IV

CORSE OU FRANÇAIS ?

Mes compatriotes chargés de fers et qui baisent en tremblant la main qui les opprime...

BUONAPARTE.

LA fin du mois de janvier 1791 le congé du lieutenant en second Buonaparte est terminé depuis un trimestre. Il lui faut regagner sa garnison s’il ne veut pas être porté déserteur – ou émigré. Afin de venir en aide à Mme Letizia, il emmène avec lui son jeune frère Luigi – Louis, âgé de douze ans et demi. Louis – sans enthousiasme d’ailleurs – se destine à la carrière des armes et Napoleone a décidé de se charger de son entretien et de son instruction.

Le 10 février, les deux frères arrivent à Auxonne et s’installent dans deux petites pièces que leur loue M. Bauffre, demeurant rue Vauban. Dès le lendemain, Buonaparte présente Louis à ses camarades du régiment :

— Voici un jeune homme, leur dit-il avec cette « simplicité » de bon ton de l’époque, qui vient observer une nation tendant à se détruire ou à se régénérer.

Il a évolué vers les tendances nouvelles : il admire « les soldats patriotes », et stigmatise « les officiers aristocrates », mais ne s’étonne pas outre mesure en voyant les femmes « partout royalistes », puisque « la liberté est une femme plus jolie qui les éclipse... »

L’économie est pour le jeune officier à l’ordre du jour : la charge de Louis est lourde. Plus qu’auparavant, il est obligé de retrancher tout superflu de sa vie et de restreindre encore sa nourriture. Le soir, il prétexte les soins et les leçons qu’il doit donner à son frère pour éviter les frais de sortie et, de nouveau, « se verrouiller sur sa pauvreté »... À deux, il leur faut vivre avec trois francs cinq centimes par jour ! Il leur arrive de prendre un repas chez le traiteur Goguet, – l’enseigne, ornée de bouteilles et de verres, nous en a été conservée – mais, le plus souvent, ils dînent dans leur chambre. Napoleone met lui-même le pot au feu et le surveille tout en travaillant{7}. Parfois, lorsque le service libère Buonaparte, les deux frères partent en promenade, vont boire un verre de lait dans les fermes avoisinantes ou dans un café qui s’appelle aujourd’hui le Café Bonaparte.

Dans le petit musée napoléonien d’Auxonne se trouve un jeton d’ivoire : un nom y est maladroitement gravé, celui de Manesca Pillet. C’est le prénom d’une jeune fille qui plut à M. le lieutenant en second... Il demanda sa main, mais on lui fit comprendre que Manesca espérait mieux ! Buonaparte en eut, dit-on, un profond chagrin.

— L’amour m’ôte la raison, soupira-t-il, je ne la retrouverai jamais, on ne guérit pas de ce mal-là...

Napoleone qui a fait imprimer sa Lettre à Buttafuoco chez l’imprimeur Jean-Baptiste Joly à Dôle – il s’y rend à pied pour corriger les épreuves – en adresse plusieurs exemplaires à Paoli. « La lettre, lui répond Paoli, eût fait meilleur effet si elle eût montré moins de partialité. » Napoleone a également prié le Babbo de lui envoyer des documents qui lui permettraient d’écrire une Histoire de la Corse. Nouvelle déception en recevant la réponse à sa demande : « L’Histoire, déclare sèchement Paoli, ne s’écrit pas dans les années de jeunesse. »

À cette époque, Buonaparte se rend plusieurs fois à Nuits pour y retrouver son ancien ami de Brienne, Le Lieur de Ville-sur-Arce, en détachement dans cette ville sous les ordres du capitaine Gassendi. Ces relations l’amènent à rencontrer chez son camarade quelques nobles des environs et les discussions qui s’ensuivent entre eux et le « patriote Buonaparte » prennent un tour passionné. Le voici devenu plus sociable, et, à des Mazis qui s’étonne et se réjouit, à la fois, de le voir moins farouche, il répond :

— Il ne suffit pas de connaître les hommes par les livres, il faut, pour les étudier, vivre avec eux.

On le voit encore se rendre à souper chez Mme Marcy qui reçoit toute l’aristocratie du canton, bien que la maîtresse de maison ne soit que l’épouse d’un marchand de vins. Le ménage possède une belle fortune – et ceci compense cela... d’autant plus que Mme Marcy se trouve être douée « des meilleures manières ». Bref, « c’est la duchesse de l’endroit », ainsi que le dira plus tard Napoléon.

Un soir – il l’avouera – ayant donné dans ce « vrai guêpier » royaliste, il lui faut « rompre force lances ». Lorsque, au plus fort de la discussion, on annonce l’arrivée du maire de Nuits... « Je crus que c’était un secours que le ciel m’envoyait dans ce moment de crise, racontera Napoleone, mais il se trouva le pire de tous. Je vois encore ce maudit homme, dans son bel accoutrement du dimanche, bien boursouflé sous un grand habit cramoisi : c’était un misérable. Heureusement la générosité de la maîtresse de maison – peut-être une secrète sympathie d’opinions – me sauvèrent. Elle détourna constamment avec esprit les coups qui eussent pu porter. Elle fut sans cesse le bouclier gracieux sur lequel les armes venaient perdre leurs forces ; enfin, elle me préserva de toute blessure, et il m’est toujours resté d’elle un agréable souvenir pour le service que j’en reçus dans cette espèce d’échauffourée. »

Parfois, il emmène avec lui son frère Louis dont il commence à être très fier : « Il a pris un petit ton français, propre, leste, dira Napoleone, il entre dans une société, salue avec grâce, fait les questions d’usage avec le sérieux et une dignité de trente ans. »

