VI

LE GÉNÉRAL VENDÉMIAIRE

Ceux qui ne savent pas se servir des circonstances sont des niais.

NAPOLÉON.

SES compagnons sont émerveillés : Napoleone parle – et parle d’abondance. Il se trouve debout, appuyé à une console de marbre, entre les deux fenêtres du salon de M. et Mme de Marmont — les parents de son aide de camp qui demeurent au Châtelot, à Châtillon-sur-Seine – et bavarde durant quatre heures avec une voisine de ses hôtes, la jeune Victorine de Chastenay portant le titre de chanoinesse – ce qui lui confère le droit d’être appelée Madame. La première impression n’a pas été bonne : il s’est montré fort taciturne, n’a émis que des monosyllabes, faisant sèchement remarquer à la jeune fille qu’elle s’exprime mal en italien, et a « prescrit » à son frère Louis de calculer le logarithme de 44 ! Mme de Chastenay, la mère de Victorine, a dû intercéder pour obtenir la permission d’envoyer le jeune homme se distraire en visitant la forge de Sainte-Colombe.

Et voici que, brusquement, ce pion morose et ennuyeux s’anime et entrouvre son coeur. Aussi bien « l’état-major » que la jeune chanoinesse s’étonnent : ce n’est plus un ancien officier du roi ou un général sans-culotte qu’ils ont devant eux, mais un homme se plaçant au-dessus des partis.

— Veut-on étudier les événements de Lyon, et même ceux de Toulon, déclare-t-il ? Aucune prévoyance, aucun plan dans la résistance lyonnaise. Le courage, l’énergie des plus beaux caractères y ont perdu leur influence par le défaut des conceptions et l’incertitude du but. À Toulon, les négociants avaient commencé par placer sur des vaisseaux une grande part de leurs richesses, prêts eux-mêmes à mettre la voile si la chance tournait contre eux. Ce n’est pas ainsi qu’on fait une guerre civile...

Napoleone est apprivoisé. Il aide la chanoinesse à faire un bouquet de bleuets et accepte de participer aux petits jeux. « Par suite d’un gage touché, racontera encore la jeune fille, je vis à genoux, devant moi, celui qui vit bientôt l’Europe aux siens. Nous dansâmes des rondes. Notre compatriote Junot, alors aide de camp du général et, depuis, général et duc d’Abrantès, nous beugla la ronde si connue : « Mon berger n’est-il pas drôle ? », et ce fut une très bruyante joie. »

Le 23 mai, en mettant Buonaparte et son petit état-major en voiture, M. de Marmont lui aurait glissé ce conseil :

— Donnez le temps à cette révolution de s’assagir, vous ne savez pas ce qui peut vous arriver en traversant le faubourg Saint-Germain.

Un conseil peut-être apocryphe... Offrir son épée aux royalistes ? Buonaparte n’y pensait pas plus que le faubourg Saint-Germain ne pensait à lui. Son nom ne disait encore rien à personne !

Napoleone roule maintenant vers Paris où il va entrer dans l’Histoire...

Buonaparte et ses compagnons débarquant dans la capitale le 25 mai 1795, vont d’abord s’installer 11, rue des Fossés-Montmartre, à l’hôtel de la Liberté. Ils ont trouvé la ville se réveillant à peine d’une nouvelle « journée » tumultueuse. Paris a faim... Il faudra bientôt, pour subsister un seul jour, plus de « papier » qu’il ne fallait autrefois de métal pour vivre une année. On verra le louis d’or monter de cent francs par heure. Aussi les « ventres creux », cinq jours auparavant, ont-ils marché sur les « ventres pourris », c’est-à-dire les députés siégeant aux Tuileries. Le premier prairial, la foule a envahi la Convention et massacré le député Féraud qui essayait de s’interposer. Boissy d’Anglas présidait. Tout en bégayant, il affirmait si souvent que les « subsistances étaient assurées » – alors que l’on mourait de faim – qu’il avait été appelé Boissy-Famine. C’est principalement en saluant, froidement, ce premier prairial, la tête de Féraud, qu’il passera à la postérité.

L’émeute a proscrit les derniers Jacobins – tel Ricord, le meilleur appui de Buonaparte. Aussi Napoleone va-t-il rendre visite à Aubry, le ministre de la Guerre. Celui-ci a dû, je pense, avant de recevoir Napoleone consulter la fiche concernant « Buonaparte (breveté) » et a pu lire ces mots : « ayant un peu trop d’ambition et d’intrigue pour son avancement ». Il estime bien rapide la carrière de ce petit protégé de Robespierre et ne lui offre, en attendant son départ pour l’Ouest, qu’une vague fonction à l’Etat-Major.

Le Ministre doit être tout heureux de tenir la dragée haute à ce général artilleur de vingt-cinq ans – qui, au surplus, fait des fautes de français « assez grossières » – alors que lui-même, également artilleur, n’a pas encore, à quarante-cinq ans, dépassé le grade de capitaine.

— Citoyen représentant, déclare Buonaparte, on vieillit vite sur le champ de bataille et j’en arrive !

Ce « petit Italien » – au surplus jacobin, du moins il passe pour tel – a fait une fâcheuse impression. Rien n’est devenu guerrier dans son allure. Il est toujours pâle, frêle, osseux, le teint jaune, – laid, dira même la future duchesse d’Abrantès. Ses mains sont « maigres, longues et noires ». Laure se souviendra plus tard de cette pauvre silhouette traversant d’un pas « assez gauche et incertain » la cour de l’hôtel de la Tranquillité, où demeuraient les Permon, « ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux, et laissant échapper ses deux oreilles de chien, mal poudrées ». Il se refuse à porter des gants, parce que, dit-il, « c’est une dépense inutile ». Ses bottes sont grossièrement taillées, presque jamais cirées. On sourit quand on voit cette ancienne créature de Robespierre harceler les bureaux, « frapper à toutes les portes », contant à tous ses projets, injuriant à mi-voix les Muscadins qu’il traite de « mauvais Français », et rapportant les injustices dont il se prétend victime. Il se dit malade – son congé de maladie expire d’ailleurs le 15 juillet – et, en attendant, il multiplie les démarches pour éviter de rejoindre son poste.

Le jeune artilleur – il l’écrira à Joseph le 13 juin – ne parvient pas à accepter l’idée de ce commandement de l’armée de Vendée en qualité de « général de ligne ». Plein de rancoeur, « froid et sombre », il déclare :

— Je me jette en arrière, satisfait de ce que l’injustice que l’on fait aux services est assez sentie par ceux qui veulent les apprécier.

Même au spectacle il n’abandonne pas son air taciturne. Il a retrouvé Bourrienne qui l’entraîne au Théâtre-Français et, au milieu des éclats de rire, Napoleone garde un « silence glacial ».

Seule – ou presque seule – une jeune femme inconnue admira le « très beau regard » de ce général au nom singulier, qui « s’animait en parlant ». Elle pensait que ce provincial pouvait peut-être avoir « quelque mérite ». S’il n’eût été maigre « au point d’avoir l’air maladif et de faire de la peine, racontera-t-elle, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche, surtout, avait un contour plein de grâce. Un peintre, élève de David, me dit que ses traits avaient une forme grecque, ce qui me donna du respect pour lui. »

Une seule consolation : les lettres de Désirée. « J’ai reçu tes deux charmantes lettres, lui écrit-il, elles ont rafraîchi mon âme et lui ont fait goûter un instant de bonheur. Triste illusion, que ton éloignement et l’incertitude de l’avenir ont dissipée. Je sens cependant bien qu’avec l’amour de ma bonne amie l’on ne peut être malheureux... Je t’en conjure, ne passe pas un jour sans m’écrire, sans m’assurer que tu m’aimes toujours... »

Mais Désirée a dû partir pour Gênes avec sa mère. Buonaparte qui ignore encore ce départ, est désemparé de se trouver sans nouvelles : « Plus de lettres de toi, mon adorable amie. Comment as-tu pu rester onze jours sans m’écrire ? Aurais-tu resté tout ce temps-là sans penser à moi ? Hâte-toi de m’écrire et de soulager mon coeur des incertitudes où ton silence le laisse... »

