XVIII

« RIEN NE LUI RESISTE, PAS MÊME DIEU ! »

La religion chrétienne sera toujours l’appui le plus solide de tout gouvernement assez habile pour pouvoir s’en servir.

NAPOLÉON.

Aux barrières de Paris, il n’est pas rare de rencontrer des citoyens plus ou moins bien déguisés, qui, nantis d’une fausse identité, se glissent clandestinement dans la capitale. Ces hommes sont des émigrés bravant le terrible décret pris par le Directoire au lendemain des événements de Fructidor, décret toujours en vigueur et condamnant à mort tout émigré appréhendé sur le territoire de la République.

Bonaparte se penche sur la question, « une des grandes plaies » de l’État, selon son expression. Ceux qui ont suivi les Princes refluent vers la France et parviennent à y vivre au grand jour, souvent grâce à la « protection », quelque peu monnayable, des commissaires chargés des radiations. Ce ne sont évidemment pas les éléments les plus intéressants et Bonaparte s’en irrite : « Composez votre bureau particulier d’hommes justes, intègres et forts, ordonne-t-il au ministre de la Justice. Qu’ils soient bien convaincus que l’intention du Gouvernement n’est pas de fermer la porte aux réclamations des individus victimes de l’incohérence des lois sur l’émigration, mais qu’il sera inexorable pour ceux qui ont été les ennemis de la patrie. » Les bureaux sont assaillis de demandes, et Joséphine, sollicitée de tous les côtés par d’anciennes relations, supplie son mari de mettre fin à cette situation.

Enfin, après avoir longtemps hésité – il ne pouvait approuver les Français d’avoir combattu dans les rangs ennemis – Bonaparte, suivant les conseils de Fouché qui se réserve le droit de contrôle, rouvre les frontières aux émigrés. L’arrêté décide de faire des « éliminations par catégories ».

Désormais, pourront regagner la France « les parents ou héritiers d’émigrés, les femmes ayant suivi leur mari, les artisans et cultivateurs, les gens à gages ». Évidemment, il n’est point question de rendre leurs biens aux rentrants : les acquéreurs des biens nationaux peuvent dormir tranquilles. En attendant l’amnistie du 26 avril 1802, qui permettra le retour de tous les émigrés qui le désirent, plus de cinquante mille personnes peuvent regagner la France. Tous ceux qui reviennent d’exil racontent leurs craintes, leur terreur même en approchant du premier poste français. De quelle manière les républicains vont-ils accueillir les ci-devant ? Mme de Boigne, qui regagnera la France un peu plus tard, rapportera comment, le coeur battant, elle avait pénétré dans le bureau de la douane. Elle s’était tenue debout devant l’employé qui, lentement, traçait son signalement. Le chef de bureau s’était avancé :

— Mettez donc « jolie comme un ange », ce sera plus court et ne fatiguera pas tant Madame !

Brusquement, Mme de Boigne s’était sentie de nouveau chez elle.

Le « monde ordonné » commence à renaître. Les rentrants se regardent timidement « comme des gens ayant échappé à un naufrage et se retrouvant dans une île déserte ». Peu à peu l’attitude du Premier consul leur rendra le goût de vivre. Bonaparte ne considère nullement, comme l’affirment certains de ses ennemis, que la France a commencé le 19 Brumaire.

Le 22 septembre, à l’occasion de la fête de la République, le consul fait transporter les restes de Turenne aux Invalides. Le maréchal de Louis XIV, inhumé à Saint-Denis, avait eu son tombeau saccagé pendant la Révolution, mais ses restes, par ordre du Directoire, avaient été sauvés et enterrés dans le jardin du Musée des monuments français, quai des Augustins. Lucien Bonaparte et Carnot, entourés de nombreux officiers, conduisent le cercueil de Turenne sous le dôme de l’église. Devant le char mortuaire, on mène tenu par la bride un cheval pie, semblable, dit-on, à celui que montait le maréchal. Sur un brancard, ajoute le Moniteur, sont placés « l’épée qu’il portait le jour de sa mort et le boulet qui l’a frappé ». Les tambours battent aux champs. Devant Bonaparte, Carnot prend la parole :

— Ce temple n’est pas réservé à ceux que le hasard fit naître, dit-il, sous l’ère républicaine, mais à ceux qui dans tous les temps ont montré des vertus dignes d’elle.

La Décade Philosophique a eu, bien entendu, des propos aigres-doux : « Les républicains voient avec quelque peine qu’on joigne à la fête de la République celle de la translation des reliques d’un maréchal de France dont ils pensent que les exploits ont été surpassés par ceux de nos généraux modernes. »

Mais ce même mois – le 30 – Bonaparte signe cet arrêté : « Le jeune Horace-Camille Desmoulins, dont le père, membre de la Convention nationale est mort sur l’échafaud, victime du tribunal révolutionnaire de Paris, est nommé élève au Prytanée français ».

Toujours la politique de bascule...

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Extrémistes jacobins et extrémistes royalistes, également ulcérés de voir la majorité des anciens révolutionnaires et la plupart des émigrés s’incliner devant le nouveau maître, ont repris leur projet : tuer Bonaparte. Dans l’ombre du Consulat, les assassins cherchent le moyen le plus efficace : tirer un coup de pistolet dans le dos de Napoléon pendant une revue au Carrousel, ou – entreprise plus hardie encore – introduire un baril de poudre dans les caves des Tuileries. Particulièrement les royalistes ont la haine chevillée au coeur. Personne ne s’étonne en entendant une femme de la meilleure société souhaiter le plus naturellement du monde que « ses yeux fussent des stylets pour poignarder le tyran des rois, lorsqu’elle l’apercevrait au théâtre ». Pour abattre le consul, les Chouans arrêtent un plan qui s’inspire de l’attaque des diligences, opération dans laquelle excellaient ces messieurs. Lorsqu’il se rend à Malmaison, seule une cinquantaine de grenadiers à cheval escorte Bonaparte. Or, Neuilly, Puteaux, Nanterre, Rueil ne sont que de petits villages séparés par des terrains vagues assez mal famés, et ravinés de carrières, où toute une troupe pourrait facilement se cacher avant de bondir sur l’escorte.

Cependant, la meilleure manière pour se débarrasser du « tyran » allait être donné aux Chouans par leurs plus implacables ennemis : les républicains extrémistes, les exclusifs. Ils hantaient les cabarets des barrières, remâchant leur rancoeur et complotaient autour de tables maculées de vin. Quelques-uns de ces anarchistes, à la tête desquels se trouvait le jacobin Chevalier, avaient l’intention de supprimer le Premier consul en faisant exploser sur le passage de sa voiture une machine infernale, imitée de l’appareil inventé par un ingénieur italien, en 1585, lors du siège d’Anvers. L’engin consistait en un baril cerclé de fer et rempli de poudre, de matières inflammables et de balles. Le feu était communiqué à l’aide d’un fusil dont on avait coupé le canon, et, de loin, une ficelle actionnait la détente. Malheureusement pour les exclusifs, l’active police de Fouché avait eu vent de l’affaire et, le 7 novembre 1800, tous les conspirateurs avaient été appréhendés.

