XVI
LE PREMIER CONSUL

L’égalité n’existe qu’en théorie.

NAPOLÉON.

Les journaux nés de la Révolution affectent de traiter avec dédain la « pompe consulaire » indigne, prétendent-ils, d’un vrai républicain. Et pourtant les Tuileries ne sont pas encore une cour. Elles en sont même loin ! Bonaparte, à cette époque, n’exige, selon son expression, « qu’un certain décorum ». Son nouvel appartement se compose d’une antichambre, du salon des aides de camp – où il prend ses repas – de son cabinet, de sa chambre à coucher suivie d’une salle de bains, enfin de son salon dans lequel il donne les audiences matinales. Hors ses secrétaires, hors Duroc, Lauriston et Clarke responsable du service des cartes, personne n’a accès au cabinet de Bonaparte. Il préfère en effet se déranger pour recevoir au salon les visiteurs. Son cabinet est son asile, le « laboratoire intime », un atelier, dira-t-il plus tard, où le métier de chef d’État « comporte ses outils » : ses dossiers, ses carnets, les états de situation.

Durant tout le mois de mars et d’avril 1801, le Conseil des consuls se tient presque tous les jours. Ces réunions ont lieu dans la salle des séances consulaires, siège du gouvernement. « Cabinet de l’État », précise le baron Fain. Bonaparte y siège devant une vaste table, entouré de ses deux collègues. Et Cambacérès qui aime paresser au lit, soupirera plus tard, en évoquant ces séances : « Il fallait y être rendu de bon matin. »

Face à Bonaparte, assis sur une chaise, le secrétaire d’État, Maret, dont la fonction consiste à se tenir toujours « sous la main » du maître pour la jonction avec les diverses autorités. Maret eut du mal au début à se plier à la discipline exigée par le Consul, qui grondait – selon Fain : « On ne sait jamais où le trouver ! » Mais bientôt, Maret fut entièrement dévoué à Bonaparte, s’attacha à lui, mit toutes les forces de son intelligence à s’assimiler, à s’absorber dans le Maître « comme la manivelle du gouvernail sous la main du pilote ».

Il demeura quatorze ans avec lui.

Le soir – à neuf heures trente – se succèdent les conseils : le primidi de chaque décade : Conseil général des Finances ; le quintidi : Conseil d’administration de la Guerre ; le septidi : Conseil d’administration de la Justice ; le 18, Conseil d’administration des Relations extérieures ; le 28, Conseil d’administration de la Police générale.

Les réceptions sont également réglementées : le 2 et le 17 de chaque mois, on accueille le Corps diplomatique ; le 2 de chaque décade on reçoit des sénateurs et généraux, le 4, les membres du Corps législatif et le 6 les membres du Tribunat et de la Cour de Cassation.

Peu à peu la simplicité, de mise au Luxembourg, évolue.

« Lorsque à dix heures, la porte s’ouvrit, rapportera Élisabeth Pétrowna Divow, et qu’un huissier cria : « Le Premier consul ! », je puis assurer que si une mouche eût volé dans la chambre, on l’aurait entendue. Tout le monde se leva pour le saluer, et c’est dans ce moment que je lui fus présentée. Il causa pendant quelques minutes d’une manière bien aimable avec moi, et tout le monde alla à table. Chaque cavalier donnait le bras à une dame. »

Il s’agit là d’un « petit dîner » qui se donnait chez sa femme, mais les grandes « cohues » réunissant deux cents personnes ont lieu tous les dix jours, au premier étage, dans la Galerie de Diane. Petit à petit, Bonaparte prendra l’habitude de passer le premier à table. Le repas est, bien sûr, toujours servi au pas de charge. Il se prolonge rarement au-delà de vingt minutes ou d’une demi-heure.

— Si l’on veut manger vite, déclare alors Bonaparte, il faut venir chez moi ; manger bien, chez le second consul, et manger mal, chez le troisième.

Les déjeuners sont plus animés et intimes. C’est ainsi qu’un jour on vient à parler d’une rafle de filles qui a été opérée au Palais-Royal. Les Parisiens s’imaginent qu’on va les expédier aux guerriers de l’armée d’Égypte... Roederer a noté la scène sitôt rentré chez lui : « J’ai été à midi et demi chez Bonaparte ; un aide de camp est venu de sa part me dire, dans le salon, de monter au déjeuner. Volney y était ; c’était le seul étranger. Bonaparte a dit :

— Où diable a-t-on pris que je voulusse faire déporter en Égypte les filles arrêtées au Palais-Royal ?

« Mme Bonaparte. — Le ministre de la Police m’a dit, ces jours passés, qu’elles étaient destinées pour l’Égypte.

« Bonaparte. — C’est une horreur ! Diable, on ne déporte pas ainsi !

« Moi. — Hier, Regnault m’a dit aussi que le ministre de la Police avait décidé leur déportation.

« Bonaparte. — Et où a-t-il pris cela ? Citoyen Roederer, je vous prie de faire un bon article pour détruire ce bruit-là ; mais un article bien détaillé, pas de deux lignes, afin que la chose reste... On peut bien vouloir réprimer la licence du Palais-Royal, mais on ne déporte pas ainsi.

« Volney. — Ces demoiselles veulent être élargies...

« Bonaparte. — Citoyen Volney, (riant) ah ! c’est un peu fort ! Vous parlez là comme un vieux garçon ! Nos troupes n’ont pas besoin des filles de Paris en Égypte ; ils en ont, et de belles ; ils ont des Circassiennes. (Le Mameluk qui était derrière Mme Bonaparte sourit). Ah ! il m’entend bien. N’est-ce pas que tu m’entends ? (riant) N’est-ce pas qu’il y a des filles en Égypte ?

Bonaparte se lève de table, répète sa question à Roustam et ajoute :

— Tu entends le français à cette heure, n’est-ce pas ?

« Il lui prend la tête dans ses deux mains, et la balance deux ou trois fois de droite à gauche. »

Après les dîners officiels, les personnalités invitées en « cure-dents » envahissent les salons, et l’ennui tombe sur les Tuileries. Nouvelle revue, nouvelles présentations, nouvelles banalités... Lui n’est guère aimable. Il s’intéresse cependant aux robes de ses invitées, mais pour des raisons politiques. Hortense nous le rapporte : « Le Premier consul, pour faire revivre les manufactures de Lyon et nous affranchir d’un tribut payé à l’Angleterre, nous défendait de porter de la mousseline et jetait au feu tout ce qui lui paraissait de fabrique anglaise. Quand ma mère et moi entrions fort parées, sa première question était toujours :

— Est-ce de la mousseline que vous portez là ?

