XI
LE SULTAN EL KEBIR

La supériorité de Mahomet est d’avoir fondé une religion en se passant de l’enfer.

NAPOLÉON.

IL est aujourd’hui quasi impossible à l’occidental de demeurer longtemps à flâner dans le sud de l’Égypte à travers les « rues » d’Assouan ou d’Edfou. L’odeur y est à tomber et l’écoeurement monte à la gorge. Seuls les nauséeux quartiers des tanneurs de Fez ou de Marrakech peuvent leur être comparés. Assurément Le Caire – lorsque l’on quittait les palais d’albâtre et de marbre – devait, du temps de Bonaparte, être tout aussi peu fréquentable...

« Entré au Caire, qu’y trouvez-vous ? nous dit le chef de bataillon Detroye. Des rues étroites, non pavées et sales, des maisons en ruine et d’un aspect sombre, des bâtiments publics comme des donjons, des boutiques comme des étables... une atmosphère chargée de poussière et de saleté, des hommes aveugles, des hommes à demi aveugles, des hommes barbus ; quelques femmes du peuple, hideuses et dégoûtantes, cachant une figure décharnée sous des haillons puants et montrant une gorge pendante à travers les déchirures de leurs vêtements ; des enfants jaunes et malingres, couverts de suppuration et rongés par les mouches ; une insupportable odeur résultant de la saleté des maisons, de l’agitation de la poussière et des fritures de mauvaise huile dans des bazars non aérés. Pénétrez, après cette course, dans la maison que vous habitez. Nulle distribution commode, nul appartement agréable. Les mouches, les moucherons, mille insectes vous attendent, pour s’emparer de vous pendant la nuit. Trempé de sueur, épuisé de fatigue, vous passez dans les démangeaisons et les ébullitions le temps consacré au repos. Vous vous levez dans le plus grand malaise, l’oeil gros, l’estomac affaibli, la bouche mauvaise et la peau couverte de boutons ou plutôt d’ulcères. La journée qui va se passer ressemblera à celle de la veille. »

En se penchant sur la liste des « articles » que le général en chef demande au Directoire de lui faire parvenir de France, on se rend compte des besoins de l’armée. Les « envahisseurs » réclament aussi bien du savon, de l’huile, des draps, du vin, des « graines de toutes espèces de légumes », que des chirurgiens, des médecins, des pharmaciens, des liquoristes, des distillateurs, et même – exigence des plus inattendues – des danseuses et des montreurs de marionnettes...

En attendant la « livraison », lors de l’inauguration de l’Institut d’Égypte, le général en chef bombarde les savants de questions :

— Peut-on apporter quelque amélioration aux fours employés par l’armée ? Et comment ?

— Peut-on fabriquer de la bière sans houblon ? (qui ne pousse pas en Égypte).

— Quels sont les moyens usités pour purifier l’eau du Nil ?

— Quel est, au Caire, le plus convenable à construire, du moulin à eau, ou du moulin à vent ?

— Y a-t-il en Égypte des ressources pour la fabrication de la poudre ?

Bref on manque de tout et cette situation ne met point les coeurs à l’aise. « Je dirai parce que cela est, écrira Bourrienne, et que beaucoup de témoins l’affirmeraient, que, dès que l’armée eut mis le pied sur la terre d’Égypte, le dégoût, l’inquiétude, le mécontentement, la nostalgie, s’emparèrent de presque tout le monde. L’illusion de l’expédition avait disparu dès le commencement. Il ne restait plus que la réalité : elle était triste. Que de plaintes amères n’ai-je pas entendu exhaler à Murat, à Lannes, à Berthier, à Bessières et à tant d’autres ! »

Dégoût du pays, lassitude et désir de rentrer chez soi : tel est alors l’état d’esprit des troupes, celui des officiers et même des généraux. Lors d’un dîner chez le général Duguas, Bonaparte interpelle Murat :

— Comment vous trouvez-vous en Égypte ?

— À merveille, répond le sabreur qui tremble devant son chef.

— Tant mieux ! Je sais que plusieurs d’entre vous prêchent la révolte : qu’ils prennent garde ! La distance d’un général et d’un tambour à moi est la même. Et si le cas se présentait, je ferais fusiller l’un comme l’autre. Quant à vous, Murat, si vous bronchez, je vous ferai mettre du plomb dans la tête.

Il est plus facile d’ordonner que de se résigner ! Bonaparte ne veut pas s’attarder à regarder en arrière et s’organise. Il est bien logé. La maison de Mohamed – Bey-el-Elfi, place Ezbekieh où il s’est installé – le palais de Mourad-Bey ayant été incendié – est moderne et même somptueusement aménagée : escalier de marbre, fontaines, mosaïques. Pour oublier l’infidèle Joséphine, il se fait livrer un lot de femmes d’Asie. Leur obésité, leurs « abats canailles », selon son expression, et surtout l’odeur qui émane d’elles, les lui fait renvoyer sans les avoir consommées. Il fait une exception : la fille du cheik El-Bekri, âgée de seize ans. Ses brèves amours avec Bonaparte lui valurent d’être arrêtée après le départ des Français. « Interrogée sur sa conduite, nous rapporte un témoin, elle répondit qu’elle s’en était repentie. On demanda ensuite l’avis du père ; il répondit qu’il désavouait sa fille. On coupa alors le cou à la malheureuse. »

Vers le 1er décembre, le général en chef est intéressé par la toute jeune et toute blonde Pauline Fourès, épouse d’un lieutenant d’infanterie qu’elle a suivi en Égypte sous un déguisement masculin. Afin d’éloigner le mari, on l’expédie sur l’aviso le Chasseur « pour aborder à un port quelconque du continent ». Débarrassé de l’époux, Bonaparte, au cours d’un dîner s’affiche avec Pauline. Puis il renverse sur la robe de la jeune femme une carafe d’eau : ce qui lui permet d’aller réparer le dommage dans ses appartements... Lorsqu’un peu plus tard – le 29 décembre – le vaisseau britannique Lion intercepte le Chasseur, les Anglais, tout en riant sous cape, s’empressent de déposer le mari berné sur les côtes égyptiennes en lui souhaitant « bonne chance ». Il revient au Caire, c’est pour apprendre que le général en chef vit avec sa femme, que les soldats appellent la Cléopâtre de Bonaparte, et les officiers : Bellilotte, de son nom de jeune fille – Bellisle.

Bonaparte parviendra à faire divorcer le ménage Fourès et proposera même à sa maîtresse de l’épouser si elle lui donnait un enfant. Car Bonaparte se désolait :

— La petite sotte n’en peut pas faire !

— Ma foi, répondait-elle en riant, ce n’est pas de ma faute !

On traitera Pauline de « souveraine de l’Orient », et nombreux alors sont ceux qui la croient prête à succéder à Joséphine. Du moins, Bonaparte avec cette liaison n’est pas mécontent de faire oublier son emploi de mari trompé, qui ne lui plaît guère.