Depuis le début d’avril 1791, de nouveaux règlements régissent l’armée. Le régiment de La Fère ne porte plus qu’un numéro. Il est devenu le 1er Régiment d’Artillerie, mais Buonaparte va devoir le quitter. Il est affecté – le premier juin – au 4e Régiment d’Artillerie cantonné, à son tour, à Valence. Il reçoit le grade de premier lieutenant et la solde de cent livres au lieu de quatre-vingt-treize—

Deux semaines plus tard, il reprend – avec Louis cette fois – le chemin de la vallée du Rhône.

img4.jpg

À Valence, le « premier lieutenant » retrouve avec joie l’hospitalité de Mlle Bou qui va soulager le jeune officier de ses charges domestiques envers Louis. Tandis que Buonaparte rejoint ses camarades et prend avec eux ses repas aux Trois Pigeons, rue Perollerie, le futur roi de Hollande est servi par Mlle Bou dans l’arrière-cuisine du café. Le jeune garçon – il a seulement treize ans – a reçu du colonel l’autorisation de porter l’uniforme du régiment, mais sans épaulettes. Un petit galon d’argent le différencie d’avec les soldats – appelés maintenant canonniers, tandis que les bas officiers sont devenus, depuis le 1er avril, des sous-officiers. « Louis était fort joli ! rapportera Napoléon. Toutes les femmes le baisotaient. En jouant aux cartes, il perdit un jour quatre francs. Je ne lui donnais guère que six francs par mois pour ses menus plaisirs. Je lui conseillai de dire à la maîtresse de maison :

— Madame, voulez-vous que je sois de moitié avec vous ?

Elle y consentit. Depuis ce jour, il gagna régulièrement ses trente ou quarante sous. On savait qu’elle trichait... »

Les deux frères aiment aller boire de temps en temps quelques tasses de café chez une limonadière qui leur fait crédit. Devenu empereur, Napoléon dira un jour à son ancien camarade Montalivet :

— Je crains, mon cher, de n’avoir pas exactement payé toutes les tasses de café que j’ai bues chez elle ; voici cinquante louis que vous lui ferez passer de ma part.

Buonaparte a repris le chemin de la librairie de la Maison des Têtes. Là, il trouve les gazettes de Paris... Des gazettes qui sentent la poudre. Il apprend ainsi – avec colère – la fuite de la famille royale. Cette fuite qui fera naître le parti républicain que le jeune officier déclare alors « impossible en France ». Quelques jours plus tard – le 3 juillet – vingt-trois sociétés populaires, venant de l’Ardèche, de la Drôme et de l’Isère, se réunissent à Valence afin d’aligner leur attitude à la suite de l’arrestation du roi à Varennes et de son retour à Paris. Napoleone, membre de la Société des Amis de la Constitution, société locale sans doute plus ou moins franc-maçonne, y assiste et s’indigne contre Bouillé qu’il traite « d’infâme général » et de « complice de l’enlèvement de Louis XVI » – c’était, on le sait, la formule que l’on avait trouvée spontanément pour ne pas imputer au roi la faute d’avoir abandonné la nation. Voici le jeune lieutenant tout exalté maintenant par les idées nouvelles : « S’endormir la cervelle pleine de la chose publique et le coeur ému des personnes que l’on estime et que l’on a un regret sincère d’avoir quittées, c’est une volupté que les grands coeurs seuls connaissent »...

Événement important dans la vie du futur chef d’État : le 14 juillet 1791, au Champ-de-Mars d’Auxonne, il prête le serment civique « à la Nation, à la Loi et au Roi ». Il n’hésite plus maintenant à embrasser la cause de la Révolution. « Jusque-là, avouera-t-il, si j’eusse reçu l’ordre de tourner mes canons contre le peuple, je ne doute pas que l’habitude, le préjugé, l’éducation, le nom du roi, ne m’eussent porté à obéir ; mais le serment national, une fois prêté, c’eût été fini, je n’eusse plus connu que la nation. Mes penchants naturels se trouvaient alors en harmonie avec mes devoirs et s’arrangeaient à merveille de toute la métaphysique de l’Assemblée. »

Plusieurs de ses camarades ne partagent point ses opinions et envisagent d’émigrer.

— Émigrer, leur déclare Napoleone, s’exaltant à cette pensée, c’est vider les provinces de leur noblesse. C’est surtout une aventure périlleuse dont vous ne tarderez pas à vous repentir.

L’Académie de Lyon ouvre un concours pour un sujet de discours. Question : Déterminer les vérités et les sentiments qu’il importe le plus d’indiquer aux hommes pour leur bonheur. Napoleone décide de se présenter et se met au travail, dans la fièvre. « Le secret du bonheur, écrit-il, est avant tout dans le courage, dans la force où consiste la vertu. L’énergie est la vie de l’âme comme le principal essor de la raison. L’homme fort est bon. Le faible seul est méchant. Le père dit à son fils : « Sois homme, mais sois-le vraiment. »

Il trace ensuite ces lignes concernant les « tyrans » : « Ils peuvent, ces ambitieux parvenus, faire du bien. Est-il rien de plus consolant pour la raison que de pouvoir dire : « Je viens d’assurer le bonheur de cent familles, je me suis agité, mais l’État va mieux, mes concitoyens vivront tranquilles par mon inquiétude, sont heureux par mes perplexités, gais par mon chagrin ? » On trouve encore, dans son texte, cette phrase prophétique : « Les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. »

Malheureusement, nombreux sont les passages dont le style est fâcheusement ampoulé. Son manuscrit – le numéro quinze – sera d’ailleurs déclaré par le jury « au-dessous du médiocre »...

