« Si on était ingrat avec lui, cet officier avancerait tout seul ».
DUGOMMIER.
ARRIVANT à Toulon le 13 juin 1793, Buonaparte installe sa mère, Louis, Jérôme et ses trois soeurs dans une petite maison du bourg de La Valette.
Les futures princesses Élisa et Pauline vont laver leur linge à la fontaine car la famille n’a pour vivre — chichement – que les secours accordés aux réfugiés corses et la maigre solde de Napoleone. Fort heureusement, au début du mois suivant, des amis – les Clary – recueillent les Buonaparte à Marseille, tandis que le jeune capitaine rejoint son régiment.
Grâce au général Jean du Teil, frère de l’ancien commandant d’Auxonne, le capitaine Buonaparte n’est point considéré comme déserteur et on l’affecte à la 12e compagnie du IVe d’artillerie qui se trouve alors à Nice, formant partie de cette armée des Alpes chargée de faire une diversion en attaquant le Piémont.
On le retrouve le 27 juillet en Avignon. Le 28, il reçoit l’ordre d’occuper Beaucaire. Le soir – un soir de foire –, l’officier dîne dans une auberge avec quatre marchands, partisans des fédérés marseillais. La conversation roule sur les mesures prises et appliquées par Carteaux pour rétablir l’ordre en Provence.
— Voilà ce que c’est que la guerre civile, s’écrie le jeune capitaine, l’on se déchire, l’on s’abhorre, l’on se tue sans se connaître.
Ses interlocuteurs traitent Carteaux d’assassin. Buonaparte le défend – alors qu’il ne le connaît que de loin – en rappelant que le général veille scrupuleusement « sur l’ordre et la discipline ». À Saint-Esprit ou à Avignon, « on n’a pas pris une épingle ». Carteaux n’a-t-il pas fait emprisonner un sous-officier qui avait arrêté un Marseillais sans en avoir reçu l’ordre ? Un soldat n’a-t-il pas été, lui aussi, incarcéré pour vol ?
— Votre armée des fédérés, au contraire, s’exclame Buonaparte, a tué, et assassiné plus de trente personnes, a violé l’asile des familles et a rempli les prisons de citoyens, sous le prétexte vague qu’ils étaient des brigands.
Sans doute déteste-t-il toujours autant ces « brigands », mais il semble être devenu sincèrement républicain... Et comment n’apprécierait-il pas « l’égalité chérie », lui qui au temps des « tyrans » ne pouvait espérer dépasser le grade de chef de bataillon ?
Rentré chez lui – il loge chez le pharmacien Renaudet – il écrit le fameux Souper de Beaucaire, où, pour la première fois, Bonaparte se devine sous Buonaparte : « Ne vous effrayez point de l’armée, écrit-il, elle estime Marseille parce qu’elle sait qu’aucune ville n’a tant fait de sacrifices à la chose publique... Secouez le joug du petit nombre d’aristocrates qui vous conduisent, reprenez des principes plus sains, et vous n’aurez pas de plus vrais amis que les soldats... Vous suivez, dites-vous, le drapeau tricolore ? Paoli aussi l’arbora en Corse pour avoir le temps de tromper le peuple, d’écraser les vrais amis de la liberté, pour pouvoir entraîner ses compatriotes dans ses projets ambitieux et criminels : il arbora le drapeau tricolore et il fit tirer contre les bâtiments de la République, et il fit chasser nos troupes des forteresses, désarma celles qui y étaient, pilla les magasins, ravagea et confisqua les biens des familles les plus aisées parce qu’elles étaient attachées à l’unité de la République et il se fit nommer généralissime... et cependant, il avait l’impudence de se dire l’ami de la France et bon Républicain... Vos bataillons sont pleins de pareilles gens et votre cause ne serait pas la leur, si elle était celle de la République. »
La brochure sera publiée, mais plus tard, le Premier Consul fera détruire tous les exemplaires que la police parviendra à découvrir...