Et, deux jours plus tard, reprenant cette fois le vouvoiement, il lui écrit encore : « Vous serait-il déjà indifférent de m’écrire et apprendriez-vous déjà de mes nouvelles sans intérêt ? J’éloigne de moi l’idée qui empoisonnerait ma vie et froisserait mon coeur. Si vous ne sentez pas la peine que m’a causée votre silence,« c’est donc que vous ne l’éprouvez pas... »

Enfin il reçoit une lettre de sa petite fiancée marseillaise et apprend son départ. Il se croit abandonné – et se complaît, semble-t-il, à jouer au personnage revenu de tout : « Tu n’es plus en France, ma digne amie ; nous n’étions donc pas assez éloignés ? Tu t’es résolue à mettre la mer entre nous. Je ne te le reproche pas ; je sais que ta position était trop délicate, et ta dernière lettre m’a vivement affecté par la peinture touchante de tes peines. Tendre Eugénie, tu es jeune. Tes sentiments vont s’affaiblir d’abord se décaleront, et quelque temps après tu te trouveras changée. Tel est l’empire du temps. Tel est l’effet funeste, infaillible de l’absence. Je sais que tu conserveras de l’intérêt pour ton ami, mais ce ne sera plus que de l’intérêt, de l’estime. Ne pense pas que je puisse t’accuser d’injustice. Sois heureuse et ton bon ami te justifie. Un coeur froissé par les orages des passions de l’âge viril n’était pas digne de toi. »

Pour la première fois, le futur empereur a perdu la foi en son étoile.

Au mois de juillet, après un bref séjour dans un hôtel de la rue de la Michodière, il est allé s’installer dans une petite chambre à trois francs par semaine, à l’hôtel du Cadran Bleu, 10, rue de la Huchette, au troisième ou au quatrième étage. Ses fenêtres donnent sur la Seine, de l’autre côté de l’immeuble. Celui-ci existe d’ailleurs toujours – sordide et lugubre. Officier en disponibilité, Buonaparte a d’autant moins d’argent qu’il tient à envoyer quelques subsides à sa mère. Il ne fait qu’un repas par jour qui lui coûte vingt-cinq sous.

— Je vivais alors seul comme un ours, seul, dira-t-il, seul avec mes livres, mes seuls amis d’alors.

Ses lettres à Joseph reflètent sa peine ; il ne se croit plus aimé : « Désirée me demande mon portrait, je vais le faire faire ; tu le lui donneras si elle le désire encore, sans quoi, tu le garderas pour toi. »

Il s’attendrit – ce qui est rare chez lui : « Dans quelque événement que la fortune te place, écrit-il à son frère, tu sais bien, mon ami, que tu ne peux avoir de meilleur ami, à qui tu sois plus cher et qui désire plus sincèrement ton bonheur. La vie est un songe léger qui se dissipe. Si tu pars, et que tu penses que ce puisse être pour quelque temps, envoie-moi ton portrait. Nous avons vécu tant d’années ensemble, si étroitement unis, que nos coeurs se sont confondus, et tu sais mieux que personne combien le mien est entièrement à toi. Je sens en retraçant ces lignes, une émotion dont j’ai eu peu d’exemples dans ma vie. Je sens bien que nous tarderons à nous voir et je ne puis plus continuer ma lettre. »

Parfois le famélique général s’achemine avec Junot vers le boulevard Italien, où se réunissent les royalistes – ses futurs adversaires de Vendémiaire. Ces « émigrés de l’intérieur » conspirent ici sous les ombrages, d’où le nom donné à la promenade de Petit Coblentz... Et Buonaparte, parlant de la « belle affaire de Quiberon », dira tout heureux :

— Cette affaire a un peu chagriné le petit Coblentz. Il s’assied sur l’un des sièges disposés là par les marchands de glaces. En voyant passer devant lui, les Incroyables jurant paole parfumée ou paole d’honneur, il pousse sa chaise « de manière qu’elle aille tomber sur les jambes de l’Incroyable ».

— Et ce sont de pareils êtres, s’exclame-t-il, qui jouissent de la fortune !

Il n’a pas plus de sympathie pour les sectionnaires qui ont faim et réclament la « Constitution de 1793 ».

— Elle a du bon dans un sens, déclare Bonaparte à Mme Permon, mais tout ce qui tient au carnage ne vaut rien !

D’autres fois, il se dirige, toujours en compagnie de Junot, vers le Jardin des Plantes :

— En y entrant, on y respire la paix.

Enhardi, le lieutenant Junot se confie à son cher général. Il aime toujours Paulette Buonaparte à la folie. Napoleone n’a ni accueilli, ni rejeté la demande, mais il estime que le mariage sera seulement possible le jour où Junot pourra offrir à sa future femme « un établissement non pas riche, mais enfin suffisant pour ne pas avoir la douleur de mettre au jour des enfants qui fussent malheureux... »

Le futur duc d’Abrantès, de plus « en plus enhardi, révèle à son chef qu’il a reçu la veille une lettre de son père. M. Junot annonce à son fils qu’à la vérité il n’avait rien à lui donner pour le moment, mais que sa part d’héritage serait un jour de vingt mille francs.

— Je serai donc riche, s’exclame Junot, puisque avec mon état, j’aurai douze cents livres de rentes, mon général, je vous en conjure, écrivez à la citoyenne Buonaparte...

« En sortant du Jardin des Plantes, racontera la future femme de Junot, ils avaient passé l’eau dans un batelet, et, à travers les rues, ils avaient gagné le boulevard. Ils étaient parvenus vis-à-vis des bains chinois, et se promenaient dans la contre-allée »...

— Je ne puis écrire à ma mère pour lui faire cette demande, explique Napoleone, car enfin, tu auras douze cents livres de rentes, c’est bien, mais tu ne les as pas. Ton père se porte parbleu bien, et te les fera attendre longtemps. Enfin, tu n’as rien, si ce n’est ton épaulette de lieutenant. Quant à Paulette, elle n’en a même pas autant. Ainsi donc, résumons : tu n’as rien, elle n’a rien, quel est le total ? Rien. Vous ne pouvez donc pas vous marier à présent, attendons. Nous aurons peut-être de meilleurs jours, mon ami. Oui, nous en aurons, quand je devrais aller les chercher dans une autre partie du monde.

A-t-il vraiment prononcé ces derniers mots en ce début de l’été 1795 ? Quant à ses propres amours, elles vont mal. Désirée garde son mutisme et il en souffre... Enfin la « silencieuse » – c’est ainsi qu’il l’appelle – trace pour lui des lignes pleines de tendresse. La lettre a quitté Gênes le 6 juillet, mais ne parvient à son destinataire qu’au début de ce mois d’août :

« Si Eugénie t’a été chère, pourquoi ne te le serait-elle plus à présent ? L’Italie n’a pas changé mon coeur ; oh ! mon ami, je t’aime davantage s’il est possible. Tu es le seul objet de mes pensées. Je gémis en ton absence. Ainsi tout en mon âme est triste et il n’y a pas un seul moment qui ne t’appartienne. Ainsi, mon ami, notre bonheur est retardé, il est vrai, mais pas pour toujours. Si tu veux m’aimer autant que je t’aimerai, il attendra que des événements plus heureux nous réunissent... Je voudrais te voir persuadé que j’aurai, pour la vie, tendresse, amour, et qu’Eugénie aura toujours pour toi, en plus de l’estime, le plus tendre amour pour toi. Tout ce que tu me dis sur celui que je pourrais aimer est inutile : tu sais bien que je ne puis aimer que toi. C’est toi seul, oh ! mon bien-aimé, à qui je dirai toute ma vie : « Je t’adore ».