Son chef, le colonel de Campagnol, n’a point voulu accorder un nouveau congé de semestre au lieutenant Buonaparte qui abuse véritablement des permissions ! Des bruits de guerre circulent – auxquels Napoleone ne croit guère – mais le colonel désire avoir auprès de lui tout son monde. Buonaparte voudrait se trouver en Corse au moment des élections, afin de soutenir la candidature de son frère Joseph, qu’il aimerait voir siéger à la nouvelle assemblée locale. Aussi, avec l’espoir de parvenir à ses fins, se rend-il au château de Pommiers, dans l’Isère, demeure du maréchal de camp du Teil, son ancien commandant d’Auxonne qui vient d’être promu inspecteur général d’artillerie. Napoleone lui expose son cas avec tant de ferveur que M. du Teil, plus compréhensif que M. de Campagnol, accorde volontiers une permission de trois mois au jeune officier. Après le départ de Buonaparte, il dira, paraît-il, à sa fille :

— Voilà un homme de grand moyen et il fera parler de lui.

Avant son départ pour Ajaccio, Napoleone se rend à Grenoble – il aurait logé à l’hôtel des Trois Dauphins, rue Montorge – puis ensuite, à Tain, en face de Tournon, afin d’aider – manu militari – à l’installation du nouveau curé constitutionnel. Opération délicate qui se passe sans trop de heurts... et c’est en carriole – celle d’un certain M. Olive – que le lieutenant fera les quatre lieues et demie qui le séparent de Valence.

img4.jpg

Au début du mois de septembre 1791, il arrive en Corse à temps pour recueillir, le 15 octobre, le dernier soupir de l’oncle Lucien qui laisse à sa belle-soeur et à ses neveux une assez jolie fortune cachée dans sa paillasse. On eut d’ailleurs bien du mal à découvrir le magot... S’il faut en croire Joseph, l’archidiacre, avant de mourir, aurait dit au futur empereur :

— Toi, Napoleone, tu seras un homme. Il a bien entendu prononcé Napollione... et c’est même avec cette orthographe que l’héritier signera l’acte devant notaire.

La situation dans l’île n’est guère brillante. « Affranchis par la Révolution, précise un rapport officiel, les Corses se sont trouvés, sans aucune instruction préalable, saisis » du droit de s’administrer. Par ressentiment et par esprit national, ayant chassé tous les employés français, les pouvoirs sont tombés aux mains des chefs de famille qui, pauvres, avides, inexpérimentés, ont commis beaucoup d’erreurs ou de fautes et les ont tenues secrètes par crainte et par vanité... » Après le décret du 12 août 1791, quatre bataillons de la Garde nationale ont pu être formés en Corse. L’ambition de Napoleone est désormais de parvenir au grade d’adjudant-major d’un bataillon de volontaires – fonction réservée aux militaires de carrière. L’un de ses cousins éloignés, le maréchal de camp Rossi, transmet sa demande au ministre de la Guerre. Celui-ci – le comte de Narbonne – donne son consentement, mais une loi du 3 février 1792 décrète que les officiers employés dans les bataillons de volontaires – à quelque arme qu’ils appartiennent – devront rejoindre leur corps, au plus tard, le 1er avril suivant. Seuls, les lieutenants-colonels sont exemptés de cette mesure. Buonaparte qui, soit dit en passant, aurait dû rejoindre Valence depuis le 1er janvier, décide cependant d’accéder à ce grade et pose sa candidature. En face de lui, il a comme concurrents Perraldi et Pozzo di Borgo, soutenus tous deux par Paoli.

Grâce à l’héritage de l’archidiacre, Buonaparte mène sa campagne électorale avec un acharnement sans bornes – et sans regarder à la dépense.

— Autant vaut ne rien faire que de faire les choses à demi, s’exclame-t-il.

Il veut parvenir à ses fins, intrigue, s’agite, fait agir le clan, le domine, sans admettre la moindre contradiction et s’emporte « à la plus petite résistance » venant de l’un des siens. Il se livre à des manoeuvres électorales qui étonnent ceux qui connaissent mal le caractère ardent, passionné et entier des électeurs natifs de l’île de Beauté... Il le clame – et il est sincère : ses adversaires sont des tyrans ! La Casa Buonaparte sert de lieu de réunion à tous ses partisans. Napoleone y tient table ouverte, reçoit les paysans, et ceux-ci – son principal soutien – campent dans toute la maison, se comportant, rue Malerba, comme en pays conquis. Letizia voit avec angoisse fondre la petite fortune laissée par l’archidiacre.

— Je suis presque à bout de ressources, déclare-t-elle à son fils, et, à moins de vendre ou d’emprunter...

Et, comme Buonaparte essaie de la tranquilliser, elle explique :

— Oh ! ce n’est pas la pauvreté que je crains, Napoleone, c’est la honte.

Deux commissaires, envoyés pour contrôler les opérations de votes logent, l’un, Grimaldi, chez les Buonaparte, l’autre, Murati, chez l’adversaire Peraldi. Napoleone n’hésite pas : à la veille des élections, il fait littéralement « enlever » par ses partisans le commissaire Murati, et il l’installe à la Casa.

— J’ai voulu, lui explique le jeune officier avec une désarmante mauvaise foi, que vous fussiez à votre aise, libre, entièrement libre. Vous ne l’étiez pas chez Peraldi. Ici vous êtes chez vous. Personne ne vous parlera de l’objet de votre mission. D’ailleurs, vous êtes libre d’aller chez qui il vous plaira.

Le 28 mars se déroulent les élections dans l’église du couvent de Saint-François. Après une séance orageuse, Quanza est élu premier lieutenant-colonel et Napoleone Buonaparte lieutenant-colonel en second. Les élections, on s’en doute, n’ont nullement apaisé les esprits. Toute l’île est en proie aux troubles. La nouvelle loi sur la constitution civile du clergé fait exploser la colère des Ajacciens. La ville est divisée en un salmigondis d’opinions. Tous s’affrontent : paysans et citadins, paolistes et anti-paolistes, francophiles et francophobes, bataillon des Volontaires et soldats de l’armée régulière. Et Buonaparte crie plus fort que tous les autres réunis !

