XVII

MARENGO OU LA CONSECRATION DU REGIME

Les guerres inévitables sont toujours justes.

NAPOLÉON.

À Martigny, petite cité tapie dans la vallée du Rhône au pied du massif du Grand-Saint-Bernard, la maison des Bernardins, faisant face au chevet entouré de marronniers de l’église paroissiale, existe toujours. C’est la résidence du supérieur de la Congrégation – prélat portant crosse et mitre – un peu une maison de repos pour les chanoines qui mènent au célèbre hospice du col une dure existence, en luttant, aidés de leurs chiens, afin d’arracher à la mort les voyageurs égarés. Comme nous aujourd’hui, Bonaparte, le matin du 17 mai 1800, est reçu par les chanoines en soutane noire ornée d’un petit cordon blanc – dérivé du rochet des chanoines réguliers. Il monte les quatre marches basses du perron qui conduisent à la porte étroite, surmontée d’une imposte vitrée en demi-cercle. L’architecture rappelle celle que Napoléon verra à l’hospice : plafonds voûtés en croisés d’ogive, murs épais, dalles gris-bleu. Après avoir gravi les dix-huit marches de l’escalier – précédé par le prévôt, le chanoine Luder – il suit un couloir étroit, voûté lui aussi, et se trouve devant la magnifique grille de clôture séparant l’ancien bâtiment de celui qui vient, en 1800, d’être construit en retour d’équerre, et dans lequel Bonaparte va séjourner. Une grille dont de grandes fleurs de lys en fer forgé forment tout le décor, surmontée par les armes du prévôt franc-comtois Thévenot, entourées par le chapeau épiscopal de l’abbé mitré.

La pièce où Bonaparte a vécu quatre jours demeure – bien que repeinte et lambrissée – avec ses quatre fenêtres donnant sur la place ombragée. Elle sert aujourd’hui de réfectoire, elle était alors réservée à l’évêque de Sion lors de ses visites. Sur l’ordre de Bonaparte, les sapeurs élèvent une cloison de bois et construisent ainsi pour le Premier consul une manière de réduit où son valet de chambre, Hambard, place le lit de camp et le nécessaire de toilette. Sitôt installé, Bonaparte étale sur la table des cartes du Valais et du Piémont, et place sur elles tout une série de dés représentant l’emplacement des demi-brigades et des régiments. Bourrienne le voit sabrer de grands coups de crayon bleu les obstacles – naturels ou artificiels – que les troupes vont devoir rencontrer avant de déboucher dans la plaine.

Depuis deux ans déjà, le col, à deux mille quatre cent soixante-douze mètres, est occupé par un petit poste français. Deux pièces de canon sont braquées vers le Val d'Aoste et tiennent en respect la petite garnison austro-sarde. Celle-ci, commandée par le prince de Rohan, et apprenant que les Républicains tiennent le défilé, est allée occuper le bourg de Saint-Rhémy, le premier village sur l’autre versant du col.

Du côté de la Suisse, l’avant-garde de Lannes, au milieu des rafales glacées et des menaces d’avalanches, est déjà en train de monter vers l’hospice. « Nous luttons contre la glace, la neige, les tourmentes et les avalanches. Le Saint-Bernard, étonné de voir tant de monde le franchir si brusquement, nous oppose quelques obstacles. » C’est en ces termes colorés que Bonaparte annonce à ses deux collègues-figurants le début d’une nouvelle épopée : l’exploit d’Annibal qu’il va renouveler, non sur un cheval cabré et presque en équilibre sur une roche comme le montre David, mais plus modestement sur une mule...

À l’hospice, les bons pères ont fait venir des deux vallées, mais surtout du versant suisse, une grande provision de fromage, de pain et de vin. Des tables sont dressées, entre la maison et la route ; et chaque soldat, en défilant, boit un verre de vin, prend du pain avec un morceau de fromage et laisse vite la place à celui qui le suit.

En trois jours, trente mille hommes, glissant, tombant, se relevant, vont grimper ainsi par des chemins exécrables et enneigés dès que l’on dépasse une certaine altitude. Il faut également qu’une centaine de canons et des milliers de caisses de vivres et de munitions franchissent le col. On s’aperçoit vite que, même en plaçant dix mulets à la file de chaque attelage, le verglas, la neige, les torrents débordés rendent l’opération impossible. C’est alors qu’intervient un paysan :

— J’ai ouï dire, au temps de ma prime jeunesse, déclare-t-il à un vieux caporal qui avait fait longtemps la guerre d’Italie, que pour passer du canon dans la montagne, il fallait d’abord tout démonter.

Ensuite on prend un tronc de gros sapin de sept pieds de long, on l’arrondit aux deux bouts pour qu’il ne pique pas en terre ; on creuse dedans afin de loger la pièce ; un piquet de fer permet de fixer des cordages. Sur ces cordages, on attelle des hommes ou des mulets ; et ça va tout seul, paraît-il.

Ainsi fait-on...

Écouvillon, vis et accessoires sont également placés dans un seul tronc creusé en forme d’auge et traîné par trente hommes. Il en faut vingt pour l’affût, tandis que les roues sont transportées à dos de mulet ou bien à bras d’hommes – dix pour chaque roue. Un cauchemar pour les hommes, un calvaire pour les bêtes de somme, mais l’armée et son matériel passeront au milieu d’ouragans de neige et de tourbillons de vents glacés.

Durant trois jours, à Martigny, Bonaparte inspecte, harangue ou s’adresse avec une rude tendresse – si j’ose dire – à ses soldats. Le 18 mai, après avoir vu défiler la division Chambarlhac, il donne l’ordre de chasser les bandes de femmes qui, ceintes de tricolore et « en chapeaux d’incroyables », escortent les soldats. Celles-ci remettent une supplique à Duroc : elles demandent la protection du consul. Il donne l’ordre de les renvoyer sur Lausanne et trace sur la pétition : « Exemple à suivre : la citoyenne Bonaparte est restée à Paris. »

Avait-il oublié ces lignes qu’il avait écrites de Lausanne, le 15 mai, à Joséphine : « Je ne vois pas d’inconvénient, d’ici dix à douze jours, à ce que tu viennes à ma rencontre... » Bien sûr, l’indolente créole ne pensera pas à quitter Paris !

Ce même 18 mai, un courrier apporte enfin une bonne nouvelle : à la tête de l’avant-garde, Lannes, qui a dépassé l’hospice a occupé la ville d’Aoste, défendue par une poignée de Croates autrichiens. Napoléon annoncera ainsi cette manière de victoire à Talleyrand : « Depuis Charlemagne, le Saint-Bernard n’avait vu une armée aussi nombreuse ; il a voulu surtout s’opposer au passage de nos grosses pièces de campagne, mais enfin la moitié de notre artillerie est à Aoste. »

Mais le « pas de course » de l’avant-garde est brusquement interrompu par la résistance du fort de Bard qui, tenu seulement par deux cents Autrichiens domine la vallée escarpée de la Doire, à la hauteur du mont Albaredo{23}. La citadelle qui tient sous son feu le passage vers Ivrée et la plaine paraît imprenable... « Tentez l’impossible, mais passez », commande Bonaparte à Berthier. Et, sur la carte de sa chambre, les dés s’amoncellent devant le trait bleu représentant le barrage de Bard.

Aujourd’hui, la route, taillée dans le roc, passe à droite de l’énorme rocher en haut duquel se trouve construit le fort. L’ancienne route – elle existe toujours à l’état de chemin – traverse le village, bordée par deux rangées de maisons grises tapies, écrasées plutôt dans une faille entre la base du rocher et celle de la montagne ; elle rejoint le tracé actuel de la route au village suivant, à Donnaz, trois kilomètres plus loin. C’est par ce chemin, et sur un lit de paille afin de ne pas faire de bruit et ne pas alerter l’ennemi, que, de nuit, se faufilera une faible partie de l’artillerie. Au moindre bruit, les Autrichiens – des recrues croates – font en effet pleuvoir des projectiles du haut du fort sur le village. Et, s’apercevant du manège des Français, ils lanceront la nuit des jets de feu pour éclairer le défilé. L’infanterie escaladera alors l’Albaredo, par un terrible sentier montant à pic – parfois par des escaliers taillés dans le roc – jusqu’au sommet de la montagne surplombant le fort. Mais la majeure partie de l’artillerie et de la cavalerie demeurera bloquée devant l’écrasant obstacle.