Les Chouans pensèrent alors à reprendre le projet pour leur propre compte !... Sur l’ordre de deux conjurés royalistes : le chevalier de Limoëlan et son ami Saint-Régent, le nommé Carbon, jadis au service de Limoëlan, acheta une vieille jument noire et une mauvaise charrette à ridelles. Sur cette dernière, les conspirateurs placèrent un tonneau bourré de poudre.

Où opérerait-on ?

Le 24 décembre au soir, 3 nivôse, an IX – les journaux l’avaient annoncé – le Premier consul devait se rendre à l’Opéra, alors situé à l’emplacement de notre place Louvois, pour assister à La Création, un oratorio de Haydn. L’incomparable Garat chantera et, pour la circonstance, les choeurs du théâtre Feydeau se joindront à ceux de la scène nationale. Le mieux ne serait-il pas de profiter de cette sortie nocturne pour placer la machine sur un point du parcours ?

Le jeudi 22 décembre, Saint-Régent se fait conduire en fiacre jusqu’à la place du Carrousel, juste devant l’hôtel de Longueville, en face des Tuileries, et qui abritait, en 1800, les écuries du consul. La place était alors étroite, sombre, resserrée. L’entrée du château s’ouvrait entre deux pavillons servant de corps de garde. Saint-Régent – le cocher le racontera plus tard – regarde la longue façade grise, le dôme coiffant le pavillon central, tire sa montre, puis, tournant le dos au « palais du gouvernement », il paraît réfléchir. Il se trouve exactement à l’angle de la place et de la rue Saint-Nicaise, ancien chemin de ronde du rempart de Charles V. Cette rue était parallèle au château ; sur quelques dizaines de mètres, elle traversait le Carrousel et formait le fond de la place. Elle commençait à la galerie du bord de l’eau et, après avoir franchi l’emplacement des futurs guichets de Rohan, allait s’achever rue Saint-Honoré, à la hauteur de notre place du Théâtre-Français. Presque dans son prolongement se trouvait la rue de la Loi, notre rue de Richelieu, qui conduisait à l’Opéra. Saint-Régent, après avoir réfléchi, trouva l’endroit excellent. On placerait la charrette et son tonneau dans la rue Saint-Nicaise, vers la rue Saint-Honoré, à une vingtaine de mètres de la place. L’un d’eux fera le guet devant l’hôtel de Longueville, au fond du Carrousel ; il verra par conséquent la voiture sortir des Tuileries et pourra donner le signal à celui qui, à l’aide d’une longue mèche, mettra le feu à la machine.

Quelques jours auparavant, Bonaparte avait dit à Roederer :

— Si je mourais d’ici trois ou quatre ans de la fièvre, dans mon lit, et que pour achever mon roman, je fisse un testament, je dirais à la nation de se garder du gouvernement militaire ; je lui dirais de nommer un magistrat civil.

Si je mourais...

Le soir du 24 décembre, une nuit de nivôse brumeuse et froide tombe sur Paris. Alors que de nombreux Parisiens préparent le réveillon – les messes de minuit n’ont pas été rétablies, mais les cérémonies sont tolérées dans les églises privées – Bonaparte s’est installé dans le salon jaune de sa femme. Assis au coin du feu qu’il tisonne selon son habitude, il ne semble pas désirer sortir, même pour aller entendre Garat – tout « incomparable » qu’il soit. Il commence même à s’endormir sur un canapé lorsque Joséphine, qui a peut-être commandé une robe pour la circonstance et tient à la montrer, vient le réveiller :

— Allons, Bonaparte, insiste-t-elle, cela te distraira, tu travailles trop.

Mais le consul ferme les yeux et murmure :

— Vous n’avez qu’à partir, je resterai ici.

Enfin après une véritable discussion – s’il faut en croire Hortense – il cède enfin et fait donner l’ordre d’atteler. Bonaparte part le premier, précédé d’une escorte de cavaliers de la Garde des Consuls. Lannes, Berthier et Lauriston ont pris place auprès de lui. Huit heures sonnent au clocher voisin de Saint-Roch, tandis que l’équipage, après avoir traversé le Carrousel, tourne à gauche et s’engage dans la rue Saint-Nicaise. Bonaparte somnole...

Soudain une effroyable explosion déchire l’air.

Le consul réveillé en sursaut, croit qu’il se noie dans le Tagliamento. « Pour comprendre ceci, racontera Las Cases, il faut savoir que quelques années auparavant, étant général de l’armée d’Italie, il avait passé de nuit, en voiture, le Tagliamento, contre l’opinion de tout ce qui l’entourait. Dans le feu de la jeunesse, et ne connaissant aucun obstacle, il avait tenté ce passage, entouré d’une centaine d’hommes armés de perches et de flambeaux. Toutefois, la voiture se mit à la nage, il courut le plus grand danger, et se crut réellement perdu... »

Sa seconde réaction – la déflagration ayant brisé les vitres de la voiture – est celle d’un soldat :

— Nous sommes minés !

La voiture s’arrête après avoir tourné la rue Saint-Honoré et le cocher – César, surnommé Germain – vient prendre les ordres. Il faut repartir au plus vite, sans perdre une minute dont l’ennemi pourrait profiter pour l’abattre, sans même savoir si Joséphine est sortie indemne de l’attentat ! Bonaparte ignore l’importance des forces des conjurés. Peut-être quelqu’un le guette-t-il pour l’abattre... Et il crie :

— À l’Opéra !

Derrière lui, le spectacle est affreux. Si la machine n’a éclaté qu’entre le passage des deux voitures, elle n’en a pas moins fauché la fin de l’escorte, fait une dizaine de morts, blessé vingt-huit personnes et endommagé quarante-six maisons dont certaines, trop détériorées – des plafonds s’étant écroulés – devront être démolies. Partout, des corps étendus, des « membres épars ». Un « désastre » ainsi que le dira Hortense, en entendant Rapp, quelques instants plus tard, résumer la situation dans la loge du consul.

Joséphine et sa fille, en empruntant un autre itinéraire, rejoignent Bonaparte à l’Opéra. Les spectateurs ne se doutent encore de rien. Les trente premières mesures de l’Oratorio étaient à peine jouées lorsque l’on avait entendu « comme un coup de canon »...