En dépit de l’amour que lui voue sa fiancée, Buonaparte est retombé dans son marasme. Ses lettres reflètent son état d’âme. Si Désirée en aime un autre, qu’elle n’hésite pas à abandonner le pauvre petit général sans brigade ! Qu’elle ne contraigne pas son âme ! Qu’elle ne s’impose pas de devoirs. Pauvre Désirée ! Elle aime avec fraîcheur, franchise et pureté et comprend mal les réactions pessimistes de son « amant » et ses drames de conscience. Aussi continue-t-elle à jurer à Buonaparte qu’elle l’aime de toutes ses forces. Malheureuse loin de lui, elle le supplie de l’aimer toujours comme elle l’aime : « c’est-à-dire autant qu’on peut aimer... »

Mais, ces déclarations ne rendent nullement à Napoleone son courage. En ce même début du mois d’août, il écrit encore à Joseph pour lui ouvrir son coeur : un coeur désabusé comme il ne le fut – et ne le sera jamais. Affirmant être « très peu attaché à la vie », il explique qu’il est constamment dans la situation d’âme où l’on se trouve la veille d’une bataille, convaincu par sentiment que lorsque la mort y est tapie pour tout terminer, s’inquiéter est folie. Il envisage, sinon le suicide, du moins – il l’affirme – il ne s’écartera pas du chemin si la mort devait se présenter à lui : « et si cela continue, mon ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture ».

Joseph pourrait être surpris – on le serait à moins –, aussi Buonaparte précise : « Ma raison en est quelquefois étonnée, mais c’est la pente que le spectacle moral de ce pays et l’habitude des hasards ont produite sur moi. »

Il espère cependant que « dans le mouvement perpétuel des gens en place », quelqu’un finira par s’intéresser à lui. Cela paraît d’autant moins probable que, le 16 août, Napoleone reçoit une véritable mise en demeure lui enjoignant de partir pour la Vendée. Le ton est comminatoire : « J’ai tout lieu de présumer que vous êtes en état de vous mettre en route et je vous invite à vous rendre, au plus tôt, à votre poste où votre présence devient de jour en jour plus nécessaire. Si votre santé ne vous permet pas de servir activement, marquez-le-moi et je proposerai votre remplacement au Comité. »

C’est sans doute après avoir reçu cette sommation qu’il se rend le 18 août 1795 au Comité de Salut public. La chance tournerait-elle ? Il parvient à se faire écouter et explique quelle pourrait être l’action de l’armée d’Italie si l’on voulait bien suivre son plan.

Doulcet de Pontécoulant, nouveau ministre de la Guerre, écoute avec attention son exposé et déclare :

— Général, vos idées sont brillantes et hardies, mais elles demandent à être examinées avec le calme de la réflexion avant de songer à leur exécution. Veuillez donc prendre votre temps et, à tête reposée, mei faire un rapport que je soumettrai au Comité.

— Du temps ? s’exclame Buonaparte, il n’en est pas besoin, mon plan est tellement mûri dans ma tête qu’une demi-heure peut me suffire à en développer tous les détails. Une plume, deux feuilles de papier, voilà tout ce que je réclame de votre indulgence.

On le lui donne et, à l’instant même, sur le bout de la table du Comité, il trace d’une écriture rapide et – bien sûr – à peine déchiffrable, tout le plan de la campagne d’Italie, qu’il réalisera huit mois plus tard :

— Il faut prendre la ligne de Borghetto qui est courte, bien appuyée et facile à défendre.

On lui demande ! d’établir lui-même la lettre destinée à Kellermann, alors commandant l’armée d’Italie. « Je fis la lettre, racontera-t-il, et gourmandai Kellermann pour les fautes qu’il avait commises et le parti qu’il proposait, indiquai la position qu’il devait prendre. Et comme la lettre devait être signée par le président du Comité, je l’écrivis du ton que je pourrais l’écrire aujourd’hui, ce qui plut beaucoup au Comité. » Il est également entendu par Sieyès et Letourneur. II les séduit, et le jeune général est engagé – hélas point pour l’armée d’Italie :

— Vous êtes mis en réquisition du Comité pour contribuer de votre zèle, de vos lumières, aux travaux des plans de campagne et des opérations de l’armée de terre.

Le voici donc attaché au bureau topographique du Comité de Salut public. Cela ne l’amuse guère et c’est sans enthousiasme qu’il mande ces nouvelles à son frère. Il envisage même alors de s’expatrier et de prendre du service à Constantinople, « comme général d’artillerie, envoyé par le gouvernement pour organiser l’artillerie du Grand Seigneur, avec un bon traitement et un titre d’envoyé très flatteur. » Il se voit déjà parti pour la Porte Ottomane : « Je te ferai nommer consul », promet-il à Joseph...

Mais Pontécoulant, qui a paru l’apprécier, le laissera-t-il s’éloigner ?

Le 30 août, il reçoit une nouvelle lettre de Désirée : « Ne crois pas que je sois heureuse – puis-je l’être loin de toi ? Le souvenir de nos charmantes promenades est sans cesse présent à mon coeur, ainsi que le bois au funeste pressentiment... » Ce bois où sans doute les deux fiancés avaient évoqué les obstacles qui semblaient encore devoir les empêcher de se marier. « Hélas, il n’était que trop fondé, poursuit-elle, puisque, nous devons être séparés si longtemps, c’est le destin qui l’a voulu ainsi... »

Dès le lendemain, Napoleone lui répond : « J’ai reçu ta charmante lettre, ma bonne1 amie, elle me fait le plaisir que m’inspire toujours ton souvenir. Souvent, au milieu des bruyants plaisirs de cette immense commune, je pense à mon aimable Eugénie. Mon idée franchit les mers, brave les tourments attachés à la distance et court se reposer auprès de toi... »

Il a repris une manière d’existence mondaine. Hormis les heures consacrées au travail – « depuis deux heures après-midi à quatre heures et depuis une heure après minuit à deux heures » –, ses nouvelles fonctions lui ont permis de fréquenter quelques salons à la mode. Il est ébloui et écrit à Joseph : « Le luxe, le plaisir et les arts, reprennent d’une manière1 étonnante. Les voitures, les élégants reparaissent, ou plutôt, ils ne se souviennent plus que comme d’un long songe, qu’ils aient jamais cessé de briller... »

« Les femmes sont partout, lui avait-il annoncé quelque temps auparavant : aux spectacles, aux promenades, aux bibliothèques... Une femme a besoin de six mois de Paris pour connaître ce qui lui est dû et quel est son empire. » Il n’ignore donc pas à quel point il doit cultiver ses relations féminines. Aussi est-il allé revoir Thérésia Tallien qu’il avait rencontrée autrefois. Il lui a exposé ses soucis vestimentaires de général en disponibilité. La toute-puissante Notre-Dame de Thermidor ne pourrait-elle pas lui obtenir un uniforme ?... Ou au moins une paire de culottes ? Thérésia a trouvé plaisant de s’occuper de l’affaire, et a recommandé son protégé à l’ordonnateur Lefèvre, de la 17ème division. Et elle accueille quelques jours plus tard Napoleone en lui lançant à travers son salon ces mots, dont le futur empereur se souviendra plus tard :

— Eh bien, mon ami, vous les avez vos culottes !