Le 18 mai, alors que Bonaparte se met à table pour avaler son rapide repas, on amène au Consul une de ses vieilles connaissances : l’espion François Toli qui vient d’être arrêté dans le val de Bagnes.

— François Toli, lui déclare Bonaparte, tu m’as servi sous Mantoue et à Rivoli. Tu étais alors à la solde de Wurmser et à la mienne. Qu’es-tu venu chercher en Suisse ?

— Général, Moreau n’a pas su m’employer et Masséna est enfermé. Je me suis vendu à Wukassowich. Il faut bien vivre.

— Quel prix te paie le général autrichien ?

Toli se tait.

— Parle et je te récompense. Mais si tu restes muet, les Français te fusilleront dans dix minutes.

Et comme l’homme refuse, le Consul lance :

— Lauriston, voici un espion. Faites-le passer par les armes !

— Général Bonaparte, s’écrie alors Toli, j’ai sept enfants, je parlerai : je dois donner du pain à mes petits. Wukassowich m’a engagé il y a trois semaines à Milan et payé cent florins d’avance pour le renseigner sur la force des bataillons républicains massés en Suisse.

L’homme ayant raconté à Bonaparte comment il est parvenu, déguisé en prêtre, à traverser la montagne en soixante heures, le Consul le félicite :

— Veux-tu mille francs par mois pour me servir ? me servir aussi fidèlement que tu l’as fait en 1796 ? Oui, tu acceptes. Alors, je vais t’apprendre des nouvelles. Haddick, qui défendait la vallée d’Aoste, est en déroute. L’avant-garde de l’armée républicaine occupe Etroubles, Aoste et Chatillon. Bard s’est peut-être rendu entre nos mains. Mêlas ne pourra m’opposer en Italie que soixante-sept mille hommes. Allons, ajoute-t-il en lui tirant l’oreille, nous serons bons amis.

Cependant, l’inaction et l’impatience rongent Napoléon. Il ralentit le passage de la cavalerie, « afin de ne pas trop vous encombrer de l’autre côté, écrit-il à Berthier, jusqu’à ce que je sache la prise de ce vilain castel de Bard. » En même temps il fait partir, du sombre couvent des Bernardins, une série d’ordres. « Les boeufs défilent à force, annonce-t-il à Berthier : la tête du parc des boeufs est arrivée à Lausanne... J’ai requis, il y a quatre jours, trois cents mulets et cent voitures... J’ai requis huit cents mulets dans le haut Valais. »

Au Conseiller d’État, Petiet, il ordonne : « Faites filer les deux cent mille premières rations de biscuits que vous aurez confectionnées, soit à Chambéry, soit à Genève, sur Aoste, en passant par le Petit-Saint-Bernard... Il faut également faire filer par la même voie deux cent mille cartouches... »

Il n’en peut plus d’attendre dans cette triste vallée où les rayons de soleil pénètrent avec une désolante discrétion. De l’autre côté des monts, le fort tient toujours, et rien n’annonce sa prochaine reddition :

— Je m’ennuie dans ce couvent, ces imbéciles-là ne me prendront jamais le fort de Bard, je veux aller voir par moi-même ; ils me forcent à m’occuper d’une pareille misère !

Et il écrit au général Dupont : « Faites sentir au général Lannes que le sort de l’Italie et peut-être de la République, tient à la prise du château de Bard. » Demain, il partira !

Le 20 mai, à huit heures du matin, revêtu de sa redingote grise, il quitte la maison des Bernardins et s’engage sur la route qui, dès la sortie de la petite ville, commence à monter. Alpiniste et savant botaniste, le chanoine Murith – futur prévôt, mais alors chanoine de l’hospice – descendu la veille du col, suit en char à bancs avec le R.P. Terretaz. On longe la Dranse coupée de cascades, et, lorsque la gorge se resserre, la route, par de petits ponts de bois ou de pierre, passe et repasse de la rive droite à la rive gauche du torrent. Après La Garde, on commence à monter. Orsières, ses vieilles maisons grises et son clocher quadrangulaire, voient passer le Premier consul à dix heures. À onze heures, il déjeune chez le curé de Liddes – bourg accroché, lui aussi, au flanc de la montagne.

À Saint-Pierre, on semble entrer dans un autre monde : celui des cimes. En face du chevet de la petite église, se trouve l’Auberge de la colonne milliaire, la vingt-quatrième jalonnant la route romaine du col et qui existe encore{24}. Par le perron de six ou sept marches Bonaparte entre dans la salle de l’auberge – devenue aujourd’hui le café Napoléon – une salle commune basse de plafond et percée de petites fenêtres. C’est la dernière halte avant l’ultime montée. Il s’assied devant une table que l’on montre toujours aujourd’hui, ainsi que le fauteuil à oreillettes dont il s’est servi{25}.

Bonaparte donne ses ordres à son état-major et boit ensuite du vin que lui apporte l’aubergiste, Mme Maret. Un grenadier lui offre un bouquet de roses des Alpes :

— J’ai cueilli ça pour toi, là-haut dans la montagne, lui dit-il. Tu verras la 59e se distinguer en Italie. Seulement, on nous esquinte à traîner un tas de choses. Et tu sais, citoyen, pas vu un morceau de viande depuis une grande semaine ! Et l’on peut tout te dire à toi : il y a des lieutenants qui cognent sur les pauvres bougres, des volées de bois vert. M’est avis que tu ne sais pas et qu’on oublie la fraternité.

Bonaparte l’apaise puis rejoint à la porte de l’auberge le guide Pierre Nicolas Dorsaz, qui l’attend auprès de sa mule et qui le prend pour un simple officier.

En route pour l’hospice !

La neige, de plus en plus épaisse, recouvre le sol. À un moment, impatient et ayant un peu pressé sa mule sur le chemin de Cherreyre – ou de Saraire – il manque glisser avec sa monture dans l’abîme de la Dranse et vide l’étrier. Fort heureusement, le guide le retient à temps et le remet en selle d’une poigne solide :

— N’ayez pas peur, capitaine, je suis là. Un bien mauvais endroit... Allez, ceux qui descendent au fond n’en reviennent pas. Dieu vous garde d’y aller, capitaine !

Il commence à faire froid et Bonaparte boutonne haut sa redingote. Le vent se lève. La montée est rude et les dragons de l’escorte mettent pied à terre pour tenir leurs chevaux par la bride. Le chemin, maintenant couvert de neige, devient de plus en plus étroit.

— Eh bien, mon garçon, dit Bonaparte à Dorsaz, c’est là un chemin difficile. Je te félicite de la présence d’esprit que tu as eue à Cherreyre.

— Capitaine, ce n’est rien que cela. D’habitude, cette sacrée mule ne glisse jamais.

— Elle est à toi ?

— Mais oui. C’est mon meilleur bien avec quatre mauvais meubles : j’y tiens, vous pensez ; et je vous confierai que j’ai grande peur que les soldats ne la prennent tout à fait.

Selon son habitude, Bonaparte ne cesse pas de l’interroger sur les deux vallées, il entre dans tous les détails, pose des questions sur les moyens de vivre des habitants, leurs relations, et demande si les accidents sont aussi fréquents qu’on le raconte... Après avoir dévoilé son identité, le consul fera remettre à Dorsaz une somme d’argent et la légende précisera que le guide, à la suite de la générosité du général Bonaparte, pourra enfin se marier{26}...