Marseille est repris et la ville est « noyée dans le sang ». Grâce à Georges Roux, nous savons aujourd’hui que Napoleone fit partie des troupes chargées de la terrible répression puisque l’on a retrouvé son billet de logement « chez le citoyen Chauvet, rue Rameau, maison N° 1, derrière la comédie ». Il demeure là du 23 août jusqu’à son départ pour Nice. Le 15 septembre, il reçoit, en effet, l’ordre de rejoindre l’armée d’Italie, afin d’y organiser le transport des poudres. En passant au Beausset – à dix-sept kilomètres de Toulon – il apprend la présence de Salicetti avec qui il a fait la « campagne » d’Ajaccio au mois de mai précédent. Le représentant se trouve en mission en compagnie de son collègue à la Convention, Gasparin. La République essaye de reprendre Toulon qui, le 28 août, « menacée d’exécution » par la Convention, a préféré ouvrir ses portes aux Anglais et aux Espagnols.
Bonaparte arrive là fort à propos :
L’artillerie du siège n’a plus de chef : son commandant – le chef de bataillon Dommartin – a été grièvement blessé lors de la prise d’Ollioules. Salicetti apprécie fort les Buonaparte : il les a vus à l’oeuvre. Par ailleurs, le jeune officier plein de prévenances, lui « fait la cour ». Aussi le représentant estime-t-il que « le hasard l’a servi à merveille ». Il offre au « capitaine instruit Buonaparte » le commandement de l’artillerie du siège de Toulon. C’est ainsi que sonnera l’heure de la chance pour le futur empereur.
Le 17 septembre, le nouveau commandant se rend aussitôt au quartier général, à Ollioules, où il fait la connaissance de ce braillard de Carteaux, ex-peintre en bâtiments, ancien gendarme devenu dragon, et qui un soir d’émeute, a ramassé ses étoiles de général dans la rue. Il plastronne « doré depuis les pieds jusqu’à la tête ». Le capitaine instruit Buonaparte l’aborde et lui annonce qu’il vient d’être désigné pour diriger, sous ses ordres, les opérations de l’artillerie :
— C’est bien inutile, lance le général sans-culotte, tout en frisant sa moustache ; nous n’avons plus besoin de rien pour nous emparer de Toulon. Cependant, soyez le bienvenu. Vous partagerez la gloire de brûler la ville demain, sans en avoir pris la fatigue.
En attendant, il l’invite à « partager » son dîner.
Autour de la table, trente personnes prennent place, mais, seul, le général est « servi en prince ». Le reste des convives meurt de faim ; ce qui, dans ces temps d’égalité – Napoléon le rapportera plus tard – choque étrangement le nouveau venu, et il commence à regretter d’avoir défendu ce grotesque l’autre jour à Beaucaire.
Le lendemain matin, Carteaux monte avec Buonaparte en cabriolet « pour aller admirer, déclare-t-il, les dispositions offensives ». Sur les hauteurs qui dominent d’assez loin la rade, on s’arrête. L’escadre anglaise occupe la grande et la petite rade, et, ainsi que le précisera Marmont, « complète par son feu ce magnifique et vaste ensemble de défense ». C’est contre une pareille place, bien défendue par une armée, que Carteaux a décidé d’essayer « son incapacité et sa complète, mais confiante ignorance ». Il y a là quelques pièces de canon vaguement protégées par un « remuement de terre ». Le général, appuyé un bras sur la crinière de son cheval, une bête magnifique provenant des écuries du prince de Condé, l’autre bras sur son sabre – « attitude à dessiner » se rappellera Bonaparte plus tard – interroge son aide de camp.
— Dupas, demande-t-il fièrement, sont-ce là nos batteries ?
— Oui, général !
— Et notre parc ?
— Là, à quatre pas.
— Et nos boulets rouges ?
— Dans les bastides voisines où deux compagnies chauffent depuis ce matin.
— Mais comment transporterons-nous ces boulets tout rouges ?
Le général et l’aide de camp ne parviennent pas à résoudre ce délicat problème et finissent par demander à « l’officier d’artillerie si, par ses principes, il ne saurait pas quelque remède à cela ».