De leur côté, nombreux sont les soldats qui, mariés en France – et à la stupéfaction des Égyptiens, qui préfèrent les jeunes garçons – prennent « légalement » une concubine, puisque les cheiks ont décrété tout mariage valable si le marié voulait bien déclarer :

— Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète.

Cette profession de foi ne peut guère gêner les anciens soldats de l’an II – puisque les femmes demandées en France par leur général tardent à être expédiées !

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Administrer le pays conquis fut, dès l’arrivée de Napoléon au Caire, son souci majeur. Il avait tout d’abord posé cette question :

— Quelle est en Égypte la situation de la jurisprudence, de l’ordre judiciaire civil et criminel et de l’enseignement, et qu’elles améliorations pourrait-on y porter, que la population désirât ou acceptât ?

Dès le lendemain de son entrée dans la ville, il crée à son tour un diwan, ou – moins joliment dit – un Conseil de gouvernement. Son but ? Rendre légale la politique française. « En captivant l’opinion des grands cheiks du Caire, mande-t-il à Kléber, on a l’opinion de toute l’Égypte et de tous les chefs que ce peuple peut avoir. Il n’y en a aucun moins dangereux pour nous que des cheiks, qui sont peureux, ne savent pas se battre et qui, comme tous les prêtres, inspirent le fanatisme sans être fanatiques. »

Si les Français apportent aux Égyptiens certaines inventions qui leur manquent – aussi simples que la brouette ou le moulin à vent – il n’est nullement question de gouverner à l’Occidentale, et les bourreaux ne chôment point.

Pour commander la police, Bonaparte choisit un personnage extravagant, un chrétien grec du nom de Barthélémy. Toujours flanqué de sa femme galopant à ses côtés, suivi d’une bande d’estafiers-janissaires, faisant sauter les têtes avec entrain, il inspire la terreur. « Quand on le voyait marcher vers la citadelle, le cimeterre nu, dira Belliard, suivi de ses patients garrottés, c’était un spectacle à refouler au fond de bien des coeurs toute intention mauvaise. » C’était bien, là aussi, suivre la tradition en vigueur dans le pays...

Bonaparte, le 18 septembre, quitte Le Caire pour Gizeh et inspecte les troupes et les fortifications. Le lendemain, il se dirige vers les Pyramides. Il est accompagné dans sa visite de quelques officiers et généraux, dont Berthier. Personne n’ignore plus à l’armée d’Égypte l’amour passionné, pour ne pas dire l’adoration, que le chef d’état-major porte à la belle Mme Visconti qu’il a laissée en France... Or, Berthier, ce jour-là, tombe en arrêt devant la Grande Pyramide et, tout en hochant sa grosse tête et en bafouillant un peu, comme à son ordinaire, il se penche vers son voisin :

— Est-il bien nécessaire d’aller jusque-là haut ? murmure-t-il. Moi, je vois très bien d’ici. Si nous restions là ?

Bonaparte entend la phrase lancée à Geoffroy Saint-Hilaire. Avec malice, il se retourne :

— Ah ! mon pauvre Berthier, lui dit-il, si seulement Elle était au sommet de la Pyramide, vous y seriez déjà ! Hélas, Elle n’y est pas...

On organise ensuite pour la troupe des excursions et – fâcheuse manie – certains, tel le sergent fourrier François, graveront leur nom sur les monuments.

Les Égyptiens semblent séduits par l’intérêt que Bonaparte porte à leurs coutumes et à leur histoire. Ils paraissent avoir accepté leur nouveau maître. « Les soldats français, rapporte le grave El Djabarti, se promenaient dans les rues du Caire sans armes et n’y inquiétaient personne. Ils plaisantaient avec le peuple et achetaient, à des prix très élevés, tout ce dont ils avaient besoin. Ainsi ils payaient une poule un talaro, un oeuf quatorze paras, c’est-à-dire ce que coûtaient ces choses dans leur pays... De sorte que les boutiques et les cafés se rouvraient peu à peu. »

Bonaparte émut la population en présidant la fête du Nil le 18 août. Ce jour-là, – le nilomètre de l’île de Roudah indiquait que le fleuve avait atteint le niveau de vingt-cinq pieds – on devait rompre solennellement la digue qui se trouvait à la naissance du canal du Caire et qui livrait passage aux eaux du fleuve. Accompagné de tous les généraux et de l’état-major de l’armée, du Kiaya du Pacha, de l’aga des janissaires, Bonaparte se rend à six heures du matin au Mekias. Un peuple immense couronne tous les monticules bordant le Nil et le canal.

Le canon tonne, une statue représentant la fiancée du Nil est jetée dans les eaux. C’est le signal du bain rituel. On trempe même dans le fleuve les futurs linceuls. Et les poètes arabes psalmodient :

O Républicain génial
À la mèche légendaire,
Tu as apporté à l’Égypte la lumière
Brillante comme une lampe de cristal,
Y a Sallam
{18} !

« Toute la flottille pavoisait, racontera le « reporter » du Courrier d’Égypte, et une partie de la garnison sous les armes formait un coup d’-oeil aussi grand, aussi imposant qu’agréable ; l’arrivée du cortège au Mekias fut marquée par plusieurs salves, la musique française et arabe jouait plusieurs airs pendant le temps qu’on travaillait à la coupée de la digue. Un instant après, le Nil franchit la digue et entra comme un torrent dans le canal. »

Surnommé par le peuple le sultan El Kébir – le Grand Sultan – ou plus familièrement Ahounaparte, il croit devoir revêtir un turban et une robe orientale, mais devant l’éclat de rire de l’état-major, il ne porte son déguisement qu’un seul jour. Il se contente donc de respecter l’Islam et préside la fête de Mahomet. Durant trois jours, le tintamarre est assourdissant. On compose, dira encore le commandant Detroye, « des airs baroques, accompagnés par une musique plus baroque encore, chantant, criant, faisant un tapage infernal ».

La bonne volonté de Bonaparte, ce désir touchant de se plier aux coutumes islamiques et de se métamorphoser en sultan El Kébir devrait – du moins le général en chef le pense-t-il – lui concilier les bonnes grâces de ses administrés et leur faire oublier qu’ils ont été « conquis » les armes à la main.

Bonaparte se trompe.