Peu avant l’hospice, voici le pas de Marengou – que l’on devait bientôt transformer en pas de Marengo, comme si Bonaparte avait manqué à cet endroit précis rouler vers le précipice, alors que sa chute se fit dans le défilé de Saraire, ainsi que l’on orthographie aujourd’hui le chemin de Cherreyre. Bonaparte regarde à peine l’admirable paysage, il semble soucieux et triste, étonné de ne voir aucun courrier venir à sa rencontre de la vallée d’Aoste pour lui apporter la nouvelle de la prise du fort de Bard qui arrête toujours l’avant-garde dans sa marche vers la plaine.

Brusquement, niché au creux du col, coincé presque entre la Suisse et l’Italie, apparaît le bâtiment de l’hospice qui compte alors seulement deux étages et a été construit à l’emplacement^ et peut-être même en partie avec les restes d’un temple consacré à Jupiter. La pierre du lourd édifice paraît encore plus grise sous l’épaisse couche de neige qui en cette saison l’enserre encore de toutes parts.

Le Père Murith, en poussant sa mule, a devancé Bonaparte et, à son arrivée, lui présente les chanoines. Le consul gravit les quelques degrés qui n’ont pas été recouverts par la neige et entre dans l’hospice. Un couloir conduit, à gauche, à quelques marches débouchant à la salle d’attente où une cloche annonce les visiteurs. La pièce où l’on introduit Bonaparte est aujourd’hui le vaste salon précédant le trésor, où les chanoines reçoivent leurs invités. C’était alors le réfectoire où se trouvait une grande table en fer à cheval. Le Consul y prend place : on lui sert du pot-au-feu, des légumes secs et un ragoût. Après avoir vu la chapelle, Bonaparte visite la morgue – aujourd’hui murée – où, vision apocalyptique, les corps des voyageurs morts égarés se décharnent par le froid en une lente putréfaction—

Bonaparte demande que l’on mette une chambre à sa disposition. Elle existe toujours, cette pièce étroite et voûtée où le consul se retira avec Bourrienne{27}. Un feu de bois pétille dans la cheminée. Là, il dicte quelques ordres après avoir reçu de mauvaises nouvelles de Berthier : l’avant-garde se trouve toujours arrêtée par le fort de Bard. Bonaparte ne comprend pas. Il comprendra quelques jours plus tard lorsqu’il verra, à son tour, le fort barrer la vallée de sa lourde masse.

Est-ce dans la bibliothèque, dans cette petite pièce, qu’il lut quelques pages d’un exemplaire de Tite-Live, racontant le passage d’Annibal à travers les Alpes ? S’agit-il du bel exemplaire in 4°, publié au XVIIIe siècle, que, en compagnie des chanoines, j’ai pu retrouver dans la bibliothèque de l’Hospice ? Les souvenirs du latin enseigné à Brienne étaient-ils demeurés assez vivaces chez l’arrière-cadet « la paille au nez » pour pouvoir lire Tite-Live dans le texte ?

À six heures, commence la descente. « Lorsque nous fûmes à l’extrémité du plateau, a raconté l’un des compagnons de Bonaparte, beaucoup d’entre nous s’assirent sur la neige, et se laissèrent glisser. Ceux qui passaient les premiers rendaient service à ceux qui les suivaient, parce qu’ils foulaient la neige et traçaient le chemin. Cette rapide descente nous faisait beaucoup rire : nous n’étions arrêtés que par la boue qui remplaçait la neige fondue, à environ cinq ou six cents toises. »

À la nuit, à Saint-Rhémy, hameau de quelques feux blottis entre deux pentes, Bonaparte retrouve son cheval. À neuf heures du soir, il arrive à Etroubles, bourg qui s’étage à mi-pente autour de l’église et d’un clocher carré. Pour passer la nuit, il se rend au presbytère – c’est aujourd’hui la maison de la poste, du moins telle est la tradition à Etroubles. Sa chambre est un vrai galetas. Pour fuir l’humidité, il fait poser un matelas sur deux bottes de paille, et dort mal, enroulé dans une couverture de coton, insuffisamment protégé du froid.

Après une nuit détestable, Bonaparte se remet en route pour Aoste. La vallée est souriante et les arbres sont en fleurs. Les soldats de l’armée de réserve ne sont pas dépaysés. Tout le val parle le français – et il en est encore ainsi aujourd’hui.

Le lendemain, tandis que l’arrièregarde traverse à son tour le défilé, il arrive dans la vieille cité d’Aoste où il descend au palais épiscopal. Cagliani le trouve ce soir-là « mince, délicat, le blanc de l’oeil comme du citron et la figure de même, son chapeau recouvert de toile cirée ». Et il précise : « Bien que jeune, il ne parlait pas, il était toujours triste et se retournait souvent pour voir si les troupes avançaient »...

Elles avançaient ! Toute l’armée est en effet passée, soit cinquante mille onze hommes, dix mille trois cent soixante-dix-sept chevaux, sept cent cinquante mulets, soixante-seize pièces d’artillerie et un même nombre de caissons, quarante-neuf affûts-traîneaux et cent trois voitures. Bilan des pertes : trois canonniers, un hussard, deux soldats de l’avant-garde, tués à l’attaque du petit poste autrichien de Saint-Rhémy, et un fusilier de là 96e mort de congestion.

Bonaparte quitte Aoste le matin du 25 mai pour rejoindre Berthier qui se trouve à Verrès, à une quarantaine de kilomètres de là. La route de Turin suit maintenant le fond de la vallée, coupée de défilés rocheux et plantée de vignes élevées en treilles et soutenues par des fûts de pierre ou de bois taillés. Après Saint-Vincent, la Doire tourne à droite pour franchir le défilé du mont Jovet. De Saint-Vincent, Bonaparte se dirige vers le col de Joux. Si Lannes est battu à Ivrée, peut-être pourrait-on se replier par ce chemin ? À son retour vers Saint-Vincent, dans le défilé du mont Jovet où, au pied des murailles escarpées coule la Doire, Bonaparte et Duroc distancent quelque peu leur escorte composée de vingt-cinq chasseurs. Soudain, suivi d’une dizaine de pandours – des uhlans – un lieutenant autrichien – il était d’origine belge et s’appelait Leclerc – descend au grand trot des hauteurs de Challant.

— Rendez-vous, crie-t-il à Bonaparte en le tenant au bout de son pistolet.

Napoléon arrête son cheval :

— Monsieur, demande-t-il, qui êtes-vous pour nous parler ainsi ?

— Nous sommes du corps des éclaireurs de Wukassovich.

Le consul tente de gagner du temps :

— Monsieur, je vais consulter mon camarade ; mais, par égard pour deux officiers décidés à ne pas vous opposer de résistance, priez vos soldats de ne plus nous menacer de leurs armes.

Sur un geste de l’officier, les pistolets regagnent les fontes. Au même moment, les chasseurs arrivent au galop.

— Maintenant, mon lieutenant, constate en souriant Bonaparte, vous êtes le prisonnier du Premier consul !

Il passe la nuit à Verrès où il apprend que le fort de Bard, à huit kilomètres de là, résiste toujours. Si l’infanterie, au prix de mille difficultés, a pu prendre un sentier qui, à travers la montagne, lui a permis de rejoindre la vallée de l’autre côté du défilé, l’artillerie demeure, elle, toujours immobilisée devant le fort.

Le Premier consul veut se rendre compte par lui-même et se remet en route.

Brusquement, surgit devant lui le fort de Bard : plusieurs bâtiments de pierre grise superposés, épais, trapus, percés de meurtrières coiffant un gigantesque rocher qui semble avoir basculé de la cime du mont Albaredo. De sa haute masse, il ferme la vallée. L’obstacle – encore aujourd’hui – paraît infranchissable. Bonaparte ordonne à sa maigre escorte de se mettre au galop pour gagner, sur la gauche « du vilain castel » un petit sentier de chèvres qui mène au mont Albaredo et qu’il gravit à pied. Arrivé sur le plateau qui domine de très près le fort, il se dissimule derrière les broussailles pour éviter les coups des assiégés et examine le fort avec la plus grande attention : l’ouvrage relié par des galeries souterraines à des batteries avancées, dont seize de fort calibre, est bardé d’enceintes, de fossés, de pont-levis, de tours, de corps de garde. Le capitaine Bernkopf commande une garnison de trois cent cinquante à quatre cents Sardes et Croates.

