I

NABULIO

C’est à ma mère que je dois
ma fortune et tout ce que j’ai fait de bien.

NAPOLÉON.

LE 9 mai 1769, une jeune femme âgée de dix-neuf ans, – « belle comme les amours » – mêlée à une centaine de patriotes corses, marche soutenue par son mari qui l’aide à gravir les sentiers du Monte-Rotondo où, sous ses pas, roulent les pierres. Elle fuit les troupes françaises victorieuses et on l’entend répéter :

— Il sera le vengeur de la Corse.

C’est de son fils dont elle veut parler. Ce fils qui n’est pas encore né – mais la fugitive ne doute pas qu’elle mettra au monde un garçon – ce fils qui, durant toute cette affreuse retraite, « s’agite violemment » en elle.

Louis XV, moyennant quelques millions, a acheté le 15 mai de l’année précédente à la République de Gênes ses droits sur la Corse. Le 15 août – un an jour pour jour avant la naissance de Napoléon – le roi a proclamé la « réunion » de l’île à la France. Demeurait le principal : conquérir l’acquisition, car les Corses – bien sûr – ne se montraient point d’accord. Appartenant théoriquement aux Génois, ils se trouvaient quasiment libres. Devenus sujets du roi de France, sans qu’on leur eût demandé leur avis, une manière de corde leur était passée au cou...

Le patriote Paoli – on l’appelait la Babbo – avait convoqué une assemblée de communes corses à Corte. L’un des délégués, membre de la petite noblesse de l’île, y avait prononcé un discours violent contre les « derniers envahisseurs » et appelé la Corse aux armes.

Il se nommait Carlo-Maria Buonaparte et le nom de cette famille de petits hobereaux corses – de lointaine origine toscane et génoise – entrait ce jour-là dans l’Histoire.

Carlo-Maria était un homme intelligent, brillant même, mais léger, versatile, joueur, libertin, follement dépensier – alors que les ressources du ménage étaient absolument squelettiques. Intrigant surtout. Que ne ferait pas ce quémandeur infatigable pour obtenir places et pensions ! Ne se laissant rebuter par aucune rebuffade, souriant, sûr de lui, il campait avec aplomb, fatuité et élégance dans l’antichambre des gens en place et refusait de s’en aller avant d’avoir été entendu. Son éloquence se montrait d’ailleurs adroite et, au lendemain de la mainmise de la France sur l’île, jouant la carte paoliste, ses discours enflammaient l’auditoire.

— Vaillante jeunesse, disait-il devant les représentants des Communes réunies par Paoli, voici le moment décisif. Si nous ne triomphons de la tempête qui nous menace, c’en est fait tout à la fois de notre nom et de notre gloire... Nous qui combattons pour nos propres intérêts, pour nos personnes, pour nos enfants, nous qui avons la gloire de nos pères à défendre, pourrions-nous balancer un moment à exposer notre vie ?

Paoli avait pour finir lancé sa protestation solennelle contre le débarquement des troupes de Louis XV. La guerre déclarée, le roi avait envoyé une expédition pour prendre possession de la Corse. Elle avait été battue et les survivants jetés à la mer. « Cette petite île étonnera le monde ! » s’était exclamé Jean-Jacques Rousseau avec admiration. Mais, le 9 mai, les patriotes corses, commandés par Pasquale Paoli, étaient vaincus à Ponte-Nuovo. Louis XV avait, en effet, mis le « poids » nécessaire en expédiant dans l’île vingt-deux mille hommes à la tête desquels avait été placé le comte de Vaux. Seuls une centaine de vaincus avaient pu échapper au désastre et se replier vers le Monte-Retondo. Parmi eux Carlo-Maria et sa femme, née Letizia Ramolino, famille de très petite noblesse, d’ascendance, elle aussi, italienne. Il l’avait épousée le 2 juin 1764, alors qu’elle n’avait que quatorze ans.

Aujourd’hui, ce 9 mai 1769, il la soutient avec tendresse, tandis qu’elle répète :

— Il sera le vengeur de la Corse !

