XXI

LA MARCHE DU TRONE

Il y a des crises où le bien du peuple exige la condamnation d’un innocent.

NAPOLÉON.

BOUVET DE LOZIER – il parlait maintenant d’abondance – avait annoncé, lui aussi, que les conjurés, avant d’agir, attendaient l’arrivée d’un prince de la famille des Bourbons. Aussi le conseiller d’État Réal avait-il déjà fait demander au citoyen Shée, préfet du Bas-Rhin, si le duc d’Enghien – selon lui chef des émigrés réfugiés en pays de Bade – se trouvait bien à Ettenheim, petit village situé non loin de la rive droite du Rhin. « Les informations que vous ferez prendre, recommandait le chef de la Police, doivent être promptes et sûres. Dans le cas où le duc ne serait plus dans cette ville, vous m’en informeriez sur-le-champ. »

Le préfet avait désigné un sous-officier de gendarmerie, le maréchal des logis Lamothe, qui parlait parfaitement l’allemand et l’avait chargé de mener une rapide enquête. Le 4 mars, Lamothe traversa le fleuve et se rendit tout d’abord à l’auberge du village de Kassel, proche d’Ettenheim, où il s’attabla en compagnie du maître de poste. Sans se faire prier, et le vin aidant, l’Allemand raconta ce qu’il savait...

Depuis la paix de Lunéville, le prince Louis-Antoine de Bourbon-Condé, duc d’Enghien, l’un des chefs de l’armée des émigrés, celui que les soldats républicains avaient surnommé le Duc-va-de-bon-coeur, demeurait en effet à Ettenheim. Il y avait été conduit par l’amour. Là vivait chez son oncle, le fameux cardinal de Rohan, la princesse Charlotte de Rohan-Rochefort, que le duc d’Enghien aimait depuis 1794, année où elle avait soigné son cousin à Ettenheim, lors d’une grave maladie. Les Rohan se trouvaient là un peu chez eux : jusqu’en 1801, Ettenheim avait fait partie des États appartenant à l’évêché de Strasbourg. Depuis, le territoire avait été attribué au margrave de Rade, devenu Grand Électeur. Le cardinal Collier s’était éteint en 1803, mais sa nièce et héritière avait été autorisée à demeurer dans la petite ville, où le duc d’Enghien vint résider définitivement. Le vieux prince de Condé, bien qu’il ait lui-même épousé une princesse de la maison de Rohan – la fille du maréchal de Soubise – jugea que son petit-fils ferait une mésalliance en se mariant avec la princesse Charlotte, et refusa de donner son consentement au mariage.

Enghien s’était-il incliné ? Avait-il passé outre, ainsi que certains historiens l’ont affirmé ? Mme Rernardine Melchior-Ronnet, l’excellente biographe du duc d’Enghien, estime avec sagesse que la note laissée par un ami du prince – le baron de Roesch – ne suffit pas pour faire admettre le mariage. Jamais les deux prétendus témoins de cette cérémonie secrète n’y ont fait la moindre allusion : l’acte n’a pas été retrouvé ; le prince de Condé et le duc de Bourbon, aussi bien que les deux principaux intéressés, n’ont jamais avoué l’existence de cette union.

Quoi qu’il en soit, les deux jeunes gens s’aimaient avec passion, et il serait puéril de nier que Charlotte ait été la maîtresse de Louis-Antoine. Sans doute demeuraient-ils dans deux maisons voisines, mais, le soir, lorsque le duc ne se rendait pas chez la princesse, celle-ci venait recevoir chez le prince les quelques Français qui résidaient à Ettenheim.

De quelle manière le duc d’Enghien passait-il ses journées ? Il chassait presque tous les jours, mais il évitait de longer le Rhin. Bien souvent, les habitants de Kassel le voyaient passer, suivi de deux ou trois domestiques et de ses chiens.

Muni de ces premiers renseignements, le maréchal des logis poursuivit sa route vers Ettenheim. Bientôt, la petite ville de trois mille âmes, adossée aux premiers contreforts de la Forêt-Noire, apparut au milieu des vignobles. C’était à deux pas de l’église, dont le clocher pointu dominait les petites maisons aux toits rouges, que demeurait le prince. Le logis, dont la façade percée de neuf fenêtres regardait la Rohanstrasse était modeste. Derrière l’habitation, un grand jardin s’étendait jusqu’à la campagne. Le prince couchait au premier étage. La salle commune occupait presque tout le rez-de-chaussée. C’est là que, le soir, se réunissaient les émigrés demeurant à Ettenheim et qui étaient, presque tous, d’anciens officiers de l’armée de Condé : le baron de Grunstein, le lieutenant Schmidt, de nationalité française en dépit de leurs noms germaniques, le comte de Choulot, le chevalier de Roesch, maire de Rhinau, et le marquis de Thumery.

Lamothe s’installa à l’auberge du Soleil et, selon son habitude fit bavarder le propriétaire. Celui-ci prononça à l’allemande le nom du marquis de Thumery : dans sa bouche le t devint un d, la dernière syllabe se transforma en riey, et le maréchal des Logis comprit Dumourvez. De même, dans son rapport, le gendarme métamorphosa le nom du lieutenant Schmidt en celui de Smith. Avant de regagner la France, Lamothe prit le chemin d’Offenburg, petite ville située seulement à cinq lieues de Strasbourg, où vivaient les principaux chefs de l’armée de Condé : les généraux la Saullaye, Maurois, Mellet, Vauborel et Fumel. On attendait encore d’un jour à l’autre l’arrivée du général-comte de Lanans, ex-colonel du régiment d’Enghien. Personne ne prenait vraiment au sérieux ces « bavards inoffensifs qui croyaient naïvement jouer un rôle sur l’échiquier européen ».

Personne... sauf notre gendarme !

Lorsque, le 8 mars, le rapport parvient aux Tuileries, Bonaparte entre dans une effroyable colère. Ainsi, Dumouriez, ce traître à la République, ce déserteur passé à l’ennemi, a rejoint le duc d’Enghien ! Smith, le fameux Spencer Smith sans doute, l’agent anglais de Stuttgart, se trouve lui aussi à Ettenheim ! À deux pas de là, à Offenburg, les chefs se concentrent ! Tel un ours en cage, le Premier consul va d’un mur à l’autre de son cabinet :

— Suis-je donc un chien qu’on peut assommer dans la rue, tandis que mes meurtriers sont des êtres sacrés ? On m’attaque au corps... Je rendrai guerre pour guerre... Je saurai punir les complots : la tête du coupable m’en fera justice !

Ce soir-là, Bonaparte n’a cependant encore pris aucune décision, mais il en sera autrement le lendemain – 9 mars – lorsqu’il apprendra que Cadoudal a confirmé les dires de Bouvet. Selon Léridant, le « prince » est déjà venu à plusieurs reprises à Paris donner des instructions à Georges. Accueilli avec un grand respect, c’est un homme d’environ trente-cinq ans, la taille mince, les cheveux blonds, la mise élégante.

C’est un prince, en effet... mais il s’agit du prince de Polignac !