Une semaine plus tard, le jour de Pâques – 8 avril – un prêtre non jureur célèbre la messe au couvent de Saint-François. Pour beaucoup c’est un acte de provocation et le feu est mis aux poudres ! Une véritable insurrection éclate alors dans les rues d’Ajaccio. On se bat « à coups de stylets ». Buonaparte – « pour rétablir l’ordre », affirme-t-il – veut faire battre la générale. L’officier de garde refuse « cette mesure de prudence » qui aurait jeté encore plus de monde dans les rues ! On le clame : les élections ont – bien sûr ! – été truquées. On l’affirme :

— Napoleone a causa di tutto !

Le sang coule. Devant la maison Ternano, près de la Cathédrale, Buonaparte voit tomber à ses côtés le lieutenant Rocca délia Sera, tué par « des citoyens ». Lui-même et son « état-major » doivent se réfugier au Séminaire pour échapper à la fois aux Paolistes, et – on croit rêver ! – aux soldats de l’armée régulière !

M. le lieutenant-colonel de la Garde nationale corse a complètement oublié qu’il est lieutenant au 4e Régiment d’Artillerie ! Il l’oublie au point d’ameuter la foule afin de créer un soulèvement populaire et de s’emparer de la citadelle tenue par des troupes françaises...

Pourtant – il le répète – : il n’a qu’un but, la paix ! Ce qui ne l’empêchera pas, dans la nuit, d’essayer de s’installer à la maison Benielli, position stratégique qui domine toute la ville. Ce même soir, il dicte un rapport destiné aux commissaires du Directoire – Pietri et Arrighi – et les appelle à l’aide tout en essayant de justifier son action. L’affaire est si embrouillée qu’il faut lui donner la parole : « Partout on a assiégé les officiers et soldats de la Garde nationale, partout ils ont couru des périls éminents, partout ils ont été vilipendés... L’on ne peut douter que ce n’ait été un complot formé, fomenté par la religion. Le commandant des troupes de la place a refusé de nous recevoir dans la citadelle. Nous lui avons proposé d’y aller désarmés, nous lui avons demandé des munitions, mais encore inutilement... Notre désolation est extrême et les ennemis communs doivent être joyeux de nos maux. Ne tardez pas un moment à nous faire venir des forces considérables... Le feu se fait de tous côtés... »

Le feu que Buonaparte a lui-même tant contribué à allumer !

Le 11 avril, il poursuit son projet : occuper la citadelle avec ses gardes nationaux. Il monte à cheval, galvanise ses miliciens, les répartit avec science dans les différents postes, puis, à la tête de ses Volontaires, il tente en vain de se faire ouvrir les portes de la forteresse dont les canons sont toujours braqués sur la ville. II échoue également en essayant de débaucher les soldats français du 42e. Le lendemain, Napoleone fait annoncer que les deux commissaires du Directoire du département répondant à son appel, vont arriver à Ajaccio afin d’arbitrer le différend. Aussitôt Buonaparte demande à la municipalité d’obtenir des troupes royales de retirer les canons menaçant la cité. Le maire accepte de jouer « monsieur bons-offices », le commandant des troupes – le colonel Maillard – s’incline et les esprits se calment. Pietri et Arrighi, dès leur arrivée, rétablissent l’ordre en faisant arrêter trente-quatre Ajacciens particulièrement échauffés et en envoyant le bataillon des Volontaires – cause de tout le mal – résider à Corte.

Grâce à l’anarchie qui règne dans l’île, Buonaparte n’est pas inquiété, alors que normalement il relevait du peloton d’exécution. Le colonel Maillard, adresse d’ailleurs un rapport à Paris. Lejard, le nouveau ministre de la Guerre, après en avoir pris connaissance, répond que le colonel Quenza et le lieutenant-colonel Buonaparte avaient assurément été « infiniment répréhensibles. On ne peut dissimuler, poursuit-il, qu’ils aient favorisé tous les désordres de la troupe qu’ils commandaient. Si les délits commis eussent été purement militaires, je n’aurais pas hésité à prendre les ordres du roi pour faire traduire ces deux officiers devant une cour martiale. » Fort heureusement le ministre se contente d’envoyer le rapport au ministère de la Justice où, en cette veille de la chute de la royauté, il va, fort heureusement pour Buonaparte, sommeiller...

Napoleone, devenu une manière de rebelle, risque, au même moment de comparaître devant une autre juridiction, pour désertion cette fois. En effet, le premier janvier dernier, à Valence, lors de la revue de son régiment, le premier lieutenant Buonaparte a été porté « irrégulièrement manquant ». Napoleone est donc menacé d’être rayé des cadres de l’armée et risque de se trouver porté sur la liste des émigrés.

« Il paraît instant que tu ailles en France », lui a conseillé Joseph. Aussi, Napoleone, abandonnant avec désinvolture son bataillon de volontaires corses, prend-il la décision, non de rejoindre Valence où il risquerait de se voir mettre aux arrêts, mais de rallier Paris. C’est au ministère qu’il veut plaider sa cause et il se munit, à cet effet, d’une recommandation de Rossi. Il ne s’embarque pas moins, assez inquiet, pour le continent.

img4.jpg

Le 29 mai, il écrit à Joseph : « Je suis arrivé hier. Je me suis, en attendant, logé à l’hôtel où logent Pozzo di Borgo, Leonetti et Peraldi, c’est-à-dire rue Royale : Hôtel des Patriotes Hollandais. »

Pour être « patriote », même hollandais, on n’en est pas moins hôtelier, et le jeune officier se trouve « trop chèrement logé ». De sorte, annonce-t-il, « qu’aujourd’hui ou demain » il changera d’hôtel. « Paris, ajoute-t-il encore, est dans les plus grandes convulsions. Il est inondé d’étrangers et les mécontents sont très nombreux. Voilà trois nuits que la ville reste éclairée. L’on a doublé la Garde nationale qui restait aux Tuileries pour garder le roi... » Ultime recommandation : « Tiens-toi fort avec le général Paoli. Il peut tout et est tout. »