« On répondait souvent que c’était du linon de Saint-Quentin ; mais un sourire nous trahissait et, à l’instant, ses doigts partageaient en deux la robe étrangère. Ce désastre des toilettes se répéta plusieurs fois, et il fallut en venir au satin et au velours. La mode acheva ce que le Consul avait commencé et ce qu’il n’eût pas obtenu sans elle, car les shalls de Cachemire, malgré les fréquentes menaces de les brûler, survécurent à la proscription. »

Qu’elle soit revêtue de mousseline anglaise ou de velours français, Bonaparte admire sa femme qui, dans son fameux salon jaune, évolue avec grâce, et sait mettre ses invités à l’aise – des ménages de fonctionnaires souvent un peu gênés de se trouver là... Elle connaît l’art de recevoir, cet art si difficile que, épouse séparée d’Alexandre de Beauharnais, elle a acquis à l’époque déjà lointaine où elle s’était réfugiée au couvent de Panthémont. Elle a de l’esprit – expression devenue intraduisible – et pour l’instant, Bonaparte qui ne pense pas encore à créer une dynastie, a abandonné l’idée de se séparer d’une auxiliaire précieuse qui tient fort bien sa place dans son oeuvre de reconstruction. Il désire qu’elle soit pour le nouveau régime une manière de reine.

— Je veux que tu sois éblouissante de parure et richement habillée, entends-tu bien ?

Il ne fallait certes pas prier la « consulesse » pour qu’elle se pare... Mais, ce jour-là, elle ne s’en exclame pas moins :

— Oui, et puis ensuite, tu fais des scènes, tu cries, tu raies mes bon à payer au bas de mes mémoires !

Et elle se met à bouder « comme une petite-fille, en faisant une mine toute gracieuse », nous dit un témoin. Elle était ainsi, parait-il, irrésistible et il ne lui résistait point.

— Sans doute, reprend-il, je biffe quelquefois tes bon à payer, parce que tu te laisses parfois tellement attraper qu’il y a conscience à autoriser pareils abus. Si je te recommande d’être magnifique dans les occasions d’apparat, je n’en suis pas moins très conséquent avec moi-même. Et, comme il faut une balance pour peser tous les intérêts, je la tiens d’une main équitable quoique sévère.

Tenir cette balance lorsqu’il s’agissait des dépenses de sa femme devenait quasi impossible. L’addition se montait alors à six cent mille francs. C’est Talleyrand qui avait parlé au nouveau maître de la détestable impression que pouvait faire dans le public les factures impayées de la première dame de France. La colère du Premier consul fut terrible. Elle n’empêcha pas Joséphine, à qui Napoléon fit verser, chaque année des sommes de plus en plus considérables, de faire des dettes vertigineuses jusqu’à sa mort. Par comble – et là, on croit rêver –, Fouché, pour savoir ce qui se passe dans « l’intérieur » du ménage consulaire, remet à la créole mille francs par jour pour espionner son mari... Et le ministre de la Police, pour être encore mieux informé de ce qui se dit et se fait dans le Cabinet du Consul, donne en outre la moitié de cette somme à Bourrienne. Ce dernier, selon le mot de Napoléon, « flairait l’argent », il le « humait » véritablement. Talleyrand, lui-même, trouva que le secrétaire exagérait dans ses tripotages avec les fournisseurs de l’armée.

— Vous allez bien vite... Vous vous perdrez !

— Oh non, répondit Bourrienne, c’est impossible. J’ai couché dans la tente de l’Empereur en Égypte.

« Talleyrand, rapportera Napoléon me demanda ensuite ce que cela voulait dire. »

— J’avais une tente composée de plusieurs pièces lui expliqua Bonaparte, les officiers d’état-major couchaient dans une partie...

« Pour peu que Bourrienne eût été joli garçon, poursuivra Napoléon, Talleyrand en eût conclu qu’il y avait eu des liaisons plus intimes. »

Le Premier consul chassera un jour son secrétaire, l’ayant surpris à plusieurs reprises la main dans le sac :

— Il volait trop impudemment ! Qu’on le regarde, s’exclamera le consul, on lui trouvera un oeil-de-pie !

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Bonaparte n’avait pas attendu le résultat du plébiscite – résultat sans précédent puisque trois millions douze mille cinq cent soixante-neuf Français, contre seulement quinze cent soixante-deux, avaient approuvé le changement de régime – il n’avait pas attendu pour réédifier cette France qui, nous l’avons dit, n’était plus qu’un amas de décombres. Sans doute certaines pierres demeuraient-elles bonnes, mais il fallait les retailler afin qu’elles puissent trouver leur place dans le nouvel édifice.

L’anarchie, on le devine, n’avait nullement cessé avec l’effondrement du Directoire. Pillages et rapines prenaient le plus souvent le visage affreux de la guerre civile. Fait divers entre cent : au son du tambour, brandissant le drapeau blanc, une bande arrive à Montpezat, dans l’Ardèche : « Ils sont entrés au nombre de cent, bien armés, entre onze heures et minuit, mandait un fonctionnaire du ministère, se sont emparés des rues et de la place, défendant aux citoyens de se mettre aux fenêtres avec menace de les y fusiller. Un détachement avec un de leurs chefs a forcé les portes du receveur de l’enregistrement... Ensuite, ils se sont fait conduire chez le percepteur dont ils ont brisé les portes et ne trouvant point de fonds, ils ont pris ses effets et ses armes. Tout cela s’est fait comme à l’ordinaire aux cris de : Vive la Religion ! Vive Louis XVIII ! À bas la République ! formules très adroites et qui souvent paralysent ou tournent à leur profit l’action d’un peuple ignorant et superstitieux. »

Avant tout, pacifier l’Ouest de la France ! Il faut que le conflit ne s’éternise point. Une seule solution : trancher dans le vif pour en finir une fois pour toutes. Et les ordres partent des Tuileries :

Au général Gardanne : « Faites que j’apprenne bientôt que vous avez surpris à la pointe du jour les principaux rassemblements de Chouans, que vous les avez dispersés. »

Au général Chabot : « Que faites-vous, citoyen général ? Je n’entends point dire que vous ayez surpris aucun rassemblement de Chouans. »

Au général d’Arnaud : « Marchez ; que j’apprenne par votre premier courrier que vous avez dispersé, désarmé et détruit les brigands de la Sarthe... »

Cependant, il recommande au général Brune d’avoir « une grande tolérance pour les prêtres ».