Buonaparte croit d’abord qu’il s’agit d’une plaisanterie, mais les deux officiers semblent le plus sérieux du monde, aussi, avec tout le ménagement et la gravité possibles, il essaye de leur faire comprendre que, « avant de s’embarrasser de boulets rouges », il faut « essayer à froid pour bien s’assurer de la portée ».
II ne parvient à les convaincre qu’en employant l’expression technique de coup d’épreuve, qui frappe beaucoup les deux ignorants et les oblige à se ranger à son avis. Le « coup d’épreuve » tiré, atteignant à peine le tiers de la distance, prouve que les batteries se trouvent placées infiniment trop loin du but. Carteaux et Dupas accusent bien sûr ces « coquins de Marseillais » et les aristocrates de Toulon qui auront, malicieusement, sans doute, « gâté les poudres ». Ils vocifèrent à qui mieux mieux... L’arrivée du représentant Gasparin met fin à cette scène burlesque. Buonaparte – s’il faut l’en croire – se redresse, « interpelle le représentant, le somme de lui faire donner la direction absolue de sa besogne ; démontre sans ménagement l’ignorance inouïe de tout ce qui l’entoure, et saisit, dès cet instant, la direction du siège, où dès lors, il commanda en maître ».
C’est là quelque peu excessif ! Il paraît tout aussi difficile d’ajouter foi au récit de Barras – alors lui aussi représentant en mission aux armées, qui prétendra avoir découvert le « lieutenant Buonaparte »... et l’avoir nommé capitaine – lorsqu’on sait que, plus d’un an auparavant, Louis XVI avait signé la promotion du nouveau commandant de compagnie...
Quoi qu’il en soit, le capitaine se met au travail et Salicetti pourra annoncer au Comité de Salut public : « Pendant la nuit de mardi à mercredi, le capitaine Buonaparte établit sa batterie – la Montagne – à la Guarène, au-dessus des Poudrières. » Ses canons sont fort bien placés, et il obligera, le 19, une frégate qui voulait entrer dans le port à faire demi-tour. Barras affirmera qu’il avait « apaisé les préventions de Salicetti... » En lisant la dépêche de Salicetti au Comité de Salut public, on voit que le collègue de Barras n’avait aucune « prévention » contre le jeune capitaine corse qu’il avait vu agir à Bastia et à Ajaccio. Mais le futur roi des pourris, le vicomte Paul de Barras, voudra faire croire que Buonaparte lui devait tout : « Je lui donnai devant tout le monde des preuves de ma bienveillance et l’autorisai à achever la construction de sa batterie. »
Le 20 septembre, Buonaparte fait avancer ses canons. « La batterie des Sans-Culottes » placée à Brégaillon, « tout à fait sous la chapelle, au bord de la mer », tient une partie de la rade sous « son feu en tirant à boulets rouges, et l’ennemi évacue la Seyne. Est-ce ce jour-là que le « capitaine instruit » constatera :
— Il en est des systèmes de guerre comme des sièges de places : il faut réunir ses feux contre un seul point.
Quelques jours plus tard – le 29 septembre –, le capitaine Buonaparte est proposé pour le grade de chef de bataillon, nomination qui sera confirmée le 19 octobre.
Napoleone a déclaré à Carteaux, dès le jour de son arrivée :
— Prenez le fort de l’Eguillette et avant huit jours vous entrerez dans Toulon.
Quel était le plan de Buonaparte ? Selon lui, Toulon ne pouvait être pris par un assaut de l’infanterie. Louis Madelin l’a expliqué : « Du jour où l’escadre ennemie serait menacée d’être bombardée à boulets rouges, celle-ci serait forcée d’évacuer la petite rade ; de cette heure, Toulon tomberait comme un fruit mûr entre les mains des « républicains », la prise de la ville serait donc, par excellence, opération d’artillerie, simplement secondée par les attaques d’infanterie... Il n’était d’ailleurs nullement nécessaire d’attaquer de tous les côtés, il fallait, profitant de la trouée faite à Ollioules, s’approcher par bonds successifs du petit massif du Caire, avancer progressivement les batteries, sans cesse renforcées et multipliées, vers le rivage occidental de la petite rade, les pousser ainsi jusqu’aux pointes de l’Eguillette et de Balaguier, que l’ennemi ne semblait encore occuper que faiblement, s’y installer, bombarder de là l’escadre ennemie et l’amener, par la crainte de se voir fermer le goulet, à évacuer la rade : alors tout serait fini. »
C’est là ce que Raymond Recouly a appelé une idée d’artilleur. C’était avant tout une bonne idée...