Est-ce en pensant à cette scène qu’il parle avec quelque restriction de Mme Tallien à Désirée : « J’ai dîné avant-hier chez Mme Tallien. Elle est toujours assez aimable, mais je ne sais par quelle fatalité ses charmes se sont effacés à mes yeux. Elle a un peu vieilli. Elle t’aimerait si elle te connaissait. J’ai remarqué dans ce dîner une coterie d’une vingtaine de femmes. Je ne1 vois jamais chez elle que des femmes plus laides et plus âgées. Il y a ici, ma bonne amie, un peu de mouvement dans les têtes, mais tout est du reste fort tranquille. Il faut espérer que cela ira bien. »

Il lui trace un tableau de Paris qui risque d’inquiéter Désirée. Dans ce tourbillon de plaisirs, le souvenir de sa fiancée va-t-il pouvoir se maintenir ? Devinant peut-être son inquiétude, il prend les devants : « Quant à moi, je t’assure que si je pouvais être heureux loin de toi, je le serais. J’ai des amis, beaucoup de considération, des fêtes, des parties. Mais, loin de ma tendre Eugénie, il peut exister pour moi quelque plaisir, quelque jouissance, mais pas de bonheur. Jouissons donc bien vite, ma bonne amie, hâtons-nous d’être heureux, le temps vole, les saisons se renouvellent et la vieillesse arrive. Je t’embrasse un million de fois. Ton cher ami pour la vie. »

Au mois de septembre, il retourne chez Mme Tallien. Et c’est là qu’un soir, il fait la connaissance d’une amie de Thérésia : la jolie Rose de Beauharnais, qui sera un jour prochain « l’incomparable Joséphine ». Née Tascher de la Pagerie, originaire des Trois-Ilets, hameau de la Martinique, elle est veuve d’Alexandre de Beauharnais. Son premier et ennuyeux mari, vicomte de sa propre autorité, avait été élu président de l’Assemblée constituante, avant de se faire guillotiner par la machine que – comme tant d’autres apprentis-sorciers – il avait contribué à lancer. Intime de Thérésia, cette jolie créole à la mode avait été enfermée pendant la Terreur et, depuis sa libération, mène une existence assez légère. Elle a frôlé la mort et s’étourdit aujourd’hui, à la fois pour essayer de ne plus penser au cauchemar et pour trouver le protecteur qui l’aidera à vivre. Elle n’a plus l’éclat de ses vingt ans, mais elle est si adroite pour se maquiller qu’elle attire, bien plus aujourd’hui qu’autrefois, le regard des hommes. Elle connaît l’art de marcher, de s’asseoir, de s’étendre en mettant en valeur son corps souple et sa grâce langoureuse de créole, l’art enfin de poser sur ceux qu’elle veut séduire, son regard « irrésistible »... Elle possède au surplus ce « bon ton » de l’Ancien Régime. Mais Buonaparte n’est pas encore conquis, à moins qu’il n’ose point lever les yeux jusqu’à cette pseudo vicomtesse qui est peut-être déjà la maîtresse de Barras. Est-ce à la veille ou au lendemain de Vendémiaire que commença la liaison entre la veuve joyeuse et le roi des pourris ? On ne sait au juste... Elle a été aimée par le général Hoche alors qu’ils étaient tous deux enfermés sous la Terreur dans la prison des Carmes. Mais ces amours de derrière les barreaux semblent déjà bien oubliées... Ouvrard le racontera : Hoche est justement là le soir où Buonaparte prend le ton et les manières d’une cartomancienne et s’empare de la main de Mme Tallien en débitant « mille folies ». Chacun sollicite les services du diseur de bonne aventure. Jalousie ou rivalité : quand vient le tour de Hoche, il paraît « s’opérer un changement dans son humeur. Buonaparte examine attentivement les signes de la main qui lui est présentée, et, « d’un ton solennel, dans lequel perce une intention peu bienveillante », il prédit :

— Général, vous mourrez dans votre lit.

Hoche manque se mettre en colère, ses yeux lancent des étincelles, mais une plaisanterie de Joséphine fait « renaître la gaieté ».

Par ses nouvelles relations, Napoleone espère bien « arriver ». Quand finira sa disgrâce ? Bourrienne le voit d’autant plus frémir d’impatience que son protecteur Pontécoulant quitte le Comité. Il laisse fort heureusement derrière lui une note concernant Buonaparte – une note qui vaudra un jour à son auteur les places de préfet impérial, de sénateur et de commissaire extraordinaire. « Je déclare avec plaisir, avouait Pontécoulant, que je dois à ses conseils la plus grande partie des mesures utiles que j’ai proposées au Comité de l’Armée des Alpes et d’Italie ; je le recommande à mes collègues comme un citoyen qui peut utilement être employé pour la République, soit dans l’artillerie, soit dans toute autre arme, soit même dans la partie des relations extérieures. »

Aussi, ce même jour, un arrêté sanctionne-t-il le projet déjà ancien de quelques semaines et décide-t-il d’envoyer une mission militaire en Turquie et de la placer sous les ordres du général Buonaparte. Mais les différents bureaux s’ignorent entre eux et un autre décret, émanant celui-ci du service des cadres de l’armée, précise : « Le général de brigade Buonaparte, ci-devant mis en réquisition près du Comité, est rayé de la liste des officiers généraux employés, attendu le refus de se rendre au poste qui lui a été désigné. »

Le voici destitué ! Et l’arrêté est signé par Cambacérès qui sera un jour second Consul et archichancelier de l’Empire !

Cependant, le 26 septembre, le projet de départ pour Constantinople prend corps. « Il est question plus que jamais de mon voyage, annonce-t-il à Joseph, cela serait même décidé s’il n’y avait pas tant de fermentation ici. »

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Pour beaucoup la mort de Robespierre marque la fin de la Révolution, puisque le sang des victimes a cessé de couler. On ne va maintenant plus s’abreuver que du sang des meurtriers ! Sans doute les heures qui sonneront durant les années suivantes n’auront-elles plus le même écho de grandeur tragique, mais la Révolution ne s’est pas achevée par le cri horrible poussé par Maximilien lorsque Sanson lui arracha le bandage qui enveloppait sa mâchoire fracassée. C’est la Terreur qui est morte, mais non la République qui va encore avoir à subir ses inévitables maladies d’enfance, dont la dernière – impériale celle-ci – l’emportera.

Pour terminer la Révolution, pour lui donner son sens, pour parachever son oeuvre, il faudra la dictature, à la fois celle de l’épée, puisque l’Europe se prépare à la curée, et celle du génie, puisque tout est à faire, à créer et à construire. Une dictature d’autant plus indispensable que la France qui s’est réveillée le matin du 9 thermidor est, non seulement chaos, désordre et confusion, mais se trouve gouvernée par une noire cohorte d’hommes « perdus de dettes et de crimes », par d’affreux tripoteurs, par ces thermidoriens que Robespierre avait le droit de regarder avec mépris.

Sans doute la Convention a-t-elle perdu tout prestige, cependant sa longévité, sa vieillesse encore vigoureuse stupéfient. Elle a tant crié, tant discuté, si tenacement poursuivi son oeuvre d’autodestruction ! Mais l’extraordinaire assemblée n’a-t-elle pas surtout sauvé la France, créé un nouvel univers, travaillé comme jamais ne le fit – et ne le fera jamais – une réunion parlementaire ? Et c’est dans son oeuvre passée qu’elle puise sa force présente pour louvoyer et utiliser tantôt l’extrême droite, tantôt l’extrême gauche qui relèvent alternativement la tête, croyant venue, à tour de rôle, l’heure de la revanche.

En cette fin du mois de septembre 1795, la fermentation, dont parlait Buonaparte, couve déjà depuis quelque temps. La Convention, qui a sauvé à tant de reprises la France, agonise cette fois. Onze de ses membres se sont mis au travail et, le 5 fructidor – 27 août 1795 – une nouvelle Constitution, celle de l’an III, a été votée. Le Directoire va prendre le pouvoir. Mais les Conventionnels thermidoriens veulent sauver leurs sinécures. Aussi décident-ils que les deux tiers des membres du Conseil des Cinq-Cents et du Conseil des Anciens seront pris parmi les députés de la Convention. Les sections royalistes, qui espéraient bien voir les régicides survivants disparaître du pouvoir, manifestent contre les décrets des Deux-Tiers. Paris, une fois de plus, ressemble d’autant plus au pont d’un navire au moment du branle-bas, que l’on doit voter pour ou contre la Constitution. Il y a tant d’abstentions – les quatre cinquièmes des inscrits – que le nouveau mode de gouvernement est accepté. Assurément, on le murmure, puis on le crie : les Comités ont falsifié les chiffres.

L’émeute va mûrir et éclater...

Déjà, depuis quelques jours, on voit des jeunes gens à cadenettes, coiffés « à la victoire », dont les collets sont aux couleurs du comte d’Artois, courir et s’agiter dans les rues en criant : À bas les deux tiers ! Les Conventionnels se rendent compte, selon leur expression, « que la foudre révolutionnaire s’est éteinte entre leurs mains ». Ils ne s’en déclarent pas moins « en permanence » et confient leur sort au général baron Menou, déjà maréchal de camp sous l’Ancien Régime.