Peu à peu, par les aides de camp du Premier consul, la nouvelle – « un bruit sourd », nous dit Laure d’Abrantès – commence à se répandre dans la salle. « À l’instant même, et comme par un coup électrique, une même acclamation se fit entendre, un même regard sembla couvrir Napoléon d’un amour protecteur... On voyait des femmes pleurer à sanglots, des hommes frémissant d’indignation, quelle que fût la bannière qu’ils suivissent... Je regardais pendant ce temps, poursuit Mme Junot, dans la loge du Premier consul, qui, étant immédiatement au-dessous de moi, me permettait de voir et d’entendre presque tout ce qui s’y disait. Il était calme et paraissait seulement fort ému toutes les fois que le mouvement lui apportait quelques paroles fortement expressives relativement à ce qui venait de se passer... »

— Quelle horreur ! Faire périr tant de monde parce que l’on veut se défaire d’un seul homme !

Une immense acclamation monte vers lui. Il salue et décide de regagner les Tuileries. Le salon du rez-de-chaussée donnant sur la terrasse est déjà encombré de fonctionnaires venus aux nouvelles. Les premiers détails commencent à circuler. On apprend avec indignation que le cheval attelé à la charrette était tenu en main par une fillette de quatorze ans – la petite Pensol, fille d’une marchande des quatre-saisons de la rue du Bac, précisera l’enquête. C’est l’un des assassins qui a donné douze sous à la malheureuse enfant tandis que lui-même s’écartait après avoir allumé la mèche : Du moins on le pense, car tout a disparu, pulvérisé, volatilisé par l’explosion : la petite fille, la voiture et le cheval. Nulle trace des meurtriers. Mais tout le monde s’exclame d’une seule voix : ce sont les Jacobins qui ont fait le coup ! Un tonneau, bourré de mitraille, placé sur une charrette et sautant lors du passage du chef du gouvernement, n’est-ce pas là le plan conçu par les exclusifs ? Les conspirateurs du 7 novembre n’ont d’ailleurs pas encore passé en jugement et, pour les sauver, leurs complices n’hésitaient pas à exterminer le maître de la France !

Bonaparte, lui non plus, ne pense pas aux Chouans :

— Voilà l’oeuvre des jacobins, s’exclame-t-il ; ce sont les jacobins qui ont voulu m’assassiner !... Il n’y a là-dedans ni nobles, ni prêtres, ni chouans !... Je sais à quoi m’en tenir et l’on ne me fera pas prendre le change. Ce sont des septembriseurs, des scélérats couverts de boue qui sont en révolte ouverte, en conspiration permanente, en bataillon carré contre tous les gouvernements qui se sont succédés. Il n’y a pas trois mois que vous avez vu Ceracchi, Aréna, Topino-Lebrun, Demerville tenter de m’assassiner. Eh bien, c’est la même clique ; ce sont les buveurs de sang de septembre, les assassins de Versailles, les brigands du 31 mai, les conspirateurs de prairial, les auteurs de tous les crimes commis contre tous les gouvernements. Si on ne peut les enchaîner, il faut qu’on les écrase ; il faut purger la France de cette lie dégoûtante ; point de pitié pour de tels scélérats !...

Et Bourrienne, qui nous rapporte la scène, ajoutait :

« Il faut avoir vu la figure animée de Bonaparte, son geste toujours rare mais expressif, et avoir entendu le son de sa voix pour se faire une idée de la colère avec laquelle il prononça ces paroles. » L’un des rares, Fouché, accuse les chouans. Bonaparte le regarde avec mépris : bien entendu, le régicide, le massacreur de Lyon, veut sauver ses amis d’antan !

Imperturbable et silencieux, Fouché supporte les injures. « Le plus habile comédien ne saurait reproduire son attitude calme pendant les éclats de colère de Bonaparte, ses réticences, sa patience à se laisser accuser. »

— Fouché a des raisons pour se taire, explique le Premier consul à son secrétaire. Il est tout simple qu’il ménage un tas d’hommes couverts de sang et de forfaits. N’a-t-il pas été l’un de leurs chefs ?

Le lendemain – jour de Noël – devant les douze maires de Paris venus le féliciter d’avoir échappé à la mort, il déclare encore :

— Tant que cette poignée de brigands m’a attaqué directement, j’ai laissé aux lois le soin de les punir ; mais, puisque, par un crime sans exemple, ils ont mis en danger une partie de la population de Paris, le châtiment sera aussi prompt qu’exemplaire. Il faut qu’une centaine de misérables qui ont calomnié la liberté, en commettant des crimes en son nom, soient réduits à l’impossibilité d’en commettre de nouveaux.

Fouché saute sur l’occasion et prépare soigneusement une liste de cent trente noms de septembriseurs appartenant à « cette classe d’hommes qui, depuis dix ans s’étaient couverts de tous les crimes » – le futur duc d’Otrante oublie aussi bien les fusillades de Lyon dont il a été l’un des ordonnateurs que les massacres de Toulon... Il signe la liste en ajoutant sans ironie : « Tous ces hommes n’ont pas été pris le poignard à la main, mais tous sont universellement connus pour être capables de l’aiguiser et de le prendre. » Et, le 14 nivôse – onze jours après l’attentat – Bonaparte prend un arrêté déportant aux îles Seychelles une centaine d’extrémistes. « En même temps, raconte Bourrienne, on fit remplir les journaux de souvenirs de la Révolution pour en charger, aux yeux du public, ceux pour lesquels on voulait profiter d’un crime tout fait pour les en rendre complices après coup... J’étais effrayé de voir le Premier consul se jeter si rapidement dans les voies de l’arbitraire. Mais qui pouvait mettre un frein à sa volonté ? »

Cependant, tout en se débarrassant d’amis compromettants, Fouché poursuivait son enquête. Il avait fait ramasser rue Saint-Nicaise quelques débris de la jument noire et avait convoqué tous les maquignons de Paris. Dès le surlendemain de Noël, le marchand grainier Lambel reconnaissait le cheval noir qu’il avait vendu à Carbon. Peu après, le loueur de carrosses Thomas venait dire que l’équipage avait été garé dans son écurie, et un maréchal-ferrant indiquait qu’il avait ferré la jument. Tous donnaient le signalement de Carbon. Il ne fallut guère de temps pour l’identifier. Les Chouans possédaient chacun leur fiche signalétique. L’aînée des nièces de l’ancien domestique de Limoëlan fut longuement interrogée et finit par avouer que son oncle se cachait chez des religieuses de la rue Notre-Dame-des-Champs. Le 18 janvier Carbon était arrêté. Il nia tout d’abord, puis « donna » Saint-Régent et Limoëlan. Le chef de la conspiration demeura introuvable, mais Saint-Régent, qui errait dans Paris sans oser demander l’hospitalité à qui que ce soit, finit par être pris, le 25 janvier 1801, par un policier qui le rencontra par hasard rue du Four.