Il faut absolument enlever cette maudite forteresse ! Bonaparte indique l’emplacement d’une nouvelle batterie pour attaquer un point précis, « et garantit qu’aux premiers coups de canon le fort se rendrait ».

Ce n’est pas si simple ! Les trois colonnes de grenadiers et de carabiniers qui s’élancent sous ses yeux à l’assaut du fort, sont repoussées avec de lourdes pertes. Cependant, on parviendra, sous une pluie diluvienne, à monter des batteries à l’endroit désigné par Bonaparte et, dès le lendemain, prélude à la prochaine reddition, un terrible bombardement s’abattra sur la forteresse.

Bonaparte est allé passer la nuit chez les Augustins de Verrès. C’est là qu’il apprendra, le lendemain matin, que Lannes a enlevé à la baïonnette Ivrée occupé par deux mille Autrichiens. Le soir même, le Premier consul fait son entrée dans la petite ville construite au débouché des monts. La plaine est là, devant lui. Enfin !

Et maintenant quelle stratégie adopter ? Foncer vers Gênes et délivrer Masséna ? N’est-ce pas dans ce dessein que l’armée de réserve a quitté Dijon ? Une conférence réunit Bonaparte, Berthier et Murat. On décide plutôt de marcher sur Milan. Les Autrichiens doivent être chassés de la Lombardie ! Il faut conquérir la rive gauche du Pô et atteindre Brescia. On se portera ensuite vers Gênes « au pas de course ».

Le 29 mai, avant de quitter Ivrée, il écrit à Joséphine : « Je pars dans une heure pour Verceil. Murat doit être ce soir à Novare. L’ennemi est fort dérouté. Il ne nous devine pas encore. J’espère dans dix jours être dans les bras de ma Joséphine qui est toujours bien bonne quand elle ne fait pas la Civetta ».

La Civetta ? La coquette. L’ex-maîtresse d’Hippolyte Charles avait-elle de nouveau manqué à la promesse faite à la veille de Brumaire ? Il ne le semble pas – du moins aucune preuve d’une rechute n’est venue jusqu’à nous. Dans la pensée de Bonaparte, peut-être s’agit-il d’une allusion aux dépenses et aux dettes excessives de la chère créole ?

Espérant être libérés de l’occupation autrichienne, les Piémontais ne reviennent pas de leur surprise en voyant le Premier consul déboucher du haut des monts. Certains s’imaginaient que leur ancien maître s’était noyé dans la mer Rouge, d’autres, renseignés par les Autrichiens, croyaient – ce qui n’était pas tout à fait inexact – que « le général Bonaparte serait venu à l’armée commander les Français, mais qu’il avait été fait premier ministre à Paris, et que les ministres ne vont pas se battre... ».

En « mouvement perpétuel », selon son expression, Bonaparte est le 1er juin à Novare. Le lendemain, la journée est fertile en bonnes nouvelles. À l’hôtel de France de Turbigo, il apprend la chute du fort de Bard, puis un courrier expédié par Murat lui annonce que la citadelle de Milan vient de capituler. Napoléon décide aussitôt de faire, dans la capitale lombarde, une entrée digne de l’événement qui est considérable. C’est en chef d’État, et non en général, qu’il veut se montrer. On découvre, à Buffalora, un vieux carrosse appartenant au marquis Del Monte. On le répare – car il est quelque peu vétusté – on y attelle six chevaux blancs et, le 2 juin, l’équipage vient se ranger devant l’hôtel de la Couronne de France.

Bonaparte, monte dans le carrosse qui prend la route, mais un orage épouvantable ayant brusquement éclaté, doit s’arrêter à l’entrée de Quarta-Cagnino. La pluie transperce le toit de la voiture dont les occupants sont obligés d’aller se réfugier dans une ferme. On repart, mais une nouvelle averse transperce une seconde fois le carrosse et transforme en barbets crottés et mouillés les hommes de l’escorte et l’état-major doré et emplumé qui suit à cheval. Devant ce spectacle, si loin de l’entrée triomphale du général Bonaparte en 1797, les Milanais sont d’autant moins enclins à s’enthousiasmer et à acclamer les Républicains qu’ils craignent encore un retour victorieux des Autrichiens. Quelles seraient alors les réactions de Mêlas ? Contenue par les cavaliers de Murat, la foule demeure muette, et à son arrivée au palais archiducal, Napoléon ne cache pas sa fureur. Le Bulletin de l’Armée de Réserve n’en affirmera pas moins, le 3 juin, que le « Premier consul et tout l’État-major avaient fait leur entrée au milieu d’un peuple animé du plus grand enthousiasme ». Le soir même de son arrivée, Bonaparte retrouve l’espion Toli :

— Tu n’es pas encore fusillé ? lui dit-il en riant.

— Général, je suis également utile aux deux armées. Pourquoi désirer ma mort ?

— Allons, je te souhaite longue vie. Tu as quitté ton ami Wukassowich ?

— Mais, général, j’arrive de Turin.

— Bah ! Cela m’intéresse davantage.

— J’ai laissé le général Lannes à Chivasso pour m’aboucher avec Haddick qui, me trouvant un auxiliaire précieux, m’envoya trouver M. de Mêlas. Je n’ai rien tiré du généralissime autrichien, personnage très défiant, mais j’ai vu beaucoup de choses, écouté aux portes, pris des notes...

Le consul tend la main.

— Permettez, général, dit Toli, j’ai donné ma parole à M. de Mêlas de retourner auprès de lui après m’être assuré du nombre de vos soldats et reconnu les positions que vous occupez. Donc, je vous livre mes documents à la condition de recevoir ceux attendus.

— Soit... Mais je peux te tromper.

— Cela m’importe peu d’induire votre adversaire en erreur.

Et Bonaparte de dicter :

« L’armée française forte de quatre-vingt mille hommes se trouvait cantonnée le 4 juin : six mille hommes à Ivrée ; vingt mille à Chivasso ; dix mille à Pavie ; douze mille à Milan ; dix mille à Lodi ; quatre mille à Novare ; dix-huit mille à Côme, avec deux cents pièces de canon »,

— Ce billet, reprend Toli, me rapportera vingt mille francs, de l’argent facilement gagné. Je pourrai vous rejoindre, général, dans cinq ou six jours. À quel endroit ?

— À Pavie, le 10, si tu ne m’as pas trahi.

— Général, ma fidélité envers vous est entière.

Les Italiens qui avaient collaboré avec les Français et participé aux gouvernements des républiques soeurs avaient été malmenés par les Autrichiens, ce qui va permettre à Bonaparte de réchauffer les enthousiasmes en écrivant à l’intention de l’armée : « Les horreurs qui ont été commises par les agents de l’Empereur, à Milan, sont sans exemple. On n’a épargné ni le sexe, ni l’âge, ni les talents. Fontana, le célèbre mathématicien, gémissait sous le poids des chaînes. Son seul crime était d’avoir occupé une place dans la République... Tous les privilégiés ont paru vouloir, pendant cette année où leur règne était revenu, s’indemniser par toutes sortes de vexations et d’arrogances des trois ans d’égalité qu’ils avaient soufferts... »

Peu à peu, la confiance revient. L’état-major organise une soirée à la Scala où des acclamations sont commandées, ainsi que l’inévitable bouquet de fleurs et les cris de Vive Bonaparte ! Vive le libérateur de l’Italie !