Bientôt Bretons et Normands sont aux abois : l’un des premiers, Cadoudal, encerclé, accepte de livrer ses canons et ses fusils et de rencontrer le Premier consul. Bonaparte reçoit ce « gros Breton », ainsi qu’il a le tort de l’appeler, et essaye de le gagner au parti de la paix. Ils ne se plaisent ni l’un ni l’autre. « C’était un fanatique, racontera Bonaparte, je l’émus sans parvenir à le convaincre. Au bout d’une demi-heure, je n’étais pas plus avancé qu’au commencement. Il voulait conserver ses bandes et ses armes. Je lui répliquai qu’il ne pouvait y avoir un État dans l’État. »

Le consul ne parvient pas à convaincre le Chouan, en effet, car l’ex-cadet gentilhomme de Buonaparte traite si dédaigneusement ce fils de meunier que, ulcéré « Georges » – ainsi que tous l’appelaient – n’a désormais plus qu’une idée en tête : se venger, ranimer l’insurrection et surtout, montrer ce qu’il désignait par ces mots : « le coup essentiel », autrement dit l’assassinat de Napoléon. S’abouchant avec Hyde, il s’enfuira de Paris, gagnera Londres avant de revenir en France mettre au point ses projets.

Nous le retrouverons.

Les Vendéens accepteront d’être « pacifiés ». Aux termes du traité devant mettre fin à la guerre vendéenne, les combattants seront contraints de remettre leurs armes « sauf s’ils étaient fermiers et propriétaires ». Ils l’étaient dans une proportion de 99 % – et l’Ouest resta armé.

Subsistait encore, en Normandie, Frotté qui, menant dans l’Orne une véritable guérilla, tenait en échec les troupes consulaires.

— Jamais l’ordre de rendre les armes ne sortira de ma bouche ni de ma plume, déclare-t-il.

Mais les forces qui lui sont opposées vont obliger Frotté à entrer en pourparlers avec les généraux du Premier consul. Il consent, pour négocier, à se rendre à Alençon, muni d’un sauf-conduit. Par suite d’une erreur ou d’un quiproquo, Bonaparte croit que le chef chouan accepte une reddition sans conditions et donne des ordres en conséquence. Aussi le général Guidal, au mépris de la parole donnée, arrête-t-il Frotté et ses lieutenants et décide-t-il de les expédier, prisonniers, vers Paris. En cours de route – à Verneuil –, un ordre du Premier consul vient à la rencontre du convoi : une commission militaire doit siéger sans désemparer et juger les « brigands ». Les membres de la commission, estiment que les conditions de la capture ne doivent point influencer leur jugement ; ils condamnent à mort les sept chouans qui sont aussitôt exécutés – ou plutôt affreusement massacrés ; le peloton ayant été insuffisamment composé...

Sans doute Bonaparte reconnut-il qu’il avait été trompé – il le dira à Hédouville –, mais, comme plus tard pour le duc d’Enghien, il ne désavoua pas plus Guidal d’avoir manqué à la parole donnée, que la commission d’avoir agi avec une hâte criminelle. Il chargea Roederer d’annoncer à la Chambre « la prise de Frotté et de son état-major » :

— Voici, poursuivit Roederer, une partie des effets mobiliers pris sur lui ; ce sont des croix de Saint-Louis, des fleurs de lys, des cachets aux anciennes armes de France et des poignards de fabrique anglaise.

Ainsi que le remarquera Albert Vandal : c’étaient là de « tristes débris de guerre civile, vilains trophées ! Bonaparte en avait eu de trop beaux à montrer pour exhiber ceux-là. »

Si la faiblesse du Directoire obligeait le défunt régime à, gouverner en donnant des coups de barre à droite, puis à gauche, afin de s’appuyer à tour de rôle sur les deux forces opposantes, et à les amoindrir du même fait, Bonaparte est contraint de museler presque simultanément Royalistes et Jacobins.

— Je traite la politique comme la guerre, dira-t-il » j’endors une aile pour battre l’autre.

« Considérant que la plupart des journaux de Paris sont aux mains des ennemis de la République », Napoléon exécute d’abord les feuilles royalistes. Les gazettes d’extrême gauche sont au début, laissées libres d’agir. Mais les Jacobins ne demeurent point tranquilles. Anciens révolutionnaires, terroristes que leur passé par trop rouge a exclus des places – on les appelle d’ailleurs des exclusifs – ils conspirent ferme contre le Premier consul. Eux aussi parlent de massacrer Bonaparte sans tarder. Ainsi que le précise un rapport de police : « si d’un côté les royalistes se remuent et cherchent à culbuter le gouvernement, il est démontré que les anarchistes visent au même but par des moyens beaucoup plus expéditifs » – ce qui n’était pas peu dire. Les mauvaises nouvelles reçues au début de germinal de l’armée d’Italie – Savone a été repris – ont permis à certains agitateurs des deux bords de faire souffler un vent de panique sur Paris : on parle d’arrestations de royalistes, de complot des jacobins, d’un attentat préparé contre le Consul. Les spéculateurs jouent à la baisse. Des estrades improvisées se dressent aux carrefours où les bateleurs politiques propagent les fausses nouvelles aux badauds. Les pamphlets circulent, hurlés par les crieurs – tel celui-ci : « Le passé m’a trompé, le présent me tourmente et l’avenir m’épouvante. »

Encore un tour de vis ! Il le faut, si l’on veut sauver le nouveau régime.

Le 5 avril 1800, Lucien Bonaparte reçoit cette note dictée par son frère : « Les Consuls de la République désirent, Citoyen Ministre, que vous fassiez connaître aux entrepreneurs des différents théâtres de Paris qu’aucun ouvrage dramatique ne doit être mis ou remis au théâtre qu’en vertu d’une permission donnée par vous... Le Premier consul verrait avec plaisir la suppression du couplet qui lui est personnel dans le vaudeville du Tableau des Sabines. »

À présent, des mesures plus sérieuses : ce même 5 avril, Bonaparte fait écrire à Fouché : « L’intention des Consuls de la République, Citoyen Ministre, est que le journal Le Bien Informé, celui des Hommes Libres et celui des Défenseurs de la Patrie, ne paraissent plus à moins que les propriétaires ne présentent des rédacteurs d’une moralité et d’un patriotisme à l’abri de toute corruption. Vous exigerez que chaque numéro de ces journaux soit signé du rédacteur avoué. »

La France est également mise à l’encan par ceux qui sont chargés de la gérer, aussi Bonaparte dicte-t-il cette nouvelle note destinée à Lucien : « Depuis 1790, les trente-six mille communes représentent en France trente-six mille orphelines... filles délaissées et pillées depuis dix ans par les tuteurs municipaux... En changeant de maires, d’adjoints et de conseillers, elles n’ont guère fait en général que changer de mode de brigandage ; on a volé le chemin vicinal, volé le sentier, volé les arbres, volé l’église, volé le mobilier de la commune, et on vole encore sous le masque du régime municipal. »

Le « tuteur » de ces « filles délaissées » celui qui est chargé de faire cesser le brigandage, sera bientôt désigné : c’est le préfet, qui « devra visiter ses communes au moins deux fois l’année ». Quant au sous-préfet, il sera dans l’obligation de se rendre dans les villes qui dépendent de lui, au moins quatre fois par an, « sous peine de destitution ».