Devant le tribunal criminel, Carbon essaya de sauver sa tête en prouvant qu’il avait quitté ses complices, place des Victoires, plus d’une heure avant l’attentat de Nivôse. Il n’en fut pas moins condamné à mort avec Saint-Régent, qui supplia ses juges de l’envoyer à l’échafaud le plus vite possible. Ils furent exécutés le 20 avril – 30 germinal an IX – tandis que la foule applaudissait longuement{30}.

Le lendemain du jour où Fouché est venu apporter à Malmaison la preuve de la culpabilité des Chouans et de l’innocence des Jacobins, on entendit Bonaparte, parlant d’autres irréductibles soi-disant ralliés au régime, déclarer au Conseil des ministres :

— Ils sont là douze à quinze métaphysiciens bons à jeter au feu... Il ne faut pas croire que je me laisserai faire comme Louis XVI. Sorti du sein du peuple, je ne souffrirai pas qu’on m’insulte comme un roi.

La même semaine on lui propose de débaptiser la place Bellecour à Lyon, pour l’appeler la place Bonaparte, il refuse :

— De tels honneurs ne doivent pas être donnés à un homme vivant !

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Et la paix ?

L’Autriche s’est fait prier pour la signer, et Bonaparte a dû menacer Vienne de reprendre les hostilités à la fois en Italie et sur le Rhin. Moreau et Augereau – le 21 juillet – reçoivent l’ordre de concentrer leurs forces et de prendre « des quartiers de rafraîchissements ».

Il existait fort heureusement en Europe le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, souverain libéral, tolérant en matière de religion et de presse – et, au surplus, pacifique. Comment le demeurer dans la future Europe napoléonienne ? Mais, en attendant, Bonaparte lui demande de s’entremettre « pour la paix avec la Russie et avec l’Empire ». L’empereur François se décide à traiter et envoie à Paris le comte Louis de Cobenzl, désigné comme plénipotentiaire, et avec qui, on s’en souvient, Bonaparte avait fini par s’entendre lors des pourparlers de Campo-Formio.

Dès la première entrevue, l’Ours du Nord peut se rendre compte que le ton de Bonaparte est devenu plus impérieux encore : c’est celui d’un maître conscient de sa force. Le consul, nous raconte Talleyrand – expert en insolence, et qui semble ravi – « avait ordonné lui-même la disposition de la pièce dans laquelle il voulait le recevoir. Il avait fait mettre dans l’angle une petite table devant laquelle il était assis. Tous les sièges avaient été enlevés ; il ne restait, et c’était loin de lui, que des canapés. Sur la table se trouvaient des papiers et une écritoire. Il y avait une seule lampe ; le lustre n’était pas allumé. M. de Cobenzl entre : je le conduisais. L’obscurité de la chambre, la distance qu’il fallait parcourir pour arriver près de la table où était Bonaparte, qu’il apercevait à peine, l’espèce d’embarras qui en était la suite ; le mouvement de Bonaparte qui se leva et se rassit ; l’impossibilité pour M. de Cobenzl de ne pas rester debout, mirent immédiatement chacun à sa place, ou du moins à la place que le Premier Consul avait voulu fixer. »

Après l’Autriche, l’Angleterre se résigne à traiter : elle a besoin de repos, si court fût-il. Elle considère cette paix comme honteuse et « plus désavantageuse que la guerre ». Dans son esprit il ne peut s’agir que d’une trêve destinée à reprendre haleine. Et le 23 septembre de cette même année 1801, se trouvant à Malmaison, Napoléon apprendra la signature de la paix à Amiens.

— A Amiens, dira-t-il plus tard, je croyais de très bonne foi le sort de la France, celui de l’Europe, le mien fixés. Pour moi, j’allais me donner uniquement à l’administration de la France et je crois que j’eusse enfanté des prodiges.

Le 9 novembre 1801, pour le second anniversaire du 18 brumaire, Bonaparte lance cette proclamation aux Français : « Vous l’avez enfin tout entière cette paix que vous avez méritée par de si longs et si généreux efforts !... Fidèle à vos voeux et à ses promesses, le Gouvernement n’a cédé ni à l’ambition des conquêtes, ni à l’attrait des entreprises hardies et extraordinaires... Sa première tâche est remplie ; une autre commence pour vous et pour lui !... »

Le lendemain, il reçoit lord Cornwallis, représentant de l’Angleterre à Amiens. Bonaparte – pour la première fois depuis dix ans – désire montrer que la France a retrouvé le décor digne de son passé. Les consuls sont entourés d’une cour brillante. « Au milieu de tous ces riches uniformes, nous rapporte Constant, le sien était remarquable par sa simplicité ; mais le diamant appelé le Régent, depuis quelques jours dégagé par le Premier consul, étincelait à la garde de son épée. »

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Un matin, à Malmaison, la petite cour voit Bonaparte repousser son assiette après avoir à peine déjeuné. Il fait les cent pas, demande trois tasses de café, puis monte à cheval suivi de Rapp et de Jardin. « Tant que nous fûmes en vue du château, racontera Rapp à Junot, le général alla au pas, mais une fois que nous eûmes gagné et dépassé la grille, il lança son cheval, lui enfonça ses éperons dans le ventre et la pauvre bête monta au galop de chasse cette route pierreuse de Bougival... Moi qui l’ai vu, je sais que ce n’est pas de l’humeur qu’il a, c’est du chagrin, c’est de la peine. »

Napoléon vient d’apprendre la perte de l’Égypte.

Les canons se sont tus au bord du Nil et Kléber a été assassiné par le fanatique Soleyman – un patriote, diront les Turcs. L’oraison funèbre de l’ancien chef des Mayençais, prononcée par Bonaparte est sévère :

— C’était un paresseux qui se laissait mener par le bout du nez par le petit Damas, qui était son mignon. Il vantait toujours les troupes allemandes et ne songeait qu’à ses plaisirs, racontera-t-il plus tard à Gourgaud. Souvent, dans ma tente, lorsque je lui parlais de Paris, je le voyais changer de visage. Il ne songeait qu’aux femmes et aux amusements de la capitale. Il n’aimait la gloire que comme le chemin des jouissances, tandis que Desaix aimait la gloire pour la gloire. Il était capable des plus grandes choses mais il fallait qu’il y eût à choisir entre la gloire et le déshonneur. Il n’était pas administrateur et blâmait mon système de cajoler les cheiks du Caire. Il a fait donner deux cents coups de bâton au cheik Saada, descendant du Prophète, aussi il a été assassiné.

Il faut maintenant, à l’ombre de la paix d’Amiens, faire passer la défaite égyptienne. « En Égypte, écrit Bonaparte dans son exposé, les soldats de l’armée d’Orient ont cédé ; mais ils ont cédé aux circonstances plus qu’aux forces de la Turquie et de l’Angleterre, et certainement ils eussent vaincu s’ils avaient combattu réunis. Enfin ils rentrent dans leur patrie, ils y rentrent avec la gloire qui est due à quatre années de courage et de travaux ; ils laissent à l’Égypte d’immortels souvenirs, qui peut-être un jour y réveilleront les arts et les institutions sociales.