— À la guerre, dira Buonaparte, il n’y a qu’un moment favorable ; le grand talent est de le bien saisir.
Carteaux suit le conseil donné par celui qu’il appelle « le Capitaine Canon », mais si mollement que l’opération échoue. Au lieu de reconnaître son manque de « mordant », l’ancien peintre en bâtiment se fâche :
— L’artillerie ne m’est pas soumise et son chef Buonaparte fait tout en sens contraire, mais attaquer le chef de l’artillerie c’est attaquer les représentants eux-mêmes.
On comprend à quel point le capitaine Canon pouvait être furieux en recevant de l’incapable Carteaux des ordres de ce genre :
— Je vous conseille de bien placer vos batteries et d’attendre pour les faire jouer que le vent soit favorable...
Un jour que Napoleone se trouve aux avant-postes avec Barras, il lui ouvre, parait-il, son coeur :
— Tout va mal. Je dois, citoyen-représentant, vous rendre compte de l’état des choses... Je crois n’être pas sans quelques connaissances dans l’arme de l’artillerie. J’invoque vos lumières : tout ce que je propose d’utile est écarté. J’ai reçu l’ordre de suspendre la construction d’une batterie que je commençais à former sur un mamelon que l’ennemi a négligé d’occuper et qui nous mettrait à même de fermer ce passage et de garantir d’une surprise le bataillon commandé par Victor.
Napoleone est écouté et les représentants pensent adjoindre à l’insuffisant Carteaux un « haut officier du génie ». Pourquoi ne pas nommer Buonaparte ? Mais, ainsi que les commissaires l’expliquent au Comité de Salut public, « Buona Parte (sic) le seul capitaine d’artillerie qui soit en état de concevoir ces opérations, a déjà trop d’ouvrage de la conduite de toutes les parties de l’artillerie... »
Le siège piétine, on n’avance guère.
Le 14 octobre, le chef de bataillon Buonaparte repousse de justesse une attaque anglaise, au plateau des Arènes. Aussi les représentants décident-ils enfin de se débarrasser de Carteaux. Son successeur, Doppet – un ancien médecin guère plus « mitrailleur » que son prédécesseur – arrive au quartier général le 11 novembre. Ce général improvisé, député de l’Assemblée générale des Allobroges, médecin savoyard, « coryphée de la Société des Jacobins », selon l’expression de Napoléon – est peut-être parvenu à reprendre Lyon aux insurgés, mais Buonaparte ne le considère pas moins comme « aussi ignorant » que Carteaux « dans tout ce qui est l’art militaire ». Cependant, Doppet – il admet sa propre incompétence – est fortement impressionné par l’intelligence de Buonaparte, qu’il sent supérieure à la sienne. Il le racontera plus tard, il est conquis par son « intrépidité rare » et sa « plus infatigable activité ». « Je l’ai toujours trouvé à son poste, ajoutera-t-il ; s’il avait besoin d’un moment de repos, il le prenait sur la terre et enveloppé dans son manteau ; il ne quittait jamais ses batteries. »
Le 15 novembre, un incident se produit : les Espagnols ayant malmené un Français prisonnier, les soldats se précipitent à l’assaut du Fort Mulgrave occupé par l’ennemi. Il s’agit du régiment de la Côte d’Or, qui entraîne derrière lui toute la division. Buonaparte juge la situation périlleuse, mais lance à Doppet :
— Le vin est tiré, il faut le boire !