Et Buonaparte ?

Le matin du 12, – un matin bien pluvieux –, il est passé chez les Permon. Il a mangé une grappe de raisin et bu une grande tasse de café.

— J’ai déjeuné fort tard, explique-t-il. On a tant et tant parlé de politique, que je n’en puis plus. Je vais aller aux nouvelles ; si j’apprends quelque chose d’intéressant, je viendrai vous le dire.

Cette fois les têtes sont vraiment « en mouvement ». La section royaliste des Filles Saint-Thomas – ou Le Pelletier – est réunie en armes, et se montre menaçante. Menou monte à cheval et, au lieu de cerner le quartier, entasse rue Vivienne infanterie et artillerie. Il parlemente, refuse d’agir vigoureusement et se contente de pénétrer dans l’enceinte de l’ex-couvent des Filles Saint-Thomas. Ainsi que le racontera le futur général Thiébault, alors officier d’état-major, « Menou, faible par caractère, ayant des relations avec le parti, une entente peut-être avec les chefs et avec une foule ! de gens qu’il est chargé de combattre, capitule au lieu de commander, laisse au bataillon de la section ses armes sous la promesse de se disperser... » Ce qu’il ne fera évidemment pas.

La nuit tombe – sinistre. Il fait un temps affreux, mais les abondantes rafales de pluie, le fort vent d’ouest{12}, n’incitent nullement les manifestants à rentrer chez eux. Les tambours des sections révoltées battent sans relâche, appelant aux armes contre la Convention. Menou – seule action énergique – ordonne vers deux heures du matin à Thiébault de prendre une centaine de cavaliers, et de balayer la rue de la Grange-Batelière jusqu’au faubourg Montmartre où les tambours s’en donnent à coeur joie. Ainsi fut fait. Ce n’est qu’un répit. On frappe à toutes les portes, appelant aux armes. Les Conventionnels affolés – « ces terroristes couverts de sang », disent les royalistes – destituent Menou et nomment général en chef de l’armée de l’Intérieur, Barras, qui, le 9 thermidor, a marché sur l’Hôtel de Ville ! contre Robespierre. Barras accepte et annonce aux députés qu’il est prêt à sauver la patrie « de l’attaque des stipendiés de l’aristocratie ». C’est la langue de l’époque et personne n’a envie de rire. D’ailleurs le coeur n’y serait pas !...

— Je suis à mon poste, assure-t-il, que chacun soit an sien !

L’ancien sous-lieutenant des troupes coloniales de Louis XVI sachant bien qu’il n’est qu’un général d’occasion sans la moindre expérience, veut s’adjoindre un général – un vrai – et de préférence, un artilleur.

— Buonaparte ! lance Turreau.

Fréron – l’ancien don Juan de la Terreur, amoureux lui aussi de Paulette Buonaparte – approuve, et Barras, qui a vu Napoleone à l’oeuvre lors du siège de Toulon, accepte.

— Va le chercher, dit-il à Fréron.

Mais Buonaparte est introuvable. S’il faut en croire Barras, Napoleone s’en est allé prendre le vent du côté des royalistes qui n’ont point voulu de lui... Une fois de plus, le vicomte est surpris en flagrant délit de mensonge. Buonaparte ne vient-il pas d’écrire à son frère : « Quelques sections sont agitées ; ce sont quelques aristocrates qui voudraient profiter de l’état d’affaissement où l’on a tenu les patriotes pour les expulser et arborer la contreRévolution ; mais les vrais patriotes, la Convention en masse, les armées, sont là pour défendre la Patrie et la Liberté ».

Selon d’autres témoins, plus dignes de foi, – et d’après le futur empereur lui-même– Napoleone se trouvait ce soir-là au théâtre Feydeau, où l’on donnait le Bon Fils, – une pièce larmoyante lorsque le bruit courut que les sections royalistes marchaient contre la Convention. Le jeune général s’en fut alors rôder dans les couloirs de l’Assemblée. Puis – il le racontera à Sainte-Hélène – il prit place dans une tribune de la Convention. « C’est alors que dans une discussion, un membre proposa de me donner le commandement. On m’envoya chercher... » On l’amène au Carrousel, quartier général de Barras.

— Quelle est la destination que vous m’avez réservée dans cette lutte ? lui demande-t-il.

Le futur directeur aurait répondu :

— Toutes mes positions sont commandées par les officiers qui sont arrivés les premiers : vous serez l’un de mes aides de camp.

Si l’on veut serrer de plus près la vérité, il faut rendre la parole à Buonaparte. C’est lui qui a demandé à Menou :

— Combien de troupes avez-vous ?

— Cinq mille.

— C’est bien peu. Et votre artillerie ?

— Il y a quarante pièces de canon.

— Où sont-elles ?

— À la plaine des Sablons.

Buonaparte appelle un officier de cavalerie. Se présente « un beau jeune homme », c’est Murat qui reçoit l’ordre célèbre :

— Prenez deux cents chevaux, allez sur-le-champ à la plaine des Sablons, amenez les quarante pièces de canon et le parc. Qu’elles y soient. Sabrez, s’il le faut, mais amenez-les. Vous m’en répondez ! Partez !

Son activité, « le laconisme et la promptitude au dernier point impératifs », surprennent puis enthousiasment les officiers de la garnison qui regardent stupéfaits s’agiter « ce petit homme » dont « le désordre de sa toilette, racontera Thiébault, ses longs cheveux pendants et la vétusté de ses hardes révélaient encore sa détresse ».

Il est six heures du matin, ce 13 vendémiaire an IV, ou 5 octobre 1795, vieux style. Maintenant une pluie fine a succédé aux rafales et tombe inexorable. Le vent souffle toujours. Quelles sont les forces en présence ? Trente mille sectionnaires contre cinq mille soldats, quinze cents gendarmes et policiers, enfin quinze cents hommes formant un « bataillon sacré » ou baptisé « terroriste », selon les opinions.

Buonaparte a également fait parvenir huit cents armements complets destinés aux députés. Dès que le feu commence, le président Legendre s’écrie :

— Recevons la mort avec l’audace qui appartient aux amis de la liberté !

Et, en tremblant quelque peu, les Représentants glissent une balle dans leurs fusils.

Napoleone a fait placer deux pièces de huit dans la rue Neuve-Saint-Roch, en face de l’église. Le tir des boulets enfile la rue, racontera Thiébault. « Les canons ayant de cette sorte renversé ou écarté tout ce qui s’était trouvé en vue, mille hommes du bataillon des patriotes, suivis d’un bataillon de la ligne, débouchent du cul-de-sac et abordent ceux des sectionnaires qui se trouvent encore devant le portail et qui occupent la rue Saint-Honoré. Le choc est violent, on combat corps à corps. Nos troupes néanmoins gagnent du terrain ; six pièces d’artillerie sont aussitôt mises en batterie, trois à la droite, trois à la gauche du cul-de-sac, et achèvent de mettre en déroute les sectionnaires, qui en toute hâte se retirent vers la place Vendôme et vers le Palais-Royal... Le combat est dirigé par le général Bonaparte en personne. »

Voilà qui est net et précis alors que Barras racontera allègrement : « Buonaparte me suivait, il n’exerça dans la journée du 13 Vendémiaire, d’autres fonctions que celles de mon aide de camp. J’étais à cheval, il était à pied et ne pouvait, par conséquent, suivre tous mes mouvements... Je n’ai point omis le trait qui indiquait pourtant un coup d’oeil militaire assez prompt lorsque me tirant par un pan de mon habit et m’entraînant à quelques pas de la position qui m’exposait au premier feu, il me dit avec une vivacité inspirée par le moment :

— Si vous étiez tué, tout serait perdu ; le drame roule sur vous seul ; personne ne pourrait vous remplacer : que décidez-vous ?

C’est alors que j’ordonnai à Brune de tirer le canon, et que Buonaparte, me serrant la main, ajouta :

— La République est sauvée ! »

Ainsi, s’il faut en croire le vicomte, c’est simplement pour avoir suivi en trottinant à pied le cheval de Barras que Buonaparte va recevoir le commandement de l’armée de l’Intérieur !

