XIV

L’ART DE JETER LES DÉPUTÉS
PAR LES FENÊTRES

On n’a rien fondé que par le sabre.

NAPOLÉON.

LE 10 novembre au matin – 19 brumaire – Bonaparte se fait toujours quelque illusion sur l’attitude des parlementaires. Il pense que Cinq-Cents et Anciens s’inclineront sans heurt. Il demeure persuadé qu’il pourra conquérir le pouvoir sans devoir sortir le sabre du fourreau ! On l’entend même s’exclamer :

— Êtes-vous donc de ceux qui croient que nous allons nous battre ?

Dans quelques instants, il va quitter la rue de la Victoire pour Saint-Cloud, lorsqu’il voit Berthier vaciller :

— Qu’avez-vous ? Vous souffrez ?

— J’ai un clou qui perce et je suis couvert d’un cataplasme.

— Eh bien, restez !

— Non, certes, dussé-je me traîner et souffrir l’enfer, je ne vous quitte pas.

À Lannes, lui aussi, qui veut à tout prix l’accompagner, il adresse ces paroles affectueuses :

— Non, général, vous êtes blessé, nous serons longtemps à cheval.

Et comme Lannes insiste :

— Non, mon ami, ordonne-t-il, restez ici.

Alors qu’il s’apprête à partir, on lui annonce que Joséphine veut le revoir et l’attend dans sa chambre.

— À la bonne heure ! s’exclame-t-il, touché. J’y monterai, mais cette journée n’est pas une journée de femmes.

Il le répétera à Le Couteulx, qui lui offre l’hospitalité dans sa maison d’Auteuil pour le soir – si les événements l’exigeaient :

— Mais pas de femmes : l’affaire est trop grave. Partons !

Et il saute sur le cheval de l’amiral. La pluie a cessé, le vent d’ouest a dégagé le ciel, mais il fait froid et humide. « Je l’ai vu, racontera plus tard Couture, je le vois encore dans le jardin des Tuileries, partant pour Saint-Cloud, le visage basané, maigre et long, les cheveux plats coupés à deux pouces de l’oreille, le petit chapeau, le pantalon jaune, sur lequel s’étale une large tache à l’extérieur de la cuisse gauche, le petit uniforme, la botte à demi-jambe, et sous lui, un cheval de haute taille dont la robe était d’un gris fer et dont la tête était blanche, le général enfin, tel de sa personne, sans embonpoint alors... »

En passant par les Champs-Élysées, peut-être Bonaparte a-t-il pensé aux Parisiens toujours cabrés, à l’image des chevaux de Marly ? Quelles seront leurs réactions en se voyant imposer un nouveau régime ?

La route de Paris à Saint-Cloud est couverte d’officiers à cheval, de curieux, de voitures remplies de députés, de fonctionnaires, de journalistes – et surtout de troupes marchant en tenue de campagne. Les cuirassiers – on disait les gros talons – trottent lourdement et les canons – car il y avait des canons... – font en roulant un bruit d’enfer. Tous montent la rampe qui conduit aujourd’hui à l’entrée de l’autoroute de l’Ouest. Suivant les ordres conçus par Bonaparte, ils vont prendre position autour du château. Les grenadiers du Directoire et des Cinq-Cents font la haie dans la première cour, tandis que derrière eux se trouvent massées quatre compagnies de grenadiers parisiens et qu’une demi-brigade d’infanterie monte la garde près de la grande grille. La troupe bivouaque sous le pâle soleil, car il ne fait toujours pas chaud. Les conversations marchent bon train et cela permet de faire le point. Les soldats de la garnison de Paris ne mâchent pas leurs mots et s’exclament :

— Il est temps de f... dehors tous ces orateurs ; avec leur bavardage, ils nous laissent depuis six mois sans solde et sans souliers ; nous n’avons pas besoin de tant de gouvernants !

La garde des Cinq-Cents n’a, elle, aucune raison de jeter bas ses maîtres.

— Soyez tranquilles et comptez sur nous, lancent les grenadiers aux députés qui se dirigent vers le château.

Les badauds regardent Bonaparte qui, à son tour, gravit la rampe. Arrivé dans la cour, il se renseigne. Quel est le pouls des adversaires et de ceux qui ont promis de le soutenir ? Les conversations sont, paraît-il, fort animées. La plupart ignorent les projets des conjurés. Quant aux initiés ils en parlent d’une manière vague. On va sauver la République, affirment les uns ; la perdre, répondent les autres. On rapporte à celui qui interroge déjà en maître, que les nombreuses guinguettes ont accueilli – et trop bien soigné – les députés. Principalement Hugues Destrem, secrétaire du Conseil des Cinq-Cents, qui s’est complètement « enluminé ». Tout à l’heure il entrera dans la salle la toque sur l’oreille, regardant insolemment de côté et d’autre, en disant, comme Danton :

— Voyez, j’ai encore ma tête sur mes épaules.