La nouvelle administration est entrée en fonction et se heurte aux difficultés de tous genres : « J’ai trouvé ici, annonçait Beugnot en arrivant au Havre, quatre-vingt-quatorze commis que j’ai réduits à trente, et je ne sais pas avec quoi je les payerai. »

Le corps préfectoral a été recruté peut-être d’une manière trop éclectique et les nouveaux préfets ne montrent pas tous l’impartialité exigée par le Premier Consul. Certains ne savent pas mettre au pas les maires, devenus par la force des choses des tyranneaux locaux. Ils n’osent pas révoquer ceux qui « par leur ignorance, ont augmenté les désordres de toute espèce ; par leur immoralité, ils se sont aliéné l’esprit de leurs administrés ». Cependant, la plus grande partie des préfets aurait pu signer ce texte de Beugnot : « Je dirai aux sages habitants de la Seine-Inférieure : j’apporte au milieu de vous l’amour du devoir, beaucoup de bonne volonté, quelque expérience ; travaillons de concert ; travaillons lentement, mais sans relâche, à sonder les plaies que la Révolution a faites... »

Surtout répandre, affirmer, répéter, que tout va aller mieux, que tout va déjà mieux. Bonaparte le leur recommandera :

— On ne conduit le peuple qu’en lui montrant un avenir : un chef est marchand d’espérance.

Par les rapports des préfets, le consul peut constater que la désorganisation a gangréné jusqu’aux écoles. Celles-ci sont désertes et certains établissements comptent plus de professeurs que d’élèves !

— De toutes nos institutions, dira Napoléon, la plus importante est l’instruction publique ; tout dépend d’elle, le présent et l’avenir.

Bonaparte découvre par degrés l’ampleur du désordre ; le manque d’unité apparaît dans les secteurs les plus inattendus. Si bourgeois et villageois sont bien obligés d’observer le repos du décadi républicain, loin des gendarmes, paysans et campagnards préfèrent chômer le dimanche. Partout l’on recommande aux préfets de ne pas heurter de front les goûts et les habitudes prises : « Vous ne trouverez sans doute pas mauvais que les jeunes filles aiment mieux danser le dimanche que le décadi. Vous mettrez dans tout cela de la prudence et du discernement. »

— Ma politique, dira Bonaparte, est de gouverner les hommes comme le plus grand nombre veut être gouverné ; c’est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple.

Il affirmera encore :

— On ne fait de grandes choses en France qu’en s’appuyant sur les masses ; d’ailleurs un gouvernement doit aller chercher son point d’appui là où il est.

Il lui fallait aussi un autre « point d’appui » : de saines finances. Celles-ci n’étaient point en désordre : elles n’existaient toujours plus ! La pauvreté évoque un semblant de bien, aussi minime soit-il. Ici rien que le néant... et un effroyable passif. « Le Premier consul, lit-on dans un rapport du 24 février, invite le ministre des Finances à lui faire connaître sous le plus bref délai en quelles mains se trouve le Régent. » Le fameux diamant « égaré » parmi des prêteurs du Directoire !

Las de vivre à force d’expédients à la petite semaine – on vendait le bois du parc de Versailles, on transformait le métal des cloches en monnaie –, découragé en voyant le maigre résultat obtenu en comprimant toutes les dépenses possibles – sauf celles concernant l’armée – Gaudin ose déclarer à Bonaparte :

— Vous savez avec quelle peine nous avons marché, de décade en décade, à l’aide d’opérations qui, en décelant la pénurie du trésor public, s’opposent de plus en plus au rétablissement du crédit. Aussi, en conclusion, un seul remède : « les moyens extraordinaires me paraissent de la plus urgente nécessité pour assurer le service qui, sans eux, deviendrait impossible ». Et le ministre propose un « droit sur le sel » – la gabelle de triste mémoire ! – un impôt sur les boissons, « calculés de manière à rendre au moins quarante millions ». Enfin, il demande de pouvoir émettre « un emprunt de cent millions gagé tant sur le produit de ces impôts que sur les arrérages et rachat des rentes dues à la République ».

Bonaparte comptant sur le retour de la confiance pour faire revenir l’or dans les caisses – on sait que l’or, cette manière de « personnage », défiant, timide et timoré, se cache au moindre danger – refuse ces moyens rappelant par trop les expédients d’autrefois. Gaudin offre alors sa démission.

— C’est parce que nos besoins sont grands, et notre position délicate, répond Bonaparte, que vos talents, votre probité et votre zèle pour le bien public sont nécessaires. Vous avez déjà beaucoup fait. Il vous reste sans doute bien des obstacles à franchir, et quelques dégoûts à essuyer ; mais les beaux jours viendront ! Il faut que tout le bien qui reste encore à faire soit fait sous votre ministère.

Et, afin de ramener la confiance – afin d’avoir un établissement de crédit presque officiel sinon indépendant – Bonaparte crée, ou plutôt transforme l’ex-caisse des comptes courants, en Banque de France.

Pour arriver à cette résurrection, pour revenir à l’oeuvre de la première Assemblée révolutionnaire, il fallait aller prudemment – et même avec calcul.

— Si je donnais trop d’élan, trop d’influence à vos constitutionnels de 1791, à ceux que vous appelez exclusivement le parti des gens de bien, dira Napoléon à Mathieu Dumas, je ne tarderais pas à produire une réaction embarrassante. J’ai bientôt appris, en m’asseyant ici, qu’il faut bien se garder de vouloir tout le bien qu’on pourrait faire ; l’opinion me dépasserait ; le cheval amaigri bondirait bientôt dans la bonne pâture et deviendrait indomptable.

Sans doute l’herbe n’était-elle pas encore grasse et belle, mais la « pâture », bien ensemencée, allait lever. Déjà on pouvait dresser le bilan. « Ainsi, en moins de trois mois, comme à l’appel d’un magicien, écrira Louis Madelin, un énorme monument était sorti de terre, et d’une terre naguère bouleversée, encombrée de ruines. Cela paraissait presque un « miracle » – le mot fut maintes fois écrit – et le grand miracle, cependant, pour nous, n’est pas là ; il serait dans la durée singulière qu’allait connaître une oeuvre construite dans de telles conditions, en quelques semaines et au milieu de ce qu’un tribun aura appelé « un tourbillon d’urgence ».

Ce tribun se nommait Sedillez, et il ajoutait :

— Ne vaut-il pas mieux céder à l’impétuosité de ce mouvement que de s’exposer à en entraver la marche ?