Les dires de Léridant paraissent d’autant plus vraisemblables que l’on raconte alors dans toute l’Europe que le duc d’Enghien traverse fréquemment le Rhin pour se rendre à Strasbourg. Cette fois la colère de Bonaparte est sans bornes :

— Les Bourbons croient qu’on peut verser mon sang comme celui des plus vils animaux ! Mon sang cependant vaut bien le leur ! Je vais leur rendre la terreur qu’ils veulent m’inspirer. Je pardonne à Moreau sa faiblesse et l’entraînement d’une sotte jalousie, mais je ferai impitoyablement fusiller le premier de ces princes qui tombera sous ma main... Je leur apprendrai à quel homme ils ont affaire...

— Je pense que si un personnage tel qu’un membre de la famille des Bourbons était en votre pouvoir, la rigueur n’irait pas à ce point ? insinue Cambacérès.

— Que dites-vous, monsieur ? Sachez que je ne veux pas ménager ceux qui m’envoient des assassins.

Le lendemain, 10 mars, le Premier consul réunit son conseil aux Tuileries : Cambacérès, Lebrun, Réal, Murat, le grand juge Régnier, Fouché et Talleyrand. Ces deux derniers vont tout faire – et ce ne sera guère difficile – pour pousser Bonaparte à creuser l’irréparable entre la France d’hier et la France impériale de demain. Ainsi, le futur empereur, qui n’a pas trempé dans la Révolution, deviendra le complice des conventionnels. Le calcul est juste, et Bonaparte, sans tarder, leur en fournit la preuve en lançant au demi-régicide Cambacérès, qui estime qu’avant de violer une frontière on pourrait peut-être prendre des renseignements complémentaires :

— Vous êtes bien avare, aujourd’hui, du sang des Bourbons !

Mais Cambacérès ne se considère point comme battu. Le conseil terminé, il suit Bonaparte dans son cabinet et lui représente « avec plus de force encore les conséquences de l’acte qu’il va commettre ». Le second consul parle du droit des gens violé, du sang des rois versé, de l’Europe entière qui, à la suite du rapt que l’on prépare pourrait se soulever contre la France :

— Jusque-là étranger à tous les crimes de la Révolution, vous allez nous imiter.

— La mort du duc d’Enghien, répond Bonaparte, ne sera aux yeux du monde qu’une juste représaille de ce qu’on tentait contre moi-même. Il faut bien apprendre à la maison de Bourbon que les coups qu’elle dirige sur les autres peuvent retomber sur elle-même ! La mort, c’est le seul moyen de la forcer à renoncer à ses abominables entreprises !

Puis il répète l’argument mis en avant par Talleyrand :

— Lorsqu’on est aussi avancé, il n’est plus possible de reculer !

Ce même soir, Méneval trouve Bonaparte penché sur une vaste table d’acajou éclairée par des flambeaux. Une grande carte de la région rhénane s’y trouve étalée. Le Premier consul calcule les distances, établit les horaires... Soudain il se relève et dicte à l’intention de Berthier :

— Vous voudrez bien, citoyen Ministre, donner ordre au général Ordener de se rendre dans la nuit en poste à Strasbourg. Le but de la mission est de se porter sur Ettenheim, d’y cerner la ville, d’y enlever le duc d’Enghien, Dumouriez, un colonel anglais...

Durant une heure, dans le palais endormi, Bonaparte dicte, préparant minutieusement tous les détails du guet-apens.

Tard, le soir du 12 mars, le général Ordener, qui a brûlé le pavé, arrive à Strasbourg et, dès le lendemain, s’emploie à mettre à exécution le plan prévu par Bonaparte. Dans la nuit du 14 au 15, au bac de Rhinau, il passera le Rhin avec trois brigades de gendarmerie et trois cents dragons venus de Sélestat, tandis que le reste du régiment et des batteries d’artillerie resteront sur la rive française, prêts à intervenir. Ordener décide de se faire accompagner par le commandant de gendarmerie Chariot, et par le général Fririon, chef d’état-major du général commandant la place de Strasbourg. Fririon dîne ce soir-là – le 13 mars – chez un ancien émigré, M. de Stumpf. C’est là que le rejoint l’ordre d’Ordener. Profondément ému, le général ne peut s’empêcher de confier à son hôte :

— J’ai ordre de me rendre de l’autre côté du Rhin avec une troupe de cavaliers. Mon devoir de soldat est d’obéir... J’obéirai.

Ce même soir, Stumpf adresse un mot à son ami, le baron de Roesch, à Rhinau, en lui demandant, par son frère, le maire du village, de faire prévenir le prince du danger qui le menace. Le message atteindra Enghien le lendemain, 14 mars, au milieu de la journée. Le chevalier envoie un billet au duc le suppliant de venir le rejoindre le même soir dans une île du Rhin ; là, il lui donnera de plus amples renseignements. Enghien, qui est à la chasse, ne change rien au programme de sa journée ; il ne se montre pas inquiet, un coup de main en territoire badois lui semble impossible. Que peut-on lui reprocher ?

Sans doute est-il pensionné par Londres, sans doute, à plusieurs reprises, a-t-il offert son épée au gouvernement anglais pour combattre la France, mais il n’y a là rien de très nouveau ! Depuis 1792, les émigrés ne sont-ils pas à la solde des ennemis de la République ? Il n’est pour rien dans la conjuration de Cadoudal. Il avait même tout d’abord cru le complot inventé de toutes pièces, puis s’était rendu à l’évidence après les aveux des premiers complices arrêtés par la police consulaire.

« Dieu veuille qu’il n’y ait pas beaucoup de victimes, avait-il écrit à son grand-père, et que cette malheureuse histoire ne fasse pas grand tort aux personnes dévouées à la bonne cause. »

Il ne croit pas que le comte d’Artois ou l’un de ses fils aille jamais chouanner. Pour lui, « la bonne cause » est celle que soutiennent les émigrés avec plus de prudence. À un ami qui s’inquiétait de le voir vivre à deux pas de la frontière, il avait écrit : « En ce moment, où l’ordre du conseil privé de Sa Majesté britannique enjoint aux émigrés retraités de se rendre sur les bords du Rhin, je ne saurais, quoi qu’il puisse m’arriver, m’éloigner de ces dignes et loyaux défenseurs de la monarchie. »

Il se contente d’ailleurs « de ne pas s’éloigner » et n’approuve guère les rodomontades des agités d’Offenburg. Il est moins prudent dans son courrier. C’est par la poste qu’il transmet à son père ou à son grand-père les renseignements qui lui parviennent de Strasbourg. « N’oubliez jamais, lui écrivait le vieux prince, qu’il y a tout à parier que vos lettres sont ouvertes... »

Le prince de Condé, comme tout le monde en Europe, avait cru que son petit-fils se rendait parfois à Strasbourg. « Prenez garde à vous, ajoutait-il, ne négligez aucune précaution pour être averti à temps au cas qu’il passât par la tête du consul de vous faire enlever... N’allez pas croire qu’il y ait du courage à tout braver à cet égard ; ce ne serait qu’une imprudence impardonnable aux yeux de l’univers. » Enghien s’était défendu avec chaleur : « Je suis trop fier pour courber bassement la tête et le Premier consul, pourra peut-être venir à bout de me détruire, mais il ne me fera pas m’humilier... On peut prendre l’incognito pour voyager dans les glaciers de la Suisse... Mais pour la France, quand j’en ferai le voyage, je n’aurai pas besoin de m’y cacher... »

— Il faut me connaître bien peu, dira-t-il, pour avoir pu dire que j’aurais mis le pied sur le sol républicain autrement qu’avec le rang et à la place où le hasard m’a fait naître...

