cette affluence, la recherche des costumes, la parure des femmes et ce que la mise des Directeurs avait de somptueux, ce fut un petit homme maigre, pâle, sec, jaune et simplement vêtu, qui fixa tous les regards et parut à lui seul remplir tout l’espace. »

Les fêtes en son honneur vont se poursuivre. Il respire tout cet encens, non avec joie – Bourrienne nous dit même qu’il semblait au supplice – mais en considérant l’adulation dont il est l’objet « comme un des inconvénients de sa position... il savait que, dans la disgrâce, il serait bientôt délivré de ce fléau ».

— Je ne dois qu’à la curiosité et à la nouveauté, toutes ces flagorneries officielles qui s’appliquent à tout le monde, en changeant seulement la date, le titre et le nom.

Une seule récompense lui fait plaisir : il est élu à l’Institut, classe des sciences physiques et mathématiques ; le fauteuil de Garnot ayant été déclaré vacant – non par la mort du titulaire, mais à la suite du coup d’État de Fructidor. Bonaparte eut onze rivaux. Le mécanisme adopté pour le vote – inventé par le mathématicien Borda – était si parfaitement incompréhensible qu’il est inexplicable... Aux Archives, on peut toujours lire cette note :

104 Bulletins formant au total 624 votes.

Le général Bonaparte obtient. 305 votes
Le général Dillon 166 votes
Le citoyen Montalembert 123 votes
Total 624 votes

Or – Lenotre l’avait déjà remarquée – cette addition établie en présence des plus illustres mathématiciens de l’époque est fausse. Ce n’est pas 624 votes qu’il faut lire, mais 594... Ce qui n’en donnait pas moins à Bonaparte une copieuse avance sur ses concurrents !

— Le suffrage des hommes distingués qui composent l’Institut m’honore, déclare-t-il lors de la réception donnée en son honneur. Je sais bien qu’avant d’être leur égal, je ne serai longtemps que leur écolier.

Puis, ainsi que l’écrivait le Narrateur : « Bonaparte étonna par la variété et l’étendue de ses connaissances », parlant de mathématiques avec Lagrange et Laplace, de métaphysique avec Sieyès, de poésie avec Marie-Joseph Chénier, de politique avec Gallois, de législation avec Daunou. Durant des années il a dévoré tant de livres !

Le soir du 30 décembre, Bonaparte eut une surprise « pleine de grâces ». En rentrant chez lui, il vit des ouvriers occupés à changer la plaque portant le nom de la rue Chantereine. Désormais, elle s’appellera rue de la Victoire. Le nid de fille entretenue était d’ailleurs devenu méconnaissable. « Quel changement dans notre petite maison si tranquille autrefois, racontera Hortense. Elle était alors remplie de généraux, d’officiers. Les sentinelles avaient peine à repousser le peuple et les personnes de la société, impatientes et avides de voir le vainqueur de l’Italie. »

Joséphine avait ordonné des travaux coûteux. La chambre à coucher, située au premier étage, était devenue une tente aux tissus rayés, ornée de sièges-tambours. Les lits « à l’antique » se rapprochaient ou s’éloignaient selon un ingénieux ressort.

— Tout était de nouveau modèle, fait exprès, dira Bonaparte.

La frivole créole n’est d’ailleurs pas encore rentrée. Elle a quitté l’Italie après son mari, s’est fait acclamer et haranguer tout le long de la route, traiter de « vertueuse épouse » à chaque étape... et, le 25 décembre, entre Moulins et Nevers, a retrouvé son cher Hippolyte avec qui, depuis, elle muse, retardant le moment de regagner le domicile conjugal. Tout en roucoulant, les deux amants mettent sur pied une affaire de fournitures militaires – la compagnie Bodin – qui va permettre à Joséphine de se livrer à des dépenses, absolument indispensables à ses yeux, et tout aussi absolument inutiles à ceux de son mari. C’est seulement le 2 janvier que sa berline s’arrête dans la nouvelle rue de la Victoire.

Dès le lendemain, Bonaparte, qui a revêtu son habit vert de l’Institut, se rend à la fête donnée par Talleyrand à l’hôtel Gallifet, en l’honneur de la femme du général en chef de l’Armée d’Italie. La décoration, le service, le jeu, le buffet, sont dignes de l’Ancien Régime. Arnault, qui a dîné rue de la Victoire, accompagne Joséphine et son mari.

— Donnez-moi votre bras, lui dit Bonaparte en entrant dans la salle de bal. Je vois là nombre d’importuns prêts à m’assaillir. Tant que nous sommes ensemble, ils n’oseront pas entamer une conversation qui interromprait la nôtre. Faisons un tour dans la salle, vous me ferez connaître les masques, car vous connaissez tout le monde, vous...

La foule fait la haie, comme pour des souverains. On se croirait presque revenu à Versailles. Bonaparte est si entouré que Mme de Staël demande à Arnault de l’aider à approcher du grand homme. Arnault y parvient.

— Mme de Staël, prétend avoir besoin auprès de vous d’une autre recommandation que son nom, déclara-t-il à Bonaparte, et veut que je vous la présente. Permettez-moi, général, de lui obéir.

« Le cercle se resserre alors autour de nous, racontera Arnault, chacun étant curieux d’entendre la conversation qui allait s’engager entre deux pareils interlocuteurs... »

« Corinne » offre au vainqueur une branche de laurier :

— Il faut les laisser aux Muses, refuse froidement Bonaparte.

Assurément, ce bas-bleu de Corinne l’énerve. Elle insiste.

— Général, quelle est la femme que vous aimez le plus ?

— La mienne !

— C’est tout simple, mais quelle est celle que vous estimeriez le plus ?

Celle qui sait le mieux s’occuper de son ménage.

— Je le conçois encore, mais enfin, quelle serait pour vous la première des femmes ?

— Celle qui fait le plus d’enfants, Madame !

Pendant le souper, Bonaparte et Talleyrand se tiennent derrière la chaise de Joséphine, comme pour la servir. Son mari, nous dit Stanislas de Girardin, « paraît être fort occupé d’elle, on dit même qu’il en est très amoureux et excessivement jaloux. Bonaparte, poursuit-il, n’a pas plus de cinq pieds, son visage est pâle, ses joues sont creuses, ses yeux petits et éteints, tout annonce qu’il est poitrinaire. ».

Quelqu’un d’autre se trompe également ce soir-là – et lourdement : Mallet du Pan, qui affirme :

— Ce scaramouche à la tête sulfureuse n’a eu qu’un succès de curiosité. C’est un homme fini. Décidément fini !