— Ce n’est pas ce que tu as de mieux, lui répondra en riant l’un de ses collègues.

Les salles de séance – le Grand Salon pour les Anciens, l’Orangerie pour les Cinq-Cents – ne sont, hélas, pas prêtes. Les députés – les deux assemblées mêlées – commencent un fâcheux congrès en plein air. Ils bavardent, tout en regardant avec inquiétude la profusion d’uniformes. Les Anciens semblent plus résignés, mais les Cinq-Cents parlent haut et ferme :

— Ah ! il veut être un César, un Cromwell !... Il faut que cela se décide !

Les Anciens mollissent. Ceux qui font partie du complot n’osent plus parler aussi ouvertement. Un vent d’opposition commence à se lever. Vers une heure – on l’annonce à Bonaparte – le Conseil des Anciens, précédé de sa musique qui exécute la Marseillaise, entre dans le Grand Salon. Les conjurés essayent d’amuser le tapis. Tous savent que rien ne commencera vraiment avant que les Cinq-Cents puissent entrer en séance.

Le général Thiébault arrive de Paris et pénètre dans le salon où se tiennent les aides de camp. Soudain, la porte s’ouvre. C’est Bonaparte.

— Qu’on aille chercher le chef de bataillon X..., lance-t-il.

« Un aide de camp, racontera Thiébault, partit à l’instant et, peu après, revint avec ce chef de bataillon.

« Prévenu, le général Bonaparte reparut, et s’adressant avec la plus grande dureté à cet officier supérieur :

— Par quel ordre, lui dit-il, avez-vous déplacé tel poste ?

« Et l’officier nomma la personne qui lui avait donné cet ordre, observant que ce n’était pas le premier ordre qu’il eût reçu d’elle. La réponse avait été très convenable et, venant d’un officier supérieur, méritait considération, ce qui n’empêcha pas le général Bonaparte de reprendre sur le ton de la plus vive colère :

— Il n’y a d’ordres ici que les miens ; qu’on arrête cet homme et qu’on le mette en prison.

« Quatre ou cinq des séides présents poussant le zèle jusqu’à la brutalité, se jetèrent sur le chef de bataillon et l’entraînèrent... Je fus révolté ; d’autres sans doute le furent, mais ils surent se taire. Assez peu maître de moi à cette époque, je n’eus pas tant de sagesse :

— Et c’est pour être témoins de tels actes que nous sommes ici !

« Vu que personne n’ouvrit la bouche, que même les figures se rembrunirent, et que quelques-uns de mes voisins eurent l’air de s’éloigner de moi, ma tête achevant de se monter, et malgré le silencieux exemple d’un grand nombre de mes chefs, j’ajoutai :

— Comme de tels actes ne peuvent me convenir, je retourne à Paris.

« À ce moment, César Berthier, qui venait d’entrer dans le salon et qui m’avait entendu, se jeta sur moi, en disant :

— Général Thiébault, que faites-vous ?

— Vous êtes bon de le demander, répliquai-je, ne l’ai-je pas dit assez haut ?... »

Et Thiébault repartit pour Paris.

L’Orangerie est enfin prête. Il est déjà trois heures. Les Cinq-Cents ont revêtu leur toge et leur ample manteau rouge. Ils s’installent... et c’est immédiatement la tempête. Les cris montent :

— Point de dictature ! Nous sommes libres ici ! Les baïonnettes ne nous effrayent pas !

Le président – Lucien Bonaparte – essaie, mais en vain, de rétablir un semblant de calme. Fort heureusement, ces messieurs, qui se prennent pour des Romains, ont une prédilection pour les « scènes à effet ». L’un d’eux propose de prêter serment à la Constitution de l’an III. Peut-être un sang nouveau va-t-il être ainsi infusé au Directoire agonisant ? Lucien s’incline. Dans le dessein de gagner du temps, il est prêt à jurer fidélité au régime qu’il renversera tout à l’heure au profit de son frère. Chaque député monte donc à la tribune, étend le bras droit dans un joli mouvement de toge, prononce son serment et regagne sa place. Il est d’usage, lorsqu’on arrive au nom de Roberiot, l’un des malheureux ambassadeurs de Rastadt, de crier d’un ton sépulcral :

— Égorgé par la maison d’Autriche !