À côté de ces tentatives louables de collaboration, les Égyptiens voient avec fureur certaines mosquées transformées en cafés. Le grand reproche qu’ils adressent aux Français est celui d’être des Infidèles. Les massacrer est donc mie oeuvre pie qu’Allah doit approuver et qui relève de la guerre sainte. Depuis le début du mois d’octobre, les muezzins, nous raconte Bourrienne, « substituaient aux chants religieux des appels à la révolte, et cette espèce de télégraphe verbal transmettait la provocation aux extrémités nord et sud de cette vaste contrée. Par ce moyen, et par celui des émissaires secrets qui échappaient à notre faible police, et qui répandaient des firmans vrais ou fabriqués du grand-seigneur, démentant le prétendu accord entre la France et la Porte Ottomane, et excitant à la guerre, on organisa peu à peu, dans tout le pays, le plan d’une insurrection générale. »

L’ultime signal de la rébellion est donné dans la nuit du 20 au 21 octobre. « Un beau jour, rapportera un témoin – Nicolas-le-Turc – un quelconque cheik d’El Azhar se met à parcourir les rues en criant que tous ceux qui croient à l’unité de Dieu se rendent à la mosquée d’El Azhar. C’est aujourd’hui le jour de combattre les Infidèles. »

À cinq heures du matin, on vient réveiller Bonaparte pour lui annoncer que le général Dupuy, commandant la place, a été tué d’un coup de lance. Le général en chef saute à cheval, et les ordres fusent : « Ordre au général Bon d’envoyer une partie de sa division bivouaquer sur la place du château et une autre à la place Ezbekieh... » – « Ordre au commandement de la 22e à El Qobbeh, de venir occuper les hauteurs entre Le Caire et El Qobbeh. Le mouvement qui a lieu de matin nécessite le rapprochement des troupes... » – « Ordre au général Dumas de monter à cheval au jour et de faire une patrouille... » – « Ordre au général Bon de faire jeter à terre pendant la nuit, la grande mosquée, en brisant quelques colonnes... »

Il envoie également Sulkowsky, l’aide de camp qu’il apprécie particulièrement, porter un message au général Dumas. Dans la banlieue du Caire, le cheval de l’officier glisse, Sulkowsky tombe, il est massacré et son corps jeté aux chiens. Le canon se met de la partie et pilonne les quartiers où règne l’émeute, particulièrement celui qui entoure la mosquée El Azhar. Puis cavaliers et fantassins « nettoyent » le terrain et la rébellion est enfin matée.

Le général Bon n’a pas jeté à bas la grande mosquée et s’est contenté d’exécuter des représailles – du moins s’il faut en croire El Djabarti qui écrira : « Ils entrèrent dans la mosquée d’EI Azhar avec leurs chevaux qu’ils attachèrent au kiblah – la colonne montrant la direction de La Mecque. Ils brisèrent les lampes, les veilleuses et les pupitres des étudiants ; ils pillèrent tout ce qu’ils trouvèrent dans les armoires, ils jetèrent sur le sol les livres et le Coran et marchèrent dessus avec leurs bottes. Ils urinèrent et crachèrent dans cette mosquée ; ils y burent du vin, y cassèrent des bouteilles qu’ils jetèrent dans tous les coins. Ils déshabillèrent toutes les personnes qu’ils y trouvèrent pour s’emparer de leurs vêtements. »

Trois cents morts français, deux mille cinq cents à trois mille rebelles tués, tel est le bilan.

— Je sais que beaucoup d’entre vous ont été faibles, dira Bonaparte aux cheiks et imans venus implorer sa clémence, mais j’aime à croire qu’aucun n ?est criminel.

Cela ne l’empêche pas, le matin du 23 octobre, d’adresser cet ordre au général Berthier : « Vous voudrez bien, Citoyen général, donner l’ordre au commandant de la place de faire couper le cou à tous les prisonniers qui ont été pris les armes à la main. Ils seront conduits cette nuit au bord du Nil, entre Boulâ et le Vieux-Caire, leurs cadavres sans têtes seront jetés dans la rivière. » Six jours plus tard, il écrira encore au général Reynier : « Toutes les nuits nous faisons couper une trentaine de têtes et de beaucoup de chefs ; cela leur servira, je crois, de bonne leçon. »

Le calme revenu, Bonaparte, hanté par le canal qui unissait autrefois la mer Rouge à la Méditerranée – et également désireux de se concilier les Arabes de Thor, du Hedjaz et du Yemen –, décide de se rendre à Suez que le général Bon a occupé le 7 décembre. Suez est au surplus le seul port que les Anglais ont dédaigné de bloquer. Il n’emporte comme vivres que trois poulets rôtis enveloppés dans du papier... Pour arriver aux sources de Moïse, Abounaparte emprunte le gué praticable à marée basse, où passèrent autrefois les Hébreux. Mais, au retour, la mer ayant monté, le général en chef et son escorte manquent d’être noyés comme le pharaon de la Bible. Il s’en faut également de peu que le général Caffarelli – il avait une jambe de bois – ne disparaisse sous les yeux de ses camarades. « Je l’avais confié à deux guides, excellents nageurs, racontera Napoléon, la nuit était obscure, la marée montait, nous avions pris la lumière de la canonnière des savants pour la terre, nous étions perdus si nous ne retrouvions le rivage. J’entendis, à quatre-vingts toises en arrière, les cris de Caffarelli. Je crus qu’on l’avait abandonné, j’y courus, il ne voulait plus suivre ses guides, il leur disait de le laisser mourir, qu’il était inutile de faire périr d’aussi braves gens qu’eux. Je lui donnai, de colère, un bon coup de cravache dans la figure. Sans moi, il était perdu. »

Bonaparte, sur le point d’être à son tour submergé, ne doit son salut qu’à un guide de son escorte qui l’emporte sur ses épaules...

Le 30 décembre, il découvre les vestiges du canal des Pharaons. Par deux fois – il reviendra là le 3 janvier –, il suit au galop les traces du canal. Ses compagnons l’entendent s’exclamer :

— La chose est grande, mais ce n’est pas moi qui maintenant pourrais l’accomplir.

C’est en lisant cette phrase qu’un jour, au début du Second Empire, Ferdinand de Lesseps se mettra à rêver – et de ce rêve naîtra le canal de Suez...

Déjà, depuis quelques mois, les Égyptiens voyaient des uniformes français s’enfoncer toujours plus au sud du pays. Au mois d’août, Desaix avait, en effet, reçu l’ordre de partir avec deux mille huit cent soixante et un hommes et deux canons à la poursuite de Mourad-Bey et de ses trois à quatre mille Mameluks – une poursuite qui l’entraînera, tout en livrant bataille, jusqu’à la première cataracte, à neuf cents kilomètres du Caire.

Ce fut une extraordinaire épopée.

Pour s’en convaincre, il suffit de lire les lettres envoyées par Desaix à Bonaparte : « Les maux d’yeux sont vraiment un fléau effroyable, ils m’ont privé de quatorze cents hommes. J’ai traîné avec moi dans mes marches dernières, cent de ces malheureux aveugles, tout à fait... Nous sommes tout nus, sans souliers, sans rien ; en vérité, les troupes ont besoin de repos. Des subsistances et des moyens, et nous irons encore... Que voulez-vous que je fasse ? » Continuer, bien sûr ! Et ils continuèrent ! « Nous sommes harassés de fatigue, écrira encore Desaix, mais nous irons toujours, battant les gens de La Mecque, les Mameluks et les paysans. »

Denon se trouvait avec ces héros méconnus et, grâce à ses talents de dessinateur et d’écrivain, nous possédons des croquis et des descriptions des monuments et paysages de l’Égypte depuis les Pyramides jusqu’à l’île Éléphantine d’Assouan et jusqu’au temple de Philae ! Si Desaix suppliait qu’on lui envoyât des objets de première nécessité, Denon – souffrant pourtant d’ophtalmie – ne demandait que des crayons !