Le même jour – première leçon pour le futur chef d’État –, il assiste à une séance de l’Assemblée législative où il retrouve son ami Bourrienne – son camarade de Brienne venu chercher une place dans les « Affaires étrangères ». Leur amitié se renoue comme s’ils s’étaient quittés la veille. Ils ne sont pas plus fortunés l’un que l’autre et la chance semble s’être détournée d’eux. Que faire pour sortir de ce marasme ? Buonaparte voudrait se lancer dans une « utile spéculation ». Pourquoi, avec leur maigre avoir, ne pas louer plusieurs maisons en construction dans la rue Montholon, pour les sous-louer ensuite ? Mais les demandes des propriétaires sont trop exorbitantes et, ainsi que le dira le futur empereur : « tout nous manqua »...

Dès le 30 mai les deux amis vont demeurer à l’Hôtel de Metz, situé rue du Mail. Buonaparte dîne alors chez un traiteur du nom de Justat qui, en dépit du coût de la vie, ne lui prend que six sous par repas. Sans aller jusqu’à prévoir la chute de la royauté, il sent que les bouleversements sont proches et écrit à son frère Joseph : « Ne te laisse pas attraper, il faut que tu sois de la Législation prochaine, ou tu n’es qu’un sot... Ce pays-ci est tiraillé dans tous les sens par les partis les plus acharnés. Il est difficile de saisir les fils de tant de partis différents, je ne sais comment cela tournera, mais cela prend une allure bien révolutionnaire ».

Le 20 juin, Buonaparte n’est pas loin de savoir « comment cela tournera »... Ce matin-là, Bourrienne et Buonaparte se sont donné rendez-vous chez un restaurateur, rue Saint-Honoré, non loin du Palais-Royal. En sortant, ils voient arriver du côté des Halles et se dirigeant vers les Tuileries, une troupe qui paraît à Napoleone forte de cinq à six mille hommes. « Ils étaient, raconte Bourrienne, déguenillés et burlesquement armés, vociférant, hurlant les plus grossières provocations... C’était, certes, ce que la population des faubourgs avait de plus vil et de plus abject. »

— Suivons cette canaille, lance Buonaparte à son ami.

Ils réussissent à prendre les devants et se postent sur la terrasse du bord de l’eau. De là, ils assistent à l’invasion du château par le peuple des faubourgs. Buonaparte est en proie à la « surprise et à la révolte ». Ce jour-là, ses sentiments penchent vers la royauté. « Il ne revenait pas de tant de faiblesse et de longanimité, remarque Bourrienne. Mais, lorsque le roi se montra à l’une des fenêtres qui donnent sur le jardin, avec le bonnet rouge que venait de placer sur sa tête un homme du peuple, l’indignation de Buonaparte ne put se contenir ». Son ami l’entend s’écrier :

— Che coglione ! Comment a-t-on pu laisser entrer cette canaille ? Il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, et le reste courrait encore !

Deux badauds se trouvent là, à deux pas ; Napoleone les aborde en s’écriant :

— Si j’étais roi, cela ne se passerait pas de même !

L’un des deux hommes est l’avocat Lavaux. Il le racontera plus tard : il avait été surpris par « le ton soldatesque et le teint bilieux » du jeune officier dont les yeux brillaient d’étrange façon.

Le soir, au cours du dîner – payé, comme le plus souvent, par Bourrienne – Buonaparte ne cesse de parler du spectacle auquel il a assisté. Cette « insurrection non réprimée » le met hors de lui. « Il en prévoyait et développait avec sagacité toutes les circonstances... »

Le surlendemain, il écrira à son frère Joseph : « Le Roi s’est bien montré... Il n’en est pas moins vrai que tout cela est inconstitutionnel et de très dangereux exemple... M. de la Fayette, une grande partie des officiers de l’armée, tous les honnêtes gens, les ministres, le département de Paris sont d’un côté ; la majorité de l’Assemblée, les Jacobins et la populace sont de l’autre... Les Jacobins sont des fous qui n’ont pas le sens commun !... »

Le 3 juillet, Napoleone écrira encore : « Il faut avouer que lorsqu’on voit tout cela de près, que les hommes valent peu la peine que l’on se donne tant de souci pour mériter leur faveur... » Mais le « rebelle » et le « déserteur » Buonaparte n’en avait pas moins diablement besoin d’eux !... « Les Français, ajoute-t-il, sont un peuple vieux, sans liens. Chacun cherche son intérêt et veut parvenir à force d’horreurs, de calomnies... Tout cela détruit l’ambition... » Non pour lui et les siens, bien sûr ! Toujours à propos de la création d’une nouvelle Assemblée il pense à son frère aîné – car l’avenir du clan est sa préoccupation première. Il doute cependant que Joseph soit à la hauteur de sa tâche. Son frère lui a, en effet, communiqué le texte d’un discours qu’il a prononcé à Ajaccio, et Buonaparte lui répond avec franchise : « Tu cours après le Pathos. Ce n’est pas ainsi que l’on parle aux peuples. »

« Ceux qui sont à la tête sont de pauvres hommes », avait-il écrit à son frère... Pourtant, Servan – et ce sera l’un des derniers actes du ministre de la Guerre du roi Louis XVI – réintègre, le 10 juillet, le lieutenant en premier Buonaparte dans son arme. Bien plus, le 30 juillet, onze jours avant la chute de la royauté, Lajard – ce même ministre qui voulait le traduire en cour martiale – lui décerne (sans doute sans le lire) un brevet de capitaine daté du 6 février précédent – ce qui lui permettra de toucher un appréciable arriéré de solde. De ce fait, tout en combattant à Ajaccio les soldats du roi de France, M. de Buonaparte se trouve payé par ce même roi – La nomination est signée Louis – assurément l’une des dernières signatures données par l’infortuné souverain – et elle concerne son futur successeur !

