XV

« NI BONNET ROUGE, NI TALON ROUGE ! »

II n’y a rien de si difficile à harnacher qu’un peuple qui a secoué son bât.

NAPOLÉON.

Le lendemain, Paris se réveille sous le Consulat.

Le 20 brumaire se trouve être un décadi – le dimanche révolutionnaire – aussi les magasins sont-ils fermés et – il fait plus doux que la veille – les Parisiens, entre deux ondées, se promènent, lisent les affiches et commentent les nouvelles. Sans doute certains demeurent-ils méfiants, mais plus nombreux sont ceux qui arborent un sourire radieux. Un poids semble enlevé des poitrines. On respire... et, s’il faut en croire les journaux – tel l’Ami des Lois – « l’on s’embrassait sur les places publiques avec une effusion qui tenait du délire ». Mme Reinhard le dira de son côté :

« Le peuple est en liesse, et croit avoir reconquis la liberté. »

Le soir, en dépit de la pluie et d’un vent assez fort, tout Paris illumine, des cortèges d’officiers publics – commissaires et juges de paix – et de troupes précédés de leur musique parcourent la ville pour lire à la clarté des torches la loi votée la nuit précédente et créant le Consulat. Des cris de Vive la République ! Vive Bonaparte ! Vive la Paix ! interrompent le discours. Dans les théâtres on applaudit des vers de circonstance – tels ceux-ci récités au théâtre Favart :

Plus de tyrans et plus d’esclaves
Trop longtemps ma noble patrie
Ploya sous un joug détesté,
Et le courage et le génie
Ont reconquis la liberté.

Et la province ? Dans les grandes villes, on applaudit Bonaparte et l’on conspue le régime défunt. Dans les petites villes, l’accueil est plus mitigé. On voit même des fonctionnaires refuser d’enregistrer la loi votée dans la nuit du 19 au 20 brumaire. Il n’y a cependant, dans la population, aucune véritable résistance. On en a tant vu depuis dix ans !

Le 11 novembre, dès dix heures du matin, après une nuit assez brève, Bonaparte, en civil – redingote d’un gris sombre, chapeau de castor noir – a pris place dans une voiture fort simple, entourée seulement par six dragons. C’est en ce modeste équipage qu’il se rend au Luxembourg pour son premier acte de chef d’État. Aux abords du palais, quelques badauds crient : Vive Bonaparte ! Il semble n’avoir pas entendu et donne l’ordre d’arrêter sa voiture devant la porte du Petit Luxembourg, demeure de Sieyès.

À midi, après une conversation avec « l’abbé », a lieu la première réunion entre les trois consuls. Roger Ducos, ex-juge de paix, un peu surpris de se trouver encore chef d’État, déclare, en s’inclinant vers Bonaparte :

— Il est bien inutile d’aller aux voix pour la présidence, elle vous appartient de droit.

Sieyès fait la grimace et se mord les lèvres. Bonaparte, avec adresse, propose une présidence par roulement et par vingt-quatre heures. L’ordre alphabétique lui permet de prendre aussitôt le fauteuil pour cette séance historique. On nomme immédiatement les ministres. Cambacérès, qui depuis longtemps prépare un code civil, conserve le ministère de la Justice. Maret est nommé secrétaire général des consuls. En attendant que Talleyrand prenne sa place, Reinhard garde les Affaires étrangères. Berthier, l’homme de confiance, est nommé à la Guerre. Laplace reçoit le ministère de l’Intérieur, et celui de la Police générale est accordé à Fouché :

— Je sais qu’il n’a point rompu avec ses amis les terroristes, dit Bonaparte, il les connaît ; sous ce point de vue il nous sera utile.

Pour les Finances, Sieyès propose un homme ayant fait ses preuves. Déclinant jusqu’à présent toutes les offres, Gaudin se réservait pour l’avènement d’un « gouvernement sérieux ». Sieyès l’a fait appeler dès le matin et Gaudin attend dans un cabinet tout proche de la salle des délibérations.

Pour la première fois, il rencontre Bonaparte. Il remarque, comme tout le monde, la maigreur et le teint jaune du jeune général, mais également son activité et l’extraordinaire acuité de ce regard... « Je trouvai en effet un personnage qui ne m’était connu que par la haute renommée qu’il s’était déjà acquise, dira Gaudin ; d’une taille peu élevée, vêtu d’une redingote grise, extrêmement maigre, le teint jaune, l’oeil de l’aigle, les mouvements vifs et animés. Il donnait, lorsque j’entrai, des ordres au commandant de la garde. » L’officier s’étant retiré, Napoléon vient à lui « de l’air le plus gracieux » :

— Vous avez longtemps travaillé dans les finances ?

— Pendant vingt ans, général, répond Gaudin.

— Nous avons grand besoin de votre secours, et j’y compte. Allons, prêtez serment, nous sommes pressés.

La formalité remplie, Bonaparte ajoute :

— Le dernier ministre du Directoire va être informé de votre nomination. Rendez-vous dans deux heures au ministère pour en prendre possession, et donnez-nous, le plus tôt que vous le pourrez, un rapport sur notre situation, en même temps que sur les premières mesures à prendre pour rétablir le service qui manque partout. Venez me voir ce soir à ma maison de la rue de la Victoire, nous causerons plus amplement de nos affaires.

Gaudin trouve dans la caisse du Trésor une somme de cent soixante-sept mille francs en numéraire provenant d’une avance de trois cent mille francs faite la veille. Or il y a quatre cent soixante-quatorze millions de dettes ! – sans parler des bons de réquisition impayés et des promesses d’inscriptions de rente non tenues ! Pour faire face aux premières dépenses, le nouveau ministre utilisera des traites d’adjudicataires des coupes de bois. Ces traites lui seront d’ailleurs protestées, car, depuis trois ans, aucune livraison n’a été faite !