Et la jolie Letizia, « la petite merveille » au profil grec, monte sans se plaindre les flancs abrupts de la montagne... Napoléon le dira :

— Les pertes, les privations, les fatigues, elle supportait tout, bravait tout. C’était une tête d’homme sur un corps de femme. Une femme des montagnes de Corse – Sous un violent orage, à travers la montagne, le petit groupe de patriotes peine et s’épuise. Les fugitifs s’engouffrent enfin dans une grotte – elle existe toujours et on l’appelle encore la grotte des Réfugiés. C’est là que Carlo-Maria Buonaparte recevra les émissaires du comte de Vaux venus proposer la paix. Toute résistance est désormais inutile. Et l’Empereur pourra dire un jour :

— Je naquis alors que la patrie périssait.

La Corse accepte ses nouveaux maîtres. Aussi Carlo-Maria et Letizia, cessant de jouer aux patriotes robinsons, regagnent-ils leur grande maison d’Ajaccio, un gros cube couvert d’un crépi jaune qui se dresse dans la strada Malerba, rue de la Mauvaise-Herbe – la bien nommée, paraît-il. Ils occupent le rez-de-chaussée et le premier étage qui sont alors meublés infiniment moins somptueusement qu’aujourd’hui. La belle galerie, qui surprend les visiteurs de notre temps, n’existe pas encore. De même la petite place plantée d’arbres ne sera aménagée devant la maison que sous le Consulat.

Au second, demeurent quelques-uns des innombrables cousins du clan : les Pozzo di Borgo. De ce voisinage naît une brouille – pour ne pas dire une vendetta – entre les deux familles. Un jour – en ces temps de voirie élémentaire – une des dames Pozzo ayant jeté par la fenêtre le contenu d’un pot de chambre celui-ci tombe malencontreusement sur Mme Letizia... L’affaire est portée devant la justice – les Buonaparte étant passés maîtres dans l’art de la chicane – et la robe souillée doit être remboursée.

Charles – il est maintenant inscrit au barreau d’Ajaccio, a francisé son prénom – s’est mis au service des Français avec peut-être trop de platitude – le maquisard s’est métamorphosé en courtisan – et l’on ironise : « le Buona-Parte se met du bon parti ». Son fils le jugera sévèrement plus tard, et lui reprochera d’avoir abandonné Paoli :

— Jamais je ne pardonnerai à mon père, qui a été son adjudant, d’avoir concouru à la réunion de la Corse à la France. Il aurait dû suivre sa fortune et succomber avec lui.

Letizia est-elle de cet avis ? Approuve-t-elle l’esprit « collaborationniste » de son mari ?

— Ma mère, dira Napoléon, au moment de la conquête, était, comme tout le monde, très montée contre les Français... Elle voulait accoucher dans une caverne.

Luciano, le pittoresque vieil oncle, archidiacre de la cathédrale d’Ajaccio, fera comprendre à sa nièce que l’époque de la résistance était révolue... et peut-être M. de Marbeuf, gouverneur de l’île, ne fut-il pas étranger à,ce revirement.

Le marquis général de Marbeuf aurait été selon certains, l’amant de Mme Letizia. Et ce n’est peut-être pas impossible. Devant les infidélités de son mari, la Madré n’avait-elle pas toutes les excuses du monde pour se laisser aller dans les bras du galant gentilhomme français ? « Il est urgent que tu ôtes le portrait de Marbeuf du salon », écrira Napoléon à son frère Joseph en 1790. Et il ajoutera même : « Enlève aussi le portrait de maman ». Des mauvaises langues ont été jusqu’à affirmer que le gouverneur était le père du futur empereur. Napoléon, lui-même, aurait eu des doutes.

— D’où viennent mes talents militaires ? dira-t-il un jour. Les Buonaparte étaient avocats ou magistrats. On a prétendu que, en réalité, je serais issu d’un général. Cette hérédité pourrait tout expliquer.

L’hypothèse devient infiniment moins probable lorsqu’on se penche sur les dates. Napoléon a été conçu au mois de novembre 1768. Sans doute le gouverneur connaissait-il déjà les Buonaparte et, à son arrivée à Ajaccio avait-il comblé Charles de prévenances, mais la Corse se trouvait alors en pleine insurrection. Marbeuf résidait à Ajaccio, s’affichait avec une « dame de Varesse », tandis que les Buonaparte demeuraient près de Corte, en « zone paoliste », chez l’oncle de Letizia, Tomaso Arrighi di Casanova. Si la mère de l’Empereur a eu des bontés pour le marquis de Marbeuf – et ici on ne peut rien affirmer – elles n’ont vraisemblablement existé que bien plus tard...