Buonaparte n’est pas pour rien le fils de son père : il a parfaitement manoeuvré dans les bureaux. Non seulement il ne reçoit aucun blâme pour avoir tiré l’épée contre les troupes françaises, mais encore le voici récompensé d’avoir été porté « irrégulièrement manquant » le premier janvier précédent.

La chance va-t-elle enfin lui sourire ?

img4.jpg

À l’aube du 10 août, dès qu’il entend sonner le tocsin, Napoleone dégringole l’escalier de son hôtel de la rue du Mail et, – il le racontera bien plus tard à Las Cases – court vers le Carrousel où demeure le frère de Bourrienne. En chemin, rue des Petits-Champs, il se heurte à « un groupe d’hommes hideux promenant une tête au bout d’une pique ». Trouvant à Buonaparte « l’air d’un monsieur », ils viennent à lui pour lui faire crier : Vive la Nation !... « Ce que je fis sans peine, comme on peut bien le croire. »

En arrivant au Carrousel, le capitaine Buonaparte voit le château « attaqué par la plus vile canaille ». Le roi n’aurait pas eu près de lui sa famille qu’il serait peut-être resté à la tête de ceux qui allaient mourir pour lui. « Si Louis XVI s’était montré à cheval, la victoire lui fût restée », écrira ce soir-là Napoleone à Joseph. Mais – premiers pas vers l’échafaud – Louis XVI préfère suivre le conseil de Roederer et aller – sans grandeur et presque peureusement – se réfugier dans le sein de l’Assemblée qui devait le livrer deux jours plus tard à la Commune insurrectionnelle de Paris.

La bataille s’est maintenant arrêtée, le pillage commence. Tandis que l’on jette par la fenêtre les corps des Suisses massacrés, le jeune capitaine se hasarde dans le jardin. « Jamais, dira-t-il, aucun de mes champs de bataille ne me donna l’idée d’autant de cadavres que m’en présentèrent les masses de Suisses. » Toute sa vie Napoléon aura une telle horreur de la foule déchaînée qu’il perdra devant elle une partie de ses moyens – le 19 brumaire entre autres – et pourra même – comme en 1814, sur les routes de Provence – donner l’impression de connaître lui aussi la peur. Ce dernier jour de la royauté c’est avec dégoût qu’il voit des femmes « bien mises, se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses »...

Afin de prendre le vent, il entre dans l’un des nombreux cafés qui pullulent aux environs de l’Assemblée. On devine la fermentation qui doit y régner en cette journée chargée d’Histoire où meurt la monarchie vieille de tant de siècles. « L’irritation » contre la cour qui, disait-on, a tiré sur le peuple, y est extrême, et « la rage se montre sur toutes les figures ». Le visage du jeune capitaine ne reflétant que le calme et la curiosité attire des regards « hostiles et méfiants ». Cet inconnu à l’allure étrange, à l’oeil sombre, et marchant à grands pas, ne peut être qu’un suspect...

Après la suspension du roi, en apprenant la prochaine nomination d’une Convention, Buonaparte estime que son frère n’a pas le droit de laisser échapper une pareille occasion : il doit se présenter à la future assemblée. Mais Joseph, seul en face de ses adversaires, ne sera pas capable de mener à bien sa campagne – du moins Napoléon le pense. Aussi estime-t-il sa présence en Corse une fois de plus indispensable, alors que la « patrie est en danger », que les frontières de la France sont envahies et que les coalisés marchent sur Paris ! M. de Buonaparte ne se considère pas encore comme Français. La violence sanglante des vainqueurs des Tuileries lui donne la nausée. Le mouvement révolutionnaire ne l’intéresse que dans la mesure où celui-ci va lui permettre de jouer un rôle dans son île. Son ambition ne dépasse pas encore le clocher de sa ville natale !

Mais peut-il obtenir un nouveau congé, alors qu’il vient d’être gracié pour ses absences illégales et qu’il a été récemment promu, par le roi il est vrai, au grade de capitaine ? À la fin du mois d’août, Napoleone trouve le prétexte qui va lui permettre de retourner à Ajaccio : il se rend à l’école de Saint-Cyr d’où Maria-Anna est renvoyée puisque « l’établissement d’aristocrates » doit fermer ses portes. Il demande au maire – Ambru – un certificat affirmant qu’il paraît « prudent que cette jeune demoiselle, obligée de regagner son pays lointain, soit accompagnée dans son voyage par un des siens ». Bien mieux, le capitaine perçoit pour la longue randonnée une somme de trois cent cinquante-deux livres – une livre par lieue de Versailles à Ajaccio.

Durant leur séjour à Paris, à l’hôtel de Metz – et en attendant de pouvoir louer deux places dans la diligence – ils sont souvent réveillés par des perquisitions. Revêtu de son habit de commandant de la Garde nationale, Napoleone n’a pas trop d’ennuis. Il n’en est pas de même de Maria-Anna.

— Où est son passeport ? D’où vient-elle ?

— Du couvent Saint-Louis à Saint-Cyr.

— Tu es donc une ci-devant ?

Avant de partir il conduit sa soeur devenue presque bigote... à l’Opéra.

— Je l’y menai malgré elle, racontera-t-il à Sainte-Hélène, parce que j’étais jeune alors et que cette occasion pouvait ne plus se retrouver d’être à Paris. Elle se fermait les yeux, puis voyant tout ce monde à l’Opéra, elle fut fort détrompée. Ce n’était pas le diable ni ce qu’elle s’était imaginé.

Ils quittent Paris le 9 septembre au lendemain des affreux massacres qui l’ont écoeuré. Décidément, il n’est point de ce parti !