Lorsque les Alsaciens, qui avaient fui vers la rive droite du Rhin, revinrent chez eux sans en avoir sollicité la permission, la gendarmerie les arrêta, mais, ainsi que l’annonçait le préfet du Bas-Rhin : « ils invoquent la justice et la loyauté du gouvernement actuel ; des femmes, des enfants, des vieillards sont avec eux et déclarent qu’on pourra les faire fusiller, mais non les forcer à quitter de nouveau la France : Qu’on nous conduise au grand Bonaparte, disent quelques-uns, il verra que nous sommes de bons citoyens. »

Tel est le résultat obtenu en ces premiers mois de l’année 1800.

Cependant, à cette France qui sortait à peine de ses ruines, à cette France encore exsangue, il fallait demander de nouveaux sacrifices – et d’argent et d’hommes puisque la guerre était là avec ses exigences – et ce sont les préfets qui y parviendront :

— Si nous sommes toujours cette nation qui a étonné l’Europe de son audace et de son succès, leur dira Bonaparte, si une juste confiance ranime nos forces et nos moyens, nous n’avons qu’à nous montrer et le continent aura la paix. C’est là ce qu’il faut faire sentir aux Français, c’est à un généreux et dernier effort qu’il faut appeler tous ceux qui ont une patrie et l’honneur à défendre.

Et au peuple – il ne dit pas encore : « mon peuple » – il déclare :

— Français, vous désirez la paix, votre gouvernement la désire avec plus d’ardeur encore. Le ministère anglais a trahi le secret de son horrible politique. Déchirer la France, détruire sa marine et ses ports ; l’effacer du tableau de l’Europe, ou l’abaisser au rang des puissances secondaires... Que les jeunes citoyens se lèvent. Ce n’est plus pour des factions, ce n’est plus pour le choix des tyrans qu’ils vont s’armer ; c’est pour la garantie de ce qu’ils ont de plus cher, c’est pour l’honneur de la France, c’est pour les intérêts sacrés de l’humanité.

Aussi décide-t-il de recourir au patriotisme des contribuables : « Le département qui, à la fin de germinal, décrète-t-il, aura payé la plus forte partie de ses contributions, sera proclamé comme ayant bien mérité de la patrie. Son nom sera donné à la principale place de Paris. »

Ce sera le département des Vosges...

Le soir peu après huit heures, dans les boutiques de la rue de l’Arbre-Sec ou de la rue Saint-Honoré – les magasins restent ouverts l’été jusqu’à la nuit – on pouvait rencontrer un jeune homme à la mode, l’un de ces jeunes gens « qui se ressemblent tous », à l’habit très court orné de boutons jaunes. Sa chemise montait très haut et, tout en rehaussant le coin de sa cravate, il demandait d’un ton affecté :

— Votre boutique me paraît bien achalandée, il doit venir beaucoup de monde ici ? Voyons, que dit-on de ce farceur de Bonaparte ?

Parfois, certaines boutiquières mettaient le jeune homme à la porte – comment osait-on parler aussi cavalièrement de celui qui était en train de sauver la France ! Le jeune homme s’éclipsait alors en riant, et semblait ravi... car c’était Bonaparte lui-même !

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Le Premier consul Bonaparte souffre de son inaction alors que la guerre – une guerre dont il n’est nullement responsable car le conflit est l’héritage de la Révolution – a repris avec violence en Italie et tend à s’allumer de nouveau en Allemagne. « Je suis aujourd’hui, écrit-il le 15 mars à Moreau, une espèce de mannequin qui a perdu sa liberté et son bonheur. Les grandeurs sont belles, mais en souvenir et en imagination. J’envie votre heureux sort ; vous allez, avec des braves, faire de belles choses. Je troquerais volontiers ma pourpre consulaire pour une épaulette de chef de brigade sous vos ordres. Je souhaite fort que les circonstances me permettent de venir vous donner un coup de main. »

La situation de Moreau à la tête de cent mille hommes, échelonnés de Strasbourg à Constance, est enviable. Que ne ferait pas Bonaparte avec une telle armée ! Malheureusement la Constitution de l’an VIII ne lui permet pas de s’emparer du commandement de l’armée... Son rôle se limite à « distribuer les forces » et à en « régler la direction ». Il ne doit pas prendre l’épée lui-même. Vis-à-vis des généraux, le Premier consul se trouve dans l’obligation de négocier avec eux, sans pouvoir les commander même de loin. Et le « coup de main » dont il parle dans sa lettre à Moreau est un hameçon lancé à son ancien rival. « Il n’est pas impossible, lui avait-il encore dit, si les affaires continuent à bien marcher ici, que je ne sois des vôtres pour quelques jours. » Mais Moreau, en lisant ces lignes, fait semblant de croire qu’il se trouve dessaisi de son commandement et s’exclame :

— Je ne veux pas d’un petit Louis XIV à mon armée !

Le « petit Louis XIV » ne l’estime guère et lui rend bien son antipathie. Il méprise principalement le manque de hardiesse de Moreau.

— Un général qui passe son temps à fumer n’est pas un général, dira-t-il plus tard en parlant du commandant de l’armée du Rhin.

Mais, pour l’instant du moins, mieux vaut le calmer. Bonaparte ne tient nullement à fournir un chef aux opposants. Il était convenu que Moreau traverserait le Rhin et foncerait vers Ulm. Pendant ce temps, Bonaparte, abandonnant son rôle de « mannequin », véritablement point fait pour lui, se mettrait, au dernier moment, à la tête d’une armée de réserve concentrée à Dijon, et dont le chef serait – officiellement – Berthier, remplacé par Carnot au ministère de la Guerre. Cette armée, l’armée de Marengo – car c’est vers l’Italie que l’on s’élancerait – serait grossie du tiers de l’aile droite des forces de Moreau, les trente mille hommes de Lecourbe. Le chef des forces massées sur le Rhin devrait s’incliner – il le fera même de bonne grâce – puisque, « distribuant » les forces de la République, le Premier consul demeurait dans le cadre de ses attributions.

Avec Masséna, tout acquis à Bonaparte – il commandait l’armée française en Italie – le chef de l’État n’avait pas à prendre tant de précautions. Déjà, le 5 mars 1800, Napoléon lui avait annoncé avec franchise : « Je réunis à Dijon une armée de réserve, dont je me réserve le commandement directement. Je vous enverrai d’ici huit à dix jours un de mes aides de camp avec le plan des opérations pour la campagne prochaine, où vous verrez que votre rôle sera beau et ne dépassera pas les moyens qui sont à votre disposition... Enfin je vous le répète, en votre place, je trouve votre position belle ; tirez-en parti. Ne vous effrayez pas si l’ennemi tend à se mettre sur vos derrières. Abandonnez tout de suite toutes les positions qu’il veut attaquer, pour vous trouver vous-même avec toutes vos forces sur une des ailes. »

Bientôt, pourtant, les nouvelles que Bonaparte reçoit sont mauvaises. Masséna, ayant sur les bras toute l’armée autrichienne de Mêlas, a été, on le sait, obligé d’abandonner Savone et s’est enfermé dans Gênes avec la moitié de ses forces, tandis que le reste recule vers Nice. L’oeuvre du général Bonaparte en Italie semble perdue !