Tous les rites sont scrupuleusement respectés. Il y en a au moins pour cinq heures d’horloge !... Lavalette, témoin de la scène, va prévenir Bonaparte qu’il trouve se promenant avec assez d’agitation dans une pièce qui n’a pour tous meubles que deux fauteuils. Sieyès est seul avec lui, assis près de la cheminée, devant « un fagot d’auberge » qu’il tisonne avec un morceau de bois, car il n’y a même pas de pincettes.

— Eh bien ! s’exclame Bonaparte après avoir écouté son aide de camp, vous voyez ce qu’ils font !

— Ho ! ho ! répond lentement Sieyès, jurer une partie de la constitution passe, mais toute la constitution, c’est trop !

Lavalette se retire dans la pièce voisine où il trouve Berthier et une trentaine d’officiers. Toutes les figures se sont allongées et, lorsque l’aide de camp raconte tout bas au chef d’état-major ce qui est en train de se passer aux Cinq-Cents, il le voit pâlir... L’affaire s’engage mal. Tout à coup, les deux battants de la porte s’ouvrent avec fracas. Bonaparte paraît, battant le parquet de sa cravache :

— Il faut en finir !

S’il n’intervient pas personnellement, tout est perdu ! Il décide de commencer par les Anciens. Ce sont eux, espère-t-il, qui entraîneront les Cinq-Cents ! Il se trouve déjà sorti de la pièce. Tous se précipitent sur ses pas et arrivent dans la cour où un régiment d’infanterie, venu de Paris, vient de se ranger en ordre de revue. On entend aussitôt crier : Vive Bonaparte ! tandis que les tambours battent aux champs. « Il passe devant un beau corps de grenadiers, rapportera Coignet, salue tout le monde, nous fait mettre en bataille, et parle aux chefs. Il était à pied, il avait un petit chapeau et une petite épée... »

Sans doute trop revigoré par cet accueil, entre-t-il avec plus de violence qu’il n’en faudrait – et même avec colère – dans le Grand Salon. « Et cela ne me donna pas une bonne opinion de ce qu’il allait dire, nous raconte Bourrienne dont le témoignage a tout son prix. Le couloir par lequel nous pénétrâmes jusqu’au milieu de la salle était étroit ; nous tournions le dos à la porte ; Bonaparte avait le président à sa droite ; il ne pouvait le voir tout à fait en face. Je me trouvais à la droite du général ; et nos habits se touchaient ; Berthier était à sa gauche. »

Bonaparte commence à parler :

— Représentants du peuple, si j’avais voulu opprimer la liberté de mon pays, si j’avais voulu usurper l’autorité suprême, je ne me serais point rendu aux ordres que vous m’avez donnés, je n’aurais pas eu besoin de recevoir cette autorité du Sénat... Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n’a pas de plus zélé défenseur que moi ; je me dévoue tout entier pour faire exécuter vos ordres. Mais c’est sur vous seuls que repose son salut, car il n’y a plus de Directoire, quatre des membres qui en faisaient partie ont donné leur démission et le cinquième a été mis en surveillance pour sa sûreté. Les dangers sont pressants, le mal s’accroît...

— Et la Constitution ? hurle Lenglet.

— La Constitution ? reprend Bonaparte, elle est invoquée par toutes les factions et elle a été violée par toutes ; elle est méprisée par toutes ; elle ne peut être pour nous un moyen de salut parce qu’elle n’obtient plus le respect de personne. La Constitution ? n’est-ce pas en son nom que vous avez exercé toutes les tyrannies ? Et aujourd’hui encore c’est en son nom que l’on conspire. Je connais tous les dangers qui vous menacent...

— Vous venez de l’entendre, Représentants du peuple, s’exclame l’un des complices – Cornudet. Celui à qui vous avez décerné tant d’honneurs, à qui vous avez tant de fois transmis les expressions et la reconnaissance nationale, celui devant qui l’Europe et l’univers se taisent d’admiration est là, c’est lui qui vous atteste l’existence de la conspiration : sera-t-il regardé comme un vil imposteur ?

Des cris fusent :

— Qu’il nomme les conspirateurs ! Oui, nommez, nommez !

— S’il faut s’expliquer tout à fait, s’il faut nommer les hommes, réplique Bonaparte, je les nommerai. Je dirai que les directeurs Barras et Moulins m’ont proposé de me mettre à la tête d’un parti tendant à renverser tous les hommes qui ont des idées libérales.

— Il faut créer un comité général pour entendre ces révélations, crient les uns.

— Non, non, s’exclament d’autres représentants, point de comité général ! On vient de dénoncer les conspirateurs, il faut que la France entende tout !

On demande alors à Bonaparte d’entrer dans le détail des vagues accusations qu’il vient de formuler contre Barras et Moulins :

— Vous ne devez plus rien cacher !