La gabegie règne partout. Bonaparte explose :

— Quelles gens ! s’écrie-t-il devant Bourrienne. Quel gouvernement ! Quelle administration ! Concevez-vous quelque chose de plus pitoyable que leur système de finances ?

Lorsque Napoléon veut expédier un courrier, pas le moindre viatique à lui donner pour ses frais de route ! Le nouveau consul désire alors connaître la « force précise de l’armée ». Personne ne peut le renseigner.

— Mais, insiste-t-il, vous devez avoir des rôles au bureau de la guerre ?

— À quoi nous serviraient-ils, il y a eu tant de mutations dont on n’a pu tenir compte.

— Mais du moins vous devez avoir l’état de la solde qui nous mènera à notre but ?

— Nous ne la payons pas !

— Mais les états des vivres ?

— Nous ne les nourrissons pas !

— Mais ceux de l’habillement ?

— Nous ne les habillons pas !

Sieyès qui, lors de ce premier conseil, a vu Bonaparte parler avec science des finances, de l’administration, de l’armée, de la politique et des lois, sort absolument abasourdi en répétant :

— Messieurs, vous avez un maître ! Cet homme sait tout, veut tout et peut tout !

Le 15 novembre, premier pas vers le trône, Bonaparte s’installe dans ses appartements du Petit-Luxembourg, aujourd’hui résidence de la présidence du Sénat. Il a choisi les pièces occupées autrefois par Moulins, au rez-de-chaussée, à droite, en entrant par la rue de Vaugirard. Et Joséphine, devenue la femme de l’un des trois rois de la République, a désormais ses propres appartements : ceux de Gohier au premier étage où elle était venue si souvent voir son vieil amoureux. Un petit escalier dérobé lui permet de communiquer avec son mari. Trois ou quatre fois par semaine, le consul, pour se rendre au Conseil, descend les trois marches du perron dont l’aspect n’a pas changé, traverse la cour du Petit-Luxembourg et passe dans le palais de Marie de Médicis, ancienne demeure de Barras.

Il s’agit tout d’abord de remplacer la formule provisoire par un gouvernement définitif. Mais la future constitution s’élabore lentement. Le public se passionne : À quelle sauce les Français seront-ils mangés ? « Il n’y a pas jusqu’aux femmes, écrira le Diplomate qui, en plaçant une boule de domino, en chiffonnant une gaze, ne demandent quelle sera notre Constitution, et ne s’inquiètent du pouvoir exécutif. » Au Luxembourg les palabres s’éternisent. Ducos se range aux avis de Napoléon. Comme Sieyès s’étonne de cet abandon, Ducos explique :

— Comment voulez-vous que j’hésite entre le général et vous ? Vous avez peur toute la nuit, et lui est tranquille, lui seul peut gouverner.

La réponse n’arrange pas les choses entre l’ex-prêtre et Bonaparte. Aussi Talleyrand organise-t-il une réunion destinée à arrondir les angles. La discussion tourne vite à l’aigre. L’abbé se défend « au moyen d’aphorismes tranchants et dédaigneux ».

— Sieyès, dira Bonaparte le lendemain, croit posséder seul la vérité ; quand on lui fait une objection, il répond comme un prétendu inspiré et tout est dit.

Bonaparte, de son côté, s’est montré « agressif, emporté, acerbe ». C’est alors que Sieyès lui demande calmement :

— Voulez-vous donc être roi ?

On le devine, ils se séparent fort mécontents l’un de l’autre...

Les trois consuls et les trois commissions législatives se réunissent dans l’appartement de Bonaparte. Les conférences s’ouvrent à neuf heures du soir et se prolongent jusque bien avant dans la nuit. Daunou est chargé de la rédaction. Sieyès qui, à la première séance, n’avait dit mot, se rattrape le 10 décembre. Ce jour-là « avec un ton d’oracle, l’ex-abbé, nous rapporte Fouché, déroula successivement les bases de sa constitution chérie : elle créait un Tribunat composé de cent membres appelés à discuter les lois ; un Corps législatif plus nombreux appelé à les admettre ou à les rejeter par le vote sans discussion orale ; et enfin un Sénat composé de membres élus à vie, avec la mission plus importante de veiller à la conservation des lois et des constitutions de l’État ».

Bonaparte ne fait pas d’objection, aussi adopte-t-on cette première partie de la proposition. Il en est de même pour le gouvernement qui garde ainsi l’initiative des lois. On crée, par ailleurs, un Conseil d’État, chargé de mûrir, de rédiger les projets et les règlements de l’administration publique. Demeure le principal : « On savait que le gouvernement de Sieyès devait se terminer en pointe, en une espèce de sommité monarchique plantée sur des bases républicaines, idée dont il était entiché depuis longtemps ; on attendait avec une curiosité attentive et même impatiente qu’il découvrît enfin le chapiteau de son édifice constitutionnel. »

Sieyès voulant se débarrasser du « sabre », propose alors à Bonaparte de le transformer en « chapiteau », c’est-à-dire de lui donner les fonctions de « Grand Électeur » chargé de désigner les deux consuls, avec un traitement de six millions, une garde de trois mille hommes et la résidence de Versailles.

À Versailles ?

— Je veux rester à Paris, s’exclame violemment Bonaparte. Cela ne sera pas ! Il y aura plutôt du sang jusqu’aux genoux !

Puis, il ne peut y tenir : « se levant et poussant un éclat de rire, il prend le cahier des mains de Sieyès et sabre d’un trait de plume ce qu’il appelle tout haut des niaiseries métaphysiques » :

— Est-ce que je vous entends bien ? On me propose une place où je nommerai tous ceux qui auront quelque chose à faire et où je ne pourrai me mêler de rien... Cela est impossible ! Je ne ferai pas un rôle ridicule. Plutôt rien que d’être ridicule !

Il se tourne ensuite vers l’abbé piteux et humilié :

— Comment avez-vous pu croire, citoyen Sieyès, qu’un homme d’honneur, un homme de talent et de quelque capacité dans les affaires, voulût jamais consentir à n’être qu’un cochon à l’engrais de quelques millions dans le château royal de Versailles ?