Pour tous... sauf pour Bonaparte.

Le 17 mars, Bourrienne le trouve, étendu à plat ventre sur la grande carte d’Italie, et piquant ses fameuses épingles rouges sur les points où il conduira ses troupes :

— Où croyez-vous que je battrai Mêlas ? demande-t-il à son secrétaire.

— Le diable m’emporte si j’en sais quelque chose.

— Vous êtes un nigaud ; regardez un peu : Mêlas est à Alexandrie où il a son quartier général. Il y restera tant que Gênes ne se sera pas rendue. Il a dans Alexandrie ses magasins, ses hôpitaux, son artillerie, ses réserves. Passant les Alpes ici (en montrant le Grand-Saint-Bernard), je tombe sur Mêlas, je coupe ses communications avec l’Autriche, et je le joins ici dans les plaines de la Scrivia.

En passant par le col du Grand-Saint-Bernard Bonaparte pourra arriver sur les derrières de l’ennemi. En « s’enfournant » sottement, selon son expression, sur Gênes et Savone, les Autrichiens ont ouvert le chemin de la haute Italie. Il faut s’y porter « à plein collier » ! L’armée doit quitter Dijon et prendre la route de Genève et du Valais !

Le 9 avril, il écrit à Berthier : « L’instant approche où les colonnes de l’armée du Rhin vont s’ébranler, et c’est l’armée de réserve à vos ordres qui, placée entre celle du Rhin et celle d’Italie, doit établir entre elles le concert d’opérations qui doit avoir lieu et former le centre de la grande ligne dont la droite est à Gênes et la gauche au Danube. »

L’instant malheureusement « n’approche » guère. Moreau perd du temps. Bonaparte – cela fait toujours partie des ses prérogatives – a beau envoyer Berthier à Bâle se concerter avec le commandant en chef de l’armée du Rhin pour « l’exécution du plan de campagne », l’auteur de l’admirable retraite sur le Danube, en 1796, traîne et Bonaparte doit le faire tancer – prudemment – par Carnot : « Faites lui sentir que ses retards compromettent essentiellement la sûreté de la République. »

Enfin l’entêté Moreau – il n’est point Breton pour rien... – franchit le Rhin. Ce même jour, « l’imprenable » fort de Hohenville capitule et – le 5 mai – alors que Bonaparte s’apprête à aller inspecter « l’armée de Berthier », la nouvelle de la victoire de Stokach arrive à Paris : « Je partais pour Genève, écrit le Premier consul à Moreau, lorsque le télégraphe m’a instruit de la victoire que vous avez remportée sur l’armée autrichienne : gloire et trois fois gloire ! ». Mais que le chef de l’armée du Rhin n’en suive pas moins la promesse faite à Berthier ! Que le corps de Lecourbe rejoigne au plus vite l’armée de réserve ! Aussi lui adresse-t-il Carnot : « Le ministre de la Guerre arrivera quelques heures après ce courrier à votre quartier général, et de là viendra me joindre à Genève. La position de l’armée d’Italie et du Midi est assez critique : Masséna, renfermé dans Gênes, a des vivres jusqu’au 5 ou 6 prairial (25-26 mai) ; l’armée de Mêlas paraît assez considérable, quoique fortement affaiblie... »

Napoléon va ce même soir à l’Opéra où il fait lire la dépêche annonçant la victoire de Moreau à Stokach : il mêle ses applaudissements aux acclamations du public.

II est toujours impossible au Premier consul d’avouer qu’il va prendre le commandement, aussi, ce soir-là, déclare-t-il aux membres du gouvernement :

— Lucien, préparez pour demain matin une circulaire aux préfets ; vous, Fouché, vous la ferez publier dans les journaux : dites que je suis parti pour Dijon où je vais inspecter l’armée de réserve ; vous pouvez ajouter que j’irai peut-être jusqu’à Genève, mais assurez positivement que je ne serai pas absent plus de quinze jours.

Il se tourne ensuite vers le second consul :

— Vous, Cambacérès, vous présiderez demain le Conseil d’État ; en mon absence, vous êtes le chef du gouvernement ; parlez dans le même sens au Conseil, dites que mon absence sera de courte durée, sans rien spécifier... S’il se passait quelque chose, je reviendrais comme la foudre ! Je vous recommande à tous les grands intérêts de la France ; j’espère que bientôt on parlera de moi à Vienne et à Londres.

Un peu avant l’aube – détail significatif, son habit de consul sous son long manteau gris –, il monte dans une berline noire attelée en poste et prend la route de Bourgogne qu’il a déjà « parcourue tant de fois dans des circonstances bien différentes », rappellera Bourrienne qui se trouve encore à ses côtés. Le soleil se lève, il fait beau, le ciel est clair. Bonaparte qui, tout d’abord, semblait sommeiller, se réveille et commence à parler d’abondance. Avec Bourrienne c’est une conversation à coeur ouvert : la marche des Autrichiens, le sort de l’armée de Masséna, les trop faibles effectifs de l’armée de réserve, la traversée des Alpes, autant de thèmes d’inquiétudes.

Il déjeune à Sens à onze heures et, le soir, atteint Avallon ayant franchi deux cent huit kilomètres en quinze heures. Arrivé de Gênes à l’instant, le commandant Franceschi l’attend. Il est parvenu le 28 avril à quitter en barque le port bloqué par la croisière anglaise, mais sur le point d’être pris par une corvette, a déchiré ses dépêches, s’est jeté à l’eau, son sabre entre les dents et, en cet équipage, a réussi à gagner à la nage un point de la côte occupé par Suchet. Il peut faire au Premier consul le tableau de la situation telle qu’elle se présentait neuf jours auparavant : elle est tragique. Les cinquante mille Autrichiens de Mêlas investissent Gênes défendue par quinze mille hommes affamés et qui sont devenus de véritables spectres, tandis que l’escadre de lord Keith empêche tout ravitaillement par mer.

Et Suchet ?

Il n’a qu’une poignée d’hommes et ne peut secourir Masséna. Déjà le 27 avril – veille du départ de Franceschi – on fabriquait du pain d’amidon et « des mercenaires arrachaient l’herbe poussée dans les cimetières pour la mettre au pilon avec des ossements blanchis ». Le matin, on ramassait les morts à pleins tombereaux. Cependant Masséna se refusait encore à envisager la capitulation.