Le capitaine Desvernois était un extraordinaire combattant que dix-neuf blessures reçues au début d’un combat n’empêchèrent pas de continuer à se battre... Seul, il capturera un jour les huit cent quatre-vingt-dix-sept chameaux d’une caravane ! Il faut lire le texte par lequel il nous raconte l’émotion qui s’empara de la division – elle était forte alors de 4 000 hommes – lorsqu’elle découvrit le temple de Karnak à Thèbes, et, peu au-delà, celui de Louksor. « Sans qu’un ordre fût donné, rapporte-t-il, les hommes formèrent les rangs et présentèrent les armes, au son des tambours et des clairons. »

Hors les dessins et les descriptions de Denon, les résultats de cette étonnante campagne furent négatifs. Mourad-Bey ne sera jamais atteint. Il reviendra de la Haute Égypte et pourra même, une nuit-de juillet 1799, douze jours avant Aboukir, échanger des signaux lumineux, du sommet de la pyramide de Chéops, avec sa femme installée sur le toit de leur maison du Caire.

Sur les murs des temples, sur les falaises de granit bordant le Nil on peut toujours lire les noms gravés par les compagnons de Desaix et de Belliard. Ceux de Poudrât, de Tricot, de Guibourg, voisinent avec ceux de leurs « prédécesseurs » : Julius Tenax, Valerius Priscus ou Quintus Viator.

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« Un homme du nom de Buonaparte, qui se donne pour général français, a porté la guerre dans la province turque d’Égypte. » C’est en ces termes que le sultan Selim III{19} avait annoncé, à Constantinople, le débarquement de Napoléon à Alexandrie et la prise du Caire.

Le 5 décembre, la Porte Ottomane, après avoir conclu une alliance avec la Russie, devenait l’alliée de l’Angleterre et se préparait à marcher contre les Français. Ce serait mal connaître Bonaparte que d’imaginer qu’il allait paisiblement attendre les Turcs à l’ombre des Pyramides...

— Un général en chef, disait-il, ne doit jamais laisser se reposer ni les vainqueurs ni les vaincus.

Aussi décide-t-il de se lancer dans une contre-offensive hardie et d’aller attaquer les Turcs et les Anglais au-delà de l’isthme de Suez, c’est-à-dire en Syrie, formée alors de cinq pachaliks : Alep, Damas, Tripoli, Saint-Jean-d’Acre et Jérusalem. Dès la fin du mois de janvier, il détache de son armée les divisions Kléber, Lannes et Reynier, ainsi qu’une partie de la cavalerie de Murat – soit treize mille hommes, dont quatre cents soldats montés sur dromadaires.

Sans compter médecins, commissaires, interprètes et – nous sommes en Orient – une foule de serviteurs.

Le 24 janvier 1799, les premières troupes de « l’armée de Syrie » – armée de Palestine eût été géographiquement plus juste – quittent Le Caire et retrouvent les mêmes difficultés qu’elles avaient supportées en traversant les plaines désertiques de Bahyreh : la soif se met de la partie et l’artillerie de siège s’enlise dans les sables. On décide de l’embarquer à Damiette vers Saint-Jean-d’Acre.

Le 10 février, Bonaparte quitte Le Caire en annonçant qu’il reviendra dans un mois...

Il demeurera en réalité quatre mois absent.

Après être passé par Mesoudiak, où règne une chaleur infernale, le général en chef arrive le 17 février à El Arich, un gros fortin devant lequel Reynier, qui ouvre la marche, est arrêté, depuis le 9, par un parti de Mameluks d’Ibrahim et de fantassins albanais occupant à la fois le fort et un camp. Si les assiégeants souffrent de la faim, les assiégés, pourtant bien approvisionnés, jeûnent du lever au coucher du soleil, car l’on est en plein Ramadan. On commence par enlever le campement où l’on massacre quatre ou cinq cents hommes, puis les canons se mettent en demi-cercle et pilonnent le fortin. La garnison se défend avec héroïsme et – une brèche ayant pu être faite – capitule après deux jours de canonnade. La vie des vaincus est épargnée et les drapeaux turcs sont envoyés vers Le Caire.

Ayant assouvi leur faim, les troupes reprennent leur marche. Le 22 février, Bonaparte quitte El Arich et le 24 février, arrive devant Gaza. La ville occupée après un bref combat, on poursuit, le 28 février, l’avance vers le nord. Cette fois, le temps est mauvais. L’eau et la boue entrent dans la danse. Bonaparte trouve que le climat lui rappelle Paris à la même époque. Douze kilomètres après Gaza, Napoléon franchit l’actuelle frontière de l’Etat d’Israël, et le soir, il couche à Esdoud, autrefois la ville philistine d’Azoth dont nous parle Josué dans la Bible en nous disant qu’elle était « le lieu d’élection des Géants ». Le village, dont les maisons arabes ont été construites avec les pans de murs subsistant de la vieille cité, s’appelle maintenant Tel Ashod{20} Tel signifiant une colline artificielle formée par les ruines d’une ville.

Le 1er mars, il est à Ramleh, l’ancienne capitale arabe de la » Palestine, au temps de l’occupation des Omeyyades, qui deviendra, en 1948, Ramla. Comme son nom l’indique pour ceux qui comprennent l’arabe, il s’agit d’une ville « assise sur le sable ». Ramleh, entourée d’orangeries magnifiques, est, fort heureusement pour l’expédition, au carrefour des routes caravanières et se trouve abondamment pouvue d’eau et de vivres. Bonaparte y installe son quartier général et loge dans une petite cellule blanche du couvent des Franciscains, à l’ouest de la ville... une petite chambre passée à la chaux et que l’on montre encore aux visiteurs.