« Le cochon à l’engrais » fait fuser les rires et le Grand Électorat est coulé à fond.

Le 12 décembre, nouvelle séance – capitale celle-ci. On revient à la formule des trois consuls, mais on ne rit plus comme l’avant-veille, nous raconte Fouché, « quand on voulut faire décider qu’il y aurait un premier consul investi du pouvoir suprême, ayant le droit de nomination et de révocation à tous les emplois, et que les deux autres consuls auraient voix consultative seulement ». On ne rit plus parce que Bonaparte prend fort mal l’opinion de certains membres qui osent affirmer :

— Si le général Bonaparte s’empare de la dignité de magistrat suprême sans élection préalable, il dénotera l’ambition d’un usurpateur, et justifiera l’opinion de ceux qui prétendent qu’il n’a fait la journée du 18 Brumaire qu’à son profit.

Bonaparte hausse les épaules. Il préfère écouter Talleyrand, redevenu ministre des Relations extérieures, et qui lui dit :

— Pour que la France soit bien gouvernée, pour qu’il y ait unité d’action, il faut que vous soyez le premier Consul et que le premier Consul ait dans sa main tout ce qui tient directement à la politique, c’est-à-dire les ministères de l’Intérieur et de la Police pour les affaires du dedans, mon ministère pour les affaires du dehors, et ensuite les deux grands moyens d’exécution, la Guerre et la Marine. Il serait donc de toute convenance que les ministres de ces cinq départements travaillassent avec vous seul... Les deux autres Consuls pourraient s’occuper de la Justice et des Finances. Cela les occupera, cela les amusera, et vous, général, ayant à votre disposition toutes les parties vitales du Gouvernement, vous arriverez au noble but que vous vous proposez, la régénération de la France.

— Savez-vous, Bourrienne, dira Bonaparte à son secrétaire, que Talleyrand est de bon conseil ; c’est un homme de grand sens.

— Général, c’est l’opinion de tous ceux qui le connaissent,

— Talleyrand n’est pas maladroit, il m’a pénétré. Ce qu’il me conseille, vous savez bien que j’ai envie de le faire.

Ainsi fait-on : on vote la création de deux consuls figurants – ils ne seront que les deux bras du fauteuil du Premier Consul.

Il s’agit maintenant d’élire les trois consuls : un étalon de décalitre, placé sur une table, sert d’urne. Pendant le scrutin, Bonaparte adossé à la cheminée, se chauffe. Au moment où on va commencer le dépouillement il s’avance vers la table, ramasse les bulletins, et, se tournant vers Sieyès il dit gravement :

— Au lieu de dépouiller, donnons un nouveau témoignage de reconnaissance au citoyen Sieyès en lui décernant le droit de désigner les trois premiers magistrats de la République, et convenons que ceux qu’il aura désignés seront censés être ceux à la nomination desquels nous venons de procéder.

Les bulletins sont bien vite brûlés. La Constitution de l’an VIII est faite : Sieyès s’élimine lui-même – Bonaparte le regrettera plus tard – Roger Ducos, se rendant compte qu’il ne fait pas le poids, s’efface et Bonaparte « désigné » par Sieyès, va choisir lui-même ses deux assesseurs-satellites. Il nomme d’abord Cambacérès qui a été président du Salut public et dont on disait qu’il était le plus propre à mettre de la gravité dans la bassesse... Talleyrand lui conseille ensuite de désigner Charles-François Lebrun, qui représente en quelque sorte ce qu’il y a de bon dans le passé, c’est-à-dire le « despotisme éclairé » à la sauce voltairienne.

Bonaparte ne connaît pas ce dernier et interroge Roederer :

— Qu’était Lebrun ?

— Il a d’abord été secrétaire du chancelier Maupeou, répond Roederer, ensuite homme de lettres distingué, constituant, président de l’administration de Versailles et législatif.

— Qu’a-t-il fait comme homme de lettres ?

— Il a traduit Homère et le Tasse.

— Quelle réputation a-t-il ?

— Il a passé pour royaliste, mais il a toujours eu et toujours justifié la confiance des patriotes. Quand une fois il s’est engagé à un parti, il y est fidèle, et il n’existe pas un homme plus sûr.

— N’est-il pas orléaniste ?

— À cent lieues de là !

— Fayettiste ?

— Encore moins !

— Est-il bon coucheur ?

— Excellent. C’est un homme modeste, paisible, doux, conciliant par nature.

— Il n’a pas la réputation de patriote ?

— Sachez franchir ces scrupules ; je me moquerais, à votre place, de ces réputations.

— Je ne demande que des hommes d’esprit, je me charge du reste... Lebrun est-il marié ?

— Je l’ignore, mais je le crois.

— Envoyez-moi ses oeuvres, je veux voir son style.

— Quoi ? Ses discours à l’assemblée constituante et législative ?

— Non, ses oeuvres littéraires.

— Et que verrez-vous là de décisif pour une place de consul ?

— Je verrai ses épitres dédicatoires.

— Pour le coup, conclut Roederer, voilà une curiosité à laquelle je ne m’attendais pas. J’ai souvent comparé vos questions sur les hommes et sur les choses à l’étude d’une poignée de sable que vous passez grain à grain à la loupe ; les épîtres dédicatoires de Lebrun sont le dernier grain de sable du tas.

Alors que Lebrun mènera un train de petit bourgeois, Cambacérès éclaboussera ses hôtes par son luxe royal. Cinquante à soixante laquais en livrée de drap bleu galonné d’or s’empresseront autour de ses invités – sans parler des nombreux maîtres d’hôtel, de soie vêtus. On mettra plaisamment ces mots dans la bouche de l’efféminé second magistrat de la République :

— J’allais voir les filles comme un autre, mais je n’y restais pas longtemps ; dès que mon affaire était finie, je leur disais : adieu Messieurs ! et je m’en allais.