L’histoire, du moins, ne taira pas ce qu’ont fait les Français pour y reporter la civilisation et les connaissances de l’Europe. Elle dira par quels efforts ils l’avaient conquise ; par quelle sagesse, par quelle discipline ils l’ont si longtemps conservée et, peut-être, elle en déplorera la perte comme une nouvelle calamité du genre humain... »

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Bonaparte veut apporter une solution au drame né en France par la Constitution civile du clergé. Et, en faisant cesser cette douloureuse anarchie, il sera approuvé par la majeure partie du pays, demeurée foncièrement catholique. Déjà, à peu près partout, le « culte décadaire » a été abandonné au profit du culte catholique. Seuls, à contrecoeur, les fonctionnaires suivent encore le service officiel, tandis que la masse des fidèles a retrouvé ses autels et ses prêtres. – de préférence réfractaires.

Un décret autorise bientôt la liberté des cultes. Il s’agit sans doute d’un premier pas vers le retour à l’ordre ancien, malheureusement – et ce n’était point là le but recherché – cette première étape va donner naissance à de nombreux schismes dus à l’existence de prêtres constitutionnels ou clandestins, insermentés soumis ou insoumis. Des collectivités religieuses de tendances diverses apparaîtront. C’est ainsi qu’on pourra lire dans les Petites Affiches cette annonce concernant une « église à louer » : « S’il se présentait une société d’ecclésiastiques bien d’accord entre eux, on pourrait traiter avec eux d’une manière satisfaisante. »

Bonaparte est à peine déiste. En outre, bien des choses le gênent dans l’église catholique :

— Je suis loin, avoue-t-il, d’être athée, assurément ; mais je ne puis croire à tout ce que l’on m’enseigne, sans être faux et hypocrite.

Bonaparte croit en Dieu par raison d’État et reconnaît l’utilité de la Religion – ne serait-ce que pour aider les déshérités à admettre l’inégalité :

— La société ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi ; il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais ensuite, et pendant l’éternité, le partage se fera autrement. »

Il ne veut surtout point, à l’instar des gouvernements qui l’ont précédé durant dix années, détruire la religion mais l’utiliser à son profit. Il se confie à Roederer :

— C’est en me faisant catholique que j’ai fini la guerre de la Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultra-montain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple de Juifs, je rétablirais le temple de Salomon.

Et deux jours plus tard, à ce même Roederer :

— Comment avoir de l’ordre dans un État sans une religion ?

Pour Bonaparte, les premiers coups contre la Religion ont été fâcheusement portés par les philosophes du XVIIIe siècle.

— Plus je lis Voltaire, plus je l’aime, dit-il encore à Roederer. Jusqu’à seize ans, je me serais battu pour Rousseau contre tous les amis de Voltaire. Aujourd’hui, c’est le contraire... La Nouvelle Héloïse ! Je l’ai lue à neuf ans. L’ouvrage m’a tourné la tête.

— C’est un fou, votre Rousseau, déclare-t-il à Stanislas de Girardin, en visitant Ermenonville... Il aurait mieux valu pour le repos de la France que cet homme n’ait pas existé.

— Et pourquoi, citoyen Consul ? demande Stanislas de Girardin.

— C’est lui qui a préparé la Révolution française.

— Je croyais, citoyen Consul, que ce n’était pas à vous à vous plaindre de la Révolution...

Un jour qu’il se promène dans le parc de Malmaison qu’il aime tant, il entend « dans cette solitude » la cloche de l’église de Rueil sonner l’Angélus.

— Je fus ému, avoue-t-il à Thiébaudeau, tant est forte la puissance des premières habitudes et de l’éducation. Je me dis alors : « Quelle impression cela ne doit-il pas faire sur les hommes simples et crédules ? » Que vos idéologues, que vos philosophes répondent à cela. Il faut une religion au peuple !

Ce sont également ses souvenirs d’enfance qui remontent en lui lorsqu’il avoue être séduit par le clinquant de la pompe ecclésiastique. Vainqueur de Marengo, entré en triomphateur à Milan, il avait écrit dans le Bulletin destiné à l’armée : « Il – c’est de lui dont il parle – a été reçu à la porte par tout le clergé, conduit dans le choeur sur une estrade préparée à cet effet et celle sur laquelle on avait coutume de recevoir les consuls et premiers magistrats de l’empire d’Occident. Cette cérémonie était imposante et superbe... »

Une semaine plus tard, s’arrêtant à Verceil, il avait prié le cardinal Marciana de bien vouloir faire connaître au pape son désir de voir cesser le véritable schisme qui divisait le clergé français. Bonaparte, en dépit de ses victoires, savait qu’il ne parviendrait pas à rétablir la paix et l’unité religieuse sans l’appui de Rome. Seul le Pape pourrait mettre fin au chaos. Mais, on s’en doute, traiter avec le papisme déchaîne l’opinion jacobine et royaliste. Certains suggèrent de profiter des circonstances pour créer une église gallicane.

— Je suis convaincu, déclare Bonaparte, qu’une partie de la France se ferait protestante, surtout si je favorisais cette disposition ; mais je le suis encore davantage que la plus grande partie resterait catholique, et lutterait avec un plus grand zèle et une plus grande ferveur contre le schisme d’une portion de leurs concitoyens. Je crains les querelles religieuses, les dissensions dans les familles, les troubles inévitables. En relevant la religion qui a toujours dominé dans le pays, et qui domine encore dans les coeurs, et en laissant les minorités exercer librement leur culte, je suis en harmonie avec la nation, et je satisfais tout le monde.

L’autorité du Pape placée au sommet de la hiérarchie catholique lui parait indispensable :

— Si le Pape n’avait pas existé, il eût fallu le créer pour cette occasion, comme les consuls romains faisaient un dictateur dans les circonstances difficiles.

Il insiste :

— Il me faut le Pape maintenant pour réparer cette destruction impolitique que Robespierre lui-même jugeait telle, quand le grand instigateur de la mesure, Chaumette, fut traîné à l’échafaud. Jamais le Pape ne pourra me rendre un plus grand service ; sans effusion de sang, sans secousse, lui seul peut réorganiser les catholiques de France sous l’obéissance républicaine. Je le lui ai demandé.

Cependant, il était plus facile d’élaborer les bases d’un accord, que d’atteindre le but : le Concordat.

— Comment dois-je le traiter ? demande à Bonaparte son premier envoyé auprès de Pie VII.

— Traitez-le comme s’il avait deux cent mille hommes, répond-t-il avec superbe.