« Le peuple de Milan paraît très disposé à reprendre le ton de gaieté qu’il avait du temps des Français, pourra annoncer le 2e Bulletin. Le général en chef – Berthier – et le Premier Consul ont assisté à un concert qui, quoique improvisé, a été fort agréable... »

D’autant plus « agréable » que lors de ce concert – le 3 juin – Bonaparte entend chanter la fameuse Grassini qu’il avait déjà rencontrée lors de son premier séjour à Milan. Mais, à cette époque, encore très amoureux de Joséphine, il n’avait prêté aucune attention à ce visage d’une rare beauté. Cette fois, il est tellement aimable pour elle que la diva s’étonne et lui rappelle « qu’elle avait débuté précisément lors des premiers exploits du général de l’armée d’Italie ».

— J’étais alors dans tout l’éclat de ma beauté et de mon talent. Il n’était question que de moi dans La Vierge du Soleil. Je séduisais tous les yeux, j’enflammais tous les coeurs. Vous seul étiez demeuré froid, et pourtant, vous seul m’occupiez ! Quelle bizarrerie, quelle singularité ! Quand je pouvais valoir quelque chose, que toute l’Italie était à mes pieds, que je la dédaignais héroïquement pour un seul de vos regards, je n’ai pu l’obtenir, et voilà que vous les laissez tomber sur moi aujourd’hui que je n’en vaux plus la peine, que je ne suis plus digne de vous !

La Grassini mésestimait ses charmes – elle avait vingt-sept ans ! – et le consul trouve que la cantatrice à la voix d’or vaut certes encore « la peine ». En effet, arrivant le lendemain matin dans la chambre de Bonaparte, Berthier surprend son général tout souriant, prenant son petit déjeuner avec la prima donna tout aussi satisfaite{28}...

Ce même jour, Napoléon réunit deux cents prêtres de la ville. Stupéfaits, ils entendent le Premier consul de cette République française qui passe toujours pour athée, leur déclarer :

— J’ai désiré vous voir tous rassemblés ici afin d’avoir la satisfaction de vous faire connaître par moi-même les sentiments qui m’animent au sujet de la religion catholique, apostolique et romaine. Persuadé que cette religion est la seule qui puisse procurer un bonheur véritable à une société bien ordonnée et affermir les bases d’un bon gouvernement, je vous assure que je m’appliquerai à la protéger et à la défendre dans tous les temps et par tous les moyens.

Et celui qui vient de passer la nuit entre les bras de la Grassini, ajoute :

— Nulle société ne peut exister sans morale ; il n’y a pas de bonne morale sans religion ; il n’y a donc que la religion qui donne à l’État un appui ferme et durable...

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La prise de Milan n’est certes pas la victoire que Bonaparte est venue chercher au-delà des monts, pour affermir le régime : « Soldats ! déclare-t-il à ses hommes, le 6 juin, le premier acte de la campagne est terminé... Mais aura-t-on donc impunément violé le territoire français ? Laisserez-vous retourner dans ses foyers l’armée qui a porté l’alarme dans vos familles ?... Vous courez aux armes !... Eh bien, marchez à sa rencontre ; opposez-vous à sa retraite ; arrachez-lui les lauriers dont elle s’est parée, et par là apprenez au monde que la malédiction du destin est sur les insensés qui osent insulter le territoire d’un grand peuple. Le résultat de tous nos efforts sera gloire sans nuages et paix solide ».

Le soir du 6 juin, une bien mauvaise nouvelle qui lui est portée par le jeune sous-lieutenant Marbot, vient l’assombrir : Masséna a été obligé de capituler. Le fils du général Marbot – celui-ci venait de mourir du typhus à Gênes – brosse à Bonaparte un tableau atroce des derniers jours du siège : « Le typhus avait fait d’affreux ravages ; les hôpitaux étaient devenus d’affreux charniers ; la misère était à son comble. Presque tous les chevaux avaient été mangés et bien que nombre de troupes n’eussent reçu depuis longtemps qu’une demi-livre de très mauvaise nourriture, la distribution n’était plus assurée ; il ne restait absolument rien lorsque, le 15 prairial, l’avant-veille, le général en chef avait réuni chez lui tous les généraux et les colonels, pour leur annoncer qu’il était déterminé à tenter de faire une trouée avec ce qui lui restait d’hommes valides afin de gagner Livourne. Mais tous les officiers lui avaient déclaré, à l’unanimité, que les troupes n’étaient plus en état de soutenir un combat, ni même une simple marche, si, avant le départ, on ne leur donnait assez de nourriture pour réparer leurs forces... et les magasins étaient absolument vides... ». Bref, Masséna avait dû ouvrir les portes de la ville, mais l’ennemi – l’amiral Keith — avait déclaré :

— Monsieur le général, votre défense est trop héroïque pour qu’on puisse rien vous refuser !...

« Il fut donc convenu que la garnison ne serait pas prisonnière, qu’elle garderait ses armes, se rendrait à Nice, et pourrait, le lendemain de son arrivée dans cette ville, prendre part aux hostilités. »

Sans doute ces conditions ne sont-elles pas mauvaises. Par ailleurs, Plaisance vient d’être enlevée. Cependant, victorieux au nord et battu au sud, le Premier consul se doit de remporter un succès définitif. Il n’ignore pas qu’à Paris la nouvelle de l’entrée dans Milan sera éclipsée par la perte cruelle de Gênes. Il faut au surplus une victoire rapide, car les vingt mille assiégeants de Gênes ne vont pas manquer d’aller grossir les troupes de Mêlas.

Le 8 juin, le ciel s’éclaircit : à Montebello, Lannes, « couvert de sang », se portant « au milieu du feu » à la tête de huit mille hommes, a pulvérisé dix-huit mille Autrichiens. Le lendemain, Bonaparte vient féliciter le futur duc de Montebello dans une pauvre auberge de Casteggio.

— C’était chaud, dira Lannes, très chaud : les os de mes grenadiers craquaient sous les balles autrichiennes comme un vitrage sous la grêle...

Le lendemain, à Stradella, Bonaparte passe l’armée en revue : elle est en piètre état. « Faites-nous faire des souliers, ordonne-t-il ce 10 juin au citoyen Petiet, conseiller d’État à Milan, car nous sommes tous pieds nus... » Le 12 juin, il marque la journée d’une pierre blanche : Desaix arrive de Toulon ! Le Premier consul s’enferme avec lui durant trois heures. Et, comme Bourrienne s’étonne, Bonaparte répond :

— Oui, j’ai été longtemps avec lui, mais vous savez que j’en fais le plus grand cas. Aussitôt mon retour à Paris, je le fais ministre de la Guerre : il sera toujours mon second : je le ferais prince si je pouvais ; je lui trouve un caractère antique.

Desaix lui raconte son odyssée. En dépit du sauf-conduit donné par le commandant anglais devant Alexandrie, l’amiral Keith l’avait arrêté à la hauteur de Gênes et insulté jusqu’au moment où le prisonnier lui avait déclaré :

— Délivrez-moi de votre présence ; mais faites donner de la paille aux blessés qui sont avec moi ; les Turcs et les nègres avec qui j’ai traité n’insultaient pas les gens dans le malheur !

Dès le lendemain, Bonaparte confie à Desaix le commandement de deux divisions.

La situation est bonne. Brescia, Plaisance, Crémone, Pavie, sont occupées. L’armée de Mêlas, qui s’est enfermée dans Alexandrie, sera obligée de combattre face à la Lombardie, le dos vers les montagnes. Le 12, Napoléon décide de faire occuper par Lannes la Stradella, placée entre Alexandrie et Plaisance qui barre l’accès – à la fois – de Plaisance et de Parme. En tenant ferme ce défilé resserré, on coupera les communications de l’ennemi.

Le lendemain, à 10 heures, Bonaparte arrive à San Juliano, et aperçoit, au milieu de la plaine s’étendant devant Alexandrie, le petit village de Marengo, situé entre la route de Tortona, bordée de mûriers, et un ruisseau : le Fontanone. Bonaparte paraît perplexe. Sous une pluie d’orage, il monte au sommet de la tour de San Juliano pour observer la campagne. Là, il se rend compte que Marengo, le village qui va donner son nom, le lendemain, à la bataille, constitue la clef de la situation. Après s’être montré surpris de voir que l’ennemi n’a pas mieux défendu la place, il redescend de son observatoire, fait allumer un feu de fagots pour se sécher et va passer la nuit à Torre di Galifolo.