Au soir de sa journée de chasse, le duc, en arrivant à Ettenheim, est tout à fait tranquillisé par son ami Schmidt, qui revient d’Igenheim, village voisin, où il a pu converser avec deux individus suspects que l’on avait surpris, le matin même, en train d’inspecter la maison de la Rohanstrasse. Il s’agissait, paraît-il, de deux paisibles marchands. En réalité, ces deux « marchands » étaient deux agents envoyés par Ordener pour établir un ultime rapport.

Les renseignements rapportés par Schmidt n’ont pas tranquillisé la princesse Charlotte. Depuis quelques jours, un pressentiment l’oppresse. Aussi, lorsque le prince lui apprend l’avertissement envoyé par M. de Roesch, son inquiétude se change-t-elle en angoisse : elle supplie le duc de partir le soir même pour Fribourg, où, il y a déjà quelque temps, il a loué une maison. Le prince finit par accepter. Il quittera Ettenheim... mais le lendemain seulement. Il est donc inutile de se rendre à l’invitation du maire de Rhinau. Cependant, afin de tranquilliser Charlotte de Rohan, le duc demande à Schmidt et à Grunstein de passer la nuit auprès de lui.

À onze heures, Enghien se couche, après avoir placé ses armes à son chevet. Toute la maison s’endort. Soudain – il est trois heures du matin – le lieutenant Schmidt se réveille en sursaut : au loin, une rumeur semble monter de la vallée. Grunstein et Canone, le fidèle valet de chambre du prince, viennent le rejoindre. Eux aussi ont entendu. Les trois hommes ouvrent la fenêtre et prêtent l’oreille. Tout paraît calme... On se met au lit.

Une heure plus tard, la maison est réveillée par un piétinement sourd. Enghien, ses amis et ses domestiques, tous carabine au poing, se précipitent aux fenêtres. Au-dessous d’eux, des cavaliers, dont les chevaux ont les sabots enveloppés d’étoffe, emplissent la Rohanstrasse. Le duc ouvre la fenêtre :

— Qui commande ici ?

Une voix répond dans la nuit :

— Nous n’avons pas de comptes à vous rendre !

Enghien met en joue son interlocuteur – c’est le commandant Chariot –, mais Grunstein relève l’arme :

— Monseigneur, vous êtes-vous compromis ?

— Non !

— Eh bien, toute résistance devient inutile. J’aperçois beaucoup de baïonnettes...

Le prince envisage une seconde de fuir par le jardin, mais les deux agents venus le matin ont bien repéré les lieux. Des gendarmes ont franchi le mur, toute la maison est cernée. La porte d’entrée est enfoncée et, une minute plus tard, les soldats envahissent la chambre.

— Qui d’entre vous est le duc ? demande Chariot.

— Vous devez sans doute le connaître, répond le prince avec calme.

— Emmenez-moi tous ces messieurs hors de la ville et attendez-moi près du moulin, ordonne le commandant.

Tandis que les prisonniers s’habillent, Chariot fouille la maison et s’empare des papiers et de la correspondance du prince. Les gendarmes entraînent Enghien et ses compagnons vers le moulin... mais il faut traverser toute la ville. Les habitants se montrent inquiets par cette intrusion de troupes françaises en territoire badois, et certains veulent sonner le tocsin.

— Cette arrestation est convenue avec votre souverain, affirme le commandant.

En réalité, l’Électeur ne sera prévenu que dans la journée, par les soins de Caulaincourt... Il protestera pour la forme, mais s’inclinera devant le fait accompli.

Sur le passage des prisonniers, une femme apparaît à une fenêtre. L’aide de camp du général Fririon s’avance :

— Madame, pourriez-vous m’indiquer, parmi ces gens, quel est le duc d’Enghien ?

La femme éclate en sanglots sans répondre : c’était la princesse Charlotte ! Les soldats, en désespoir de cause, entraînent avec eux un bourgeois d’Ettenheim et, arrivés au moulin, veulent le contraindre à dénoncer le prince. L’Allemand refuse de parler ; Enghien s’avance d’un pas :

— Laissez cet homme. C’est moi qui suis le duc !

Le jour est maintenant tout à fait levé. Une charrette est amenée. Le prince y prend place avec Grunstein. Celui-ci s’inquiète : « Parmi les documents saisis, ne s’en trouve-t-il pas qui puissent l’accabler ? »

— Rien de compromettant qu’on ne sache, réplique Enghien à mi-voix. Je me suis battu, mais, depuis huit ans, la France elle-même n’est qu’un champ de bataille. Je ne pense pas qu’ils veulent ma mort : ils me jetteront dans quelque forteresse...

Et, regardant la plaine du Rhin toute nimbée d’un brouillard matinal, il soupire :

— J’aurai de la peine à m’habituer à cette vie-là !

Arrivés au bac de Rhinau – il est déjà près de onze heures du matin – les prisonniers s’embarquent dans les bateaux plats amenés de Strasbourg par un détachement du génie. Au moment où les soldats poussent l’embarcation dans laquelle le prince, entouré de gendarmes, a pris place, un chien bondit à bord : c’est Mohilof, le carlin russe que la princesse Charlotte a donné au prince lorsqu’ils habitaient la Volhynie. Les gardes le repoussent à coups de botte... mais le chien se jette à l’eau et traverse le Rhin à la nage. Il suivra son maître jusqu’aux fossés de Vincennes.

— Dans le bateau, murmure un officier au duc d’Enghien, mettez-vous au milieu de mes soldats et, si vous savez nager, jetez-vous dans le Rhin ; personne ne tirera.

Mais Chariot fait entourer le prince par ses gendarmes.

C’est à Malmaison que Bonaparte apprend l’arrestation. Il reçoit un rapport précis du commandant Chariot, qu’il faut relire : « Le général Dumouriez, que l’on disait logé avec le colonel Grunstein, n’est autre que le marquis de Thumery qui occupait une chambre du rez-de-chaussée dans la même maison qu’habitait le colonel Grunstein ; je l’ai arrêté dans la maison où il avait couché. J’ai pris des renseignements pour savoir si Dumouriez avait paru à Ettenheim ; on m’a assuré que non, et je présume qu’on ne l’y a supposé qu’en confondant son nom avec celui du général Thumery. Le duc d’Enghien, à qui j’en ai parlé, m’a assuré que Dumouriez n’était point venu à Ettenheim ; qu’il serait cependant possible qu’il eût été chargé de lui apporter des instructions d’Angleterre, mais que, dans tous les cas, il ne l’aurait pas reçu, étant au-dessous de son rang d’avoir affaire à de pareilles gens ; qu’il estimait Bonaparte comme un grand homme, mais qu’étant prince de la maison de Bourbon il lui avait voué une haine implacable, ainsi qu’aux Français auxquels il ferait la guerre dans toutes les occasions... »