« C’est alors, poursuit Bourrienne, que ces interruptions, ces apostrophes, ces interrogations le troublèrent, et il se crut perdu. Au lieu de donner des explications sur ce qu’il avait dit, il accusa de nouveau... Qui ? Le Conseil des Cinq-Cents qui veut « des échafauds, les comités révolutionnaires, la Révolution tout entière ».

Il bredouille même :

— Si je suis un perfide, soyez tous des Brutus... Je déclare que, ceci fini, je ne serai plus rien dans la République que le bras qui soutiendra ce que vous aurez établi !

Les Anciens veulent bien être des Brutus, mais exigent d’autres noms que ceux des deux Directeurs démissionnaires. Comment Bonaparte pourrait-il en donner, puisque le prétendu complot terroriste n’existe pas ? Il se trouble, se sent ridicule et de plus en plus lamentable. Son discours devient vite une manière de conversation débridée, menée à bâtons rompus avec le président. Si les questions posées par celui-ci sont claires et précises, les réponses, de Bonaparte sont « ambiguës et entortillées ». Après avoir évoqué ses frères d’armes et sa franchise de soldat, il parle de « volcans, d’agitations sourdes, de victoires, du 18 fructidor, de César, de Cromwell, de tyran ». À plusieurs reprises, on l’entendra affirmer, dans le tumulte qui monte :

— Je n’ai plus que cela à vous dire.

« Et il ne disait rien, constate Bourrienne désespéré, ou pas grand-chose. » On devine, plus qu’on ne comprend : « Liberté... Egalité... hypocrites... intrigants... Je ne le suis pas... J’abdiquerai le pouvoir, aussitôt que le danger qui menace la République sera passé... »

« On ne peut véritablement pas s’en faire une idée à moins d’avoir été présent, racontera Bourrienne. Il n’y avait pas la moindre suite dans tout ce qu’il balbutiait, il faut bien le dire, avec la plus inconcevable incohérence, Bonaparte n’étant point orateur. On peut bien supposer qu’il était plus accoutumé au bruit des batailles qu’à celui des discussions de tribune. Sa place était plutôt devant une batterie que devant le fauteuil du président d’une assemblée. »

Soudain, Bonaparte cesse de balbutier : il semble avoir trouvé un sujet et se met à menacer les représentants :

— Et si quelque orateur payé par l’étranger parlait de me mettre hors la loi, que la foudre de la guerre l’écrase à l’instant ! S’il parlait de me mettre hors-la-loi, j’en appellerais à vous, mes braves compagnons d’armes !

Il se tourne vers les quelques grenadiers demeurés au seuil de la porte :

— À vous, braves soldats, que j’ai tant de fois menés à la victoire ! À vous, braves défenseurs de la République, avec lesquels j’ai partagé tant de périls pour affermir la liberté et l’égalité ! Souvenez-vous que je marche accompagné du dieu de la Victoire et du dieu de la Fortune.

C’est là une phrase qu’il avait lancée avec succès au Diwan du Caire, mais, à Saint-Cloud, l’effet produit est déplorable, Bourrienne le tire par la manche et lui murmure – du moins il l’affirmera :

— Sortez, général, vous ne savez plus ce que vous dites !

Bonaparte balbutie encore quelques mots, puis s’exclame en se dirigeant vers la porte :

— Qui m’aime me suive !

Mais personne ne le suit que Bourrienne et Berthier... Aux Cinq-Cents, en dépit de la présidence de Lucien, c’est bien pis ! Dès l’entrée de Bonaparte, alors qu’il n’a encore rien dit, sa seule présence déclenche les hostilités. Les « tapedurs » de la Montagne se jettent sur lui, le martellent à coups de poing. Au milieu des cris poussés avec fureur par les Cinq-Cents, on, devine :

— Hors la loi le dictateur ! À bas le dictateur !

— Quoi ! des baïonnettes, des sabres, des hommes armés ici !

— Mourons à notre poste ! Vive la République et la Constitution de l’an III !

« Il était tellement pressé entre les députés, son état-major, les grenadiers qui s’étaient précipités à l’entrée de la salle, raconte Lavalette, que je crus un instant qu’il allait être étouffé. Il n’y avait pas moyen d’avancer ou de reculer... »

Députés, spectateurs et soldats se battent maintenant comme des chiffonniers ; un des représentants se prend même le pied dans sa toge et tombe de tout son long. Au pied de la tribune se déroule une scène d’une violence inouïe. Les grenadiers se frayent un chemin pour venir dégager leur chef pris à partie par l’énorme Destrem – le député au visage enluminé – qui hurle aux oreilles de Napoléon :

— Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ?