Le 3 mars, l’état-major atteint les murs, tout blancs au soleil, de Jaffa, la Yafo actuelle qui n’est plus qu’un gigantesque marché aux puces, un souk formant le principal faubourg de Tel Aviv. La Belle Jaffa d’où était parti autrefois le prophète Jonas – un voyage qui, on le sait, se termina momentanément dans le ventre de la plus célèbre des baleines !... Jaffa-la-Belle qu’un autre général, nommé Marc Antoine, avait donnée en gage d’amour à une autre belle appelée Cléopâtre !... Les souvenirs du passé sont relégués au deuxième plan. Il faut, en effet, mettre le siège devant cette « bicoque » ainsi que Bourrienne baptise dédaigneusement la célèbre cité. La place résiste durant deux jours. Prise d’assaut, elle est livrée à un pillage atroce. Les deux mille hommes qui la défendaient sont passés au fil de la baïonnette. Le dromadaire François – c’est ainsi que l’on désignait ces cavaliers du désert – l’écrit : « Des cris, des lamentations se font entendre de toutes parts, poussés par ceux qui n’ont pu s’échapper et sont, en partie, égorgés à leur tour ». Trois à quatre mille Albanais – ou Arnautes, ainsi que les appellent les Turcs – se sont réfugiés dans la citadelle. Les vainqueurs les entourent. Bonaparte envoie deux de ses aides de camp – son beau-fils Beauharnais et Croisier – « pour calmer autant que possible la fureur des soldats ». Dès qu’ils aperçoivent les deux officiers portant leur écharpe blanche, les assiégés « crient des fenêtres qu’ils veulent bien se rendre si on veut leur assurer la vie sauve et les soustraire au massacre auquel la ville est condamnée » :

— Sinon, nous faisons feu et nous nous défendrons jusqu’à la dernière extrémité.

Beauharnais et Croisier acceptent de les faire prisonniers – « malgré l’arrêt de mort prononcé contre toute la garnison de la ville prise d’assaut » – et les conduisent vers le camp français.

Bonaparte, en voyant arriver cette masse d’hommes, lève les bras au ciel :

— Que veulent-ils que j’en fasse ? Ai-je des vivres pour les nourrir ? Des bâtiments pour les transporter en Égypte ou en France ? Que diable m’ont-ils fait là ?

Eugène et Croisier essayent de se défendre :

— Nous étions seuls au milieu de nombreux ennemis et ne nous avez-vous pas recommandé d’apaiser le carnage ?

— Oui, sans doute, réplique Bonaparte, pour les femmes, les enfants, les vieillards, les habitants paisibles, mais non pas pour des soldats armés ; il fallait mourir et ne pas m’amener ces malheureux.

Et il répète avec force :

— Que voulez-vous que j’en fasse !

On fait asseoir les prisonniers pêle-mêle devant les tentes. On leur donne un peu de biscuit et de pain prélevés sur les provisions déjà fort maigres de l’armée. Puis on leur attache les mains derrière le dos.

Bonaparte tient conseil avec tous les divisionnaires. Un conseil qui se prolongera durant plusieurs heures. Que faire de ces trois ou quatre mille hommes ?

— Renvoyons-les en Égypte ?

— Il faudrait leur donner une nombreuse escorte et notre petite armée au milieu d’un pays ennemi en serait trop affaiblie. Comment d’ailleurs les nourrir avec leur escorte jusqu’au Caire, sur une route ennemie que nous venons d’épuiser ?

— Faut-il les embarquer ?

— Où sont les navires ? Où en trouver ? Tous les instruments d’optique braqués sur la mer n’y découvrent jamais une seule voile hospitalière.

— Peut-on leur rendre la liberté ?

— Mais ces hommes iront tout de suite à Saint-Jean-d’Acre renforcer le pacha, ou bien ils se jetteront dans les montagnes de Naplouse, nous feront beaucoup de mal sur nos arrières et sur notre flanc droit et nous donneront la mort pour prix de la vie que nous leur aurons laissée. Cela est incontestable. Qu’est-ce qu’un chien de chrétien pour un Turc ?

Et trois jours passèrent ainsi. Le quatrième, Bonaparte prend une décision sans appel : le massacre – sauf pour quatre à cinq cents Égyptiens et artilleurs turcs que Ton espère pouvoir enrégimenter.

Berthier essaye de démontrer à son chef la cruauté de cet ordre. Les prisonniers n’ont-ils pas été admis à « une sorte d’hospitalité » dans le camp français ?

— Tenez, répond Bonaparte en lui montrant un couvent de capucins, entrez-là, et si vous m’en croyez, n’en sortez jamais.

Et il ajoute :

— Allons, monsieur le major général, faites exécuter mes ordres, entendez-vous ?

Et ce fut la tuerie.

On conduit les hommes entravés au bord de la mer : le premier jour – le 8 mars –, on fusille. Certains, nous raconte Bourrienne, « parvinrent à gagner à la nage quelques récifs assez éloignés pour que la fusillade ne pût les atteindre. Les soldats posaient leurs armes sur le sable et employaient, pour les faire revenir, les signes égyptiens de réconciliation en usage dans le pays. Ils revenaient, mais à mesure qu’ils avançaient, ils trouvaient la mort et périssaient dans les flots. »

Puis, durant trois autres jours, afin d’épargner la poudre, les baïonnettes achèvent le travail. Écoeuré et révolté, Peyrusse, le futur trésorier de l’Empire, alors adjoint au payeur général, écrivit à sa femme : « Que dans une ville prise d’assaut, le soldat effréné pille, brûle et tue tout ce qu’il rencontre, les lois de la guerre l’ordonnent et l’humanité jette un voile sur toutes ces horreurs ; mais, que deux ou trois jours après un assaut, dans le calme de toutes les passions, on ait la froide barbarie de faire poignarder trois mille hommes qui se sont livrés à notre bonne foi, la postérité fera sans doute justice de cette atrocité, et ceux qui en auront donné l’ordre auront leur place parmi les bourreaux de l’humanité... On a trouvé parmi les victimes beaucoup d’enfants qui, en mourant, s’étaient attachés aux corps de leurs pères. Cet exemple va apprendre à nos ennemis qu’ils ne peuvent compter sur la loyauté française, et, tôt ou tard le sang de ces trois mille victimes retombera sur nous... »

Il « retomba » dès le lendemain...

Le 11 mars, la peste commence ses terribles ravages. Sept à huit cents hommes vont périr. Ce même jour, Bonaparte, suivi de son état-major, vient visiter les hôpitaux – ce qui permettra un jour à Gros de peindre son fameux tableau.

Napoléon se joue de la mort et de la vie. Avec le même calme que les jours précédents où il avait ordonné l’atroce carnage, il risque aujourd’hui son existence. « Se trouvant dans une chambre étroite et très encombrée, il aide à soulever le cadavre hideux d’un soldat dont les habits en lambeaux étaient souillés par l’ouverture d’un bubon abcédé. » Et Desgenettes, qui nous rapporte ce fait, s’y connaissait en héroïsme ! Médecin-chef de l’armée, il est assurément le héros du corps médical qui accompagne Bonaparte. Il brave tous les dangers, et sa réputation de courage sera si grande que, fait prisonnier lors de la campagne de Russie, le Tsar le libérera, au seul énoncé de son nom.