Ainsi Bonaparte a la preuve que le maréchal des logis Lamothe s’est lourdement trompé. Le Premier consul pourrait encore arrêter toute l’affaire, mais, irrité par la dernière ligne du rapport du commandant Chariot, il refuse de s’arrêter à la méprise commise par le gendarme. Il ne change rien à ses ordres. Quarante-huit heures plus tard, tandis que le duc d’Enghien quitte Strasbourg et roule vers Paris, un second courrier apporte à Malmaison les papiers saisis à Ettenheim. Des pièces prouvent que le duc se trouvait à la tête d’un réseau antirépublicain, assez paisible, il est vrai, mais ayant des ramifications jusqu’en France. La copie d’une lettre démontre que le prince a pensé à l’éventualité de la mort de Bonaparte : « Il est d’un grand intérêt pour moi de rester rapproché des frontières, écrit-il à son grand-père, car, au point où en sont les choses, la mort d’un homme peut amener un changement total. » Sans doute Enghien pense-t-il à la mort du dictateur sur un champ de bataille – il abhorre le poignard –, mais Bonaparte ne veut voir là qu’une allusion à la réussite des projets de Cadoudal. Le brouillon d’un long rapport adressé par le prince à sir Charles Stuart accuse le dernier des Condé :

« Le duc d’Enghien, écrit-il, sollicite des bontés de Sa Majesté britannique la grâce de jeter les yeux sur lui pour l’employer n’importe comment ni en quel grade, contre ses implacables ennemis, en daignant lui confier le commandement de quelques troupes auxiliaires, dans lesquelles il pût placer d’anciens officiers fidèles de sa nation et les déserteurs qui pourraient le rejoindre. Le nombre en serait grand dans ce moment, dans les troubles de la République. Le duc d’Enghien, pendant un séjour de deux années sur les frontières de France, a été à portée de s’en convaincre d’une manière positive. »

Joséphine, ayant appris ses projets de la bouche même de son mari, le supplie de ne pas souiller ses mains du sang des Condés.

— Les femmes doivent demeurer étrangères à ces sortes d’affaires, lui répond-il. Ma politique demande ce coup d’État ; j’acquerrai par là le droit de me rendre clément dans la suite. L’impunité encouragera les partis, je serai donc obligé de persécuter, d’exiler, de condamner sans cesse, de revenir sur ce que j’ai fait pour les émigrés, de me mettre dans les mains des jacobins. Les royalistes m’ont déjà plus d’une fois compromis à l’égard des révolutionnaires. L’exécution du duc d’Enghien me dégage vis-à-vis de tout le monde.

Le soir, Joséphine insiste encore et Bonaparte perd patience :

— Allez-vous-en, vous n’êtes qu’une enfant !

— Eh bien, réplique-t-elle, eh bien, Bonaparte, si tu fais tuer ton prisonnier, tu seras guillotiné toi-même, comme mon premier mari, et moi, cette fois, par compagnie avec toi !

Bonaparte hausse les épaules. Les femmes n’entendent rien à la politique : c’est là une pensée bien ancrée chez lui. Murat prend son courage à deux mains et montre sa désapprobation. Bonaparte lui répond :

— Citoyen Murat, si le duc de Berry était à Paris logé chez M. de Cobenzl, et M. d’Orléans logé chez le marquis de Gallo, non seulement je les ferais arrêter cette nuit et fusiller, mais je ferais aussi arrêter les ambassadeurs et leur ferais subir le même sort ; et le droit des gens ne serait en rien compromis... Il n’y a d’autre prince à Paris que le duc d’Enghien qui arrivera demain à Vincennes. Soyez certain de cela et ne souffrez même pas qu’on vous dise le contraire.

Fouché aura-t-il plus de chance ? Il arrive à Malmaison le matin à neuf heures. Bonaparte se promène à grands pas dans le parc :

— Je vois, lui dit-il ce qui vous amène. Je frappe aujourd’hui un grand coup qui est nécessaire.

« Je lui représentai alors qu’il soulèverait la France et l’Europe, raconte le régicide, s’il n’administrait pas la preuve irrécusable que le duc conspirait contre sa personne à Ettenheim. »

— Qu’est-il besoin de preuve ? s’écrie Bonaparte. N’est-ce pas un Bourbon, et de tous le plus dangereux ?

Fouché. insiste, expose « des raisons politiques propres à faire taire la raison d’État ». C’est en vain. Le consul finit par lui dire avec humeur :

— Vous et les vôtres n’avez-vous pas dit cent fois que je finirais par être le Monk de la France et par rétablir les Bourbons ? Eh bien, il n’y aura plus moyen de reculer. Quelle plus forte garantie puis-je donner à la Révolution que vous avez cimentée du sang d’un roi ? Il faut d’ailleurs en finir. Je suis environné de complots. Il faut imprimer la terreur ou périr.

Dans l’après-midi, le Consul se rend à Paris pour tenir conseil aux Tuileries. La réunion terminée, avant de regagner Malmaison, il dicte ce procès-verbal : « Sur le compte rendu du Grand Juge, ministre de la Justice, de l’exécution des ordres donnés par le gouvernement le 16 de ce mois, relativement aux conspirateurs qui s’étaient réunis dans l’électorat de Bade : le Gouvernement arrête que le ci-devant duc d’Enghien, prévenu d’avoir porté les armes contre la République, d’avoir été et d’être encore à la solde de l’Angleterre, de faire partie des complots tramés par cette dernière puissance contre la sûreté intérieure et extérieure de la République, sera traduit devant une commission militaire composée de sept membres, nommés par le général gouverneur de Paris, et qui se réunira à Vincennes. »

L’arrivée du duc d’Enghien à Paris est prévue pour le même soir. Bonaparte aurait alors ordonné à Murat, nouveau gouverneur de Paris : « Faites entendre aux membres de la commission qu’il faut terminer dans la nuit, et ordonnez que la sentence, si, comme je n’en puis douter, elle porte condamnation à mort, soit sur-le-champ exécutée et le condamné enterré dans un des coins du fort ». Le document – controversé – est-il authentique ? Quoi qu’il en soit, la commission doit juger dans la nuit – et Bonaparte le confirmera au général Hulin, commandant des grenadiers de la Garde consulaire.

La soirée venue, Napoléon semble détendu. Est-ce parce qu’il a pris sa décision ? Toujours est-il que, tout en disputant une partie d’échecs, Mme de Rémusat l’entend murmurer entre ses dents :

— Soyons amis, Cinna...

Puis, au milieu du silence général, il lance le vers de Gusman, dans Alzire :

Et le mien quand, ton bras vient de m’assassiner...

Mme de Rémusat lève la tête, regarde le consul et le voit sourire :

« En vérité, dira-t-elle, je crus dans ce moment qu’il était possible qu’il eût trompé sa femme et tout le monde et qu’il préparât une grande scène de clémence. Cette idée, à laquelle je m’attachai fortement, me donna du calme ; mon imagination était bien jeune alors, et d’ailleurs, j’avais un tel besoin d’espérer ! »

— Vous aimez les vers, lui dit-il.

La « dame pour accompagner » avait bien envie de répondre : « Surtout quand ils font application », mais elle n’osa pas.

Tandis que le duc d’Enghien arrive à Vincennes, tandis que la commission militaire – effarée du rôle qui lui est imposé – prend connaissance du dossier, un dossier de cinq feuillets contenant uniquement les questions à poser à l’accusé, Bonaparte adresse ce billet à Réal : « Rendez-vous sur-le-champ à Vincennes pour faire interroger le prisonnier. Voici l’interrogatoire que vous ferez : « — Avez-vous porté les armes contre votre patrie ? — Avez-vous été à la solde de l’Angleterre ? — Avez-vous voulu offrir vos services à l’Angleterre ? — N’avez-vous pas oublié tout sentiment de la nature jusqu’à appeler le peuple français votre plus cruel ennemi ? — N’avez-vous pas proposé de lever une légion et de faire déserter les troupes de la République, en disant que votre séjour pendant deux ans près des frontières vous avait mis à même d’avoir des intelligences parmi les troupes qui sont sur le Rhin ? » Et enfin : « — Avez-vous connaissance du complot tramé par l’Angleterre et tendant au renversement du gouvernement de la République, et le complot ayant réussi ne deviez-vous pas entrer en Alsace et même vous porter à Paris, selon les circonstances ?... »

Réal dort paisiblement chez lui, mais, à Vincennes, on réveille le prisonnier qui, écrasé de fatigue, s’est endormi :

— Pourquoi si tôt ? Le jour ne paraît pas encore.