Tout en désirant sincèrement aboutir à une conclusion, Bonaparte, avec une obstination inébranlable, exige une église plus gallicane que papiste. C’est seulement le 22 juin 1801 qu’il reçoit le cardinal Consalvi.

— Qu’il vienne en costume le plus « cardinal » possible, a-t-il recommandé.

Dès le lendemain, une commission est créée. Et non sans mal, le Concordat se prépare. Les négociations sont menées du côté français par Joseph Bonaparte, Crétet et l’abbé Étienne Bernier. Ce dernier, après avoir été l’un des chefs les plus influents de la chouannerie, s’est rallié à Bonaparte.

— L’abbé Bernier, raconta le Premier consul, faisait peur aux prélats italiens par la véhémence de sa logique. On aurait dit qu’il se croyait au temps où il conduisait les Vendéens à la charge contre les bleus. Rien n’était plus singulier que le contraste de ses manières rudes et disputueuses avec les formes polies et le ton mielleux des prélats. Le cardinal Caprara est venu d’un air effaré, me demander s’il est vrai que l’abbé Bernier s’est fait, pendant la guerre de Vendée, un autel pour célébrer la messe, avec des cadavres de républicains. Je lui ai répondu que je n’en savais rien, mais que cela était possible.

— Général Premier consul, s’écria le Cardinal épouvanté, ce n’est pas oun chapeau rouge, mais oun bonnet rouge qu’il faut à cet homme !

— J’ai bien peur, poursuivit le Premier consul, que cela ne nuise à l’abbé Bernier pour la barrette...

Cela ne lui nuira pas trop et l’abbé recevra, quelques mois plus tard, l’évêché d’Orléans.

Désormais le Catholicisme est reconnu – c’était une vérité à la manière de La Palisse – « comme religion professée par la majorité des Français ». La « hiérarchie de l’Église » est, elle aussi, admise par l’État qui nommera les nouveaux évêques, recevra leur serment de fidélité, leur donnera un traitement, tandis que le Pape leur accordera l’investiture canonique. Le problème du clergé constitutionnel s’avère plus épineux. On convient de ne pas en parler officiellement, mais la question n’en est pas moins résolue : les prêtres jureurs ne devront pas se rétracter – « chose, précisait Bonaparte qu’on ne pouvait pas exiger d’eux sans les déshonorer » – et il leur sera permis de rentrer dans le sein de la nouvelle église. On fera semblant d’oublier qu’ils avaient dû autrefois prêter serment à la Constitution civile du Clergé. Il avait fallu huit mois pour trouver cet accommodement. Enfin, le 14 juillet 1801 – à l’occasion de la fête « destinée à célébrer cette époque d’espérance et de gloire où tombèrent les institutions barbares » – le Premier consul peut annoncer aux Français que, bientôt, cessera « le scandale des divisions religieuses ». En effet, le surlendemain, à deux heures du matin, le Concordat est enfin signé. Certains membres du Corps législatif ne sont pas satisfaits. Ils ironisent :

— Si cela continue, il faudra sans doute que nous nous munissions de billets de confession...

Bonaparte passe outre et ne s’arrête pas aux objections soulevées par la signature du traité :

— Nous avons fini le roman de la Révolution ; il faut en commencer l’histoire et voir ce qu’il y a de réel et de possible dans l’application des principes et non ce qu’il y a de spéculatif et d’hypothétique. Suivre une autre marche serait philosopher et non gouverner.

Il ajoutera :

— Le Concordat n’est le triomphe d’aucun parti, mais la consolidation de tous.

Politiquement Napoléon a vu juste : la ratification du Saint-Siège crucifie véritablement le futur Louis XVIII :

— Si j’avais, comme Saint Louis, mes barons assemblés, je ferais afficher une protestation aux portes du Vatican. Mais je suis sans troupes, sans argent, sans asile !

Enghien, lui, dira avec amertume :

— On est grand homme à bon marché quand on l’est comme Bonaparte. Rien ne lui résiste, pas même Dieu !

En s’intitulant « le dévoué fils de Sa Sainteté », Napoléon annonce lui-même au Pape la promulgation du Concordat pour le jour de Pâques – 18 avril 1802 –, journée où l’on doit aussi célébrer la paix d’Amiens. Ce matin-là, le son du bourdon de Notre-Dame, muet depuis dix années, tire les Parisiens du sommeil.

— Le bourdon ! s’écrie un ouvrier. J’aime mieux cela que le canon d’alarme !

Les cloches ont réveillé également le consul de bonne heure. Constant lui passe son uniforme de colonel de la Garde consulaire lorsque Joseph et Cambacérès entrent dans la pièce.

— Eh bien ! lance Bonaparte, nous allons à la messe, que pense-t-on de cela dans Paris ?

— Beaucoup de gens, répond Cambacérès, se proposent d’aller à la première représentation et de siffler la pièce, s’ils ne la trouvent pas amusante.

— Si quelqu’un s’avise de siffler, je le fais mettre à la porte par les grenadiers de la Garde consulaire !

— Mais, reprend Cambacérès, si les grenadiers se mettent à siffler comme les autres ?

— Pour cela, je ne le crains pas. Mes vieilles moustaches iront ici à Notre-Dame, tout comme au Caire ils allaient à la mosquée. Ils me regarderont faire, et en voyant leur général se tenir grave et décent, ils feront comme lui, en se disant : C’est la consigne !

— J’ai peur, renchérit Joseph, que les officiers généraux ne soient pas si accommodants. Je viens de quitter Augereau qui jette feu et flamme contre ce qu’il appelle vos capucinades. Lui et quelques autres ne seront pas faciles à ramener au giron de notre sainte mère l’Église.

— Bah ! – et Bonaparte hausse les épaules – Augereau est comme cela. C’est un braillard qui fait bien du tapage, et s’il a quelque petit cousin imbécile, il le mettra au séminaire pour que j’en fasse un aumônier...

La France redevient la fille aînée de l’Église.

Au-dessus de Paris le ciel est couvert et le vent souffle. La journée commence par la traditionnelle revue du Carrousel. Un coup de canon retentit et Bonaparte saute, « avec une extraordinaire agilité », sur son nouveau cheval blanc baptisé Marengo. Tandis que les trompettes sonnent et que les tambours battent, le consul, suivi de son habituel cortège doré et empanaché, s’élance au grand trot et parcourt les rangs. Les officiers saluent de l’épée et du sabre, les soldats présentent les armes. Lui, passe sans répondre, ne saluant – et bien bas – que les drapeaux. « Le teint de Bonaparte est foncé, nous dit un témoin anglais – Henri Redhead York, qui le vit ce matin-là, son visage ovale, son menton allongé, ses yeux noirs et perçants, ses cheveux noirs coupés de court, et sans aucune poudre. Son sourire est étonnamment fascinateur, mais ses traits deviennent terribles au moindre mouvement de colère. Sa voix a une intonation profonde, un peu rauque même. C’est surtout à cheval que sa figure apparaît à son avantage. » La revue achevée, Bonaparte « rentre au palais avec la rapidité d’une flèche ».