Avant de se mettre au lit, il envoie un officier d’état-major reconnaître si les Autrichiens n’ont pas jeté un pont sur la Bormida qui, avant de rejoindre le Tanaro, en aval d’Alexandrie, multiplie ses méandres entre la ville et Marengo. L’aide de camp revient peu après annoncer qu’il n’existe aucun passage. Bonaparte s’endort, tranquillisé. Cependant, il a trop élargi ses forces : Desaix est parti vers Novi et a repassé le Pô...

Napoléon est réveillé au matin par le canon : les Autrichiens sont sortis d’Alexandrie, ont jeté deux ponts sur la Bormida et sont en train de déboucher dans la plaine !

La colère de Bonaparte est affreuse, il accuse le malheureux officier de lâcheté : sans aucun doute, la peur l’a empêché de s’avancer suffisamment pour remplir sa mission et surprendre les préparatifs de l’ennemi ! En grande hâte, Napoléon envoie ces lignes à Desaix : « Je croyais attaquer l’ennemi ; il m’a prévenu ; revenez, au nom de Dieu, si vous le pouvez encore ».

Soucieux, anxieux même, il a sauté à cheval. Assurément, la situation n’est guère brillante. Et, ce 14 juin, il va jouer toute sa fortune ! Il ne possède que quinze canons tandis que, par ces deux maudits ponts, Mêlas a pu faire passer une centaine de pièces ! Rapidement la bataille fait rage. L’artillerie autrichienne – sept fois plus forte que celle de Bonaparte – tonne et fait de sanglantes trouées. Bientôt l’infanterie française se trouve dans l’obligation de battre en retraite sous la poussée de quarante mille Autrichiens. Les cartouches viennent à manquer, « lorsque, nous rapporte le brave Coignet, la gardé consulaire arriva avec huit cents hommes chargés de cartouches dans leurs sarraux de toile ; ils passèrent derrière les rangs et nous donnèrent des cartouches. Cela nous sauva la vie. »

Le feu reprend avec intensité, mais de nouveau sans munitions, les bataillons fléchissent. Décimée, l’armée française est derechef contrainte de rétrograder devant les Impériaux. Du haut du clocher de San Giuliano, Bonaparte, affectant une tranquillité qui n’est pas dans son coeur, fait donner la Garde des consuls. Les grenadiers à cheval, en brillant uniforme, chargent au galop, culbutant la cavalerie ennemie. « Ah ! reprend Coignet, ça nous fit respirer un moment, ça nous donna de la confiance pour une heure ».

Le baron de Mêlas se bat avec acharnement : lui aussi joue tout son avenir : s’il est battu, il sera forcé de capituler ! Les Autrichiens se montrent admirables – Napoléon le rappellera à Sainte-Hélène – et reprennent l’offensive avec vigueur. Aussi le bref répit terminé, Coignet et ses camarades battent-ils encore en retraite – mais en bon ordre.

Il est midi.

Déjà Mêlas envoie d’Alexandrie un courrier de victoire à Vienne. « Regardant derrière nous, dit Coignet, nous vîmes le consul assis sur la levée du fossé de la grande route d’Alexandrie, tenant son cheval par la bride, faisant voltiger des petites pierres avec sa cravache. Les boulets qui roulaient sur la route, il ne les voyait pas. Quand nous fûmes près de lui, il monta sur son cheval et partit au galop derrière nos rangs :

— Du courage, soldats, dit-il, les réserves arrivent. Tenez ferme.

« Les soldats de crier : Vive Bonaparte ! Mais la plaine était jonchée de morts et de blessés, car on n’avait pas le temps de les ramasser ; il fallait faire face partout. Les feux de bataillons par échelons en arrière les arrêtaient, mais ces maudites cartouches ne voulaient plus descendre dans nos canons de fusils ; il fallait encore pisser dedans pour pouvoir les décrasser. Ça nous faisait perdre du temps... Nous baissions l’oreille. Il était deux heures :

— La bataille est comme perdue, dirent nos officiers... »

Au même moment, autour de Bonaparte, l’état-major ne dissimule pas son inquiétude. Desaix qui débouche à cet instant sur le champ de bataille avec huit mille hommes de troupes fraîches, n’en répète pas moins, lui aussi :

— La bataille est perdue !

Bonaparte est descendu de cheval. Les boulets tombent comme grêle. Toujours apparemment aussi calme, le consul prend le bras de Desaix :

— Asseyons-nous un moment sur l’herbe.

— Oh ! s’exclame Desaix avec inconscience, les boulets ne me connaissent pas !

Et il répète lui aussi :

— La bataille est complètement perdue.

Cependant, il ajoute :

— Mais il n’est que deux heures, nous avons encore le temps d’en gagner une aujourd’hui. J’arrive, nous sommes frais, et s’il le faut nous nous ferons tuer.

Le consul donne ses ordres à Berthier afin de prendre maintenant l’offensive et essayer de transformer la retraite en assaut. Déjà, les Autrichiens sûrs de leur victoire, ont placé sur leurs shakos des feuillages et avancent l’arme sur l’épaule « comme s’ils faisaient route pour aller chez eux ». Ils ne font même plus attention aux Français qu’ils croient en pleine déroute. Mais les soldats de Bonaparte sont justement en train de reprendre courage : ils ont vu arriver, en rangs serrés, sur le champ de bataille, les troupes amenées par Desaix, marchant calmement, sans se hâter, « comme une forêt que le vent fait vaciller », l’artillerie dans les intervalles des demi-brigades et un régiment de grosse cavalerie fermant la marche. L’ennemi, de plus en plus assuré, semble vouloir les dépasser sans les voir, « lorsque, raconte encore Coignet, la foudre part sur leur tête de colonne... Mitraille, obus, feux de bataillon pleuvent sur eux, et on bat la charge partout ! Tout le monde fait demi-tour. Et de courir en avant ! On ne criait pas, on hurlait... »

À deux heures, tout n’était que désolation et angoisse. C’était la défaite, la fin peut-être de Bonaparte et de sa fortune ! À cinq heures, la victoire « redevenue fidèle au drapeau d’Arcole » fait briller les yeux et met la joie au coeur. Bonaparte a reconquis l’Italie pour la seconde fois... Mais Desaix a disparu : il est tombé près de San Giuliano. C’est en marchant à la tête de la 9e demi-brigade légère qu’une balle lui a traversé la poitrine. S’il faut en croire la légende, il aurait murmuré :

— Allez dire au Premier consul que je meurs avec le regret de n’avoir pas assez fait pour la postérité.

Savary cherche longtemps son corps au milieu des morts, il reconnaît enfin son général à son abondante chevelure. L’enveloppant dans un manteau de hussard il le fait porter au quartier général. Bonaparte est bouleversé. On l’entend soupirer :

— Pourquoi ne m’est-il pas permis de le pleurer ?

Et comme Bourrienne s’exclame :

— Général, voilà une belle victoire ! Vous savez ce que vous me disiez l’autre jour du plaisir que vous auriez à revoir Paris après un grand coup porté en Italie ? Vous devez être satisfait ?

— Oui, Bourrienne, je suis satisfait ; mais Desaix !... Ah ! que la journée eût été belle si ce soir j’avais pu l’embrasser sur le champ de bataille !

Le même soir, il écrit aux Consuls : « Je serai bientôt à Paris. Je ne peux pas vous en dire davantage ; je suis dans la plus profonde douleur de la mort de l’homme que j’aimais et que j’estimais le plus. »

Il donnera l’ordre de faire inhumer le corps de son ami dans la chapelle de l’hospice du Grand-Saint-Bernard. Le monument, un bas-relief, sera prêt en 1805 et Bonaparte – étrange idée – fera envoyer aux Bernardins une truelle, un mortier et un tablier de franc-maçon pour sceller la dalle funéraire{29}.