Ce n’est pas la première fois que la petite Letizia va mettre un enfant au monde. Avant Giuseppe – le futur roi Joseph, né en 1768 – elle a donné le jour à un garçon, puis à une fille qui sont morts tous deux en bas âge.

Le 15 août 1769, Ajaccio qui n’est alors qu’une bourgade, célèbre à la fois la fête de la Vierge et, avec un enthousiasme de commande, le premier anniversaire du traité rattachant la Corse à la France. À la cathédrale, à peine la grand-messe commencée Letizia Buonaparte ressent les premières douleurs. Aidée par sa belle-soeur, Gertruda Paravicini – la soeur de son mari – la jeune femme regagne rapidement sa maison de la toute voisine rue Malerba. Arrivée chez elle – il est près de midi – le temps lui manque pour monter jusqu’à son lit de damas rouge : elle se dirige vers le salon et s’étend sur un canapé recouvert de soie verte – ou « violet-marron » les historiens ne sont point d’accord... – pour y accoucher presque aussitôt, avec l’aide de Gertruda qui fait office de sage-femme, d’un garçon « né coiffé » s’il faut en croire Napoléon.

D’autres affirment que Letizia donna naissance au futur empereur sur le carrelage du salon. Stendhal et Las Cases ont même prétendu que la délivrance eut lieu sur un des « tapis antiques à grandes figures de ces héros de la fable ou de l’Iliade... ». La version est poétique, mais absolument fausse. Mme Letizia a rétabli les choses :

— C’est une fable de le faire naître sur la tête de César, il n’avait pas besoin de cela... Nous n’avions point de tapis dans nos maisons de Corse, et encore moins en été qu’en hiver.

Les oncles, tantes et alliés – ceux, du moins, avec lesquels l’on n’est point en procès – défilent à la Casa Buonaparte pour féliciter Letizia. L’affluence rend la jeune mère toute fière, aussi fière que le jour de son mariage où elle avait été accompagnée, à l’église, par cinquante de ses cousins, tous « beaux hommes et forts ».

— C’est là ce qui forme en Corse un grand parti, expliquera un jour l’Empereur. On ne demande pas combien la jeune fille a de dot, mais combien elle a de cousins.

Une « kyrielle » de parents – le mot est encore de Napoléon – au milieu de laquelle la Madré ne se perdait point. « Et toutes les personnes qui connaissaient Mme Bonaparte, précisera plus tard Mme Junot, savaient qu’une fois sur le chapitre des parentés, on n’en sortait pas facilement... »

En cette même journée, dès que la fête de la Vierge le permet, l’archidiacre Lucien envoie rue Malerba l’abbé Jean-Baptiste Diamante qui va ondoyer, à la Casa même, l’enfant qui vient de naître.

— Quel prénom va-t-on lui donner ?

— Napoleone{1}.

La Madré – elle prononçait Napollioné – nous donne la raison de ce choix étrange :

— Mon oncle Napoleone mourut quelques semaines avant Ponte-Nuovo, mais il était venu à Corte pour combattre. C’est en souvenir de ce héros que j’ai donné son prénom à mon deuxième fils.

Napoléon avait raison de dire :

— Ce nom était doué d’une vertu virile, poétique et redondante.

Mais, durant ses premières années, on l’appellera Nabulio – ou, prononcé à l’italienne : Nabulione. Ses proches, en raison du caractère querelleur de l’enfant, le surnomment : Rabulione – c’est-à-dire « celui qui se mêle de tout ». En dépit de la grosseur de la tête – elle est si forte que, longtemps, l’enfant ne peut garder son équilibre – le bébé Napoleone demeure chétif. Sa figure est pointue et ses lèvres minces. Madame Letizia allaite elle-même le nouveau-né, mais s’adjoint les services d’une robuste campagnarde, Camilla Ilari, au caractère autoritaire, et qui va chérir son nourrisson. À la grand-mère de Napoléon – Mme Buonaparte mère – elle répliquera un jour :