Puis, dès qu’il a revêtu son célèbre costume rouge de Premier consul, Bonaparte s’apprête à partir pour Notre-Dame. Précédé d’un corps de mameluks – escorte inattendue pour se rendre à un Te Deum – le Premier consul prend place avec ses deux collègues dans un carrosse, tiré par huit superbes chevaux bais – cadeau du roi d’Espagne... un Bourbon ! Les mameluks qui tiennent par la bride les chevaux, sont tout de vert et d’or habillés, ainsi que les piqueurs et les valets de pied. Après un intervalle suivent les carrosses de Joséphine et de Mme Letizia. Des hussards ferment la marche. Le cacochyme Mgr de Belloy, cardinal nonagénaire, – il était né sous Louis XIV ! – accueille les consuls et les conduit devant l’autel. La veille, le clergé avait fait demander s’il devait encenser en même temps Bonaparte, Cambacérès et Lebrun...

— Non, pas eux, avait répondu le futur empereur. Pour mes deux collègues, cette fumée est encore trop solide...

Mehul et Cherubini dirigent chacun un orchestre. Le Te Dewm a été composé par le fécond – et flagorneur – Giovanni Paesiello qui était alors le compositeur préféré de Bonaparte. Le Consul avait tout naturellement prié le roi de Naples – encore un Bourbon ! – de lui envoyer son maestro pour l’organisation de sa chapelle.

Poursuivant son récit, Henri Redhead York raconte : « Trois trônes étaient placés en face de l’autel, pour les consuls ; celui de Bonaparte avait été mis un peu devant les autres, mais il accusa encore la distance avant de s’y asseoir. Il resta fièrement assis sur son fauteuil pendant toute la cérémonie, excepté à la consécration de l’hostie et à la communion, où il se tint debout, et au moment de l’élévation, où, non content de se relever, il se signa dévotement. Le consul Lebrun était à sa droite, et Cambacérès à sa gauche. Ces deux automates se montrèrent parfaitement indifférents à toute la cérémonie. Quand la grand-messe fut terminée, les évêques s’approchèrent à tour de rôle pour prêter serment de fidélité ; lorsque chacun de ces prélats mitrés s’agenouillait devant Bonaparte, celui-ci répondait d’un aimable signe de tête, mais lorsqu’un pauvre prélat, presque aveugle et trop faible pour s’agenouiller, s’inclina par erreur devant Cambacérès, le Premier consul fronça si terriblement les sourcils que le pauvre vieillard perdit complètement la tête, et ne s’arrêta point d’adresser d’humbles salutations au Premier consul, si bien qu’on dut lui enjoindre de se retirer... »

La cour consulaire semble bien ébahie de se trouver là. Ainsi que le remarquera plaisamment Bourrienne, les hommes qui la composaient « avaient le plus contribué à la destruction du Culte en France et ayant passé leur vie dans les camps, étaient plus souvent entrés dans les églises d’Italie pour y prendre des tableaux que pour y entendre la messe ».

Le lendemain, Bonaparte désire savoir comment Augereau a trouvé la cérémonie.

— Très belle, répond le général ; il n’y manquait qu’un million d’hommes qui se sont fait tuer pour détruire ce que nous rétablissons.

Bonaparte est d’autant plus irrité par ce propos, qu’il prend son rôle de protecteur de l’église fort au sérieux. Lorsque, quelque temps plus tard, Cazeneuve, « archevêque de Saint-Domingue » lui fait demander quel jour « il pourra lui prêter serment de fidélité », le Premier consul trace ces mots en marge : « Renvoyé au citoyen Portalis pour lui demander pourquoi il prend le titre d’archevêque, et, s’il l’est, qui l’a nommé. »

L’Allemand Bulow l’écrit avec raison : « Le Pape n’est plus maintenant que ce qu’il était au temps de Charlemagne, un instrument dans la main de l’Empereur. Il est l’évêque de Rome, disposant de revenus importants, mais sa puissance est bien réduite, sinon nulle. »

Bonaparte s’offre même le luxe de remettre sous la protection de la France le Saint-Sépulcre, tous les chrétiens de Syrie et les églises de Constantinople. Il fait envoyer à « Sa Sainteté », deux vaisseaux : le Colibri et le Speedy : « Vous les ferez baptiser, ordonne-t-il à Decrès, l’un du nom de Saint-Pierre et l’autre du nom de Saint-Paul. Vous ferez écrire, en lettres d’or, sur la poupe de chacun : Dowvé par le Premier consul Bonaparte au Pape Pie VIL »

Cette même année 1802, un scandale éclate lors de l’enterrement d’une jeune ballerine de l’Opéra, Mlle Chameroy. Le curé de Saint-Roch refuse l’accès de son église à la dépouille d’une femme « qui, par sa profession, affirme-t-il, était excommuniée ». Aussitôt Bonaparte écrit à Portalis : « Le curé de Saint-Roch, Citoyen Ministre, s’est très mal conduit, religieusement et politiquement. Faites donner des ordres par l’archevêque de Paris pour que ce curé soit mis deux ou trois mois au séminaire, et que des mesures soient prises pour que de pareilles scènes ne se renouvellent plus désormais. Il ne vous sera pas difficile de faire sentir que, si tous les artistes des théâtres de Paris se faisaient protestants, ce serait une chose nuisible pour l’Église, et que ce préjugé, d’ailleurs, qui existait autrefois, est aussi injuste qu’absurde. »

Il méprise l’esprit étroit de certains membres du clergé.

Après avoir lu les observations que le roi d’Etrurie a éprouvé le besoin d’envoyer « à son ami le Premier consul », il les renvoie aux Archives, avec cette apostille de sa main : « Bon à conserver comme un monument de la bêtise des rois, lorsqu’ils se livrent aux prêtres. »

Talleyrand le reconnaîtra : « Lorsque, en 1802, Napoléon rétablit le culte en France, il a fait non seulement acte de justice, mais aussi de grande habileté... Le Napoléon du Concordat, c’est le Napoléon vraiment grand, éclairé, guidé par son génie. »

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Le génie de Bonaparte ne s’est pas seulement manifesté à propos des questions religieuses. Le Code civil reste l’une des plus évidentes manifestations de son génie. Napoléon disparaîtra, son empire s’écroulera, mais sa pensée continuera à régir les peuples.

À son retour de Marengo, Cambacérès lui avait exposé les projets de loi qu’il avait rédigés et qui avaient été autrefois débattus devant la Convention. Bonaparte l’en avait félicité :

— J’ai lu. Il y a là un esprit d’analyse dont j’ai été satisfait... Vous avez fait plusieurs codes, ne pensez-vous pas qu’il serait utile de les refondre et de présenter au Corps législatif un projet qui fût à la hauteur des idées du siècle et digne du gouvernement ?