Le nouveau commandant en chef est peut-être trop sensible pour un général. La vue d’un de ses officiers, éventré à côté de lui, l’émeut et il donne l’ordre de cesser l’attaque. Buonaparte fulmine :
— Le jean-foutre qui a fait battre la retraite nous fait manquer Toulon ! crie-t-il à Doppet...
Le général plein d’humilité, le reconnaît :
— Je ne crois pas, avoue-t-il, posséder les compétences nécessaires pour des opérations aussi considérables.
Et le lendemain, Doppet est, à son tour, remplacé par le général Jean-François Coquille du Gommier, qui écrit son nom à la mode du jour : Dugommier. Enfin un vrai soldat ! Les canonniers de Buonaparte ne pourront plus s’écrier :
— Allons-nous toujours avoir pour nous commander des peintres et des médecins !
Marmont, alors capitaine devant Toulon, affirme que Dugommier subissait « complètement l’ascendant » du jeune chef de bataillon. Les sympathies sont réciproques et Napoléon dira plus tard de Dugommier :
— Il aimait les braves et en était aimé. Il était bon, quoique vif, très actif, juste, avait le coup d’oeil militaire, le sang-froid et l’opiniâtreté dans le combat.
Buonaparte a fait établir devant la redoute du Petit Gibraltar une batterie – dite « batterie de la Convention » – afin de « contre-battre » le fort. Son objet : faire diversion. Déjà, le jeune commandant sait manier ses soldats, et il baptise la position « batterie des hommes sans peur ».
Le 30 novembre, les Anglais opèrent une vigoureuse sortie sur la batterie, mais prêts de s’en emparer, sont rejetés avec de lourdes pertes. L’ennemi laisse de nombreux prisonniers, parmi lesquels le général O’Hara. Buonaparte exulte :
— La matinée a été belle ! dit-il.
Ce soir-là, en envoyant son rapport à Paris, Dugommier signale « le citoyen Buonaparte » parmi ceux « qui se sont le plus distingués » – et, le 1er décembre, le nomme adjudant-général.
Au quartier général, le plan de Buonaparte est accepté : on attaquera Le Caire, puis l’Eguillette, enfin le Balaguier. Du 11 au 16 décembre, les batteries de Napoleone font pleuvoir un feu intense sur le goulet. Est-ce ce jour-là que, se trouvant dans une batterie où l’un des chargeurs a été tué, il prend le refouloir et charge lui-même la pièce à douze coups ?
L’ennemi riposte...
Le sergent Andoche Junot – quelques semaines auparavant, Napoleone l’a remarqué à la fois pour son courage et sa belle écriture – est en train de recopier les ordres de son chef Buonaparte. Un boulet tombe à deux pas et couvre le papier de terre.
— Bon, s’exclame paisiblement le futur duc d’Abrantès, je n’aurai point besoin de sable.
C’est en se souvenant de ce mot-là que Buonaparte fera un jour de Junot le gouverneur de Paris.
Le 16 décembre, il est une heure du matin, sous une pluie diluvienne et un vent violent, l’infanterie escalade Le Caire. Buonaparte s’est mis à la tête d’un bataillon. En dépit d’un coup de baïonnette au mollet – il est soigné par Jean-François Hernandez –, il fonce... Il est « à tout et partout ». Les chefs de détachement n’ont qu’une parole dans la bouche :
— Courez au commandant d’artillerie, demandez-lui ce qu’il faut faire, il connaît mieux les localités que personne.
Tandis que la tempête fait rage, le fort Mulgrave est emporté. Puis, c’est au tour du Petit Gilbraltar – aujourd’hui fort Napoléon. Marmont, sur l’ordre de Buonaparte, retourne les canons anglais contre l’ennemi. Soutenus par les batteries mises en position au Caire, les fantassins attaquent maintenant l’Eguillette et le Balaguier qui commandent le goulet. L’ennemi évacue les deux forts sans avoir eu le temps de rendre les canons inutilisables. De ce fait, la rade, le port et la ville sont maintenant sous les feux des pièces de Buonaparte :
— Demain, au plus tard après-demain, s’écrie-t-il, nous souperons à Toulon !