Quant « au citoyen et à la citoyenne Bonaparte », ils vivront fort simplement. Nul apparat au Petit-Luxembourg. On campera encore. Les domestiques n’auront ni galons ni livrées. Il n’y aura qu’un seul maître d’hôtel – ce qui sera surprenant pour l’époque.

« J’ai dîné chez le Premier consul avec Madame Bonaparte, rapporte Roederer, Louis Bonaparte, Madame Louis et mon collègue Portalis. Bonaparte n’est guère plus d’un quart d’heure quand il dîne avec peu de monde. Il n’est pas une demi-heure à la plus grande table. On ne sert qu’un seul service qui comprend : les entrées, le rôt, l’entremets ; vient ensuite le dessert. »

Quelque temps après sa nomination au Consulat, on lui représenta que ses dîners étaient trop brefs ; il les allongera de quelques minutes.

— Général, lui dit Roederer, vous êtes devenu moins expéditif à table.

Il répondit :

— C’est déjà la corruption du pouvoir.

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La Constitution doit être soumise à un plébiscite, mais, ainsi que le dira Louis Madelin, « par une manière de second petit coup d’État », Bonaparte fait décréter, par les commissions législatives, que la Constitution entrera en vigueur dès le 4 nivôse – c’est-à-dire le 25 décembre, jour de Noël, une fête que l’on ne célébrait plus d’ailleurs...

Roederer vient lui porter le projet de proclamation destiné à être lu aux carrefours avec le texte de la Constitution.

— J’ai deux choses à remarquer, lui déclare le Consul ; la première, c’est que vous me faites promettre, et je ne veux rien promettre, parce que je ne suis pas sûr de tenir. La deuxième, c’est que vous me faites promettre pour une époque très prochaine ; et il y a beaucoup de choses pour lesquelles mes dix années suffiront à peine. Il faut dire simplement : je dois faire telle chose, mon devoir est de le faire, etc., et terminer par dire que le droit de tous les Français est d’observer si je consacre mes efforts de dix ans à remplir mes devoirs.

Nombreux furent ceux qui considérèrent la nouvelle Constitution comme transitoire. Tous sont persuadés que Bonaparte ne s’en tiendra pas là ! On prétendait qu’une municipalité de province avait ingénument écrit aux « Citoyens Consuls » : « Nous nous empressons de vous accuser réception de la nouvelle constitution de l’an VIII. Nous vous promettons la même exactitude pour toutes celles qu’il vous plaira de nous envoyer à l’avenir. » Une autre histoire était colportée : on affirmait avoir entendu à un carrefour, lors de la lecture de la Constitution, une femme dire à son voisin :

— Je n’ai rien entendu !

— Moi, je n’ai pas perdu un mot.

— Eh bien, qu’y a-t-il dans la Constitution ?

— Il y a Bonaparte !

Ses projets de Premier consul, il les donne à Roederer :

— Voici le but où je dois atteindre pendant ma magistrature : consolider la République ; la rendre redoutable à ses ennemis. Pour consolider la République, il faut que les lois soient fondées sur la modération, l’ordre et la justice. La modération est la base de la morale et la première vertu de l’homme. Sans elle, l’homme n’est qu’une bête féroce. Sans elle, il peut bien exister une faction, mais jamais un gouvernement national.

Il commence sa politique de pacification. Un de ses premiers actes a été de signer l’abolition de la Loi des Otages – votée par le Directoire trois mois auparavant. Il tient à aller lui-même au Temple afin de rendre la liberté aux prisonniers.

— Une loi injuste vous a privés de la liberté, leur déclare-t-il ; mon premier geste est de vous la rendre.

Au nouveau Tribunat, deux semaines après leur première séance, Duveyrier s’est permis de s’exclamer :

— Dans ces lieux, si l’on osait parler d’une idole de quinze jours, nous rappellerions qu’on vit abattre une idole de quinze siècles...

Bonaparte croit se reconnaître dans « le tyran de quinze jours », et, au cours de la soirée, au Petit Luxembourg, on l’entend répéter :

— Avec cinquante de mes grenadiers, je ferai f... le Tribunat à la rivière.

— Je ne vous dis pas le contraire, général, ose remarquer quelqu’un, mais ce ne sera pas votre plus bel exploit.

Le même soir, il s’exclame aussi-:

— C’est comme on croit que je vais me laisser gouverner par des p... Non, je ne me laisserai pas gouverner par des p... !

Allusion à Mme Tallien qu’il a interdit à Joséphine de revoir – pas plus d’ailleurs que ses folles amies du Directoire.

Au vrai, il veut qu’on le sache et que tous s’imprègnent bien de cette idée : le voici, presque en ce dernier jour du XVIIIe siècle, le maître – et le seul maître – de la France. L’officier de service lui demandera, la veille de Noël, le mot d’ordre – le premier du nouveau régime :

— Frédéric II et Dugommier, répondra-t-il.

« On fait dire à Bonaparte un mot neuf et hardi en révolution, annonce de son côté le Diplomate, le voici : « Les places seront ouvertes à tous les Français de toutes les opinions, pourvu qu’ils aient des lumières, de la capacité et des vertus. » Si ce mot est vrai et si celui qui l’a dit tient parole, nous sommes en effet à la fin de la Révolution. »

Le Consulat provisoire est achevé, et Bonaparte prononce les dernières paroles de cette brève magistrature :

— Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée ; elle est finie.

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Il inaugure son « règne » en adressant, dès le 25 décembre, une lettre au roi d’Angleterre et une autre à S.M. l’Empereur, roi de Hongrie et de Bohême, pour leur annoncer que « la Nation française » l’a appelé « à occuper la première magistrature ». « La guerre qui depuis huit ans ravage les quatre parties du monde, écrit-il au souverain britannique, doit-elle être éternelle ? N’est-il donc aucun moyen de s’entendre ? » À celui qui sera un jour son beau-père, il affirme : « Étranger à tout sentiment de vaine gloire, le premier de mes voeux est d’arrêter l’effusion de sang qui va couler... Le caractère connu de Votre Majesté ne me laisse aucun doute sur le voeu de son coeur... »

Bien des royalistes voient l’avenir avec découragement. Le coup d’État, sa politique de pacification à l’extérieur et à l’intérieur – ils le sentent obscurément – va leur enlever leurs dernières chances. L’un d’eux l’avoue alors de façon assez naïve :

— Bonheur peut-être pour la France, mais pas pour nous !