Au récit du futur directeur, écrit sous la Restauration, combien est-il préférable de lire sous la plume de Buonaparte ces simples lignes tracées dans la nuit du 5 au 6 octobre : « Les Comités m’ont nommé pour commander en second. Nous avons disposé nos troupes ; les ennemis sont venus nous attaquer aux Tuileries, nous leur avons tué beaucoup de monde. »

Depuis onze heures la pluie s’est calmée, mais le temps demeurait couvert. Le vent ne cessera de souffler que dans la soirée. Les Tuileries offrent un pénible spectacle : le vestibule et le rez-de-chaussée sont pleins de blessés étendus sur de la paille. Des chirurgiens s’affairent. Beaucoup d’épouses de députés sont venues se réfugier au château afin de partager le sort de leurs maris ou pour fuir la fureur des sectionnaires. « De ce nombre, rapportera le baron Thiébault, les plus âgées servaient d’infirmières, les plus jeunes faisaient de la charpie. C’était donc à la fois un sénat, un gouvernement, un quartier général, un hôpital, un camp, un bivouac. »

Cinq jours plus tard, la Convention, sur la proposition de Barras, commandant en chef de l’armée de l’Intérieur, nomme le général Buona-Parte, ainsi que l’écrit le Moniteur, commandant en second, et le 16, Napoleone est promu général de division. Le 26 octobre, Barras devenant directeur – l’un des cinq rois du nouveau régime – démissionne de son emploi et Buonaparte lui succède au commandement de l’armée de l’Intérieur.

Éblouissante promotion qui stupéfie tout le monde – sauf lui !

Il a quitté, depuis quelques jours déjà, l’hôtel du Cadran bleu – peut-être trop onéreux pour sa bourse – et demeure dans un hôtel borgne : À l’Enseigne de la Liberté, rue des Fossés-Montmartre, notre actuelle rue d’Aboukir. C’est de là qu’il partira pour aller s’installer rue des Capucines, dans la belle résidence attachée à son poste et dont la façade donne place des Piques – ci-devant place Vendôme, autrefois Louis-le-Grand – où un jour s’élèvera la nouvelle colonne trajane de Napoléon.

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À la suite du 13 Vendémiaire, un ordre du jour défend sous peine de mort, aux habitants de Paris, de conserver des armes. Le fils de Joséphine, Eugène de Beauharnais, bouleversé à l’idée de se séparer du sabre qu’il tenait de son père, se présente chez Buonaparte qui, ému par les larmes du jeune officier – et sachant qu’il a devant lui le fils d’une amie de Thérésia Tallien et de Barras – lui fait rendre l’épée.

Le lendemain, Rose – puisque tel est alors le nom de Joséphine – fait une visite à Napoleone pour le remercier, et sans doute, le surlendemain, le général se rend à son tour rue Chantereine où Mme de Beauharnais vient de s’installer. Buonaparte reviendra voir la mère d’Eugène. Cependant, il espace bientôt ses visites. Peut-être le souvenir de Désirée le retient-il encore ?

Le nouveau commandant de place possède un bel équipage, il invite à « des déjeuners somptueux où se trouvent parfois des dames », nous dit Bourrienne, il reçoit, parle avec assurance – et cela à l’étonnement de tous. « On se demande, déclare un contemporain, d’où il vient, ce qu’il a été, par quels services extraordinaires il s’est recommandé. » Il ne paraît nullement grisé et semble même avoir parfaitement conscience de son incompétence dans le domaine du commandement de la place et de général en chef de l’armée de l’Intérieur. Thiébault, qui l’a vu au lendemain du 13 Vendémiaire, nous le peint pénétrant dans son bureau de l’état-major général avec son petit chapeau, surmonté d’un « panache de hasard » assez mal attaché d’ailleurs, sa ceinture tricolore plus que négligemment nouée, son habit fait à la diable, et un sabre « qui, en vérité, ne paraissait pas l’arme qui dut faire sa fortune ». Il jette son chapeau sur la grande table occupant le milieu de la pièce et aborde un vieux général nommé Krieg, extraordinaire comme « homme de détail » et auteur d’un livret faisant autorité, intitulé : Manuel des Guerres et des Soldats Républicains. Il le fait asseoir à côté de lui, et, la plume à la main, se met à l’interroger sur une foule de faits ayant rapport au service et à la discipline. « Certaines de ces questions prouvent une telle méconnaissance que les officiers présents ne peuvent dissimuler leurs sourires. » Thiébault, frappé du nombre de ces questions, de leur ordre, de leur rapidité, est surtout saisi par le fait de voir un général en chef mettant « une entière indifférence à montrer à des subordonnés, combien, en fait de métier, il ignorait des choses que le dernier d’entre eux était censé savoir parfaitement. Ce fait, conclut-il, le grandit à mes yeux de cent coudées. »

Buonaparte – bien sûr – n’abandonne pas le clan. Il demande une place de consul en Italie pour Joseph. Lucien, déjà adjoint à Fréron envoyé en mission à l’armée du Rhin, a été nommé commissaire des guerres dès le 28 octobre. Deux jours auparavant Napoleone a fait nommer Louis, lieutenant d’artillerie, et le 12 novembre, l’a appelé près de lui, comme aide de camp. Il va se charger en outre du petit Jérôme et le mettra au collège à la fin de l’année. « Tu le sais, avait-il écrit à son frère Joseph, je ne vis que pour le plaisir que je fais aux miens. »

Puisque le voilà sorti d’affaire, il fait parvenir de l’argent à la famille : « cinquante ou soixante mille francs, argent, assignats, chiffons, annonce-t-il. Elle ne manque de rien... Elle est abondamment pourvue de tout... Je ne puis faire plus que je ne fais pour tous. »

Assurément, le clan peut être satisfait, mais le clan – et il en sera ainsi jusqu’à la fin de l’extraordinaire aventure – trouve qu’il ne fait jamais assez pour lui.

Et Désirée ?

L’aime-t-il encore ? Sans doute – dans une lettre adressée le 9 novembre à Joseph –, il recommande à son frère d’embrasser Désirée de sa part mais, tout en pensant à celle qu’il appelle encore sa fiancée, il envisage d’épouser l’amie de sa mère, Mme Permon-Comnène, son ancienne correspondante alors qu’il se trouvait à l’École militaire. Il s’agit d’une veuve encore charmante, mais dont l’âge ne concorde nullement avec le sien.

La petite Laure Permon, future duchesse d’Abrantès, se trouvait dans une pièce voisine lorsque Buonaparte avait fait son étrange déclaration. Elle entendit sa mère éclater de rire, puis, après un moment de « stupéfaction », répondre en ces termes à son soupirant inattendu :

— Mon cher Napoleone, parlons sérieusement. Vous croyez connaître mon âge ? Eh bien, vous ne le connaissez pas. Je ne vous le dirai pas, parce que c’est ma petite faiblesse. Je vous dirai seulement que je serais non seulement votre mère, mais celle de Joseph. Laissons cette plaisanterie : elle m’afflige devant vous.

— Tout ceci est très sérieux, reprit Napoleone, et d’après ma manière de voir ; l’âge de la femme que j’épouserai m’est indifférent si, comme vous, elle ne devait point paraître avoir trente ans. J’ai réfléchi mûrement à ce que je viens de vous dire. Je veux me marier. On veut me donner une femme qui est charmante, bonne, agréable, et qui tient au Faubourg Saint-Germain. Mes amis de Paris veulent ce mariage. Mes anciens amis m’en éloignent. Moi, je veux me marier, et ce que je vous propose me convient sous beaucoup de rapports. Réfléchissez.

« Ma mère, conclut Laure, rompit la conversation en lui disant, en riant, que ses réflexions étaient toutes faites... »

C’est donc vraisemblablement poussée par le ménage Tallien – les « amis de Paris » – que Joséphine – la femme « qui tenait au faubourg Saint-Germain » – aurait fini par envoyer, dans le courant du mois de décembre 1795, ce billet célèbre destiné à relancer celui qui semblait l’avoir oubliée :

« Vous ne venez plus voir une amie qui vous aime ; vous l’avez tout à fait délaissée ; vous avez bien tort, car elle vous est tendrement attachée. Venez demain septidi déjeuner avec moi. J’ai besoin de vous voir et de causer avec vous sur vos intérêts. « Bonsoir, mon ami. Je vous embrasse.