— Allez, Madame, priez le Bon Dieu, mais ne vous mêlez pas de mon petit. Cela ne vous regarde pas ! La mère de Charles prie beaucoup, en effet... « Ma belle-mère était si bonne, dira Mme Letizia, que toutes les fois que je relevais de couches, elle se faisait une obligation d’entendre chaque matin une messe de plus, de sorte qu’elle en arriva au point d’entendre neuf messes par jour... »

Sur les treize enfants que Letizia a mis au monde en dix-neuf années, huit, en effet, survivront, huit enfants qui se partageront un jour des trônes et des principautés. Tous, sauf Lucien – Luciano – qui, en froid avec son frère, devra se contenter d’un titre de prince papal.

Pour ses relevailles, la mère de Nabulio se rend à la cathédrale où elle avait bien failli mettre au monde Napoleone, et elle offre, selon l’usage, un cierge, une pièce de monnaie et un petit pain.

On attendra, pour baptiser le jeune Buonaparte, l’arrivée – au mois de juillet 1771 – d’une petite soeur, qui mourra d’ailleurs cette même année{2}. À peu près à cette époque, Charles est nommé assesseur de la juridiction royale d’Ajaccio. Le traitement qu’il en retire est assez maigre : neuf cents livres. Le père de Napoleone, estimant n’être pas rétribué à sa juste valeur, va désormais faire porter tous ses efforts sur un point capital : que le Royaume se charge de l’éducation gratuite de ses fils et qu’il leur octroie une bourse pour leurs études.

En attendant de devenir boursier du roi, Nabulio est un petit bonhomme déchaîné. À son fils, le roi de Rome, il le dira :

— Paresseux, à ton âge je battais déjà Joseph !

« J’étais querelleur, lutin, avouera-t-il, rien ne m’imposait. Je ne craignais personne, je battais l’un, j’égratignais l’autre. Je me rendais redoutable à tous. Mon frère était celui à qui j’avais le plus souvent à faire. Il était battu, grondé, mordu... Bien m’en prenait d’être alerte, maman Letizia eût réprimé mon humeur belliqueuse, elle n’eût pas souffert mes algarades. Sa tendresse était sévère ; elle punissait le mal ou récompensait le bien indistinctement ; elle nous comptait tout. »

En cette première année du règne de Louis XVI, Nabulio – il est âgé de cinq ans – entre comme externe au pensionnat des soeurs béguines d’Ajaccio, institution installée dans un ancien établissement de Jésuites. C’est une école mixte, et le petit Napoleone, à peine arrivé, tombe, paraît-il, amoureux d’une élève, une douce petite fille prénommée Giacominetta. Mme Letizia sourit, attendrie, et espère que cet « amour » précoce aura un heureux effet sur le caractère coléreux de son fils. Malheureusement – et l’Empereur le dira plus tard – « cet amour excita aussi la jalousie des autres petites filles ». Celles-ci se vengent en se moquant de l’écolier peu soigneux qui laisse tomber ses bas sur ses souliers, et elles lui chantent ce refrain :

Napollione di mezza calzetta
Fa l’amore a Giacominetta.

Jusqu’au jour où Nabulio rageur, se jette sur les petites railleuses et leur administre une correction inoubliable...

Il s’initie à l’alphabet, commence à épeler l’italien et apprend aussi à compter. On le dit surtout doué pour le calcul et capable de résoudre des petits problèmes surprenants pour son âge. Les soeurs béguines en sont stupéfaites et l’ont surnommé : « le Mathématicien ». En récompense, toujours selon la tradition, elles le bourrent de sucreries et de confitures.

Il semble cependant que l’enseignement des béguines ne dut pas être poussé aussi loin que la légende l’affirme. Du moins pour les autres matières. Dans son testament, l’Empereur tracera, en effet, ces mots :

« Vingt mille francs à l’abbé Recco, professeur d’Ajaccio, qui m’a appris à lire ; en cas de mort, à son plus proche héritier... » C’est donc l’abbé Recco qui sera son premier maître. Nabulio, quittant les religieuses, demeurera quatre ans à l’école de l’abbé et ne sera pas, tout d’abord, un élève exceptionnel. Madame Mère précisera même :

— Au début de ses études, Napoléon fut celui de mes enfants qui me donna le moins d’espérances ; il resta longtemps avant d’avoir quelque succès. Quand, plus tard, il reçut, enfin, une bonne attestation de ses maîtres, il me l’apporta avec empressement ; après me l’avoir montrée, il la posa sur une chaise et s’assit dessus avec la fierté d’un triomphateur.