— On va vous juger.

— Et sur quoi ?

— Sur ce que vous avez voulu assassiner le Premier consul.

Enghien essaye de comprendre. On l’entend murmurer :

— Voyons, voyons...

Il se lève, s’habille...

— Il me semble que quelques heures plus tard vous auraient convenu, et à moi aussi. Je dormais si bien !

On traverse la cour détrempée. Le prince devine les détachements de grenadiers, cuirassiers, gendarmes, qui attendent l’arme au pied. Dans une petite pièce attenante au « tribunal », un capitaine interroge le prisonnier. Enghien raconte sa vie, reconnaît recevoir une pension de l’Angleterre – ses biens ne sont-ils pas confisqués par la République ? – et affirme n’avoir jamais été en contact avec Cadoudal et Dumouriez. Il n’a participé à aucun complot ; il combat à visage découvert. Quant à Pichegru le duc affirme ne pas le connaître.

— Je me loue de ne pas l’avoir connu, en pensant aux vils moyens dont il a voulu se servir... s’ils sont vrais.

Le bref interrogatoire terminé, on lui tend la plume. « Avant de signer le présent procès-verbal, écrit Enghien, je fais avec instance la demande d’avoir une audience particulière avec le Premier consul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et l’horreur de ma situation me font espérer qu’il ne refusera pas ma demande. »

Les juges délibèrent. Ne faut-il pas surseoir au procès afin de transmettre au Premier consul la demande légitime du prisonnier ? Réal devrait se trouver là ce soir, mais il dort toujours... Nul doute que le conseiller aurait transmis au maître la requête du prince. Il est permis de penser qu’après cette entrevue entre le soldat de Rivoli et celui de Berstheim, le sang n’aurait peut-être pas coulé... Mais en l’absence de Réal, c’est Savary qui commande. Les juges sont là pour « juger sans désemparer ». Qu’ils obéissent !

On ouvre la porte du salon. Quelques officiers montent de la cour. Savary, resté debout derrière la chaise du président, le général Hulin, se chauffe à la cheminée. Le prince, entouré de gendarmes, pénètre dans la pièce. On devine avec quelle curiosité, avec quel intérêt, ces officiers – six sur sept sont des soldats de la République – regardent ce Bourbon aux longs cheveux châtains, aux yeux clairs, au nez en bec d’aigle, ce dernier des Condés qu’ils vont juger sans documents, sans pouvoir même lui accorder un avocat. Ce n’est pas un procès, mais un assassinat.

— Avez-vous pris les armes contre la France ?

— Regardez-moi, je suis un Bourbon : c’est vous qui avez tiré les armes contre moi. J’ai soutenu les droits de ma famille. Un Condé ne peut rentrer en France que les armes à la main. Ma naissance, mon opinion me font à jamais l’ennemi de votre gouvernement.

Selon Savary, dans ses Mémoires, Hulin aurait alors fait allusion au complot de Cadoudal.

— Vous ne parviendrez jamais à nous faire croire que vous étiez indifférent à des événements dont les conséquences devaient être capitales pour vous...

— Monsieur, je vous comprends très bien, aurait répondu Enghien après un silence ; mon intention n’était pas d’y rester indifférent. J’avais demandé à l’Angleterre du service dans ses armées et elle m’avait fait répondre qu’elle ne pouvait m’en donner, mais que j’eusse à rester sur le Rhin, où j’avais incessamment un rôle à jouer, et j’attendais. Monsieur, je n’ai plus rien à vous dire.

Si telles furent véritablement les paroles prononcées par le prince, ce demi-aveu pouvait apaiser la conscience des juges et leur permettre de croire à une certaine complicité avec Georges.

— Emmenez l’accusé et faites évacuer la salle.

La délibération est brève. Hulin dicte au greffier :

« Le conseil délibérant à huis clos, le président a recueilli les voix en commençant par le plus jeune en grade ; le président ayant émis son opinion le dernier, l’unanimité des voix a déclaré l’accusé coupable et lui a appliqué... »

Le général s’arrête. En vertu de quelle loi vont-ils condamner ce cousin de Louis XVI, qui, en combattant la République régicide, a essayé de venger ses morts et de reprendre ce qui lui a été pris ? Hulin hésite, puis se lance... On complétera le jugement plus tard !

« ... Et lui a appliqué l’article... de la loi du... ainsi conçu... et, en conséquence, l’a condamné à la peine de mort. Ordonne que le présent jugement sera exécuté de suite à la diligence du capitaine rapporteur... »

Hulin reprend maintenant la plume pour demander au Premier consul d’accorder au condamné l’audience qu’il sollicitait.

— Que faites-vous là ? lance Savary en voyant le président commencer sa lettre.

— J’écris au Premier consul...

L’exécuteur des hautes oeuvres tranche le débat :

— Votre affaire est finie. Le reste me regarde !

Et, pendant ce temps, Réal dort toujours.

Enghien, lui, n’a plus sommeil. Il bavarde avec l’officier de gendarmerie – le lieutenant Noirot — qui a servi sous l’ancien régime. Quelques noms oubliés, des noms déjà d’un autre temps, résonnent dans la pièce nue : Chantilly... le comte de Crussol... le mestre de camp de Navarre-Cavalerie. Soudain, la clef grince dans la serrure. C’est le gouverneur de Vincennes, le commandant Harel qui pénètre dans la pièce, une lanterne à la main, et suivi d’un gendarme.

— Monsieur, veuillez me suivre.

Que lui veut-on ? Résigné, il se lève, prend son manteau, siffle Mohilof et, flanqué du lieutenant Noirot et du gendarme, suit le commandant. Il pleut toujours, la lanterne fait miroiter les flaques d’eau de la cour. Le petit groupe arrive au pied de la haute tour du Diable. Harel soulève son quinquet. Une poterne se détache de l’ombre. La clef grince dans la serrure rouillée et l’on pénètre dans une vaste pièce circulaire dont la lueur jaune du falot ne parvient pas à dissiper les ténèbres. Le commandant se dirige vers l’entrée d’un escalier qui s’enfonce dans la nuit. Enghien s’arrête. Sa voix angoissée résonne sous la haute voûte de pierre :

— Où me conduisez-vous ? Si c’est pour m’enterrer vivant dans un cachot, j’aime mieux mourir.

Il y a un silence. Chacun entend battre son coeur.

— Monsieur, dit enfin Harel d’une voix étouffée, veuillez me suivre et rassembler tout votre courage.

Le prince a-t-il compris ? L’idée que le Premier consul a décidé sa mort après un semblant de jugement est si loin de lui !...