Destrem, dont on dit qu’un « coup de sa main » valait « un coup de poing d’un autre », empoigne le chétif Bonaparte par l’épaule au moment où celui-ci, à demi évanoui et ne se rendant plus compte de rien, est enfin dégagé et emmené par ses soldats. C’est une effroyable déroute ! Dans la pièce qui précède la salle du conseil, la confusion est telle que certains grenadiers perdent leurs bonnets et leurs armes.

Lucien essaye de défendre son frère :

— Il est naturel de croire que la démarche du général, qui a paru exciter de si vives inquiétudes, n’a pour objet que de rendre compte de la situation des affaires ou de quelques objets intéressant la chose publique ; il venait remplir l’obligation que ses fonctions lui imposent. Mais je crois qu’en tout cas nul de vous ne peut soupçonner...

Un député l’interrompt :

— Bonaparte s’est conduit en roi !

— Aucun de vous, poursuit Lucien, ne peut soupçonner de projets liberticides celui qui...

Une voix de stentor l’interrompt :

— Bonaparte a perdu sa gloire ! Je le voue à l’opprobre, à l’exécration des républicains.

Des cris d’approbation fusent sur tous les bancs. Une autre exclamation couvre le tumulte :

— Je demande que le général Bonaparte soit traduit à la barre pour y rendre compte de sa conduite.

— Et moi, s’exclame Lucien, je demande à quitter le fauteuil !

Lucien abandonne sa place au-dessous de la tribune, laissant la présidence à Chazal. Mais les choses ne s’arrangent pas pour autant. La confusion augmente, les cris redoublent et c’est enfin la proposition qui avait autrefois détrôné Robespierre :

— Aux voix, la mise hors la loi du général Bonaparte !

Lucien quitte alors sa place de député, remonte à la tribune et – théâtral, ainsi que l’exige l’époque – enlève sa toque et sa toge en déclarant :

— Il n’y a plus ici de liberté. N’ayant plus le moyen de me faire entendre, vous verrez au moins votre président, en signe de deuil public, déposer ici les marques de la magistrature populaire.

On le supplie de rester : il cède.

Bonaparte et Sieyès sont toujours dans le Grand Cabinet. En apprenant que l’apprenti dictateur se trouve maintenant hors la loi, l’abbé se retourne vers Bonaparte :

— Ils rêvent 93 !... Ils nous mettent hors la loi ! Eh bien, général, contentez-vous de les mettre hors la salle.

Bonaparte dégaine, brandit son épée, ouvre la fenêtre et hurle :

— Aux armes !

Une seconde plus tard, le héros d’Italie apparaît dans la cour en criant :

— Mon cheval !

En voyant réapparaître son animal gris fer qui rue, piaffe et se cabre, Bonaparte qui n’a jamais été un cavalier brillant a un sursaut. Deux hommes ont du mal à maintenir la bête. Non sans difficulté, le général l’enfourche et essaie de cavalcader noblement. Dans sa fièvre il égratigne les boutons qui couvrent ses joues. Il saigne, ce qui lui permet d’affirmer que les Cinq-Cents ont voulu l’assassiner. Les soldats semblent prêts à « franchir le Rubicon », mais les grenadiers du Corps législatif sont hésitants. Il est plus de cinq heures, le jour baisse, une froide brume de novembre noie le parc, le ciel est de plus en plus couvert, il faut en finir avant la nuit. Lucien vient de faire passer à son frère un appel angoissé : « Avant dix minutes, il faut interrompre la séance où je ne réponds plus de rien. »

Bonaparte donne enfin des ordres précis.

Quelques instants plus tard, un peloton de grenadiers fait irruption dans la salle des séances. Lucien se demande d’abord si tout n’est pas perdu. Son frère a-t-il manqué son coup ? Vient-on l’arrêter ? Vient-on le délivrer ?

— Vous me parliez de réconciliation, lance-t-il aux députés, et vous me faites arrêter !

Mais les grenadiers se contentent de le conduire auprès de Bonaparte et de Sieyès. Pendant ce temps, dans la cour du château, le général Sérurier a tenté de galvaniser ses troupes :

— Les Anciens se sont réunis à Bonaparte, les Cinq-Cents ont voulu l’assassiner !

Une affaire de « civils » ! Les grenadiers sont demeurés impassibles. Puis Bonaparte leur a expliqué :

— J’allais leur indiquer les moyens de sauver la République et ils ont voulu m’assassiner !

Se tournant vers les grenadiers, il demande :

— Soldats, puis-je compter sur vous ? Je vais mettre les députés à la raison !

Le silence lui a répondu. Mais tout va changer avec l’arrivée de Lucien, puisque « l’apparence de la légalité » est ainsi venue rejoindre les conjurés. Plus prompt que son frère, Lucien ordonne :

— Un cheval pour moi, général !... Un cheval !... et un roulement de tambour !