Il est fort mal placé en instruction religieuse. L’abbé, pas plus que les béguines, n’en feront un catholique fervent. Il ne sera point athée – et c’est là tout.

Nabulio est un petit garçon comme les autres. Avec sa soeur Pauline, il s’amuse à imiter la démarche de sa grand-mère Fesch qui, assez courbée, s’appuie en marchant sur une canne. La vieille dame s’en plaint à sa fille Letizia qui prend mal la chose. « Madame, rapportera l’Empereur, bien qu’elle nous aimât beaucoup, ne plaisantait pas, et je vis à ses yeux que mon affaire n’était pas bonne. Pauline ne tarda pas à recevoir la sienne parce que des jupons sont plus faciles à relever qu’une culotte à déboutonner. Le soir, elle essaya sur moi, mais en vain ; je crus en être quitte ! Le lendemain, elle me repoussa, lorsque je fus pour l’embrasser ; enfin je n’y pensais plus, lorsque dans la journée, Madame me dit :

— Napoléon, tu es invité à dîner chez le Gouverneur{3}, va t’habiller !

« Je monte, bien satisfait d’aller dîner avec les Officiers et je ne fus pas long à me déshabiller. Mais Madame était le chat guettant la souris ; elle entre subitement, ferme la porte sur elle ; je m’aperçus du piège où j’étais tombé, mais il était trop tard pour y remédier, il me fallut subir la fessée. »

— Je n’ai jamais pu oublier cela, raconter a-t-il à Sainte-Hélène au grand maréchal Bertrand, et le reprochai à ma mère à l’île d’Elbe. Comment tromper un enfant ? Lui faire croire qu’il va à une fête pour ensuite lui donner le fouet !

Il ne pardonna pas non plus à la Madré de l’avoir envoyé au café pour espionner Charles-Marie :

— Va voir si ton père joue !

« Il fut un jour accusé par une de ses soeurs, racontera Laure Junot, d’avoir mangé une grande corbeille de raisins, de figues et de cédrats ; ces fruits venaient d’un jardin de l’oncle le chanoine. Or, il faut avoir vécu dans l’intérieur de la famille Bonaparte pour comprendre la grandeur du méfait d’avoir mangé des fruits de la vigne de l’oncle le chanoine ; c’était bien plus criminel que d’avoir mangé des raisins ou des figues d’un autre. Enfin, grand interrogatoire ; et comme Napoléon niait, il fut fouetté. On lui dit de demander grâce, que s’il le faisait, on lui pardonnerait. Il avait beau dire qu’il était innocent, on ne le croyait pas et le pauvre petit postérieur était abîmé de coups. Le résultat de son obstination, fut d’être trois jours entiers sans manger autre chose qu’un peu de pain et du fromage qui n’était pas du broccio ; néanmoins, il n’en pleura pas ; il était triste, mais non pas boudeur. Enfin, le quatrième jour, une petite amie de Marie-Anne Buonaparte, la future Elisa, revient de la vigne de son père et, ayant appris ce qui s’était passé, alla s’accuser et dire que c’était elle et Marie-Anne, qui avaient « expédié » la corbeille de figues et de raisins. Ce fut le tour de Marie-Anne d’être punie. On demanda à Napoléon pour quelle raison il n’avait pas dénoncé sa soeur ; il répondit qu’il ne savait pas que ce fût elle qui était coupable ; cependant, qu’il s’en doutait, mais que, en considération de la petite amie, qui n’avait pas trempé dans le mensonge, il n’aurait rien dit... »