L’escalier paraît interminable ; enfin, l’air glacé le frappe au visage. Le condamné se trouve sur un perron surplombant les douves. Encore quelques marches glissantes et, sous la pluie qui tombe maintenant en rafales, il foule l’herbe détrempée. Le prisonnier et ses geôliers contournent bientôt l’énorme tour d’angle qui fait saillie, la tour de la Reine. Soudain, Enghien devine, plus qu’il ne les voit, massés dans l’ombre, derrière un rideau de pluie, des détachements de toutes les troupes qui ont envahi le château. Çà et là oscillent les faibles lueurs des lanternes qui essayent de percer l’obscurité et font étinceler, durant un bref instant, les armes ruisselantes. En avant, sur deux rangs, un peloton de seize gendarmes attend l’arme au pied.

Enghien a enfin compris.

Il voit, comme dans un mauvais rêve, un sous-officier s’avancer vers lui. L’homme tient à la main un falot, il s’arrête à deux pas, et, non sans mal, déplie une feuille de papier. C’est le jugement. La voix s’élève, résonne entre les hautes murailles. On entend la pluie qui crépite sur les casques. Deux dates commencent et achèvent le texte.

« A répondu se nommer Louis-Antoine-Henri de Bourbon, duc d’Enghien, né à Chantilly, le 2 août 1772.

................................................................................................................

« Fait, clos et jugé sans désemparer, à Vincennes, les jour, mois et heure que dessus : 30 ventôse, an XII de la République, à deux heures du matin. »

2 août 1772... 30 ventôse, an XII. Il n’a pas trente-deux ans !

— Y a-t-il quelque qui veuille me rendre un dernier service ?

Noirot s’avance, puis, après avoir écouté le prince qui lui parle à l’oreille, se tourne vers le peloton :

— Gendarmes, l’un d’entre vous a-t-il une paire de ciseaux ?

— Moi.

L’objet passe de main en main. Enghien coupe une mèche de ses cheveux, enlève l’anneau d’or qu’il porte à son doigt et glisse le tout dans la lettre qu’il écrivait avant de se coucher à la princesse Charlotte.

— Voulez-vous faire passer ceci à la princesse de Rohan-Rochefort ?

D’une voix plus forte, il demande un prêtre. La réponse lui est donnée du haut du pont-levis qui enjambe le fossé.

— Pas de capucinade !

C’est la voix de Savary.

Enghien, tout en chassant son chien Mohilof, toujours collé à ses jambes, se dirige vers un pommier rabougri qui a poussé là, au pied de la muraille.

Il se met à genoux, se recueille un instant, puis se relève. On l’entend murmurer :

— Il faut donc mourir, et de la main des Français !

La voix sèche de Savary troue de nouveau la nuit :

— Adjudant, commandez le feu !

Le sous-officier enlève son chapeau. C’est le signal. La salve éclate, roule et se répercute longuement. Une fumée épaisse rend la nuit encore plus opaque. Les gendarmes s’avancent, retournent le corps. Le visage, fracassé par plusieurs balles, est méconnaissable, puis le cadavre est lancé dans un trou préparé là depuis le début de l’après-midi, la face tournée vers l’eau qui a rempli le fond de la fosse. Une pierre glisse sur la nuque, des pelletées de terre hâtivement jetées comblent la tranchée.

Quelques instants plus tard, il n’y a plus au fond des douves que Mohilof qui tourne en rond autour du tertre boueux et qui hurle à la mort.

Réal n’a pas été réveillé. Il dort toujours, et la lettre du Premier consul attend là, bien en évidence, sur sa table de nuit. Il en prend connaissance à son réveil. Affolé, il revêt rapidement sa tenue de Conseiller d’État et se hâte sur le chemin de Vincennes. À la barrière il rencontre Savary qui lui demande où il va.

— À Vincennes, lui répond-il ; j’ai reçu hier au soir l’ordre de m’y transporter pour interroger le duc d’Enghien.

Réal, stupéfait, entend alors Savary, tout aussi stupéfait, lui dire que tout est fini. Tandis que Réal, tremblant pour sa place, rentre chez lui, Savary prend la route de Malmaison. Sans doute à Vincennes n’a-t-on pas attendu le conseiller, mais Savary a la conscience tranquille. Le Premier consul n’a-t-il pas donné l’ordre de tout terminer dans la nuit ? Il n’a donc rien à se reprocher.

— Vous voyez bien Savary ? dira un jour un officier au préfet Castellane, il vous étouffe de caresses. Eh bien, si l’Empereur lui disait de vous tuer, il viendrait à vous, vous prendrait tendrement la main et vous dirait : « Mon ami, je suis au désespoir ! Je suis obligé de vous envoyer dans l’autre monde, l’Empereur le veut ainsi... »

À onze heures, Savary est introduit chez le Premier consul et lui annonce que tout est terminé, Bonaparte semble surpris. Cette hâte l’étonné – ce qui tendrait à prouver que l’ordre donné à Murat la veille est peut-être apocryphe. Savary commence son récit que Bonaparte écoute avec attention, fixant le général de ses « yeux de lynx » :

— Il y a là quelque chose qui me dépasse, dit-il ; voilà un crime qui ne mène à rien et qui ne tend qu’à me rendre odieux.

En sortant du cabinet de travail du Consul, Savary rencontre Joséphine :

— Eh bien ? Est-ce donc fait ?

— Oui Madame, il est mort ce matin, et, je suis forcé d’en convenir, avec beaucoup de courage... Après sa mort, on a permis aux gendarmes de prendre ses vêtements, sa montre, et l’argent qu’il avait sur lui : aucun n’a voulu y toucher.

Joséphine se serait alors précipitée dans la chambre de Bonaparte :

— Le duc d’Enghien est mort, lui aurait-elle dit. Ah ! mon ami, qu’as-tu fait ?

Le Premier consul aurait répondu :

— Les malheureux ont été trop vite.

Il paraît sincèrement regretter la rapidité avec laquelle tout a été conduit – selon ses propres désirs –, mais il va couvrir ses sous-ordres. Le dîner se déroule dans le plus profond silence. En se levant de table, Bonaparte – semblant répondre à cette muette réprobation – s’écrie, violent :

— Au moins, ils verront ce dont nous sommes capables. Dorénavant, j’espère qu’on nous laissera tranquilles !

Passé au salon où le lourd silence se prolonge, il lancera encore :

— J’ai versé du sang, je le devais, et j’en répandrai peut-être encore, mais sans colère et tout simplement parce que la saignée entre dans les combinaisons de la médecine politique. Je suis l’homme de l’État, je suis la Révolution française, et je la soutiendrai.

Ce même jour, Chateaubriand, nommé par Bonaparte chargé d’affaires auprès de la République du Valais, entend dans la rue crier la nouvelle :

« Jugement de la commission militaire spéciale convoquée à Vincennes qui condamne à la peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de Bourbon, né le 2 août 1772 à Chantilly ».

« Ce cri, écrit-il, tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu’il changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi, je dis à Mme de Chateaubriand : « Le duc d’Enghien vient d’être fusillé. » Je m’assis à une table et je me mis à écrire ma démission. Mme de Chateaubriand ne s’y opposa point.