Bonaparte, attristé et soucieux, se met au lit. Le 7 mai, de grand matin, il quitte Avallon. Le spectacle qu’il voit le long des routes n’est point fait pour le réconforter : des traînards appartenant à des demi-brigades devant rejoindre Dijon, faute de transports, clopinent ou sont étendus le long du chemin. À midi, il est à la préfecture de Dijon où Berthier s’efface, reprenant ses fonctions de chef d’état-major. Bonaparte passe en revue la 24e brigade légère, les 43e et 96e de ligne. Le moral des troupes est médiocre.

— Es-tu bien nourri ? demande-t-il à l’un des lignards.

— Comme ça, répond l’homme en faisant la moue.

Il avance vers un vieux caporal aux cheveux déjà gris :

— Tu étais en Italie avec moi ?

— Oui. À Arcole, au pont, à côté de Belliard. Ça chauffait dur, général ; et sans toi, y a pas à dire, nous étions flambés comme des poulets.

Bonaparte se tourne vers Chambarlhac :

— Que ce brave soit nommé sergent.

Le caporal se met à crier :

— Vive Bonaparte !

Le lendemain, dès huit heures du matin, dans les prairies détrempées qui bordent l’Ouche, nouvelle revue d’une division.

— J’ai offert la paix à l’Empereur, explique-t-il aux soldats ; il ne l’a pas voulue. Il ne nous reste plus qu’à le prendre à la gorge.

Le 59e de ligne et le 30e de bataille manquent de baïonnettes. Les trois quarts des hommes de la 9e légère ne portent plus leur habit bleu ciel à revers et à parements chamois, leurs gilet et pantalon blancs, ni leur chapeau à forme haute orné d’une peau d’ours et d’un panache bleu ciel et noir. Au lieu de ce pimpant uniforme, les hommes sont en blouse, en pantalon de coutil et en sabots ! Seuls, des bonnets de police leur donnent une vague allure militaire. Pour tout arranger, il pleut à verse. Devant ce spectacle, la colère de Bonaparte est terrible. On le voit agiter fébrilement sa cravache, appelant le malheureux responsable :

— Citoyen Ricard, vous avez été nommé le 9 germinal en qualité de commissaire de l’habillement. Quarante jours après, le 28 floréal, on me présente des troupes couvertes de haillons. Puis-je demander aux hommes de la 9e de franchir en cet état les glaces éternelles des Alpes ?

— Citoyen consul, les magasins...

— Les magasins sont pleins. Vous avez à Lyon huit mille uniformes et des chariots pour les transporter. Ne m’interrompez pas, citoyen. Le général devrait, après tant de négligence, vous faire fusiller. Partez à l’instant ; et si le 20 la division Boudet n’est pas mieux habillée, ne reparaissez jamais devant moi.

La division formée en cercle, Bonaparte s’adresse aux hommes :

— Les champs d’Italie ressemblent à un grenier d’abondance. Je l’ai déjà dit à quelques-uns d’entre vous, il y a quatre ans. Dans ces champs, un arrogant ennemi nous donne rendez-vous. Tout comme vos devanciers qui me suivirent à Lodi et à Montenotte, vous êtes mal vêtus, mal nourris, encore sans solde. Dans quinze jours tout cela sera changé. Soldats, je vais vous demander un grand effort avant qu’il vous soit donné de rencontrer les Autrichiens. Suivez-moi avec confiance et vous reviendrez couverts de gloire, ayant sauvé, grâce à votre audace, la patrie que menacent encore les hordes de l’étranger.

Puis c’est Auxonne et ses souvenirs : les maisons familières, son ancien professeur de musique de 1786 qui vient le saluer. Il se retrouve dans la grande salle de la direction de l’artillerie et s’exclame en riant :

— Voilà une salle où j’ai fait bien des lotos !

La course reprend le long de la route où s’échelonne l’armée qui l’acclame au passage. Il passe ainsi à Dôle, à Champagnole, arrive à la nuit à Morez où toutes les fenêtres sont illuminées. Le maire, Perrad, s’approche de la voiture :

— Citoyen Premier consul, fais-nous le plaisir de te montrer.

Bonaparte paraît à la portière. Aussitôt des cris fusent :

— Bonaparte, montrez-vous aux habitants du Jura ! Est-ce bien vous ? Vous nous donnez la paix ?

— Oui, oui... répond-il d’une voix altérée, précise un témoin, qui ajoute : « Il avait l’air content. Le sourire était toujours sur ses lèvres, mais sa grande pâleur et les traces de fatigue et de travail imprimées sur son front nous pénétraient d’attendrissement et tous les yeux étaient humides de larmes... »

À trois heures du matin – le 9 mai – il arrive à Genève – devenu le chef-lieu du département du Léman – où il loge chez le fils du naturaliste Horace-Bénédict de Saussure. Son hôte lui a fait préparer un repas froid qu’il mange « gaiement ». Cependant, il est toujours inquiet : il se méfie de Moreau dont il connaît les atermoiements, la jalousie, la volonté d’indépendance qui va devenir peut-être encore plus vive au lendemain de sa victoire de Stokach. Il se souvient avec énervement combien il a été long à mettre ses troupes en mouvement. Bonaparte n’a pas non plus confiance en Bernadotte à qui est dévolu le commandement de l’armée de l’Ouest. Les nouvelles de Vendée ne sont guère bonnes : Cadoudal serait revenu, dit-on... Le département des Alpes-Maritimes est envahi. Les Autrichiens occupent le col de Tende. Quant à Masséna, Bonaparte n’ose penser à la tragédie qu’il est en train de vivre ! Et ce n’est pas tout ! Napoléon sait le grand nombre d’ennemis – jacobins et royalistes ou simples intrigants – qu’il laisse à Paris en son absence, et craint la faiblesse de ses ministres et de ses deux collègues : Cambacérès qui n’est point « fort sur ses étriers », et le trop tiède Lebrun. « Je vous le recommande encore, leur écrit-il ce même jour, frappez vigoureusement le premier, quel qu’il soit, qui s’écarterait de la ligne. C’est la volonté de la nation entière. Je ne vous peindrai pas ce que j’ai éprouvé en traversant la France. Si je n’avais pas souvent changé de route, je ne serais pas arrivé de huit jours. »

Il n’est pas non plus sans appréhension pour l’armée commandée par Lannes. Celui-ci a beau affirmer que le Grand-Saint-Bernard est « un petit monticule facile à franchir au pas de course », parviendra-t-il, selon l’ordre que Bonaparte lui a donné le 10 mai, à faire passer le col à l’avant-garde et à « culbuter les postes avancés de l’ennemi » ?

Bonaparte n’ignore pas davantage la façon dont les Autrichiens parlent de son armée « de réserve » : « La cavalerie est montée sur des âmes, l’infanterie composée de vieillards invalides et d’enfants armés de bâtons avec des baïonnettes au bout ; l’artillerie consiste en deux espingoles du calibre d’une livre... »

Il lui faut une victoire ! Une victoire sur laquelle il joue tout : son avenir et celui de la France !