Il est bien difficile après deux siècles de démêler vérité et fiction à travers tant et tant de récits attendrissants... Est-il exact que de tous les jeux, le jeune Napoleone préférait ceux de la guerre ? On affirme que, presque chaque soir, il se dirigeait vers la citadelle pour y assister aux manoeuvres. Est-il vrai aussi qu’il entraînait une troupe de gamins en dehors de la ville où il engageait le combat avec les borghigiani – les enfants du faubourg ? Dans ses Souvenirs – dictés à Rosa Mellini – Madame Mère racontera qu’elle avait acheté à Nabulio un tambour et un sabre de bois. Elle aurait également mis à la disposition de ses enfants une grande pièce qui leur servait de salle de jeux, et où le futur Napoléon – s’il faut toujours en croire la légende – faisait manoeuvrer ses frères. Lorsque Letizia le réprimandait au sujet de ses vêtements en loques et de son aspect débraillé, il répondait – on le répétera plus tard, bien sûr :

— C’est pour mieux m’exercer à la carrière de soldat.

Le matin, Nabulio partait pour l’école, il emportait un pain blanc que sa mère lui avait remis pour son goûter. Or, Mme Buonaparte apprit un jour que son fils échangeait bien souvent ce pain à un soldat contre un morceau de pain de munition. À ses reproches, l’enfant aurait répliqué :

— Puisqu’un jour je dois être soldat, il convient que je m’habitue à manger de ce pain !

Où commence la légende ? Où finit-elle ? Durant les récréations, l’abbé Recco – féru de l’Antiquité – faisait jouer à ses élèves les rôles des Romains et des Carthaginois : Nabulio, se sentant plutôt l’âme d’un Romain, demanda à son frère Joseph qui avait été affecté à ce dernier camp, de lui céder sa place. Joseph refusa, puis, harcelé, finit par accepter et – on s’en doute – Napoleone, avec assurance, prit le premier rang et mena ses légionnaires à la victoire !

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On vit chichement à la Casa Buonaparte.

— Tu seras pauvre, explique la Madré à Napoleone, mais il vaut mieux avoir un beau salon, un bel habit, un beau cheval et paraître à l’extérieur – et ensuite manger du pain chez soi.

« Elle me donnait de l’orgueil et me prêchait la raison », dira son fils. Letizia était surtout d’une avarice sordide dont elle ne parviendra jamais à se défaire – elle le sera encore lorsque l’opulence sera venue. « Elle était par trop parcimonieuse, c’en était ridicule, dira Napoléon ; j’ai été jusqu’à lui offrir des sommes considérables par mois si elle voulait les distribuer. Elle voulait bien les recevoir, mais pourvu, disait-elle, qu’elle fût maîtresse de les garder. Dans le fond, tout cela n’était qu’excès de prévoyance de sa part ; toute sa peur était de se trouver un jour sans rien. Elle avait connu le besoin ; et ces terribles moments ne lui sortaient pas de la pensée. »

Le célèbre « Pourvou que ça doure » semble bien ne pas avoir été inventé...

« Il est juste de dire d’ailleurs, poursuivait l’Empereur, qu’elle donnait beaucoup à ses enfants dans le secret. Du reste, cette même femme à laquelle on eût si difficilement arraché un écu, eût tout donné pour préparer mon retour de l’île d’Elbe ; et après Waterloo elle m’eût remis entre les mains tout ce qu’elle possédait pour aider à rétablir mes affaires : elle me l’a offert. Elle se fût condamnée au pain noir sans murmure. C’est que chez elle le grand l’emportait encore sur le petit : la fierté, la noble ambition marchaient chez elle avant l’avarice. »

Ayant huit enfants à nourrir, elle connut assurément le besoin et c’est très gravement qu’elle fera observer plus tard :

— J’ai sept ou huit souverains qui me retomberont un jour sur les bras.

En attendant que commence l’épopée, les Buonaparte sont sans fortune et Charles espère toujours obtenir des bourses pour ses deux garçons – Joseph et Napoleone. Il lui faut, pour recevoir cette faveur, justifier de « quatre degrés de noblesse ». Le père du futur empereur ne rencontre aucune difficulté pour rassembler ses preuves de bon gentilhomme. Il peut fournir ses armes – sur champ de gueule, deux barres et deux étoiles d’azur, surmontées même d’une couronne comtale. À tant faire !... Charles-Marie expédie également un extrait des lettres de noblesse délivrées à son père Giuseppe le 18 mai 1757 par le grand-duc de Toscane, des lettres patentes signées par l’archevêque de Pise, en date du 30 novembre 1769 – et enfin un arrêt du Conseil judiciaire de la Corse, du 30 septembre 1771, déclarant « la famille Buonaparte noble de noblesse prouvée au-delà de deux cents années ». La famille, s’il faut en croire Napoléon à Sainte-Hélène – aurait même été alliée aux Médicis et aux Orsini.