La France n’aura plus besoin de roi, puisque Bonaparte va lui apporter le repos.

Louis XVIII, maintenant exilé à Mitau, essaye de se consoler en lisant le portrait de celui qui, selon lui, occupe sa place et que lui a envoyé l’un de ses agents du Comité de Paris : « Il est difficile de dire ce qu’est Bonaparte ; je n’ai jamais trouvé personne qui eût des idées sur cet homme extraordinaire en beaucoup de choses. Il sait commander et se faire obéir : c’est un grand point. Il n’a pas trouvé le secret de se faire aimer ; il ne sait pas gouverner, c’est un grand tort... Dans le Conseil, il dispute sur tout et contre tout le monde : à ses audiences, il est gauche et embarrassé et n’a pas trouvé jusqu’à présent un seul mot que ses flatteurs pussent citer, il est chétif et ne plaît point au peuple. Il est arrogant, il est audacieux, tranchant et il fait trembler ses courtisans. »

— Il est trop grand pour écouter qui que ce soit, explique un autre agent moins désireux de faire plaisir à l’exilé.

D’autres, assurément plus réalistes, se raccrochent à un espoir : Bonaparte ne pourrait-il pas jouer les Monk et offrir sa place à Louis XVIII ?

Dès le 26 décembre, Bonaparte accepte de recevoir Hyde de Neuville, le chef de l’agence royaliste de Paris – un homme à l’oeil vif, mine futée, cheveux poudrés, vingt-cinq ans – et qui a reçu plein pouvoir pour traiter avec le Premier consul non de la part de Louis XVIII ou du comte d’Artois, mais des chefs insurgés de l’Ouest. Talleyrand est allé prendre le conspirateur à un endroit convenu de la place Vendôme. Dans la voiture Hyde écoute d’une oreille distraite l’ex-prélat déjà prêt à trahir son maître, et qui demande à son compagnon de faire savoir au comte d’Artois qu’il lui est « tout dévoué » :

— Il n’y a pas d’homme plus aimable et plus digne d’être aimé...

Hyde ne retient qu’une phrase du ministre :

— Si Bonaparte passe une année, il ira loin.

Le petit salon dans lequel on introduit le royaliste est glacial. Le chauffage se ressent de la pauvreté du nouveau gouvernement ! Soudain, un homme petit, maigre, les cheveux collés aux tempes, la démarche hésitante, traverse la pièce, s’adosse à la cheminée et relève la tête.

C’est le Premier consul.

« Il me regarda avec une telle expression, racontera Hyde, une telle pénétration, que j’en perdis toute contenance. »

Ce jour-là, on ne va guère plus avant : rendez-vous est pris pour le lendemain. Bonaparte accepte de recevoir le général d’Andigné, commandant les troupes royalistes de l’Anjou. Peut-être, Hyde l’espérait – et se trompait lourdement – peut-être, si les deux chouans parviennent à le convaincre, Bonaparte acceptera-t-il l’épée de connétable que veut lui offrir le « roi » Louis XVIII ?

Au début de la conversation, d’Andigné parle d’ailleurs à plusieurs reprises de celui qu’il considère comme le roi de France. Avec ironie, Bonaparte demande :

— Vous me parlez toujours du Roi, vous êtes donc royaliste ?

— Depuis dix ans, je combats pour la restauration de la monarchie française. Comment, d’après cela, pourriez-vous soupçonner que je ne suis pas royaliste !

— Mais moi je ne suis pas royaliste.

— Je voudrais que vous le fussiez.

Bonaparte répond par un sourire, puis, pensant aux frères de Louis XVI, déclare :

— Ils n’ont rien fait pour la gloire !

Il est certain que, tandis que Vendéens, Angevins, Bretons et, hors de France, Condéens et émigrés ne ménageaient point leur sang, les comtes de Provence et d’Artois se gardaient bien de risquer leur précieuse existence. Au lieu de servir ces princes ingrats, pourquoi Hyde, d’Andigné et leurs amis n’accepteraient-ils point de se rallier à la nouvelle France :

— Que voulez-vous être ? Voulez-vous être général, préfet ? Vous et les vôtres, vous serez ce que vous voudrez.

Les deux royalistes demeurent de glace. Bonaparte insiste :

— Les Bourbons n’ont plus de chance, vous avez fait pour eux tout ce que vous deviez faire. Vous êtes braves, rangez-vous du côté de la gloire, servez sous mes drapeaux !

Hyde et d’Andigné préfèrent le drapeau blanc.

— Rougiriez-vous de porter un habit que porte Bonaparte ?

On en vient à parler du principal : la paix dans l’Ouest qui, selon le consul, « peut se faire en cinq minutes ». Les deux Chouans ne sont pas de cet avis.

— Mais enfin, interroge Bonaparte, que vous faut-il pour faire cesser la guerre civile ?

— Deux choses, répond Hyde, Louis XVIII pour régner légitimement sur la France, et Bonaparte pour la couvrir de sa gloire.

Au milieu de la discussion, un huissier annonce :

— Le second consul de la République, Cambacérès.

— Qu’il attende, ordonne d’abord Bonaparte.

Puis, se ravisant :

— Non, qu’il passe !

Et Cambacérès traverse la pièce en baissant les yeux et presque en courant...

Bonaparte continue à faire les cents pas devant les deux royalistes demeurés debout et qui lui tiennent tête. Le ton de la conversation monte de plus en plus :

— Si vous ne faites pas la paix, je marcherai sur vous avec cent mille hommes.