Le 17 décembre, les remparts du fort de Malbosquet sont écrêtés. Buonaparte et ses hommes se lancent à l’assaut, pénètrent dans l’ouvrage et tournent, là aussi, les pièces ennemies contre la ville. Il en est de même de la puissante forteresse du Mont-Faron : le même jour elle est conquise.
Dans Toulon, c’est le sauve-qui-peut.
Les Anglo-Espagnols, avant de s’embarquer, ont mis le feu à l’Arsenal et aux bateaux français qui leur avaient été livrés avec Toulon. Les Toulonnais royalistes se précipitent dans des barques chargées à couler bas et, canonnés par Buonaparte, essayent de fuir devant l’avance républicaine. « Une frégate qui était plus mauvaise voilière, ayant un peu tardé à sortir, racontera Napoléon, s’est trouvée à portée du canon au moment où nos batteries de l’Eguillette ont été finies ; nous l’avons chauffée à boulets rouges, et, à la grande satisfaction de tous les républicains, et à la vue de toute l’escadre, nous l’avons brûlée. »
Après l’incendie des vaisseaux et des magasins, dans le crépitement et les explosions des entrepôts à poudre, les portes de Toulon s’ouvrent enfin, mais, seuls, quelques rares habitants viennent au-devant des vainqueurs. Aussitôt les troupes se répandent dans la ville qui, nous disent les Représentants, « offre le spectacle le plus affreux ». Le pillage est autorisé et la Terreur se trouve là comme chez elle. « La vengeance nationale se déploie ». « On ordonne à tous les habitants de se réunir sur la place, racontera Marmont. On demande à ceux-ci quels sont les ennemis de la République... et là, chacun indique ses ennemis personnels ou ses créanciers ; ceux-ci à l’instant, sont saisis et mis à mort. » La « ville infâme » aux trois quarts rasée par douze mille terrassiers venus des départements voisins, s’appellera désormais Port de la Montagne.
Buonaparte a été nommé, le 22 décembre, au grade provisoire de général de brigade. Assurément il est républicain et n’a alors pas de mots assez durs pour fustiger les royalistes, mais c’est avec horreur qu’il assiste aux « fusillades à force », et – grâce à ses nouveaux galons – parvient, nous racontera encore Marmont, à sauver plusieurs victimes.
Avec délectation Fouché, accouru à Toulon, pourra écrire à son ami Collot d’Herbois : « Nous n’avons qu’une manière de célébrer cette victoire ; nous envoyons ce soir deux cent treize insurgés sous le feu de la foudre. Adieu, mon ami, les larmes de la joie coulent de mes yeux et inondent mon âme. » Le nouveau général tourne le dos au massacre ordonné par celui qui sera un jour son ministre, – cela ne le concerne pas –, mais il ne se repose point sur ses lauriers. Il le précisera : il met la ville et le port en état de se défendre et place en batterie au Balaguier quinze pièces de canon « avec une bonne forge à boulets rouges ». Puis, il installe dix pièces à l’Eguillette et douze à la Grosse Tour. Trois bricks espagnols de dix-huit canons, ignorant les événements, entrent de nuit dans la petite rade. « Nous les avons pris tous les trois, à leur grand étonnement », racontera Buonaparte.
Le nom du jeune général est sur toutes les lèvres. « Je manque d’expressions pour te peindre le mérite de Buonaparte, écrit le général du Teil au ministre de la Guerre : beaucoup de science, autant d’intelligence et trop de bravoure, voilà une faible esquisse des vertus de ce rare officier ; c’est à toi, ministre, de le consacrer à la gloire de la République. »
— Si on était ingrat envers lui, déclare de son côté Dugommier avec une étonnante prescience, cet officier avancerait tout seul... On n’est point ingrat.