— Qu’importe, ajoutera-t-il d’ailleurs en haussant les épaules, nous étions de petits gentilshommes de fortune.

Charles croit enfin recevoir les deux bourses et toucher le fruit de ses efforts, lorsque le juge d’armes d’Hozier de Sérigny éprouve le besoin de lui poser un certain nombre de questions :

— Dans les actes que vous soumettez, votre nom est constamment écrit sans être précédé de l’article de. Cependant vous signez : de Buonaparte.

— La République de Gênes, répondra le père de Napoléon, depuis deux cents ans, a donné à mon ancêtre Jérôme le titre de Egregius Hieronimus de Buonaparte. Cet article – de – a été omis, n’étant presque pas d’usage en Italie.

— L’arrêt de noblesse de 1771 donne à votre famille le nom Bonaparte et non Buonaparte.

— L’orthographe de mon nom de famille est Buonaparte.

— Comment faut-il traduire en français le nom de baptême de votre fils, Napoleone en italien ?

Charles Buonaparte comprend-t-il, ou ne veut-il pas comprendre, il répond simplement :

— Le nom Napoleone est italien.

D’Hozier de Sérigny s’incline enfin et les deux aînés du gentilhomme corse deviennent boursiers du roi. Sur la recommandation de M. de Marbeuf, le ministre de la Guerre – le prince de Montbarrey – désigne Napoleone pour être inscrit dans une école militaire, tandis que Joseph, dont on voulait alors faire un ecclésiastique, entrera au séminaire d’Autun.

Charles Buonaparte est nommé député de la noblesse de Corse pour la session de 1778. Il doit rejoindre Versailles et va profiter de ce voyage, dont les frais lui seront remboursés, pour emmener ses deux fils et les laisser en passant au collège d’Autun – aujourd’hui lycée Bonaparte — où ils entreront grâce à la protection de l’évêque de Marbeuf, frère du gouverneur de la Corse. De là, Napoleone se rendra à l’école militaire qui lui sera désignée.

Le départ est fixé au 15 décembre. La veille, Napoleone et son frère sont conduits par leur mère chez les Lazaristes d’Ajaccio. Un père lazariste, ami de la famille, bénit les deux enfants, nouveaux « élèves du roi », et le lendemain une véritable petite colonie quitte Ajaccio. Outre les deux boursiers, Charles emmène son jeune beau-frère, Giuseppe Fesch – le futur cardinal – qui a pu obtenir une place au séminaire d’Aix, et le cousin Varèse nommé sous-diacre à la cathédrale d’Autun. « Nous couchâmes, le premier jour, à Bastia dans une mauvaise auberge, racontera l’Empereur. Il vint un homme âgé qui arrangea des matelas par terre ; il n’y en avait pas assez pour nous tous. Le lendemain, nous allâmes au port pour prendre le bateau »... De ce bateau, il verra bientôt se profiler à l’horizon la silhouette de l’île d’Elbe où manquera un jour s’achever la course du météore...

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Les voyageurs débarquent à La Spezia, ou à Livourne, puis de là gagnent la France par Gênes.

Le jour de Noël, le petit groupe atteint Marseille et se dirige ensuite vers Lyon où il prend la route du Beaujolais. Villefranche fit la conquête de Charles-Marie :

— Voilà quel sot amour-propre nous avons de notre pays ; nous parlons avec orgueil de la grande-rue d’Ajaccio, et dans cette ville nous voyons une rue aussi large et aussi belle.

Le 1er janvier, Charles laisse ses deux fils et l’abbé Varèse à Autun, puis se rend à Paris.