Le 12 mai, en fin d’après-midi, Bonaparte arrive à Lausanne, et le lendemain, à six heures du matin, près de Saint-Maurice du Valais, il va inspecter l’infanterie de Lannes qui après l’avant-garde s’apprête à prendre le chemin du Saint-Bernard. La pluie qui tombe depuis huit jours s’est arrêtée. Le soleil luit.

— Tout est-il bien ordonné ? demande-t-il à Lannes.

— Nous emportons peu de vivres et chaque homme n’a reçu que vingt cartouches au lieu de quarante. S’il le faut, on se battra à l’aime blanche pour épargner les munitions.

Bonaparte s’étonne. N’a-t-on pas envoyé cinq cent mille cartouches à Villeneuve ? Son coeur se serre également en voyant l’équipement de l’armée de Lannes. Nombreux sont encore les hommes qui partent en sabots à l’assaut des Alpes ! D’autres portent des chaussures neuves reçues à Dijon, mais qui les blessent à un tel point qu’ils préfèrent les enlever. Aussi, par bataillon, a-t-on formé des « pieds nus » qui, selon la coutume, espèrent bien se chausser dès le premier combat en déchaussant les morts... Mais, comment, en attendant, franchiront-ils le Grand-Saint-Bernard ? Bonaparte donne les ordres nécessaires.

Cinquante officiers sont en haillons et Bonaparte leur fait avancer un mois de solde afin qu’ils puissent paraître à leur avantage dans les villes italiennes. Il se rend ensuite aux magasins de l’armée à Villeneuve :

— Vous manquez d’ordre et de fermeté, déclare-t-il au commissaire Geoffroy. Pourtant, le Gouvernement a payé fort cher des approvisionnements considérables et indispensables à l’armée. Ils ne sont pas arrivés, dites-vous ? C’est que vous avez dormi avec vos collaborateurs pendant que nous marchions sous la pluie jour et nuit. Moi, je considère qu’une armée qui entre en campagne sans vivres et sans munitions, cela par votre faute, est bien près d’être vaincue. Il m’est impossible de tolérer vos faiblesses plus longtemps. Désormais, j’agirai avec rigueur envers vous.

À son retour à Lausanne, il trouve Lescuyer arrivant de Gênes d’où il est parti le 29 avril. La situation, depuis le départ de Franceschi s’est, on s’en doute, encore aggravée :

— Au long des rues et des boulevards, on voyait des hommes fléchir à chaque pas ; de seuil en seuil, des femmes hagardes se traînaient pour demander du pain, et les cadavres jetés à la voirie faisaient, aux lueurs des flambeaux qu’on allumait le soir, d’indescriptibles spectacles...

Le jour même où Lescuyer a quitté Gênes, « on rationnait le pain de cacao et d’amidon à deux cents grammes par individu. Des milliers de citoyens se trouvaient torturés par une faim cruelle. » Et – le pire pour Masséna – les munitions vont commencer à manquer.

— Allez porter à Masséna, lui répond Bonaparte, que vous m’avez vu près du Saint-Bernard. Dans peu de temps l’Italie sera reconquise et Gênes délivrée.

Dans la lettre qu’il lui écrit, il précise : « Vous êtes dans une position difficile ; mais ce qui me rassure c’est que vous êtes dans Gênes : c’est dans des cas comme ceux où vous vous trouvez qu’un homme en vaut mille. Je vous embrasse. »

Peu après, il reçoit la nouvelle de la victoire de Moeskirch, remportée par Moreau, et le félicite d’avoir ainsi illustré les armes françaises : « Cela abattra un peu l’orgueil autrichien. » Il ne peut cacher plus longtemps à Moreau qu’il joue au « petit Louis XIV » : « L’armée de réserve commence à passer le Saint-Bernard. Elle est faible ; il y aura des obstacles à vaincre, ce qui me décide à passer moi-même en Italie pour une quinzaine de jours... »

Napoléon se montre ensuite pessimiste afin d’obliger Moreau à ne pas attendre davantage pour reporter vers la Suisse les troupes qu’il s’est engagé à détacher de son armée. N’a-t-il pas vaincu et suivi son plan avec succès ? Qu’il pense maintenant à l’aile droite des forces françaises ! Aussi Bonaparte lui précise-t-il : « Si la diversion que le Gouvernement a ordonnée pour le Saint-Gothard ne se fait pas avec toute la diligence et le zèle qu’exigent les circonstances, il pourra arriver que douze à quatorze mille hommes que nous avons dans Gênes soient faits prisonniers avec le quartier général, et que l’armée de réserve soit battue... Vous voyez, ajoute-t-il, les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons. Le succès de la campagne peut dépendre de la promptitude avec laquelle vous opérerez la diversion demandée. Si elle s’exécute d’un mouvement prompt, décidé, et que vous l’ayez à coeur, l’Italie et la paix sont à nous. »

Il achève par une « caresse » calculée : « Je vous en dis déjà peut-être trop. Votre zèle pour la prospérité de la République et votre amitié pour moi vous en disent assez. »

Encore à Lausanne, il apprend le retour d’Égypte de son « cher Desaix » et lui écrit aussitôt : « Enfin vous voilà arrivé ; une bonne nouvelle pour toute la République, mais plus spécialement pour moi, qui vous ai voué toute l’estime due aux hommes de votre talent, avec une amitié que mon coeur, aujourd’hui bien vieux et connaissant trop profondément les hommes, n’a pour personne... Venez le plus vite que vous pourrez, me rejoindre où je serai... »

Et Desaix va prendre, lui aussi, le chemin de Marengo.

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À Paris, au fur et à mesure que s’écoulent les jours, la crainte s’appesantit sur la ville. L’absence de Bonaparte suscite une véritable angoisse. Sans doute n’est-on point dupe et sait-on qu’il est parti pour se porter « à grands pas au secours de l’armée d’Italie ». Mais arrivera-t-il à temps pour tendre la main à Masséna ? Et s’il n’y parvenait point ? S’il était battu ? Dans quel chaos ne retomberait-on pas ? Les Royalistes reprennent espoir, se réjouissent et recommencent à comploter ferme. Des combinaisons s’échafaudent déjà. Anciens thermidoriens et brumairiens mécontents – tel Sieyès – préparent chacun un « gouvernement de rechange » dans le cas où « il » reviendrait battu... Les intrigues redoublent. Joseph, lui-même, refuse de se rendre aux Tuileries. Il se pose en « héritier présomptif » et ne veut pas « travailler avec les Consuls ». Il est certain que Cambacérès et Lebrun ne sont guère à la hauteur... Balzac aura raison de faire dire plus tard à l’un des personnages d’Une ténébreuse affaire, à propos de Bonaparte :

— Vainqueur, nous l’adorerons ; vaincu, nous l’enterrerons.