Le lendemain matin à quatre heures, des parlementaires autrichiens sortent d’Alexandrie et viennent demander l’armistice. Bonaparte le leur accorde à la condition d’évacuer immédiatement Mantoue, tout le Piémont et la Lombardie. Il le précise : les places devront être livrées avec leur artillerie. Le 18, Bonaparte écrit de Milan à ses deux collègues : « Aujourd’hui, malgré ce qu’en pourront dire nos athées de Paris, je vais en grande cérémonie au Te Deum que l’on chante à la métropole de Milan... J’espère, avait-il ajouté, que le peuple français sera content de son armée. »

Paris sera d’autant plus « content » que l’opinion publique revenait de loin.

Les bruits les plus pessimistes couraient en effet dans la capitale. Des nouvelles circulaient : on parlait d’une « terrible défaite », de la mort « d’un grand chef ». Le gouvernement semblait atterré. Mme Danjou écrivait à d’Avaray, le compagnon de Louis XVIII, pour annoncer que consuls et ministres s’étaient réunis afin de savoir qui remplacerait Bonaparte s’il était mort ou vaincu, « ce qui paraît très probable et synonyme ». On avait avancé les noms de La Fayette et de Pichegru. « Quelques voix s’étaient portées sur le duc d’Orléans, mais un cri d’opposition s’était élevé et le général Lefebvre avait mis la main sur son sabre. » D’autres parlaient de Carnot, seul capable, disait-on, « d’arracher la République au péril où la placent les succès de l’ennemi, sans lui faire, comme Bonaparte, acheter ce service au prix de sa liberté ».

Les Consuls se trouvaient « dans la plus grande anxiété » et se demandaient quel visage ils feraient le 2 messidor – 22 juin – lors de la réception bi-mensuelle du corps diplomatique. Fort heureusement, ce même jour à onze heures un courrier, puis un second, enfin un troisième, annonçaient l’éclatante victoire de Marengo, que le Moniteur écrira d’ailleurs Maringo.

Ce fut du délire.

« Dès midi, nous dit un rapport de police, au premier coup de canon, les ouvriers ont pour la plupart quitté leurs ateliers, se sont rassemblés dans les rues et sur les places pour écouter avec avidité les nouvelles. Ils se groupaient en nombre autour des placards que le préfet de police avait, par ordre du gouvernement, fait poser dans la ville et surtout dans les faubourgs. Aux cris de Vive la République ! Vive Bonaparte ! succédaient les propos les plus grivois, les saillies les plus gaies. Dans les faubourgs, on a été frappé de la franchise avec laquelle on a parlé du nombre d’hommes que nous avons perdus ou qui ont été faits prisonniers.

« — Ce n’est plus comme autrefois, disait-on dans la rue Victor ; au moins, à présent, nous savons tout.

« Les cabarets ont été pleins jusqu’à onze heures du soir, et il ne s’y est pas bu un verre de vin qui ne fût pour la République, le Premier consul et les armées. »

Durant deux jours, s’il faut en croire Miot de Melito,

« Paris fut exactement dans l’ivresse ».

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Le 25 juin, Bonaparte quitte Milan, le 26, il est à Turin, le 27, il traverse le Mont-Cenis et, déjà le 28, atteint Lyon, où il pose la première pierre d’une des maisons de la place Bellecour, rasée sur l’ordre de la Convention. Le 30 juin, en traversant la Bourgogne avec Bourrienne, il déclare à son secrétaire :

— Allons ! allons ! encore quelques grands événements comme cette campagne, et je pourrai passer à la postérité.

— Il me semble, réplique Bourrienne, que vous en avez déjà fait assez pour que l’on parle longtemps et partout de vous.

— Ah ! bien oui, assez fait ! Vous êtes bon ! J’ai conquis, il est vrai, en moins de deux ans, Le Caire, Paris et Milan ; eh bien, mon cher, si je mourais demain, je n’aurais pas, après dix siècles, une demi-page dans une histoire générale.

Il traverse Dijon dans un « délire de joie ». Deux jours auparavant, il avait écrit à Lucien : « J’arriverai à Paris à l’improviste. Mon intention est de n’avoir ni arcs de triomphe, ni aucune espèce de cérémonie. J’ai trop bonne opinion de moi pour estimer beaucoup de pareils colifichets. Je ne connais pas d’autres triomphes que la satisfaction publique. »

Cette satisfaction se manifestera au-delà de toutes ses espérances lorsque, le matin du 3 juillet, le canon annoncera aux Parisiens que le vainqueur a regagné les Tuileries dans la nuit. Aussitôt la foule se précipite. C’est une véritable mer humaine qui vient battre le château. On réclame le Premier consul. Il paraît au balcon tandis que la musique de la garde éclate. De longs cris d’enthousiasme montent vers lui. Soudain, il prend le bras de Bourrienne :

— Entendez-vous ? Eh bien, ces acclamations sont aussi douces à mon coeur que la voix de Joséphine.

Sa joie pourrait cependant être plus entière. Elle a été ternie en apprenant que, déjà, le croyant tué au combat, des plans avaient été échafaudés pour sa succession :

— Eh bien, on m’a cru perdu, et on voulait essayer encore du Comité de Salut public !... Je sais tout !... Et c’étaient des hommes que j’ai sauvés, que j’ai épargnés ! Me croient-ils un Louis XVI ? Qu’ils osent et ils verront ! Qu’on ne s’y trompe plus : une bataille perdue est pour moi une bataille gagnée... Je ne crains rien ; je ferai rentrer tous ces ingrats, tous ces traîtres dans la poussière... Je saurai bien sauver la France en dépit des factieux et des brouillons...

Le ton n’est plus celui de Bonaparte : c’est déjà, celui de l’Empereur.

Avec Cambacérès, la conversation sur ce sujet revêt un tour plus calme :

— N’avez-vous pas été embarrassé dans l’intervalle qui s’est écoulé entre les premières nouvelles de Marengo et l’annonce officielle de la victoire ?

— J’ai eu de vives inquiétudes et peu d’embarras, répondit placidement Cambacérès.

— Comment donc ? Et si j’avais été tué ?

— J’aurais considéré le malheur comme irréparable. Après avoir cédé à une juste douleur, je me serais occupé de donner au gouvernement de la République un autre chef. N’ayant pas la prétention de vous succéder, j’aurais eu toute liberté dans ma manière d’agir. >

— Qu’auriez-vous fait ?

— Sur le compte rendu au Sénat de votre mort, je lui aurais proposé de nommer votre frère Joseph Premier consul. En France, on tient aux noms. Joseph est, dit-on, d’un caractère accommodant. Je me serais flatté d’avoir de l’influence sur lui et qu’il continuerait votre ouvrage. En procédant ainsi, le public aurait appris à la fois que le Premier consul n’existait plus et qu’il avait un successeur.

— Je sais, conclut Bonaparte en souriant, que vous êtes homme de ressource.

Ainsi, sans le vouloir, avait-il créé déjà une dynastie.

Deux jours plus tard, sous un clair soleil de messidor, tout Paris se porte au Carrousel pour la parade maintenant traditionnelle du Quintidi. Derrière un mameluk tenant un arc à la main, Bonaparte apparaît à midi précis, sous le porche du château. Une gigantesque ovation s’élève vers lui. Simplement vêtu de son habit gris, il monte un cheval blanc caparaçonné de velours nacarat. Derrière lui, c’est une cohue scintillante d’aides de camp empanachés et dorés. « Aucun de ses portraits n’est ressemblant, dira Charles Nodier qui le vit dans cette gloire ; il est impossible de saisir le caractère de sa figure, mais sa physionomie terrasse... Il a le visage très long, le teint d’un gris de pierre, les yeux fort enfoncés... »

Il fait beau — 18° à midi – et dans le ciel bleu passent quelques nuages. Bonaparte va se placer, selon l’usage consacré depuis ventôse, face au château, à l’endroit où s’élève aujourd’hui le petit arc de triomphe. Tandis que la musique militaire fait entendre ses marches lentes et solennelles, les troupes défilent, symphonie d’habits bleus, de buffleteries jaunes, d’épaulettes rouges, de jambes guêtrées de blanc, de plumets vermillon, de hauts bonnets à poil. De son regard « brillant comme du cristal », Bonaparte regarde ces hommes avec lesquels il va conquérir l’Europe...