— Nous tâcherons de vous prouver que nous sommes dignes de vous combattre, répondit d’Andigné.

— J’incendierai vos villes.

— Nous vivrons dans les chaumières.

— Je brûlerai vos chaumières.

— Nous nous retirerons dans les bois. Du reste, vous brûlerez la cabane du cultivateur paisible, vous ruinerez les propriétaires qui ne prennent aucune part à la guerre, mais vous ne nous trouverez que lorsque nous le voudrons bien, et avec le temps nous détruirons vos colonnes en détail.

— Vous me menacez ! s’exclame Bonaparte.

— Je ne suis pas venu pour vous menacer, mais tout au contraire pour vous parler de paix. En causant, nous nous sommes écartés de notre sujet. Quand vous le voudrez, nous y reviendrons.

On y revient, mais sans avancer d’un pas. La double entrevue se solde par un échec total : d’Andigné n’a plus qu’à reprendre le chemin de l’Ouest, tandis que Hyde et ses amis parisiens estiment que le mieux est de mettre au point un projet de meurtre contre le Premier consul.

Dès le 11 janvier, Bonaparte, pensant à ses interlocuteurs qu’il n’a pu séduire, écrit : « La sûreté de l’État et la sécurité du citoyen veulent que de pareils hommes périssent par le feu et tombent sous le glaive de la force nationale. »

Au même moment, les royalistes entament dans les rues de Paris une campagne de propagande contre le « Corse usurpateur ». Le 10 janvier, ils sèment des libelles dans la rue du faubourg Saint-Antoine et dans le quartier du théâtre des Italiens. Ils appliquent, ce même jour, des placards séditieux jusque sur « l’arbre de la Liberté » planté près de la rue des Lombards – cet arbre que le peuple appelle « l’arbre de la misère ». « Dans le quartier des Halles, précise un rapport de Police : plus de deux mille brochures ont été jetées dans les baquets des marchands de poisson. » Les muscadins – perruques blondes et collets noirs – sont partout ! Ils conspirent en échafaudant des plans qui tendent tous à exterminer Bonaparte. Leur audace est extrême : le matin du 21 janvier 1800, septième anniversaire de la mort de Louis XVI, on s’aperçoit que le portique de l’église de la Madeleine a été tendu pendant la nuit d’une immense draperie de deuil. Au centre, entre les colonnes, a été placée une croix blanche sur fond noir, entourée par les emblèmes de la royauté et ornée de fleurs de lys. On y lit cette inscription : « Victimes de la Révolution, venez avec les frères de Louis XVI déposer ici vos vengeances. » Au-dessous, a été mis en évidence le testament du roi-martyr.

L’église de Saint-Jacques-la-Boucherie a été décorée dans le même style, mais, lorsque la police arrive pour enlever les draperies, elle se heurte aux bouchers du quartier et une bagarre s’ensuit. Bonaparte apprend par un rapport de police daté du même jour que, dans les quartiers à la mode, de nombreuses élégantes arborent des toilettes de grand deuil et des plumes noires à leur chapeau.

Au même moment, Louis XVIII écrivait au Premier consul une lettre qu’il pensait lui faire passer par Berthier : « Vous ne pouvez penser, général, que j’aie appris avec indifférence les graves événements qui viennent de se passer. Mais vous ne pouvez être en doute sur le sentiment qu’ils ont excité en moi ; c’est celui d’un juste et ferme espoir. Dès longtemps, mes yeux sont fixés sur vous ; dès longtemps je me suis dit que le vainqueur de Lodi, de Castiglione, d’Arcole, le conquérant de l’Italie, de l’Égypte, sera le sauveur de la France ; amant passionné de la gloire, il la voudra pure ; il voudra que nos derniers neveux bénissent ses triomphes. Mais, tant que je vous ai vu n’être que le plus grand des généraux, tant que la fantaisie d’un avocat a suffi pour changer vos lauriers en cyprès, j’ai dû refermer mes sentiments en moi-même. Aujourd’hui que vous réunissez le pouvoir aux talents, il est temps que je m’explique, il est temps que je vous montre les espérances que j’ai fondées sur vous... Si je m’adressais à tout autre qu’à Bonaparte, j’offrirais, je spécifierais des récompenses. Un grand homme doit lui-même fixer son sort, celui de ses amis ; dites oe que vous désirez pour vous, pour eux, et l’instant de ma restauration sera celui où vos voeux seront accomplis. »

En remettant la lettre à son favori, le duc d’Avaray, « M. le comte de Lille » avait ajouté en soupirant :

— C’est un billet bien cher, joué à une loterie de fort peu d’espérances.

Ces tentatives de rapprochement n’empêcheront nullement le Prétendant d’écrire un peu plus tard à Cadoudal :

« J’ai appris avec la plus vive satisfaction que vous êtes enfin échappé des mains du tyran qui vous a méconnu au point de vous proposer de le servir... »

Mais d’Avaray ne parvient point à faire passer la lettre – et Louis XVIII récidivera plus tard. Bonaparte lui répondra alors : « J’ai reçu, Monsieur, votre lettre ; je vous remercie des choses honnêtes que vous m’y dites. Vous ne devez plus souhaiter votre retour en France ; il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres... Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France ; l’histoire vous en tiendra compte. Je ne suis pas insensible aux malheurs de votre famille !... Je contribuerai avec plaisir à la douceur et à la tranquillité de votre retraite. »

— Une belle chose à mettre dans le Journal de Paris, ce serait une lettre que m’a écrite Louis XVIII, et ma réponse, dira-t-il à Roederer. La lettre est fort belle, vraiment fort belle ! mais j’ai ma réponse en conséquence, et elle est bien aussi.

— Général, cela me fait frissonner.

— Vous avez tort. Livrer la France à Louis XVIII serait l’action d’un traître...