Tout le long de la route, cette jeune fille sortant de Saint-Louis à Saint-Cyr fait mauvaise impression. Quelquefois une plaisanterie achève l’interrogatoire :

— Ta soeur ? Ah ! Ah ! alors, passe !

S’étant arrêtés à Marseille plus d’un mois, ils ne débarquent à Ajaccio que le 15 octobre. Quelques jours plus tard, le « lieutenant-colonel » Buonaparte prend le commandement de six compagnies de volontaires toujours en résidence forcée à Corte, mais qui espèrent, d’ici peu, pouvoir entrer en campagne. Depuis le 20 avril 1791, la France se trouve, en effet, en guerre « contre les rois ». Louis XVI au Temple, le Conseil Exécutif provisoire a décidé d’opérer une diversion contre le roi Victor-Amédée de Savoie. Tandis que l’armée des Alpes envahirait le Piémont, on effectuerait une descente en Sardaigne où l’on trouverait assurément bétail, blé et vin. Le 8 janvier 1793, l’expédition commandée par l’amiral Truguet quitte Ajaccio pour Cagliari. Mais Buonaparte ne fait point partie de l’aventure, et il en est désespéré. Phalange marseillaise, marins français et, d’autre part, volontaires corses – dont l’un des bataillons est commandé par Napoleone – en sont venus aux mains. Aussi, trouve-t-on plus prudent de se passer de la participation locale et, seules, les troupes de ligne ont-elles été embarquées.

Et pendant ce temps, à Paris, place de la Révolution, la tête de Louis XVI roule sur l’échafaud...

La première expédition de Sardaigne est un échec. Au mois de février, une seconde opération est tentée contre l’ile de la Maddalena, position clef des Bouches de Bonifacio{8}. Cette fois, le lieutenant-colonel Buonaparte fait partie de l’unité de débarquement à la tête de trois cent cinquante hommes composant le XIe bataillon corse. Il est chargé de la petite artillerie de « l’armée » commandée par un ami et agent de Paoli : Colonna Cesari.

De Bonifacio, dans la nuit du 19 au 20 février 1793, on lève l’ancre. À l’aube, l’escadre se trouve devant l’îlot San Stephano, en face du port de Maddalena, mais les vents sont contraires et l’expédition rebrousse chemin. Seule la corvette La Fauvette, où se trouve Napoleone, croisera en attendant un temps plus propice.

Le 22 février, après deux jours de mal de mer, le lieutenant-colonel Buonaparte débarque sur l’îlot de San Stephano. Les Sardes se replient. C’est alors que le futur empereur – il combat pour la première fois les ennemis de la France – propose d’attaquer immédiatement la Maddalena et de s’en emparer à la faveur de la nuit. Mais Colonna Cesari refuse... « On perdit le moment favorable qui, à la guerre, remarquera Buonaparte, décide de tout. »

Cependant, le lendemain, tout l’îlot est entre les mains du jeune lieutenant-colonel. Durant deux jours, avec sa petite artillerie, il pilonne Maddalena défendu par un demi-millier de miliciens sardes et, se souvenant des leçons reçues à Brienne, pointe lui-même les pièces. Grâce à la précision du tir, la panique s’installe dans l’île. Bientôt, les deux fortins qui protègent le port sont réduits au silence. De mauvaise grâce – le 25 février –, Colonna Cesari accepte le plan de Buonaparte : La Fauvette créera une diversion en essayant de débarquer des hommes sur la côte, tandis que le reste des forces françaises attaquera le village et les deux fortins.

Buonaparte prend la tête du débarquement.

Tout se passe bien jusqu’au moment où l’on vient avertir les combattants que la corvette fait demi-tour. Son équipage refuse de débarquer comme prévu ! Un gendarme se trouvant à bord a été tué par un boulet sarde, et La Fauvette a décidé de prendre le large et de remettre le cap sur San Stephano ! C’est aussitôt la débandade parmi les « forces de débarquement »... et, la rage au coeur, Napoleone doit abandonner son artillerie – trois petites pièces, aujourd’hui principal ornement du musée sarde de la ville voisine d’Alghero... Le lendemain, volontaires corses et grenadiers français évacuent également San Stephano et la flottille n’a plus qu’à mettre le cap sur la Corse. Le 27, le « corps expédionnaire « vaincu sans presque avoir combattu, débarque, piteux et mécontent, à Santa-Manza. On ne sait trop pourquoi l’équipage de la Fauvette est au plus mal avec le jeune lieutenant-colonel et veut l’assassiner... Rentré sain et sauf à Bonifacio, Buonaparte est si découragé qu’il plante là son bataillon – cela devient décidément une habitude – et considérant sa présence « inutile » ainsi qu’il le déclare de sa propre autorité à son « colonele », il décide de prendre le chemin d’Ajaccio « afin, prétend-il, de pouvoir conseiller à ses camarades le parti qu’ils doivent prendre ».

Étrange soldat, en vérité...

Ce fut sans doute au cours du mois de mars 1793 que Buonaparte eut une entrevue décisive avec Paoli, au couvent de Merusaglia dans le Rostino. La discussion aurait été assez violente. Paoli a en effet soutenu, avec mollesse, les deux expéditions contre la Sardaigne et Buonaparte, avec tout le respect qu’il lui porte, le lui a reproché. Visiblement, le coeur de Paoli est ailleurs. Il espérait que la Révolution donnerait la liberté à la Corse – et par ce mot de liberté il entendait l’autonomie... Il n’en avait rien été et le Babbo semble vouloir maintenant jouer la carte anglaise. Il essaye d’entraîner à sa suite Buonaparte.

— Tu sei un uomo antico della Storià di Plutarco, lui dit-il.

Mais Napoleone défend la Révolution et la France dont, selon son expression, il « respire » désormais les idées.