Ces revues lui permettent de jouer son personnage déjà légendaire. On le voit s’arrêter devant un jeune tambour de seize ou dix-sept ans.

— C’est donc toi, lui dit-il, qui as battu la charge devant Zurich, ayant le bras percé d’une balle ?

— Oui, mon général, répond le tambour d’une voix tremblante, mais assurée.

— C’est encore toi qui à Veser, as fait preuve de présence d’esprit en sauvant ton commandant ?

— Oui, mon général.

— Eh bien, je dois acquitter la dette de la patrie, reprend le consul tandis que l’enfant devient de plus en plus rouge. Il te sera donné non pas des baguettes d’honneur, mais un sabre d’honneur. Je te fais sous-officier de la Garde des consuls. Continue à bien te conduire et j’aurai soin de toi.

La mère de Junot assistait à la scène d’une fenêtre du château et Laure l’entendit s’exclamer, les yeux humides :

— Comme on doit aimer cet homme-là. Ce pauvre enfant ! Voyez dans quel état il est.

Le tambour avait, en effet, dû s’appuyer sur l’épaule d’un camarade pour ne pas tomber évanoui...

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Le 22 juin, Bonaparte, encore à Milan, avait écrit aux consuls : « Une partie de la Garde est partie aujourd’hui pour se rendre à Paris avec les drapeaux pris à Marengo. La route est calculée de manière qu’elle sera à Paris avant le 14 juillet. Il est nécessaire de s’étudier à rendre cette fête brillante, et d’avoir soin qu’elle ne singe pas les fêtes qui ont eu lieu jusqu’à ce jour. Un feu d’artifice serait un bon effet... » Bonaparte, en célébrant le 14 juillet – le 25 messidor – voulait assurément rappeler davantage le souvenir de la Fête de la Fédération – le plus beau des « quatorze juillet » — que celui de la prise de la Bastille ! Plus de défilés allégoriques dont on avait par trop abusé ! La statue de Louis XVI qui ornait la place Vendôme avait été abattue en 1792. Dès le Consulat, Bonaparte avait envisagé d’ériger à son emplacement une colonne trajane et de la surmonter de la statue de Charlemagne, enlevée, en 1794, d’Aix-la-Chapelle.

La première pierre en est posée le matin de ce 25 messidor – le 14 juillet 1800 – qui va être la fête de la Concorde. Sur l’ex-place de la Révolution, l’ex-place Louis XV, qui portera désormais le nom de Concorde, on a également élevé ce jour-là une « colonne nationale » à la gloire des armées de la République. Devant le Corps législatif a été dressé un Temple à colonnes sur lequel l’architecte s’est cru obligé de grouper tout un lot de pensionnaires d’un zoo : « l’amour de la patrie symbolisé par le pélican, le courage par le lion, la valeur par le cheval, la prudence par le cerf, la patience par le chameau, l’intrépidité par le sanglier, la tempérance par l’éléphant, le désintéressement par le chien, l’obéissance par le boeuf, la sagesse par la chouette, la vigilance par le coq... »

« Là, nous rapporte Norvins, parurent à cheval les trois consuls, les ministres, escortés de la Garde consulaire, et ces aides de camp de Bonaparte dont les noms devenaient historiques et glorieux à la suite du sien... ». Un long cortège suit maintenant Napoléon vers l’église des Invalides, devenue le temple de Mars, « car tout ce qui était de l’ordre civil, préfets, maires, magistrats, sénateurs, députés, tribuns, académiciens, dit encore Norvins, formaient une immense infanterie qui, au travers des flots d’une poussière torride, arriva comme une déroute à l’Hôtel des Invalides, ce qui parut alors à chacun de nous une hospitalité très convenable... »

Lucien prend la parole, célèbre le 14 juillet, le 18 brumaire et laisse la place à un chant du 14 juillet interprété par la Grassini qui, de sa voix d’or, glorifie ainsi la victoire de son amant « qui avait délivré l’Italie ».

Nouvelle halte au Champ de Mars, où Bonaparte reçoit les vingt-trois drapeaux autrichiens pris lors de la brève campagne. Le soir, après les jeux et réjouissances, tandis que Paris n’est que démonstrations de joie, illuminations, orchestres et feux d’artifice, aux Tuileries le consul lève son verre « au quatorze juillet, au peuple français, notre souverain à tous. » Et cinq cents convives lui répondent d’une seule voix : Vive Bonaparte !

Vive Bonaparte !...

La confiance renaît et – le 13 août – à leur grand étonnement, les rentiers, qui n’avaient touché depuis la Révolution que « des papiers », prennent connaissance de l’Arrêté suivant – qui leur prouve que le gouvernement de Bonaparte tient ses engagements : « À compter du second semestre de l’an VIII, les rentes et pensions de l’État seront acquittées en numéraire. »

Les Te Deum se succèdent dans toute la France. Les rapports sont unanimes : les villes de province ont pavoisé et témoigné leur enthousiasme au son des salves de canon – jusqu’à la Vendée qui semble réjouie par cet événement qui doit lui apporter la paix.

Il serait cependant faux de dire que cet enthousiasme est universel – trop de royalistes et de jacobins considèrent Marengo comme une catastrophe puisque la victoire consolidait le coup d’État de Brumaire. Si la France achève sa convalescence, le drame des royalistes demeure. Sans doute les habitants du faubourg Saint-Germain – tapis dans leurs hôtels des rues de Grenelle, de l’Université ou de Saint-Dominique – continuent-ils à tenir tête à Bonaparte, – comme ils tiendront tête à Napoléon –, mais ils se contenteront d’ironiser et de bouder. D’un naturel moins paisible, certains chouans, certains royalistes extrémistes refusent de se laisser « pacifier », et, contre eux, les rigueurs s’avèrent implacables. Le consul l’annonce en ces termes à Bourmont :

— Si dans quinze jours vous n’avez pas entièrement perdu votre influence, je vous enverrai un de mes aides de camp pour vous prier de passer chez moi, et ce sera pour vous dire que je vous donne quatre jours pour quitter le territoire français, et que, si vous y êtes le cinquième, vous serez fusillé. Toute influence qui ne vient pas du gouvernement, lui avait-il encore ajouté, est un crime politique.

Bonaparte est devenu dictateur.

— Une victoire, avait-il déclaré à Joseph avant de prendre le chemin du Grand-Saint-Bernard, me laissera maître d’exécuter tout ce que je voudrai.

Le « règne » – effectif avant d’être réel – va, en effet, pouvoir commencer. Un rapport, venu du département du Bas-Rhin, indiquait, peu avant Marengo : « Le peuple paraît sentir le besoin d’être gouverné... », tandis qu’à Paris, la bourgeoisie modeste et laborieuse réclamait un chef et criait : « Plus de partis, plus de vengeances ! »

Le 18 août, heureux de cette affection des masses, Bonaparte confie à Roederer :

— Jusqu’à présent, le peuple m’a gâté ; il va au-devant de mes désirs comme moi au-devant des siens ; et je suis plein de reconnaissance pour lui !

Marengo a donné naissance à César et a fait naître la dictature – mais une dictature qui permettra à Bonaparte d’imposer le Concordat et le Code Civil, de donner le goût aux émigrés de regagner leur pays, de guider tout naturellement l’or vers le chemin des caisses de l’État, chemin qu’il avait perdu – et, du même coup, de faire renaître l’abondance.

La convalescence va conduire à la guérison.