Le 14 mars, Bonaparte quitte sa chambre de Jaffa – on visite, bien entendu, toujours le bâtiment qu’il occupait – et l’armée met le cap sur Saint-Jean-d’Acre. L’itinéraire passe d’abord par Tel Naskin – un jour Tel Napoléon – et suit un chemin transformé en autoroute, un siècle et demi plus tard... puis l’armée infléchit sa marche vers l’ouest. Le lendemain, on livre un combat à Kakoum – la pittoresque Yikkon – et le soir, Napoléon campe près de la tour de Zeithat où passera, lors de la création d’Israël, la frontière de la Jordanie. On remet le lendemain le cap au nord et, le 18, Bonaparte, après avoir occupé Haïfa – abandonné par le pacha El Djezzar-le-Boucher – installe son quartier général à Tel Chiqmona dans un village de pêcheur, au milieu des marécages et des dunes. Sans doute fera-t-il l’ascension du Mont-Carmel qui domine la région{21}. Non loin de son bivouac, près de Bat Gallim, se trouve la grotte du prophète Elie où un autre conquérant offrit, un jour, un sacrifice aux dieux. C’était Vespasien qui, en l’an 67, effectuait, pour le compte de Rome, la reconquête de la Galilée...

De ce bivouac, Napoléon peut également monter jusqu’en haut du promontoire où il embrasse toute la baie d’Haïfa, fermée à l’est par les collines et, au nord, par Saint-Jean-d’Acre, ceinturée de ses remparts, une ville couleur de miel qui semble surgie de la mer. C’est de la crête qu’il aperçoit deux vaisseaux anglais – le Tigre et le Zealous – dominant de leurs masses des canonnières britanniques et turques. Bonaparte pousse un cri : il a donné l’ordre au commandant Standelet d’amener à Saint-Jean-d’Acre une flottille, rescapée d’Aboukir, et transportant vingt-quatre pièces d’artillerie de siège. Mais il est déjà trop tard pour prévenir Standelet qui, sans se douter du danger, s’apprête à doubler le cap Carmel. Comble de malchance, une brume soudaine s’abat sur la baie et la flottille française continue d’avancer, insconsciente, ne voyant toujours pas l’ennemi qui l’attend tapi dans le léger brouillard. Et c’est le combat... Un combat malheureux : six navires sont pris, trois seulement parviennent à s’échapper !

Le 19 mars, le Belus franchi – le fleuve a été rebaptisé le Qishon – l’armée arrive enfin devant Saint-Jean-d’Acre – la moderne Akko. Qui commande ce misérable « petit tas de pierres » ? El Djezzar, sir Sidney Smith et, surtout un émigré français : Phélipeaux, l’ancien camarade de jeunesse de Bonaparte à l’Ecole militaire de Paris... Phélipeaux que le petit Corse ne pouvait pas souffrir autrefois et à qui, pendant les cours, il donnait de furieux coups de pied sous la table ! À la tête des excellentes troupes turques de Djezzar Pacha et ravitaillé par la flotte anglaise – huit cents marins ont été débarqués – c’est Phélipeaux qui va tenir en échec son ancien condisciple.

Tandis que l’armée cantonne sur les mamelons situés hors de portée des canons de Phélipeaux, Bonaparte installe son artillerie sur la Butte aux Poteries, Tel Harassim – aujourd’hui la colline Napoléon. Saint Louis et Richard Coeur-de-Lion y avaient campé avant lui ! De cette éminence on peut voir l’intérieur de la ville assiégée, ces vieux quartiers arabes dont la physionomie n’a guère changé et qui se trouvent toujours dominés par la mosquée de Jazzar où, dans un coffret damasquiné, on conserve précieusement quelques poils de la barbe de Mahomet... La ville que Bonaparte a devant lui est construite sur une langue de terre qui s’avance dans la mer et se trouve ceinte de remparts crénelés, flanqués de tours, et truffés de canons. Ces fortifications ont été construites à l’aide de matériaux provenant des anciennes et puissantes murailles en ruines depuis des siècles, et élevées là autrefois par les Croisés. Du côté de la mer qui baigne la ville de trois côtés, la cité est imprenable. Demeure le quartier qui fait face à la Butte aux Poteries... C’est contre celui-ci que, le 28 mars, Napoléon livre le premier assaut. Il est brisé. Deux jours plus tard, une sortie de l’ennemi est repoussée tandis que Djezzar-le-Boucher, imitant Bonaparte, fait étrangler ses prisonniers – en dépit, paraît-il, des protestations de Phélipeaux et de Sidney Smith. Deux cent cinquante canons – plus quelques pièces amenées par les Anglais – crachent leurs boulets sur les Français. Les assiégés n’épargnent point les munitions : ils sont abondamment ravitaillés. Bonaparte, lui, n’a que sa petite artillerie de campagne ; les grosses batteries de siège ne sont pas encore arrivées, mais le général en chef est pressé. L’artillerie française manque bientôt d’approvisionnement, aussi Bonaparte invite-t-il les soldats à aller ramasser les boulets envoyés par l’ennemi, « disant qu’ils seraient payés selon le calibre : ceux de 24 : douze sols ; ceux de 18 : neuf sols ; ceux de 12 : huit sols ; ceux de 6 : six sols ; et ceux de 4 : quatre sols ».

Durant la semaine sainte, le siège « s’installe ». Tandis que les artilleries continuent leur duel et que l’on renvoie à la garnison assiégée ses propres boulets, on creuse des tranchées, trop peu profondes paraît-il. Et, chaque jour, de nouveaux cas de peste se déclarent ! Le 1er avril le deuxième assaut est donné à la ville – sans autre résultat que de voir Bonaparte manquer d’être tué par un mur qui s’effondre à côté de lui. Les morts et les blessés sont nombreux. Une semaine plus tard, les assiégés tentent une nouvelle sortie qui est également repoussée. Les cadavres s’accumulent devant les positions françaises. « Ces cadavres putréfiés, qui nous servaient de retranchements », ainsi que l’écrira le dromadaire François.

Bonaparte, comme autrefois devant Mantoue, ne tient pas en place ; il aime trop le mouvement et s’ennuie prodigieusement. Aussi, le 15 avril se met-il en route. Il quitte Saint-Jean-d’Acre pour quelques jours afin de voler au secours de Kléber, qui n’a que deux mille hommes avec lui, et se trouve menacé par une contre-attaque du pacha de Damas dans la plaine d’Esdrelon – Umm El Ghanam – dominée par la verrue du célèbre Mont-Thabor. Les Ottomans sont trente-cinq mille. Durant dix heures, Kléber se bat à un contre dix-sept. « Nous eussions bien échangé le peu de pain que nous avions pour de la poudre et des balles, racontera le chasseur Pierre Millet, car nous n’avions pas le temps de le manger. Quand même nous eussions eu le temps, nous n’eussions pu en jouir, car nous étions si exténués de la soif et de la fatigue que nous n’en pouvions plus parler. » Soudain, les combattants entendent trois coups de canon. Un cri parcourt la champ de bataille !

— Bonaparte !

D’une hauteur du massif d’Oaber-Simani, Napoléon a deviné la situation et, au grand galop, accourt vers le lieu du combat.