Autant la gentillesse de Joseph séduit ses maîtres et ses nouveaux camarades, autant la mise négligée et la rudesse de « Buonaparte-cadet » les surprend. Son physique, son teint jaune, son accent les déroutent. On le tourne en ridicule, mais l’enfant ne tarde pas à se faire respecter. À l’un de ses camarades qui se moque des combattants corses, il lance :

— Si les Français avaient été quatre contre un, ils n’auraient jamais eu la Corse, mais ils étaient dix contre un.

Au père Chardon, son professeur, qui lui demande :

— Comment se fait-il que vous ayez été battus ? Vous aviez Paoli qui passait pour un bon général...

Il répond violemment :

— Oui, Monsieur, il l’était, et je voudrais lui ressembler !

Le mot « dépaysé » est faible pour peindre le désarroi du jeune Nabulio. Tout est si différent de son île ! Le climat, la nourriture, la façon de vivre, et surtout la langue. En arrivant à Autun, il ne parle pour ainsi dire pas le français. Mais son professeur le précisera, « il avait beaucoup de dispositions, comprenait et apprenait facilement ». Nabulio pense cependant toujours en « idiome corse » et son français, dans la conversation, en dépit des leçons du père Chardon, demeure encore fort médiocre.

Pendant ce temps, à Versailles et à Paris, Charles, avec une habileté consommée, intrigue pour « Buonaparte-cadet ». On veut faire plaisir à la noblesse corse ralliée à la France, et, bientôt, l’adroit solliciteur reçoit cette lettre en date du 28 mars 1779, signée par le prince de Montbarrey, ministre de la Guerre : « L’intendant de Corse, monsieur, a dû vous faire connaître que le roi a bien voulu agréer Napoleone de Buonaparte, votre fils, pour une place d’élève dans ses écoles militaires. S.M. vient d’arrêter qu’il devait être admis dans celle de Brienne. Il est nécessaire que vous l’y conduisiez ou fassiez conduire dès à présent, afin qu’il puisse, tout de suite, être appliqué aux études de cette école.

« Je dois, au surplus, vous prévenir :

« 1° qu’il est indispensable qu’il y arrive muni du trousseau dont le détail est contenu dans le mémoire ci-joint ;{4}

« 2° qu’il n’ait aucun vice de conformation ni maladie incurable, le Supérieur ayant des ordres de le faire visiter à son arrivée et de ne pas le recevoir s’il est mal sain ou mal conformé ;

« 3° qu’il sache lire et écrire, devant subir un examen le jour qu’il sera présenté, et n’être admis qu’au remplacement de l’année prochaine s’il ne se trouve pas assez instruit sur ces deux points ».

L’école de Tiron à laquelle on avait d’abord pensé est donc abandonnée au profit de Brienne, petite ville champenoise située dans la vallée de l’Aube, à dix lieues de Troyes et à une cinquantaine de lieues de Paris. Tenue par des pères de l’ordre des Minimes, Brienne est devenue depuis le 1er avril 1776 l’une des douze écoles royales militaires.

Charles ne tient nullement à descendre jusqu’à Autun pour remonter ensuite vers Brienne. Avec un sans-gêne qui lui réussit, il écrit à l’évêque d’Autun et lui demande de faire conduire son fils jusqu’à sa nouvelle école. Un condisciple du jeune Napoleone, Jean-Baptiste de Champeaux, ayant été lui aussi désigné pour Brienne, son père veut bien se charger du petit Corse. En quittant Nabulio, Joseph éclate en sanglots. Son cadet ne verse qu’une larme, mais, comme le fait remarquer à Joseph l’abbé Simon : « cette larme prouve autant de douleur que toutes les vôtres ».

M. de Champeaux a d’abord amené les deux enfants à son château de Thoisy-le-Désert, non loin de Pouilly-en-Auxois. Mais Jean-Baptiste tombe malade et Napoleone résidera durant trois semaines dans ce joli manoir construit au XVIe siècle. Alexandre de Marbeuf envoie alors à Thoisy son grand vicaire qui, le 15 mai, accompagne Napoleone jusqu'à Brienne.

Le petit boursier du Roi sera seul désormais et entouré d’inconnus : son frère est en pension à cinquante-cinq lieues, ses parents demeurent en Corse – ce qui, de Brienne, paraît le bout du monde.

Et il n’a pas encore dix ans...