Il saute à cheval et lance :

— Citoyens, soldats ! Le président du Conseil des Cinq-Cents vous déclare que l’immense majorité de ce conseil est dans ce moment sous la terreur de quelques représentants du peuple à stylets, qui assiègent la tribune, présentent la mort à leurs collègues et enlèvent les délibérations les plus affreuses. Je vous déclare que ces audacieux brigands, sans doute soldés par l’Angleterre, se sont mis en rébellion contre le Conseil des Anciens, et ont osé parler de mettre hors la loi le général chargé de l’exécution de son décret ; comme si nous étions encore à ce temps affreux de leur règne, où ce mot : hors la loi, suffisait pour faire tomber les têtes les plus chères à la patrie. Je vous déclare que ce petit nombre de furieux se sont mis eux-mêmes hors la loi par leurs attentats contre la liberté de ce conseil.

Un frémissement parcourt les rangs. Bonaparte sent que la chance commence à lui revenir.

— Au nom de ce peuple qui, depuis tant d’années est le jouet de ces misérables enfants de la terreur, poursuit Lucien, je confie aux guerriers le soin de délivrer la majorité de leurs représentants, afin que, délivrée des stylets par les baïonnettes, elle puisse délibérer sur le sort de la République. Général, et vous soldats, et vous tous citoyens, vous ne reconnaîtrez pour législateurs de la France que ceux qui vont se rendre auprès de moi ; quant à ceux qui resteront dans l’Orangerie, que la force les expulse ! Ces brigands ne sont plus les représentants du peuple, mais les représentants du poignard. Que ce titre leur reste, qu’il les suive partout !... et, lorsqu’ils oseront se montrer au peuple, que tous les doigts les désignent sous ce nom mérité de représentants du poignard ! Vive la République !

Cependant, malgré les cris de Vive Bonaparte ! qui suivent cette harangue, l’hésitation qui règne dans la troupe se poursuit. Tourner leurs armes contre la représentation nationale – même qualifiée de « représentants du Poignard » – les fait hésiter. D’autant plus que l’on peut voir plusieurs députés qui, des fenêtres, crient en désignant Bonaparte du doigt :

— A bas le dictateur ! Hors la loi !

« Mais il fallait, a expliqué Thibaudeau. retourné dans la salle des séances, un de ces orateurs prépondérants dont la voix soulève une assemblée et en dispose. Cet homme-là manquait dans le Conseil. Avec un décret de mise hors la loi, Augereau et Jourdan qui étaient là tout prêts, et Bernadotte qui attendait en secret l’événement, se seraient probablement prononcés et auraient pu entraîner les grenadiers de la garde des Conseils, qui n’avaient pas l’esprit de l’armée, et ébranler les autres groupes. L’issue de la journée ne dépendait donc que d’un décret en une ligne ou d’un coup de poignard. L’inaction et l’imprévoyance du Conseil furent d’autant plus inconcevables qu’il fut bientôt informé qu’on se disposait à le dissoudre par la force. Les représentants trouvèrent de la grandeur à attendre la mort sur leurs chaises curules, ou plutôt les baïonnettes qui devaient les en chasser. »

Les baïonnettes vont en effet être plantées sur les canons des fusils.

— Soldats, déclare Bonaparte, je vous ai menés à la victoire, puis-je compter sur vous ?

Des cris encore trop rares fusent çà et là :

— Oui ! Oui !... Vive le général !... Qu’ordonnez-vous ?

— Soldats, on avait lieu de croire que le Conseil des Cinq-Cents sauverait la patrie, au contraire, il se livre à des déchirements. Des agitateurs cherchent à le soulever contre moi ! Soldats, puis-je compter sur vous ?

— Oui ! Vive Bonaparte !

— Eh bien ! je vais les mettre à la raison. Depuis assez longtemps, la patrie est tourmentée, pillée, saccagée ; depuis assez longtemps ses défenseurs sont avilis, immolés !

À nouveau, les hommes crient :

— Vive Bonaparte !

— Ces braves que j’ai habillés, payés, entretenus au prix de nos victoires, dans quel état je les retrouve !

Et il poursuit, fréquemment interrompu par des : Vive Bonaparte ! :

— On dévore leurs subsistances ! On les livre sans défense au fer de l’ennemi ! Mais ce n’est pas assez de leur sang ! on veut encore celui de leurs familles ! Des factieux parlent de rétablir leur domination sanguinaire ! J’ai voulu leur parler, ils m’ont répondu par des poignards ! Il y a trois ans que les rois coalisés m’avaient mis hors la loi pour avoir vaincu leurs armées, et j’y serais aujourd’hui par quelques brouillons qui se prétendent plus amis de la liberté que ceux qui ont mille fois bravé la mort pour elle ! Ma fortune n’aurait-elle triomphé des plus redoutables armées que pour venir échouer contre une poignée de factieux ! Trois fois, vous le savez, j’ai sacrifié mes jours pour ma patrie ; mais le fer ennemi les a respectés : je viens de franchir des mers sans craindre de les exposer une quatrième fois à de nouveaux dangers ; et ces dangers je les trouve au sein d’un Sénat d’assassins !