Les troupes musulmanes « voyant le secours arriver au général Kléber, racontera Nicolas-le-Turc, comprirent qu’elles étaient entourées elles-mêmes, et cherchèrent leur salut dans la fuite. Les Français, en les voyant courir dans les montagnes, se mirent à rire de leur frayeur. Cette armée, ayant ainsi été dispersée, le général en chef vint trouver le général Kléber. Les deux généraux se jetèrent dans les bras l’un de l’autre en s’embrassant. » D’après le même témoin, le général Bonaparte envoie cinq cents hommes avec ordre de piller et de brûler le gros village de Genin, coupable d’avoir aidé l’ennemi. Deux hameaux de la montagne de Naplouse subissent le même sort.

Puis Bonaparte se dirige vers Nazareth. Il s’arrête près de la fontaine de la Vierge et s’installe à l’hostellerie franciscaine – la Casa-Nova – où l’on est d’ailleurs toujours fort bien accueilli. C’est également là que furent soignés les blessés de la bataille et il est, aujourd’hui, bien émouvant de consulter les registres paroissiaux où l’on trouve les noms de quelques soldats de Bonaparte, morts là, en dépit des soins prodigués par les Pères.

Les soldats de la République se souviennent qu’ils sont chrétiens. Un soldat ayant eu un doigt arraché, l’enterre en disant :

— Je ne sais ce que deviendra mon cadavre, mais j’aurai toujours un doigt inhumé en Terre Sainte !

Il est à peu près certain que, le 17 avril, Bonaparte ne manqua pas l’occasion de faire l’ascension du mont Thabor que Nabuchodonosor avait gravi et où le Christ s’était transfiguré. Dans la senteur des térébinthes et des cyprès, il a dû monter péniblement le mont sacré – le Mont des Taureaux, disent les Arabes – se piquant les jambes aux taillis, faisant rouler les pierres ou enfonçant ses pas dans une terre ocre et noire, sèche comme de la cendre... Mais quelle récompense arrivé au sommet ! En face de lui, il voit les monts sombres du Liban et les montagnes bleutées de Syrie, tandis qu’à perte de vue s’étalent les vallonnements de l’actuelle Jordanie sur laquelle souffle l’étouffant vent du sud, né au coeur du désert du Nêguev...

Le 18 avril, Bonaparte est de retour devant Saint-Jean-d’Acre, où le siège interminable et les attaques continuent. Sans attendre l’artillerie, pourtant annoncée, Bonaparte ordonne l’offensive. La mine, nous dit Peyrusse, « n’eut d’autre effet que de faire crouler un coin de la tour... », ce qui n’empêcha pas « les grenadiers de monter hardiment la brèche, quoiqu’on vît clairement qu’il n’y avait pas d’issue ».

Enfin, l’artillerie débarque et est aussitôt mise en batterie sans guère plus de succès. Les assauts infructueux reprennent. À celui du 8 mai, nous raconte Bourrïenne, « on criait déjà victoire ; mais la brèche prise à revers par les Turcs, ne fut plus abordée qu’avec un peu d’incertitude, et les deux cents hommes entrés dans la ville, ne furent pas appuyés ».

— Oui, Bourrienne ! s’exclame Bonaparte le lendemain, je vois que cette misérable bicoque m’a coûté bien du monde, et pris bien du temps. Mais les choses sont trop avancées pour ne pas tenter encore un dernier effort. Si je réussis, comme je le crois, je trouverai dans la ville les trésors du pacha, et des armes pour trois cent mille hommes. Je soulève et j’arme toute la Syrie, qu’a tant indignée la férocité de Djezzar, dont vous avez vu que la population demandait à chaque assaut la chute à Dieu. Je marche sur Damas et Alep. Je grossis mon armée, en avançant dans le pays, de tous les mécontents ; j’annonce au peuple l’abolition de la servitude et des gouvernements tyranniques des pachas. J’arrive à Constantinople avec des masses armées. Je renverse l’empire turc. Je fonde dans l’Orient un nouvel et grand empire qui fixera ma place dans la postérité et, peut-être, retournerai-j e à Paris par Andrinople ou par Vienne, après avoir anéanti la maison d’Autriche !

Le lendemain, le rêve, une fois de plus, s’évanouit. Les grenadiers se jettent dans la brèche comme des forcenés, mais ils sont reçus par un feu meurtrier et l’ultime assaut – le huitième – échoue...

Bonaparte dès la veille avait pris sa décision :

— Si je ne réussis pas dans le dernier assaut que je veux tenter, je pars sur-le-champ, le temps me presse. Je ne serai point au Caire avant la mi-juin.

Devinant Aboukir, il avait prédit :

— Les vents sont alors favorables pour aller du Nord en Égypte. Constantinople enverra des troupes à Alexandrie et à Rosette, il faut que j’y sois. Quant à l’armée, qui viendra plus tard par terre, je ne la crains pas cette année. Je ferai tout détruire jusqu’à l’entrée du désert. Je rendrai impossible le passage d’une armée d’ici à deux ans.

Et, ce 11 mai, Bonaparte abandonne le siège ! À cause d’un misérable petit fort, il faut revenir en arrière ! Peut-être Kléber avait-il raison lorsqu’il soupirait :

— Nous attaquons à la turque une place défendue à l’européenne.

Ce n’est pas sans malaise qu’on lit la proclamation du 17 mai adressée aux survivants de la campagne de Palestine :

— Soldats, vous avez traversé le désert qui sépare l’Afrique de l’Asie avec plus de rapidité qu’une armée arabe. Les trente vaisseaux que vous avez vus arriver devant Acre, il y a douze jours, portaient l’armée qui devait assiéger Alexandrie ; mais, obligée d’accourir à Acre, elle y a fini ses destins ; une partie de ses drapeaux orneront votre entrée en Égypte. Enfin, après avoir avec une poignée d’hommes nourri la guerre pendant trois mois dans le coeur de la Syrie, pris quarante pièces de campagne, cinquante drapeaux, fait six mille prisonniers, rasé les fortifications de Gaza, Jaffa, Haïfa, Acre, nous allons rentrer en Égypte ; la saison des débarquements m’y rappelle. Encore quelques jours et vous aviez l’espoir de prendre le pacha même au milieu de son palais ; mais, dans cette saison, la prise du château d’Acre ne vaut pas la perte de quelques jours. Les braves que je devrais d’ailleurs y perdre sont aujourd’hui nécessaires pour des opérations plus essentielles. Soldats, nous avons une carrière de fatigues et de dangers à courir... Vous y trouverez une nouvelle occasion de gloire !