Elle ne se dissimulait pas mes dangers ; on faisait le procès du général Moreau et de Georges Cadoudal : le lion avait goûté le sang, ce n’était pas le moment de l’irriter. »

Le 24 mars, Bonaparte quitte Malmaison. Au Conseil d’État, où il se rend sitôt rentré, il réclame toute la responsabilité de l’événement :

— Que la France ne s’y trompe pas, elle n’aura ni paix ni repos jusqu’au moment où le dernier individu de la race des Bourbons sera exterminé. J’en ai fait saisir un à Ettenheim. Le Margrave, sur ma première proposition, a consenti à ce que je m’en emparasse, et, en effet, quel droit des gens ont à réclamer ceux qui ont médité l’assassinat ?...

Après un bref silence, il reprend :

— J’ai fait juger et exécuter le duc d’Enghien pour éviter de tenter les émigrés rentrés qui se trouvent ici. J’ai craint que la longueur d’un procès, la solennité d’un jugement ne réveillassent dans leur âme des sentiments qu’ils n’avaient pas pu s’empêcher de manifester, que je ne fusse obligé de les abandonner à la police et d’étendre ainsi le cercle des coupables au lieu de le resserrer.

Il précise encore :

— Au surplus, il a été jugé par une commission militaire et il en était justiciable : il avait porté les armes contre la France, il nous avait fait la guerre. Par sa mort, il nous a payé une partie du sang de deux millions de citoyens français qui ont péri dans cette guerre. On verra par les papiers saisis chez lui qu’il n’était établi à Ettenheim que pour être à portée d’entretenir une correspondance à l’intérieur de la France. Je l’ai fait arrêter dans le margraviat de Bade. Qui sait si je n’aurais pas pu faire également enlever à Varsovie les autres Bourbons qui s’y trouvent ?

Le même soir, pour prendre le pouls de la capitale, il se rend à l’Opéra avec Joséphine. « De l’air de quelqu’un qui marche au feu d’une batterie », il s’avance vers le devant de la loge. Les applaudissements crépitent. Ainsi, selon le mot de Chateaubriand, le vent avait soufflé et tout était fini.

Cependant, à Saint-Cloud, en apercevant un buste du Grand Condé placé dans un passage conduisant à son cabinet, il ordonna, d’un ton brusque et d’une voix agitée :

— Qu’on porte ce buste ailleurs !

Dix jours avant de mourir, Napoléon fit rouvrir son testament et ajouta ces lignes :

« J’ai fait arrêter et juger le duc d’Enghien parce que c’était nécessaire à la sûreté, à l’intérêt et à l’honneur du peuple français, lorsque le comte d’Artois entretenait, de son aveu, soixante assassins dans Paris. Dans une semblable circonstance, j’agirais encore de même. »

Après cet aveu, il serait puéril de reprocher à Savary sa hâte trop féroce et à Réal son sommeil trop profond. La nuit de Vincennes est bien l’oeuvre de Bonaparte. C’est lui – et lui seul – qui, en pleine conscience, a fait du duc d’Enghien « de la poussière avant le temps ».

Le roulement du feu de peloton de Vincennes se fait entendre à travers toute l’Europe. Les Russes sont les plus révoltés. Ceux qui, avec l’accord d’Alexandre, ont massacré quatre ans auparavant – et de quelle manière ! – le tsar Paul Ier, fustigent « le plus lâche des usurpateurs, ce vrai tigre qui gouverne la France ».

Le Tsar, qui ordonne à sa cour de prendre le deuil – alors qu’il n’a avec les Bourbons aucun lien du sang – entraîne l’Europe dans une véritable croisade contre « le chef des brigands, le monstre tapi dans son repaire des Tuileries ». Mais l’Autriche, bien que « troublée à la nouvelle du drame de Vincennes », n’ose rien dire. Cobenzl l’avoua sans ambages : son pays « avait peur de Bonaparte ». Et la Prusse ? La reine de Prusse envisage un moment de prendre le deuil, mais son ministre, Hardenberg, ramène la souveraine aux réalités :

— Notre situation, lui dit-il, ne semble pas permettre de s’y livrer à l’exemple de la Russie qui se trouve dans une situation si différente qu’il ne lui coûte rien de déployer ce sentiment, tandis que nous lui servons de boulevard.

Le Tsar garde cependant l’espoir que l’Électeur de Bade, dont on a violé le territoire, sera poussé par la Diète germanique à faire davantage que la molle lettre de protestation écrite au lendemain du guet-apens d’Ettenheim. Il n’en fut rien : au seul nom de Bonaparte, l’Électeur était pris de tremblements. Quant aux Bourbons d’Espagne, de Naples et de Florence, ils se gardent même de prendre le deuil de leur cousin, et la reine d’Étrurie – reine de par la volonté de Napoléon – fait dire aux Tuileries que : « si quelque chose avait pu donner à la Reine de la consolation, en apprenant la mort de ce prince, c’était la manière délicate dont le Premier consul s’était servi pour lui faire part de cet événement ».

La « cour de Pétersbourg » en fut donc pour les frais de son « incartade », selon l’expression de Napoléon, et c’est Talleyrand qui, tout en riant derrière son masque, eut le mot de la fin en écrivant au chancelier russe : « On peut se demander, si, lorsque l’Angleterre méditait l’assassinat de Paul I », on eût connaissance que les auteurs de ces complots se trouvaient à une lieue des frontières, on n’eût pas été empressé de les faire saisir. »

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Pour que la place soit nette, il ne reste plus qu’à faire le procès de Moreau, de Georges Cadoudal et de Pichegru. Le moral de ce dernier est au plus bas. Il se rend compte combien il a eu tort de quitter Londres. La France a adopté Bonaparte, l’aime, lui est reconnaissante d’avoir fait cesser l’anarchie. Une conspiration royaliste n’a plus aucune chance d’aboutir. Pichegru songe au suicide. Or, à ce moment même Bonaparte confie à Réal :

— Avant de commettre une faute, il a bien et honorablement servi son pays. Je n’ai pas besoin de son sang. Dites-lui qu’il faut regarder tout ceci comme une bataille perdue. Il ne pourra rester en France. Pressentez-le sur Cayenne. Il connaît le pays. On pourrait lui faire une belle position.

Pichegru accepte avec empressement la proposition.

— Avec six millions, dit-il, et six mille nègres, on ferait de Cayenne le plus important de nos établissements coloniaux.

Comment expliquer ce qui suivit ? Réal, pour une raison que nous ignorons encore, ne revient plus au Temple durant quelque temps et le général retombe dans son découragement.

— Je vois bien que M. Réal a voulu m’amuser avec son histoire de Cayenne, dit-il au concierge de la prison.

Et c’est le drame.

Le 6 avril 1804, le gardien Poron entre, comme chaque matin, dans la cellule de Pichegru pour allumer le feu. Il est sept heures. Le prisonnier paraît dormir. Une demi-heure plus tard, comme le général sommeille toujours, Poron s’approche et découvre que Pichegru est mort. Il semble s’être étranglé lui-même avec sa cravate de soie noire dans laquelle il a passé un petit bâton « pour faire tourniquet »... À son chevet se trouve encore ouverte, à la page de la mort de Caton, un exemplaire des Pensées de Sénèque : « Non, je ne crois pas que Jupiter ait jamais rien vu de plus beau que Caton invincible... Allons, mon âme, commence l’entreprise que tu médites depuis si longtemps ! »

— Quelle fin pour le vainqueur de la Hollande ! s’exclame Bonaparte.

Comment Pichegru a-t-il eu la force de se tuer en se servant de sa cravate comme d’un garrot ? C’est la question que se pose le public. Assurément, affirment certains, le Premier consul a fait étrangler son ennemi « par ses mameluks » !