Cette fois une immense clameur de Vive Bonaparte ! monte jusqu’aux Cinq-Cents qui répondent en hurlant :

— Vive la République ! Mourons pour la liberté ! Hors la loi le dictateur ! Vive la Constitution de l’an III !

Lucien tire alors son épée et l’appuie sur la poitrine de Bonaparte en criant :

— Je jure de percer le sein de mon propre frère si jamais il porte atteinte à la liberté des Français !

Le geste a emporté les dernières hésitations. La garde acclame l’orateur et Bonaparte peut donner l’ordre de marcher. Les tambours battent le pas de charge. C’est le glas du régime. Quelques secondes plus tard, le général Leclerc entre dans l’Orangerie. À la porte on voit luire les baïonnettes :

— Citoyens représentants, dit Leclerc, on ne peut plus répondre de la sûreté du Conseil. Je vous invite à vous retirer.

Un des députés – Blin – s’avance vers les grenadiers et s’écrie :

— Soldats, qui êtes-vous, et que venez-vous faire ici ? Vous n’êtes que les gardiens de la représentation nationale, et vous osez attenter à sa sûreté et à son indépendance, sans songer que vous ternissez les lauriers cueillis par vous au champ de la victoire...

Leclerc reprend alors d’une voix de stentor :

— Représentants, retirez-vous, le général a donné l’ordre !

Puis, comme les députés ne semblent pas devoir obéir, il crie :

— Grenadiers, en avant ! Tambours, la charge !

Tandis que Murat, se retournant vers ses hommes lance un commandement moins réglementaire :

— Foutez-moi tout ce monde-là dehors !

Puis, s’adressant aux députés :

— Citoyens, leur dit-il, vous êtes dissous !

Avec rage les tambours frappent sur leurs caisses. Au pas de course, le colonel Dujardin et ses grenadiers traversent « le sanctuaire des lois ». Lorsqu’ils sont arrivés au bout de la pièce ils font demi-tour et foncent vers ceux qu’ils appellent les « pigeons battus ». C’est aussitôt, au milieu d’un nuage de poussière, un sauve-qui-peut général. Les Cinq-Cents enjuponnés, ridicules dans leur déguisement romain, sautent par les fenêtres, se perdent dans le parc. Quelques récalcitrants s’accrochent à leurs sièges ; les soldats les prennent à bras-le-corps et les déposent à l’extérieur. Ceux qui résistent par trop sentent l’acier des baïonnettes leur caresser l’échiné.

« Nous voyons, racontera le capitaine Coignet, de « gros monsieurs » qui passaient par les croisées ; les manteaux, les beaux bonnets et les plumes tombaient par terre ; les grenadiers arrachaient les galons de ces beaux manteaux. »

Dehors, c’est la déroute, une fuite éperdue dans la nuit qui tombe sur les bosquets. Pour courir plus vite, les députés – « les factieux intimidés », dira Bonaparte – abandonnent leurs défroques dans les sauts-de-loup et sur les pelouses, taches pourpres traînant dans le brouillard...

À un député expulsé, errant tristement dans le jardin, Réal lance au passage :

— La farce est jouée !

Cette farce rend quelque importance aux Anciens que l’on a presque oubliés. « Incarnant par le fait toute la représentation nationale », ainsi que le leur affirme le président gagné à la conspiration, ils adoptent le décret suivant :

« Le Conseil des Anciens, attendu la retraite (sic) du Conseil des Cinq-Cents, décrète ce qui suit : Quatre des membres du Directoire exécutif ayant donné leur démission et le cinquième étant mis en surveillance, il sera nommé une commission exécutive provisoire, composée de trois membres. »

Ce n’est pas encore le Consulat. Le mieux ne serait-il pas d’essayer de retrouver quelques « Cinq-Cents », même sans leurs jupes ? Les huissiers partent à la découverte, vont dans les guinguettes des environs, cherchent à gauche et à droite et, bientôt, peuvent réunir une bonne poignée de députés qui, en attendant d’obtempérer aux ordres, somnolent sur les banquettes de l’Orangerie. Peu après, Lucien monte à la tribune :

— Cet ancien palais des rois où nous siégeons en cette nuit solennelle atteste que la puissance n’est rien et que la gloire est tout. Si nous sommes indignes aujourd’hui du premier peuple de la terre ; si, par des considérations pusillanimes et déplacées, nous ne changeons pas l’affreux état où il se trouve ; si nous trompons ses espérances, dès aujourd’hui nous perdons notre gloire et nous ne garderons pas longtemps notre puissance : lorsque la mesure des maux se comble, l’indignation des peuples s’approche.