Et la même légende va couvrir le lamentable retour vers l’Égypte. La tragédie – soeur de la retraite de Russie – commence par l’abandon des pestiférés, « ce qui perça le coeur à l’armée, dira le chasseur Pierre Millet, voyant qu’il fallait laisser nos malheureux frères d’armes à la merci des barbares, qui leur coupèrent la tête aussitôt que nous fûmes partis. Plusieurs de ces malheureux venaient criant après nous et nous conjurant de ne pas les abandonner. » Certains reçoivent de l’opium pour s’empoisonner, mais le résultat semble ne pas avoir été « satisfaisant »...

On enfouit tout le parc d’artillerie non loin du rivage, puis la longue colonne prend la route du sud, s’avançant péniblement dans les sables et sous un soleil de plomb. À Haïfa, on retrouve les pestiférés et les blessés laissés lors de la marche sur Saint-Jean-d’Acre.

« J’ai vu, racontera Bourrienne, abandonner dans les orges, des amputés, des blessés, des pestiférés, ou soupçonnés seulement de l’être. La marche était éclairée par des torches allumées pour incendier les petites villes, les bourgades, les villages, les hameaux, les riches moissons dont la terre était couverte... Nous n’étions entourés que de mourants, de pillards et d’incendiaires ; des mourants jetés sur les bords des chemins, disaient d’une voix faible : « Je ne suis pas pestiféré, je ne suis que blessé », et pour convaincre les passants, on en voyait rouvrir leur blessure ou s’en faire une nouvelle. Personne n’y croyait : on disait « Son affaire est faite ». Et l’on passait. »

Eux vivaient !

Bonaparte l’entend : ses hommes le blâment. Les grenadiers de la 69e demi-brigade, entre autres, ne mâchent pas leurs mots à l’égard de leur général. Napoléon s’adresse à Audibran, chargé de la construction des fours à l’armée :

— Que pense-t-on de la levée du siège de Saint-Jean-D’acre ?

Il lui répond dans se ! langue provençale :

— Dian qu’avez foutu un pétard didans la fangue{22}...

Le 21 mai, l’armée en retraite – pour ne pas dire en déroute – atteint Tantoura, la moderne Dor ; il fait ce jour-là une chaleur étouffante. Les hommes n’ont pour se reposer « que des sables arides et brûlants ; à leur droite, une mer ennemie et déserte ». Les pertes en blessés et malades sont déjà considérables, et Bonaparte, à peine sa tente dressée, appelle Bourrienne pour lui dicter une note : tout le monde doit désormais aller à pied !

— On donnera tous les chevaux, les mulets et les chameaux aux blessés, aux malades et aux pestiférés qui ont été emmenés, et qui manifestent encore quelques signes de vie... Portez cela à Berthier.

À peine Bourrienne est-il revenu que Vigogne, l’écuyer du général en chef, pénètre à son tour sous la tente en portant la main à son chapeau :

— Général, demande-t-il, quel cheval vous réservez-vous ?

L’apostrophe fait sursauter Bonaparte qui ne peut maîtriser sa fureur. D’un violent coup de cravache il cingle la figure de l’écuyer, en hurlant :

— Que tout le monde aille à pied, f...e ! moi le premier. Ne connaissez-vous pas l’ordre ? Sortez !

« Ce fut alors à qui ne donnerait pas son cheval pour les malades que l’on croyait attaqués de la peste, poursuit Bourrienne. On s’informait avec soin du genre de la maladie ; quant aux blessés et aux amputés, l’on ne faisait pas la moindre difficulté. J’avais un très bon cheval pour moi, une mule et deux chameaux ; je donnai le tout avec le plus grand plaisir ; mais j’avoue que je recommandai à mon domestique de faire tout son possible pour ne pas avoir un pestiféré sur mon cheval. »

On prend maintenant au plus court L’armée longe la côte, évitant le crochet vers Zeitah fait à l’aller. Le ciel est obscurci par la fumée des villages incendiés par les Français. Le 22 mai, Bonaparte s’arrête aux ruines de l’amphithéâtre de Césarée. Il campe au milieu des murailles, où s’accroche la végétation, qui avaient été élevées là par les Croisés, et, pour la majeure partie, jetées à bas par le déferlement de la furie musulmane.

Le 24 mai, en retrouvant Jaffa et ses pestiférés, il est bien difficile au vaincu de Saint-Jean-d’Acre de croire encore en son étoile. Il retourne voir les malades, traversant rapidement les salles, frappant légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravache qu’il tient à la main. Tout en marchant à grands pas, il répète :

— Les fortifications sont détruites. La fortune m’a été contraire à Saint-Jean-d’Acre. Il faut que je retourne en Égypte pour la préserver des ennemis qui vont arriver. Dans peu d’heures les Turcs seront ici, que tous ceux qui se sentent la force de se lever viennent avec nous, ils seront transportés sur des brancards et des chevaux.

Le silence absolu lui répond.

Que faire de ces malheureux ? « Les emmener dans l’état où ils étaient, dira Bourrienne, c’était évidemment inoculer la peste dans les restes de l’armée. » À ces survivants, du poison fut-il administré ? Le fait est nié par certains témoins, affirmé par d’autres, dont Bourrienne. Desgenettes précisera même : « Quelques-uns rejetèrent le poison par le vomissement, furent soulagés, guérirent et racontèrent tout ce qui s’était passé. » Quoi qu’il en soit, lorsque les Turcs entrèrent à Jaffa, ils ne trouvèrent que sept malades encore vivants.

Semant sa route de cadavres, l’armée quitte Jaffa pour le Caire le 28 mai. Bonaparte atteindra seulement « sa » capitale le 14 juin, en passant par Gaza et El Arich. Durant cette longue marche il a le loisir de penser à sa situation peu brillante : quarante-cinq mille hommes ont débarqué l’année précédente à Alexandrie ; il en reste seulement la moitié. Victoires et échecs ont opéré une terrible saignée. Aussi Bonaparte espère-t-il créer une armée de noirs. Il ordonnera à Desaix – qui se trouve encore en Haute Égypte – d’acheter « deux à trois mille nègres ayant plus de seize ans ». Il adressera la même demande – dans un mois – au sultan-négrier de Darfour.

Tout en avançant avec peine dans le sable brûlant, il doit se rendre à l’évidence : pour la première fois, il a été vaincu.

— Mon imagination est morte à Saint-Jean-d’Acre, dira plus tard l’Empereur.

Et il ajoutait :

— Mes projets, comme mes songes... L’Angleterre a tout détruit !

Mais cet échec passera presque inaperçu grâce à la visite du général victorieux à Nazareth, grâce aussi à cette victoire du mont Thabor là même où le passé – et quel passé ! – revivait sous ses pas... Un ton épique va transformer la défaite en journée de gloire. Les soldats de Rivoli seront comparés aux Croisés de Godefroy de Bouillon venus sauver les « lieux saints ».

Phélipeaux est mort de la peste et, seuls les Anglais croiront sir Sidney lorsqu’il prophétisera en écrivant à Nelson : « La plaine de Nazareth est le terme de l’extraordinaire carrière de Bonaparte. »