Le rapport d’autopsie le précise : « Nous avons constaté que tous les vaisseaux du cuir chevelu étaient gorgés de sang, la surface de la dure-mère injectée, que la surface intérieure du cerveau était gorgée de sang, ainsi que les deux lobes du poumon, que le cervelet n’offrait rien de particulier, que l’oesophage dans toute sa longueur était parfaitement sain, jusqu’à l’endroit du col où la strangulation s’est effectuée, pourquoi nous continuons de penser que Charles Pichegru, ex-général, s’est suicidé. »

« Il s’est suicidé. » Telle doit être également, pensons-nous, la conclusion de l’Histoire, et cela en dépit de l’invraisemblance de cette strangulation par tourniquet exécutée par l’étranglé lui-même... Bonaparte n’avait rien à gagner en faisant mourir Pichegru avant son procès, alors qu’il avait tout à perdre par son suicide... Il le dira à Réal :

— Nous avons perdu la meilleure pièce à conviction contre Moreau !

Le Consul aurait assurément gracié Pichegru, prouvant encore qu’il était déjà assez puissant pour dédaigner ses adversaires. La condamnation de Pichegru ne pouvait rien ajouter au sang déjà versé. La mort du duc d’Enghien suffisait comme exemple destiné à décourager et à désarmer le parti royaliste.

La crainte de voir disparaître le Premier consul va hâter le dénouement. Pour les Jacobins, les anciens régicides, Bonaparte a désormais versé le même sang qu’eux :

— Je suis enchanté, s’exclame le « républicain éprouvé » Curée, Bonaparte s’est fait de la Convention.

Assurément – éternelle crainte –, il n’imitera point le général Monk. On peut lui offrir la couronne à laquelle il pense depuis un an : il la gardera pour lui ! Napoléon se trouve poussé vers la monarchie, non seulement par quelques sénateurs arrivistes – tel Fontanes –, mais aussi par la force même des choses. Ainsi que le constate un agent royaliste : « Il n’a que son épée, et c’est un sceptre qui se transmet. » Un dictateur ne peut cesser d’être, si j’ose dire, viager qu’en ceignant une couronne. De tous les côtés – et surtout émanant de l’armée – parviennent des adresses aux Tuileries, demandant que le consul – les deux autres n’existent déjà plus – se fasse empereur. On voit même, nous rapporte Thibaudeau, des marins de l’escadre de Toulon exiger le prompt divorce d’avec Joséphine, afin que Bonaparte puisse se remarier et créer une dynastie. Partout, on parle de l’empire comme étant « le moyen certain de fixer la paix et la tranquillité de la France ».

C’est Fouché – le massacreur de Lyon – qui vient se proposer pour matérialiser les désirs de la Nation, rallier les hésitants, gagner les opposants. Une commission est créée et, le 27 mars, une semaine après l’exécution du duc d’Enghien – on ne perdait point de temps... – le Sénat « invite » le Premier consul « à achever son ouvrage en le rendant immortel comme sa gloire »...

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Le corps du malheureux qui pourrissait dans les douves de Vincennes allait servir de marche au nouveau trône.

Le Sénat ayant également posé la question du pouvoir héréditaire, Joséphine, en cette veille du règne, tremble toute !

— Bonaparte, murmure-t-elle, ne te fais point roi !

Il hausse les épaules. Son parti est maintenant pris.

À trois reprises, le rapporteur, influencé par Joseph, écrit que l’hérédité sera créée dans la famille Bonaparte. À trois reprises le texte revient de Saint-Cloud corrigé : l’hérédité ne devait figurer que « dans les descendants de Napoléon Bonaparte ». Mais ces « descendants » n’existaient point – ou pas encore. Ne pourrait-on pas en créer par une adoption ? Puisque Joséphine ne pouvait donner d’enfants à son mari, pourquoi ne pas choisir comme héritier le fils d’Hortense ? Bonaparte en accepte l’idée, soufflée, on s’en doute, par la future impératrice. Il s’adresse tout d’abord à Joseph pour lui demander d’abandonner son droit d’aînesse :

— Je veux tout ou rien, répond Joseph. Je me réunirai à Sieyès, à Moreau même s’il le fait, à tout ce qui reste en France de patriotes et d’amis de la liberté pour me soustraire à tant de tyrannie.

Passant outre – et accédant encore à la prière de sa femme – le Premier consul va voir Hortense. Celle-ci a raconté la scène :

« Le Consul arriva chez moi avec ma mère. Contrarié de n’y point trouver mon mari, il ne dit rien et se promena seul dans le jardin. Ma mère m’apprit qu’il était venu dans l’intention de demander notre fils qu’il voulait adopter. Cette idée m’effraya... Le soir, Caroline me dit que la famille, instruite des projets du Consul, les combattrait avec force, que ses frères avaient plus de droits que mon fils, qu’ils les soutiendraient... J’en parlai à mon mari qui m’assura que jamais il ne consentirait à céder son fils et il me montra une lettre par laquelle il en faisait la déclaration à son frère avec le conseil de divorcer comme seul moyen d’arranger les choses. Je demeurai toute confuse pour mon mari, tout agitée pour ma mère que je vis sortir pleine de tristesse et d’abattement. Elle m’apprit aussi que toute la famille voulait engager le consul à se séparer d’elle. Quant à lui, pour la première fois, il me traita en personne raisonnable, me parla de son désir d’adopter un héritier et me parut blessé de la lettre de Louis. Je lui demandai de rester neutre dans une telle circonstance et d’obéir à un mari effrayé, peut-être avec raison, de toutes ces haines qui s’élevaient déjà autour d’un enfant. Le consul garda un moment le silence et le rompit en disant :

— Je ferai une loi qui me rendra au moins maître de ma famille. »

En attendant de résoudre cette insoluble question, Bonaparte, le 25 avril, prend la décision d’associer sa femme au trône et, ses réflexions terminées, il répond enfin à la demande des sénateurs, les invitant « à lui faire connaître leur pensée tout entière ».

Le 30 avril, Curée – « républicain » toujours « éprouvé » – prend la parole au Tribunat. On lui a soufflé sa leçon : il demande que le gouvernement de la république soit confié à un empereur, et que cet empire soit héréditaire. Après trois jours de débats, le Tribunat émet le voeu suivant :

1° — Que Napoléon Bonaparte fût nommé empereur et en cette qualité fût chargé du gouvernement de la République française.

2° — Que le titre d’Empereur et le pouvoir impérial fussent héréditaires dans sa famille, de mâle en mâle, par primogéniture.

3° — Enfin, qu’en apportant à l’organisation des autorités constituées les modifications que commandait l’établissement d’un pouvoir héréditaire, l’égalité, la liberté, les droits du peuple fussent conservés dans leur intégralité.

Le 4 mai – le ciel est couvert et quelques gouttes d’eau tombent par intervalles – une délégation du Tribunat est reçue par le Sénat et lui fait part du « voeu » qui a été formé : la création d’une nouvelle monarchie. Le président de la haute assemblée leur déclare alors, et le plus sérieusement du monde :

— Vous exercez pour la première fois près du Sénat cette initiative républicaine et populaire que vous ont déléguée les lois fondamentales.

Le Consulat s’achève. Dans quelques jours, au son du canon, le Sénat apportera à Bonaparte le décret instaurant pour lui la dignité impériale.