Les députés ont cessé d’être récalcitrants, ils sont prêts à tout, et pour le prouver ils commencent par exprimer leur reconnaissance à Bonaparte et proclament « que lui, Murat, Lefebvre, Gardanne et autres généraux ont bien mérité de la patrie ».

Sur la proposition de l’avocat Chazal, ancien girondin – qui récite la leçon soufflée par Bonaparte et Sieyès – ce nouveau parlement-croupion vote avec une totale docilité le décret final :

« Le Corps législatif crée provisoirement une commission consulaire exécutive, composée des citoyens Sieyès, Roger Ducos, ex-Directeurs, et de Bonaparte, général, qui porteront les noms de consuls de la République. »

En dorant la pilule, on la leur ferait plus aisément avaler, aussi Chazal propose-t-il que les indemnités parlementaires continuent à être versées aux représentants pendant les vacances « forcées ». Proposition, on s’en doute, adoptée avec enthousiasme... Puis, après quelques discours destinés à meubler la séance, Lucien déclare avec fougue :

— Entendez le cri sublime de la postérité : si la liberté naquit dans le Jeu de Paume de Versailles, elle fut consolidée dans l’Orangerie de Saint-Cloud ; les constituants de 89 furent les pères de la Révolution, mais les législateurs de l’an VIII furent les pères et les pacificateurs de la patrie !

De l’autre côté de la porte, Bonaparte piaffe. Fort heureusement il ne reste plus qu’à faire entrer, au son d’une sonnerie de trompettes, les trois consuls qui viennent prêter serment de « fidélité inviolable à la souveraineté du peuple, à la République française une et indivisible, à l’égalité, à la liberté et au système représentatif ».

Un serment de plus... que, bien entendu, Bonaparte ne pourra pas tenir !

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Gohier et Moulins ont été gardés à vue durant toute la journée par Moreau. Pas la moindre velléité de protestation n’est sortie du Luxembourg. Les deux Directeurs démissionnés ont simplement estimé que Moreau les avait par trop incommodés avec la fumée de sa pipe... Bernadotte, de son côté, n’a pas bougé.

— Le concevez-vous ? demandera Bonaparte à Bourrienne. J’ai appris aujourd’hui bien des intrigues mises en usage auprès de lui. Le croiriez-vous, il ne demandait rien moins que d’être nommé mon collègue dans le commandement ? Il parlait de monter à cheval, de venir avec les troupes qu’on lui donnerait à commander ; il voulait, disait-il, maintenir la Constitution... Il y a plus, on m’a assuré qu’il avait eu l’audace d’ajouter que s’il était nécessaire de me mettre hors-la-loi, on le trouverait, et qu’il y aurait des soldats capables d’exécuter le décret !

Encore à Saint-Cloud, sur un coin de table, le nouveau Consul trace quelques lignes commençant par ces mots : « Proclamation du général en chef Bonaparte, le 19 Brumaire onze heures du soir. Tous les partis sont venus à moi, m’ont confié leurs desseins, dévoilé leurs secrets, et m’ont demandé mon appui ; j’ai refusé d’être l’homme d’un parti. »

À Paris dans les cafés, dans les théâtres, des ordonnances à cheval ont apporté aux Parisiens une déclaration rassurante établie par Fouché. On a interrompu les représentations et un acteur est venu lire cette proclamation aux spectateurs : « Les Conseils étaient réunis à Saint-Cloud pour délibérer sur les intérêts de la République et de la liberté, lorsque le général Bonaparte, étant entré au Conseil des Cinq-Cents pour dénoncer des manoeuvres contrerévolutionnaires, a failli périr victime d’un assassinat. Le génie de la République a sauvé ce général ; il revient avec son escorte. »

En roulant vers Paris avec « son escorte », Bonaparte dépasse les troupes qui, le ventre creux, regagnent leurs quartiers sous la pluie qui tombera presque toute la nuit. Les soldats chantent les anciens refrains révolutionnaires.

Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates à la lanterne
Ah ! ça ira, ça ira, ça ira,
Les aristocrates on les pendra.

La Révolution n’en est pas moins bien morte. En entrant dans la danse – au son des tambours –, les baïonnettes du général en chef, prédites par Mirabeau voici déjà plus de dix années, ont achevé le régime.

Le lit est fait pour Bonaparte.