Quelque temps auparavant, lors de sa conversation avec Bourmont, il avait dévoilé ses sentiments :

— Loin de lui nuire, je respecterai ses malheurs et lui rendrai tous les services que je pourrai – bien entendu excepté sa couronne ; elle est perdue pour sa maison ; l’histoire offre d’autres exemples d’un changement de dynastie. Je gouverne, je conserverai la puissance jusqu’à ma dernière heure.

Voilà pour le principe : il a conquis une manière de trône et tient à le garder :

— Les Français ne peuvent être gouvernés que par moi. Je suis dans la persuasion que personne autre que moi, fût-ce Louis XVIII, fût-ce Louis XIV, ne pourrait gouverner en ce moment la France.

Cependant, si le Prétendant était un autre homme que le comte de Provence ? Bonaparte accepterait-il une charge de connétable ?

— Si c’était un grand prince qui dût régner, s’il avait fait de grandes choses, s’il était comme le duc d’Enghien après la bataille de Rocroy, je me ferais honneur de servir sous lui, je ne balancerais pas à lui remettre un sceptre dont il serait digne ; mais on ne connaît pas le Roi : il est à Mitau, qu’il y reste.

Laisser sa place à un autre ? Même à un génie ? Assurément il ne parlait point sincèrement ce jour-là. Il faut plutôt le croire lorsqu’il s’exclamait :

— Si je restaure les Bourbons, ils m’élèveront une statue et mettront mon corps dans le piédestal !

Quant à Louis XVIII, il déclarait :

— Buonaparte est aujourd’hui le plus grand des guerriers dont la France s’honore ; il en sera le sauveur... La manière dont il m’a répondu ne m’empêchera pas assurément de lui adresser une nouvelle lettre.

Lorsque Joséphine – ou d’autres – parlent au consul de l’épée de connétable qui lui irait « fort bien », Bonaparte hausse les épaules :

— Je pourrais rappeler le roi et le faire monter sur le trône. J’y parviendrais en six mois. Mais à quoi cela servirait-il ? La difficulté n’est pas de rétablir le roi, mais la royauté.

Le matin où il se présente devant sa femme, revêtu pour la première fois de son costume rouge brodé d’or de Premier consul il lui demanda :

— Comment trouves-tu que me va cet habit ?

Elle répondit – sincère :

— Moins bien que celui de connétable !

On lui avait proposé de se coiffer, en sa qualité de consul, d’un bonnet rouge, mais il avait répondu – et ceci était également une profession de foi :

— Ni bonnet rouge, ni talon rouge !

Il était l’avenir et rien du passé ne pouvait lui convenir... Pensait-il déjà à ceindre lui-même la couronne ? George Washington venait de s’éteindre dans sa chère propriété du Mount Vernon, devant ce merveilleux paysage du large Potomac coulant vers son embouchure entre ses collines boisées. Voici ce qu’il pourrait peut-être devenir pour la France : « un Washington ». Certains le pensaient.

— Si j’eusse été en Amérique, dira-t-il plus tard, volontiers j’eusse été aussi un Washington, et j’y eusse eu peu de mérite ; car je ne vois pas comment il eût été raisonnablement possible de faire autrement. Mais si lui se fût trouvé en France, sous la dissolution du dedans et sous l’invasion du dehors, je lui eusse défié d’être lui-même, ou s’il eût voulu l’être, il n’eût été qu’un niais, et n’eût fait que continuer de grands malheurs. Pour moi, je ne pouvais être qu’un Washington couronné.

Et c’est bien dommage ! Peut-être, pour sa gloire, aurait-il mieux valu que Bonaparte ne coiffât point la couronne. La France – elle l’a prouvé sous le Consulat, qui fut un gouvernement de gauche sans étroitesse de vues – aurait parfaitement pu vivre commandée par un Washington non couronné. Quoi qu’il en soit, cette couronne « de gauche », il ne pouvait cependant point être question pour le futur empereur de la prendre dès maintenant. En février 1800, la mort de George Washington lui a permis simplement de parler « à toutes les troupes de la République » et d’évoquer la liberté : « Washington est mort. Ce grand homme s’est battu contre la tyrannie. Il a consolidé la liberté de sa patrie. Sa mémoire sera toujours chère au peuple français comme à tous les hommes libres des deux mondes, et spécialement aux soldats français qui, comme lui et les soldats américains, se battent pour l’égalité et la liberté. En conséquence, le Premier consul ordonne que, pendant dix jours, des crêpes noirs seront suspendus à tous les drapeaux et guidons de la République. »

Dix jours plus tard – le 17 février – le deuil est terminé et Bonaparte, premier pas vers cette « tyrannie » évoquée à l’occasion de la mort du grand Américain, décide d’aller s’installer aux Tuileries. À plusieurs reprises, il a parcouru le château et ordonné de badigeonner les murs couverts de graffiti révolutionnaires et de bonnets rouges. Bourrienne l’a entendu dire à Lecomte, alors architecte des Tuileries :

— Faites-moi disparaître tout cela, je ne veux pas de pareilles saloperies.

« Le Premier consul, poursuit Bourrienne, indiqua lui-même les légers changements qu’il fit faire dans l’intérieur de l’appartement qu’il s’était destiné. On plaça un lit de parade, qui n’était pas le lit de Louis XVI, dans la chambre faisant suite à son cabinet, en allant au midi vers le grand escalier du pavillon de Flore. Je dirai, en passant, qu’il n’y coucha que très rarement, car Bonaparte avait les goûts les plus simples pour son intérieur, et n’aimait le luxe extérieur que comme un calcul, que comme un moyen de plus d’en imposer aux hommes. »

— Comme les Tuileries sont tristes, général, remarqua Bourrienne.

— Oui, répondit-il, comme la grandeur.

Le 18 février, Murat, qui commande la garde des consuls, passe en revue les troupes qui doivent parader le lendemain lors des cérémonies qui marqueront l’installation solennelle de Bonaparte aux Tuileries. Les uniformes sont neufs en dépit de la solde qui n’a pas été payée et dont l’arriéré se monte à un mois.