« Veuve Beauharnais. »

S’il ne s’agit pas d’un complot entre Thérésia et Rose, quels sentiments poussent Mme de Beauharnais ? Peut-être n’a-t-elle pas oublié ce que lui a dit un jour son ami Ségur :

— Ce petit général pourrait devenir un grand homme !

Assurément, elle avait déjà succombé aux avances de Barras, dont elle était maintenant la maîtresse et qui passait à l’époque pour un grand homme. Mais elle n’ignorait pas que la protection de son amant était provisoire. Il lui fallait mieux ! quelqu’un qui puisse faire face à ses dépenses – ce tonneau des Danaïdes. Et puis, elle trouvait Buonaparte drôle – elle prononçait drolle de sa voix chantante de fille des îles.

Rabroué par Mme Permon, croyant la veuve Beauharnais fortunée, Buonaparte se rend ce fameux septidi de frimaire, an IV, dans le délicieux petit hôtel situé non loin de la Chaussée d’Antin, plus précisément rue Chantereine, appelée ainsi parce qu’autrefois les reinettes y croassaient. Joséphine l’avait acheté à Julie Carreau, ex-Louise-Julie Talma. Avec adresse, Rose essaye d’abord de persuader Napoleone qu’il n’y a rien qu’une grande amitié entre Barras et elle. Tout ce que l’on colporte dans Paris n’est que calomnie. Buonaparte est déjà prêt à tout croire... Puis il parle de « ses intérêts », sans doute de ce commandement de l’armée d’Italie qu’il espère toujours recevoir, en dépit de ses nouvelles grandeurs.

Il revient à plusieurs reprises rue Chantereine. Le luxe – un luxe tout extérieur de demoiselle à la vertu légère – l’éblouit. Il admire la manière exquise qu’elle a de dire à chacun exactement ce qu’il faut et le tact avec lequel elle conduit une conversation. Il ne se doute pas qu’il n’y a ici que des dettes, que les domestiques sont rarement payés, et les fournisseurs encore moins... Devant cette « dame » il se sent bien petit provincial... et de bien petite noblesse. Il ignore alors que le titre de vicomtesse dont se pare la « veuve Beauharnais » est usurpé... Il est sous le charme de « l’incomparable Joséphine ». Car c’est déjà ainsi qu’il l’appelle, ne voulant plus employer son prénom de Rose prononcé par trop de lèvres masculines.

Elle joue de sa coquetterie avec un art et une habileté consommés... et il l’aime, maintenant – lui, sans expérience – comme il n’a jamais aimé. Il l’avouera à Sainte-Hélène :

— C’était une vraie femme... Elle avait un je ne sais quoi qui plaisait.

Et il précise ce je ne sais quoi de bien peu convenable façon :

— Elle avait le plus joli c... qui fût possible. Il y avait là les Trois-Ilets de la Martinique.

Car – on s’en doute – elle s’est donnée à lui, un soir de janvier – ce qui lui a coûté bien peu – et elle a été stupéfaite, le lendemain matin, en déchiffrant sa première lettre :

« 7 heures du matin : Je me réveille plein de toi. Ton portrait et le souvenir de l’enivrante soirée d’hier n’ont point laissé de repos à mes sens. Douce et incomparable Joséphine, quel effet bizarre faites-vous sur mon coeur ! Vous fâchez-vous ! Vous vois-je triste ! Êtes-vous inquiète ? Mon âme est brisée de douleur, et il n’est point de repos pour votre ami... Mais, en est-il donc davantage pour moi, lorsque me livrant au sentiment profond qui me maîtrise, je puise sur vos lèvres, sur votre coeur, une flamme qui me brûle. Ah ! c’est cette nuit que je me suis bien aperçu que votre portrait n’est pas vous ! Tu pars à midi, je te verrai dans trois heures. En attendant, mio dolce amor, reçois un millier de baisé : mais ne m’en donne pas, car il brûle mon sang. »

Le voici ensorcelé.

Hortense – car Joséphine a également une fille âgée d’un peu plus de douze ans – fait la connaissance du nouvel amant de sa mère. Elle avait été invitée chez Barras et placée entre Mme de Beauharnais et Buonaparte qui, « pour lui parler, raconter a-t-elle, s’avançait toujours avec tant de vivacité et de persévérance qu’il me fatiguait et me forçait de me reculer. Je considérai ainsi, malgré moi, sa figure qui était belle, fort expressive, mais d’une pâleur remarquable. Il parlait avec feu et paraissait uniquement occupé de ma mère. »

Comment Napoleone va-t-il maintenant se défaire de sa petite fiancée marseillaise ? Sans élégance, il lui écrit que si elle n’obtient pas le consentement de sa mère et de son frère Nicolas pour la célébration immédiate de leur mariage, il est préférable « de rompre toute liaison avec lui ». Désirée est anéantie :

« Par où commencer ai-je, écrit-elle, pour vous peindre l’affreuse situation dans laquelle votre lettre m’a plongée ? Mais quelle était votre intention ? Était-ce de m’accabler ? Ah ! vous n’avez que trop réussi. Oui, cruel, vous m’avez réduite au désespoir. Ce mot « de rompre toute liaison » me fait frémir. Je croyais avoir trouvé en vous un ami que j’aurais aimé pour la vie. Pas du tout, il faut que je cesse de vous aimer ; car mon imagination ne trouve aucun expédient pour faire consentir à notre union. Jamais je ne pourrai me décider de parler à mes parents... »

Pourquoi ?

C’est là l’attitude d’une jeune fille du XVIIIe siècle, de cette époque où l’on ne se mariait point mais où l’on vous mariait. C’était à Napoleone à faire une démarche. En demandant à sa « fiancée » de parler elle-même à ses parents, il ne pouvait s’attirer une autre réponse. C’est d’ailleurs tout ce que l’amant de Joséphine désirait, puisqu’il s’apprêtait à suivre les conseils de ses « amis de Paris ».

— Il paraît, lui dit Barras, que tu as pris la Beauharnais pour l’un des soldats du 13 Vendémiaire, que tu devais comprendre dans la distribution. Tu aurais mieux fait d’envoyer cet argent à ta famille qui en a besoin, et à laquelle je viens encore de faire passer des secours.

S’il faut en croire Barras, Buonaparte aurait rougi comme un écolier, puis s’était défendu :

— Je n’ai point fait de cadeaux à ma maîtresse. Je n’ai point voulu séduire une vierge. Je suis de ceux qui aiment mieux trouver l’amour tout fait que l’amour à faire... Eh bien, dans quelque état que soit Mme de Beauharnais, si c’était bien sérieusement que je fusse en relations avec elle, si ces présents que vous me reprochez d’avoir faits, c’étaient des présents de noces, citoyen directeur, qu’auriez-vous à redire ?

— Est-ce bien sérieux ce que tu viens de m’avancer ?

— D’abord Mme de Beauharnais est riche !

Et Barras de répondre :

— Ma foi, puisque tu me consultes ici sérieusement, je te répondrai par tes propres paroles : pourquoi pas ? Tu es isolé, tu ne tiens à rien. Ton frère Joseph t’a montré la route du mariage, le voilà tiré de la misère avec la dot Clary... Marie-toi, un homme marié se trouve placé dans la société, il offre un peu plus de surface et de résistance à ses ennemis.

Selon Napoleone – il le racontera à Sainte-Hélène – Barras aurait encore ajouté :

— Elle tient à l’ancien régime et au nouveau ; elle te donnera de la consistance, sa maison est la meilleure de Paris.

En apprenant les projets de sa mère, la petite Hortense est désespérée.

— Elle ne nous aimera plus autant, dit-elle à son frère.