Paoli est de plus en plus en coquetterie avec Albion, aussi, le mois suivant, est-il mis « hors la loi » par la Convention – principalement à la suite d’une maladroite dénonciation envoyée de Toulon par Lucien. On demande à Paoli de venir s’expliquer à Paris. La nouvelle parvient le 18 avril en Corse et l’île – il fallait s’y attendre – va se soulever pour la défense du Babbo.

Ce n’est certes pas ainsi que l’on aurait dû agir... et Napoleone, voulant malgré tout défendre celui qui a été son dieu – et dont il connaît cependant les sentiments aujourd’hui antifrançais – écrit à la Convention : « Le décret contre Paoli a profondément affligé les citoyens de la ville d’Ajaccio, parce que, en ordonnant à un vieillard septuagénaire, accablé d’infirmités, de se traîner à la barre de la Convention, on le confond un instant avec le scélérat conspirateur ou le coupable ambitieux. Pourquoi Paoli aurait-il été conspirateur ? Est-ce pour se venger des Bourbons qui l’avaient obligé à l’exil ? Était-ce pour rétablir l’aristocratie mobilière et sacerdotale ? Mais n’avait-il pas lutté toute sa vie contre l’une et l’autre ? Était-ce pour donner la Corse à l’Angleterre ? Mais ne l’avait-il pas refusée même à la France, malgré les offres de Choiseul, qui ne lui eût mesuré ni trésor, ni faveurs ? ».

Paoli n’aura aucune reconnaissance pour son défenseur. « Les fils de Charles sont alliés aux brigands des clubs », affirmera-t-il, et il refusera de lire une lettre amicale que lui adressait Lucien, en s’exclamant : « Je me soucie peu de son amitié ».

La vendetta entre Napoleone et Paoli est ouverte.

Cependant, afin que sa démarche auprès de la Convention ne puisse pas le faire considérer comme un partisan de la politique suivie par Paoli, Buonaparte lance à tous les Corses cet appel d’union avec la France : « Citoyens, nous sommes menacés d’une guerre civile et extérieure. Notre ville est malheureusement divisée et l’union peut seule nous sauver... Tous les citoyens veulent mourir républicains français. Il sera beau de le manifester par un serment solennel dans une réunion de tous les citoyens...’

Mais la proposition ne rencontre pas le succès escompté. Tout n’est plus que confusion dans l’île de Beauté. Paolistes, partisans de l’Indépendance ou francophiles continuent à s’affronter. Les premiers ont, pour l’instant, l’avantage. Napoleone a choisi cette fois la cause française. Avec l’aide des troupes républicaines casernées dans la capitale corse, il essaye, mais en vain, de reprendre la citadelle d’Ajaccio maintenant occupée par les Paolistes.

Pour ces derniers, le capitaine Buonaparte est devenu l’homme à abattre.

Le 29 avril, il manque d’être assassiné alors qu’il se rend presque en « touriste » aux îles Sanguinaires. Il veut se réfugier à Corte, mais, le 3 mai 1793, Napoleone doit quitter précipitamment la ville : les Paolistes se sont jetés sur lui en hurlant :

— A-morte le traditore de la patria !

Le « traditore », après s’être caché dans une grotte, atteint trois jours plus tard Ajaccio, où il parviendra à se dissimuler derrière une alcôve, chez son ami Lévie. Il échappera ainsi à une perquisition effectuée par des gendarmes, devenus partisans, eux aussi, de Paoli et, par conséquent, antifrançais.

Le 8 mai, une gondole – celle d’Illario Felici – le mènera à Bastia où il va retrouver, le lendemain, lés commissaires de la Convention, Salicetti et Lacombe-Saint Michel, envoyés tous deux en Corse afin de percer le jeu de Paoli. Buonaparte les met au courant de la situation et la marche des troupes françaises sur Ajaccio est décidée.

Le 23 mai, quatre cents hommes et quelques trop rares pièces d’artillerie s’entassent sur le brick : le Hasard et sur la corvette la Belette. À l’heure même où les bâtiments quittent Bastia, la Casa de la rue Malerba est mise à sac par des paysans paolistes descendus des montagnes. La maison est pillée et en partie brûlée, les vignes et les troupeaux que la famille possède dans les environs de la ville sont détruits. À l’unanimité on vote une motion mettant au ban de la nation « ces Buonaparte nés dans la fange du despotisme et élevés sous les yeux et aux frais d’un pacha luxurieux... » C’est, on l’a deviné, M. de Marbeuf qui se trouve ainsi stigmatisé !

Le 31 mai 1793, la corvette et le brick transportant « l’expédition » ayant à sa tête les commissaires et Joseph Buonaparte, pénètrent dans le golfe d’Ajaccio, sous le feu de la citadelle. Napoleone Buonaparte, embarqué sur un chebek, s’est porté au-devant de la flottille. Arrivé non loin d’Ajaccio, à la hauteur de la tour de Capitello, il aperçoit sur le rivage tout un groupe de réfugiés qui, à la vue du drapeau tricolore flottant à la poupe font des signaux de détresse. Napoleone, poussé par une sorte de pressentiment, se dirige vers la côte et découvre Mme Letizia et ses enfants. Ils ont été chassés d’Ajaccio le 23, et, depuis, ont pris le maquis. Buonaparte, la nuit venue, les embarquera à bord de son chebek qui recevra l’ordre de transporter la Madré vers Calvi. Quant à lui, il va se joindre aux troupes qui vont tenter un débarquement.

Le lendemain, l’opération se solde par un échec. Trente républicains seulement se rallient aux commissaires de la Convention. Le 2 juin, Buonaparte gagne Calvi à cheval et décide de quitter l’île pour regagner son régiment. En sept années et demie de service, il n’a passé que trente mois à son corps.

Le 3 juin, avec tous les siens, il s’embarque pour Toulon. Il ne reverra la Corse qu’au retour de la campagne d’Égypte.

Cette fois – et pour toujours – Napoleone a choisi la France.