Ce même jour, Bonaparte, vêtu en civil, se promène dans Paris, incognito, suivi seulement de deux officiers. À tous les carrefours, avec accompagnement de trompettes et de tambours, on publie les résultats du plébiscite approuvant la nouvelle Constitution. Aux Halles, la lecture est accueillie par le cri révolutionnaire de Ça ira ! Dans les quartiers plus élégants – tel celui de la place Vendôme –, on signale quelques cris de : Vive le Roi !

Le lendemain matin, le consul déclare à son ancien camarade de Brienne :

— Eh bien, Bourrienne, c’est donc enfin aujourd’hui que nous allons coucher aux Tuileries. Vous, vous êtes bien heureux, vous n’êtes pas obligé de vous donner en spectacle ; vous irez de votre côté. Moi, il faut que j’aille avec un cortège, cela m’ennuie, mais il faut parler aux yeux ; cela fait bien pour le peuple. Le Directoire était trop simple, aussi il ne jouissait d’aucune considération. À l’armée, la simplicité est à sa place ; dans une grande ville, dans un palais, il faut que le chef d’un gouvernement attire à lui les regards par tous les moyens possibles, mais il faut aller doucement. Ma femme ira voir la revue des appartements de Lebrun ; allez, si vous voulez, avec elle, mais soyez dans le cabinet aussitôt que vous m’aurez vu descendre de cheval.

Le ciel est malheureusement couvert – on est en Pluviôse et demain en Ventôse...

Dans les cours des Tuileries et du Carrousel se trouvent rangés trois mille hommes de troupe accompagnés de leur musique, et commandés par Lannes, Murat et Bessières. Le cortège débouche sur la place du Carrousel, une place alors relativement étroite et difforme où viennent converger les rues du quartier, serpentant alors entre le Louvre et les Tuileries. Après un piquet de grosse cavalerie, les Conseillers d’État se sont entassés dans des fiacres baptisés carrosses par les journaux du temps – les numéros des locatis ayant été cachés par des bandes de papier. Puis une musique militaire, composée de cinquante musiciens chamarrés et dorés, fait son entrée. Elle précède l’État-major à cheval, tout emplumé et ceinturé de tricolore. Après les ministres – eux aussi installés dans des voitures de louage –, on voit déboucher les guides de Bonaparte : cavaliers à colback et à dolman vert orné d’aiguillettes rouges. Roustam, caracolant sur son cheval arabe, précède les consuls. Leur voiture, entourée par des guides, trompettes sonnantes, est tirée par les six chevaux blancs, cadeau de l’empereur François au lendemain de Campo-Formio.

Un grand cri de Vive Bonaparte ! retentit...

« Aussitôt que la voiture des consuls se fut arrêtée, Bonaparte en descendit rapidement, rapporte Bourrienne, et, sur-le-champ, monta, ou, pour mieux dire, sauta à cheval, et passa les troupes en revue pendant que les deux autres consuls étaient montés dans les appartements où les attendaient le Conseil d’État et les ministres. Un grand nombre de femmes, portant avec élégance le costume grec, qui était alors à la mode, occupaient avec madame Bonaparte les fenêtres du troisième consul, au pavillon de Flore. De toutes parts, il y avait une affluence de spectateurs impossible à décrire ; on avait loué très cher des croisées sur la place du Carrousel, et de toutes parts on entendait crier, comme d’une seule voix : Vive le Premier consul ! Qui n’eût pas été enivré par tant d’enthousiasme ? »

Après avoir parcouru les rangs, il vient se placer auprès de la porte des Tuileries, ayant Murat à sa droite, Lannes à sa gauche, et massé derrière lui, un nombreux état-major de jeunes officiers brunis par le soleil d’Égypte et d’Italie, et qui, tous, « ont pris part à plus de combats qu’ils ne comptaient d’années ». Quand le consul voit passer devant lui les drapeaux de la quatre-vingt-seizième, de la quarante-troisième, et de la trentième demi-brigade, drapeaux ne présentant plus qu’un bâton et quelques lambeaux d’étoffes criblés de balles et noircis par la poudre, il ôte son chapeau et s’incline. Une immense acclamation monte vers lui.

Ce même jour – ordre symbolique –, il ordonne d’arracher les nombreux arbres de la Liberté plantés dans la cour, sous le prétexte qu’ils ôtent de la lumière aux appartements. Il fait aussi gratter l’inscription que l’on pouvait lire jusqu’alors sur l’un des corps de garde flanquant la grille du Carrousel : Le dix août 1792, la Royauté est abolie et ne se relèvera jamais...

« Jamais » n’est pas, lui non plus, un mot français, comme Napoléon le dira un jour du mot impossible.

Évoquant les acclamations qui l’avaient salué ce jour-là, il constate :

— La joie du peuple était vraie, le peuple a raison. Et d’ailleurs consultez le grand thermomètre de l’opinion, voyez le cours des rentes : à onze francs, le 17 brumaire ; à seize francs le 29 ; et aujourd’hui à vingt et un francs ! Avec cela, je puis laisser caqueter les Jacobins. Mais qu’ils ne parlent pas trop haut !

Puis il ajoute :

— Ce n’est pas tout que d’être aux Tuileries, il faut y rester. Qui est-ce qui n’a pas habité ce palais ? Des brigands, des conventionnels. Tenez, montre-t-il à Bourrienne, en se penchant à une fenêtre du palais, voilà la maison de votre frère. N’est-ce pas là que j’ai vu assiéger les Tuileries, et enlever le bon Louis XVI ? Mais, soyez tranquille, qu’ils y viennent !

Quel chemin parcouru en seulement huit années !

Il ne peut s’empêcher, le soir du 19, au moment de se coucher pour la première fois aux Tuileries, d’évoquer le passé en disant à Joséphine, en riant peut-être, mais non sans orgueil :

— Allons, petit créole, venez vous mettre dans le lit de vos maîtres !