Napoleone remarque une certaine froideur de la part de la fillette à son égard et fait « quelques frais pour la dissiper ». Il se plaît à la tourmenter, et se moque d’elle parce qu’elle va faire sa première communion :

— Vous êtes une petite dévote, lui lance-t-il.

— Vous l’avez bien faite, pourquoi, répond-elle avec logique, ne la ferais-je pas ?

Il éclate de rire. Son amour et son avancement commencent à faire de lui un autre homme. Son orgueil satisfait ne risquait plus d’être meurtri, l’air morose n’est plus de mise. Il devient plus expansif. Sa conversation « est toujours marquée de quelques traits et, jusqu’aux histoires de revenants qu’il raconte quelquefois, il a l’art de les rendre intéressantes par l’originalité de ses récits ». On l’admire – et c’est un sentiment si nouveau pour lui ! Certes, il n’a point cessé d’être susceptible. Un soir de février, Joséphine a osé lui reprocher de l’avoir recherchée par intérêt – peut-être pour obtenir ce fameux commandement de l’armée d’Italie... Il le prend très mal. Plus tard, il aura pourtant la franchise d’avouer, parlant de son union :

— Pour moi, c’était une excellente affaire.

Du moins il le croyait.

— Elle disait qu’elle avait 1 ou 2 000 000 de francs à la Martinique, expliquera-t-il ; elle n’avait que 500 000 francs que je n’ai jamais vus...

Le soir de leur discussion – elle marquera assurément car ils en reparleront plus tard –, il trace ces lignes sitôt rentré chez lui. « Je vous ai quittée emportant avec moi un sentiment pénible. Je me suis couché bien fâché. Il me semblait que l’estime qui est due à mon caractère devait éloigner de votre pensée la dernière qui vous agitait hier au soir. Si elle prédominait dans votre esprit, vous seriez bien injuste, Madame, et moi bien malheureux ! Vous avez donc pensé que je ne vous aimais pas pour vous ! ! ! Pour qui donc ? Ah ! madame, j’aurais donc bien changé ! Un sentiment si bas a-t-il pu être conçu dans une âme si pure ? J’en suis encore étonné, moins encore que du sentiment qui, à mon réveil, m’a ramené sans rancune et sans volonté à vos pieds. Certes, il est impossible d’être plus faible et plus dégradé. Quel est donc ton étrange pouvoir, incomparable Joséphine ? Une de tes pensées empoisonne ma vie, déchire mon coeur par les volontés les plus opposées, mais un sentiment plus fort, une humeur moins sombre me rattache, me ramène et me conduit encore coupable. Je le sens bien, si nous avons des disputes ensemble, tu devrais récuser mon coeur... ma conscience : tu les as séduits, ils sont encore pour toi. Toi cependant, mio dolce amor, tu as bien reposé ? As-tu seulement pensé deux fois à moi. Je te donne trois baisers : un sur ton coeur, un sur ta bouche, un sur tes yeux. »

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Le 2 mars, Buonaparte est nommé commandant en chef de l’armée d’Italie. C’est le cadeau de noces de Barras. Napoleone gêné d’être l’obligé de l’ex-amant de sa femme, dira plus tard qu’il devait sa nomination à Carnot :

— Il connaissait mes grandes qualités, expliquera-t-il.

Peut-être se mirent-ils à deux pour convaincre leurs collègues...

Le 8 mars, c’est la signature du contrat de mariage de Napoleone et de Joséphine chez Me Raguideau, notaire de Mme de Beauharnais, qui désapprouve l’union de sa cliente avec un homme qui n’a, soupire-t-il, « que la cape et l’épée ». Le lendemain soir a lieu le mariage. Le ciel est sans nuages, mais la brume commence à monter à l’horizon et fait pâlir les étoiles. Dans le salon de la mairie, ancien hôtel de Mondragon{13}, l’ex-Rose de Beauharnais – robe de mousseline ornée de fleurs tricolores – les témoins Barras, Tallien, Calmelet, homme de confiance de Joséphine, et le commissaire Collin-Lacombe qui, sans en avoir le droit, remplace le maire parti se coucher, attendent le marié depuis deux heures... Barras regarde la pendule, inquiet. Si Buonaparte avait changé d’avis ? Les folles dépenses de la créole vont-elles lui retomber sur les bras ? Soudain, on entend un bruit de sabre résonner dans l’escalier de pierre. La porte s’ouvre. C’est Buonaparte, suivi de son aide de camp et témoin Lemarois. Sans prendre la peine de s’excuser, il fonce sur le commissaire, le secoue pour le réveiller :

— Allons donc, mariez-nous vite !

Tout ensommeillé, Collin annonce cet extravagant acte de mariage où l’un des témoins – Lemarois – n’est point majeur et par conséquent ne peut être témoin, où le remplaçant du maire n’a aucune qualité pour unir légalement deux conjoints, où enfin le marié se vieillit de dix-huit mois – ce qui le fait naître sujet génois – et où la mariée se rajeunit avec coquetterie de quatre années. Napoléon indiquera plus tard le procédé employé :

— On s’est servi pour l’impératrice Joséphine de l’acte de naissance de sa soeur qui était morte, parce qu’elle avait trois ou quatre ans de moins qu’elle et qu’elle voulait se rajeunir.

Pour lui, il ne s’agit point de galanterie vis-à-vis de sa femme :

— N’ayant pas mon acte de naissance, expliquera-t-il, on se servit de celui de mon frère aîné qui était à Paris pour quelque affaire.

Cinq minutes plus tard, on se dit bonsoir sur le trottoir de la rue d’Antin. Il fait plus froid, le thermomètre est descendu un peu au-dessous de zéro. Joséphine monte dans l’équipage de son mari et, en regagnant avec lui son petit hôtel de la rue Chantereine, entre à son tour dans l’Histoire...

En annonçant son mariage au président du Directoire, Buonaparte précisera qu’il voyait là un nouveau lien qui l’attacherait désormais à la patrie ; « c’est un gage de plus de ma ferme résolution de ne trouver de salut que dans la République... »

Est-ce parce que la jolie vicomtesse a été tout récemment la maîtresse de l’un des directeurs du nouveau régime qu’elle peut être considérée comme « un gage » du républicanisme de son époux ? Les

« cinq rois » – et surtout Barras – durent bien rire...

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« Vous êtes donc marié, écrira Désirée à Buonaparte. Il n’est plus permis à la pauvre Eugénie de vous aimer, de penser à vous, et vous disiez que vous m’aimiez, et un retard de lettre vous brouille sans retour avec celle que vous nommiez votre chère Eugénie, vous engage à vous marier avec une autre. Vous, marié ! Je ne puis m’accoutumer à cette idée, elle me tue. Je ne puis la supporter. Je vous ferai voir que je suis plus fidèle à mes engagements et malgré que vous ayez rompu les liens qui nous unissaient, jamais je ne m’engagerai avec un autre, jamais je ne me marierai. Mes malheurs m’apprennent à connaître les hommes et à me méfier de mon coeur. Je vous fis demander par votre frère mon portrait, je vous renouvelle ma demande ; il doit vous être bien indifférent, surtout à présent que vous possédez celui d’une femme, sans doute chérie. La comparaison que vous devez faire ne peut être qu’à mon désavantage, votre femme étant supérieure en tout à la pauvre Eugénie, qui peut-être ne la surpassait que par son extrême attachement pour vous. Après un an d’absence, moi qui croyais toucher au bonheur, qui espérais vous revoir bientôt et devenir la plus heureuse des femmes en vous épousant... je ne désire que la mort. La vie est un supplice affreux pour moi, depuis que je ne peux plus vous la consacrer. »

Tendre et douce Désirée qui souhaite la mort, qui ne se mariera jamais... Or, deux années et cinq mois plus tard, Désirée épousera un ambassadeur de France, l’ancien sergent Bellejambe, autrement dit le général Bernadotte, dont la carrière s’annonçait alors aussi belle que celle de Napoleone. Nous les retrouverons lorsqu’ils deviendront prince et princesse de Porte-Corvo, par la grâce de S.M. Napoléon Ier, et, un jour, roi et reine de Suède et de Norvège.

Quelle belle revanche pour la petite délaissée !...