La Justice ne serait qu’un mot vide de sens si le Consulat ne lui donnait point une arme, c’est-à-dire des lois. Animée par Bonaparte, conduite par Cambacérès, une Commission commence son immense travail : il en sortira un jour le Code civil qui deviendra le Code Napoléon.

« Dès la première réunion, Bonaparte s’explique en des termes positifs, rapporte Cambacérès, sur la nécessité de donner plus d’intensité à l’autorité paternelle, sur l’utilité de revoir la loi du divorce, sur la libre disponibilité des biens, sur l’adoption... Tout ce qu’il dit étant plein de raison, je ne manquai pas d’y applaudir. »

Il préside plusieurs fois par semaine les séances. B. de Molleville, l’ancien ministre de Louis XVI, nous avoue sa stupéfaction en écoutant le Premier consul discourir : « Mais où diable avait-il appris tout cela ? », se demandait-il. Lorsqu’on discute l’article du Code concernant l’obéissance de la femme à son mari, on entend Bonaparte préciser :

— Ce mot est bon pour Paris surtout où les femmes se croient en droit de faire tout ce qu’elles veulent. Je ne dis pas que cela produira de l’effet sur toutes, mais il en produira sur quelques-unes.

Et comment peut-on contraindre une femme à regagner le domicile conjugal qu’elle a abandonné ?

— D’abord, propose le grave et savant Merlin, on la sommera.

— Comment ! s’exclame le Premier consul, mais nous ne plaisantons pas ici. Nous discutons sérieusement.

— Je ne plaisante en aucune manière.

— Vous ne plaisantez pas ! Et quand on l’aura assommée, on sera bien avancé.

Tous éclatent de rire. Bonaparte, auteur de ce calembour involontaire, prend part à la gaieté générale. « Elle fut telle, nous dit Réal, qu’il y eut nécessité de renvoyer la discussion au lendemain. »

Les séances du Conseil d’État le passionnent encore bien davantage. Il s’y rend entouré d’un certain cérémonial. Le tambour, au bas de l’escalier des Tuileries, annonce son approche. Il entre suivi d’un aide de camp – plus tard, il sera précédé d’un chambellan. S’asseyant dans un fauteuil, dont les bras sont tailladés des coups de canif qu’il donne au cours des débats, il pose près de lui sa tabatière. Il prise d’ailleurs fréquemment et le chambellan de service doit toujours lui glisser à portée de la main une tabatière pleine.

Dès que les portes sont fermées au verrou, la séance commence. Si, par malchance, un conseiller n’ouvre pas assez discrètement sa tabatière, Napoléon la lui fait confisquer par l’huissier. Il se fait apporter la tabatière incriminée puis, après en avoir tiré deux ou trois prises, la jette dans son tiroir. Elle n’en ressort jamais. Aussi les conseillers, se munirent-ils de « tabatière du Conseil », vulgaires petites boîtes de carton qui ne valaient pas plus de quinze à vingt sous !...

Il écoute avec patience et attention, interroge d’une manière lapidaire, ne rougit nullement d’avoir à avouer ne rien connaître à certains problèmes. Il multiplie alors les questions, demandant le sens exact et la définition des mots qu’il ignore. Puis commencent les contradictions, objections et réfutations. La polémique demeure ouverte. À cette époque, il admet encore le débat – ce qu’il ne supportera plus quelques années plus tard. Et les ministres ou conseillers d’État parviennent encore, au début du Consulat, à imposer leur manière de voir.

« De ce que le Premier consul présidait toujours le Conseil d’État, rapporte le comte de Plancy, certaines personnes ont voulu inférer que cette assemblée était servile et lui obéissait en tout. Je puis au contraire affirmer que les hommes les plus éclairés de France, en toutes les spécialités qui la composaient, y délibéraient en toute liberté et que rien n’entravait jamais leurs discussions. Bonaparte s’attachait bien plus à profiter de leurs lumières qu’il ne prêtait attention à leurs opinions politiques. »

On l’entend parfois apostropher un conseiller :

— Voyons, vous qui êtes jacobin, donnez-nous votre opinion.

Puis il se tourne vers un autre membre du Conseil :

— Et vous, qui êtes royaliste, dites-nous quelle est la vôtre.

Il sait laisser dormir son instinct dominateur et demeure extraordinairement calme « portant jusqu’à l’excès la patience de tout entendre » :

— Je suis tantôt renard et tantôt lion. Tout le secret du gouvernement consiste quand il faut à être l’un ou l’autre.

Parfois la séance s’enlise : ou bien Napoléon tombe dans une profonde rêverie ou bien il se livre à de passionnantes divagations politiques étrangères au sujet. La discussion terminée, il prend longuement la parole, parlant « sans beaucoup de suite dans les idées, très incorrectement, revenant sans cesse, sur les mêmes tours de phrase », nous dit le royaliste duc de Broglie qui ne l’aimait point. Il est certain qu’il disait îles Philippiques pour Philippines, section pour session, point fulminant pour point culminant, rentes voyagères pour rentes viagères...

Chaque jour, il parvient à réunir plusieurs conseils où l’on agite tous les objets d’administration, de finances ou de jurisprudence. Certaines réunions se prolongent souvent jusqu’à cinq heures du matin, car il refuse d’abandonner une question sans que son opinion soit solidement faite. Certains conseillers ou ministres ont le plus grand mal à se plier à ce train d’enfer.

— Vous êtes un peu paresseux, déclare-t-il à l’un d’eux ; cependant il faut se hâter. Tout le monde crie après nous ; on nous accuse de ne pas aller assez vite en besogne.

Et il ajoute :

— Je conviens que c’est un terrible écheveau à démêler, mais il faut marcher, il faut marcher !

Parfois, après de nombreuses heures de délibération, il arrive que quelques conseillers, exténués, s’assoupissent – pour peu de temps, car ils ne tardent pas à être réveillés par les bourrades du Premier consul :

— Allons, citoyens, secouez-vous, leur dit-il. Il n’est que deux heures. Il faut bien gagner l’argent que la France vous donne !

Mais lui-même, parfois, ayant travaillé toute la nuit, s’endort en plein conseil. Il ne fait rien d’ailleurs pour se tenir éveillé. N’a-t-il pas le « sommeil à son commandement », comme le disait Thibaudeau. Les membres se retirent alors sans bruit.

Lorsque tout se sera écroulé, lorsqu’il ne sera plus qu’un prisonnier cloué sur son rocher, il pourra dire :

— Ma gloire n’est pas d’avoir gagné quarante batailles... Ce que rien n’effacera, ce qui vivra éternellement, c’est mon Code civil, ce sont les procès-verbaux du Conseil d’État.