Son grade « provisoire » de général de brigade est confirmé et, le 26 décembre, on le charge de procéder à l’inspection des côtes de Marseille à Nice. En quatre mois, il est passé du grade de capitaine à celui de général – et même d’inspecteur général ! Pour obtenir un avancement aussi rapide, le 19 janvier 1794, il lui a fallu répondre à un questionnaire dont peu d’historiens ont fait état{9}. Cet « état des services du citoyen Buonaparte » est conservé aux Archives de la Guerre et sa lecture réserve quelque surprise. Sans doute Napoleone Buonaparte se vieillit-il d’un an, sans doute parle-t-il de son commandement « lors de la prise de la Magdeleine » – la Maddalena – or, l’île n’a jamais été prise ! Mais, ce qui nous paraît plus décevant et regrettable, c’est d’avoir caché son passage à l’École militaire de Paris réservée aux ci-devant noble au non noble ? » et d’avoir répondu à cette dernière question en traçant ces deux mots : Non noble. Il ne manquait pourtant pas dans l’armée républicaine d’anciens aristocrates, tel, par exemple, Alexandre de Beauharnais à qui Napoleone succédera un jour dans le lit de Joséphine...
Mais pour être nommé général à vingt-quatre ans, que ne faut-il point faire ? Surtout lorsqu’on se trouve guidé par l’ambition – cette ambition que ses chefs lui reprochent déjà...
Napoleone commence son travail d’inspecteur des côtes et on le verra, durant ces deux premiers mois de l’année 1794, galoper de Marseille à Nice. À Marseille, le fort Saint-Nicolas, flanquant l’entrée du Vieux-Port avec le fort Saint-Jean, date de Vauban et se trouve en pitoyable état. Sa valeur militaire est nulle, mais, en cas de troubles, l’ouvrage pourrait tenir la ville en respect. Aussi, dès le 4 janvier 1794, Buonaparte écrit-il au ministre : « Il est indispensable de remettre le fort Saint-Nicolas en état de défense, au moins contre les efforts de quelques malveillants. Il faudrait relever une des trois enceintes.
Je vais faire placer des canons pour maîtriser la ville. »
La lettre aussitôt arrivée à Paris, un courrier reprend le chemin de Marseille portant ordre du Comité de Salut public de faire arrêter ce général par trop agité qui parle de canonner Marseille, puis de faire conduire ce buveur de sang, de brigade de gendarmerie en brigade de gendarmerie, « jusqu’à la Conciergerie, à Paris ».
Cependant, protégé par Augustin Robespierre et Salicetti, Buonaparte, nous racontera Chaptal, est seulement mis « en arrestation chez lui, sous la garde d’un gendarme ». Le frère de l’Incorruptible l’assure « qu’il espère un bon résultat de ses démarches ».
Junot, enfermé avec son chef, lui propose « d’étouffer leur cerbère », de s’emparer d’une barque et d’aller se réfugier en Corse. Napoleone refuse – et il a raison puisque Maximilien et son frère le font libérer.
À cette époque, Napoleone, à son tour, fait la connaissance de la famille du négociant Clary, demeurant rue des Phocéens, et qui s’est occupée l’été dernier de Letizia et de ses enfants. Joseph semble assez épris d’une des filles de la maison : Désirée. Elle est brune, piquante, gracieuse, possède de beaux yeux noirs. Jolie ? Disons qu’elle possède cette beauté du diable qui vaut souvent mieux que les traits chers aux sculpteurs grecs... Une soeur de Désirée – Julie – sert de chaperon. Napoleone fait tout d’abord rire les deux jeunes filles. Le visage jaunâtre aux os saillants du jeune général est encore encadré de longs cheveux noirs qu’un peigne et qu’une brosse paraissent n’avoir jamais approchés. Son uniforme flotte sur son corps amaigri et ses bottes percées et ridées semblent avoir été achetées chez un quelconque fripier. Mais lorsqu’il sourit, lorsqu’il vous regarde de ses yeux brillants, tout son visage s’éclaire et on ne voit plus rien d’autre... Et bientôt, Désirée découvre que son coeur bat un peu plus vite au seul nom de Napoleone.
Dès son arrivée à Marseille, le jeune général se sent en confiance entre son frère et les deux jeunes filles. Si Joseph doit épouser la coquette et expansive Désirée, il semble probable que Napoleone convolera avec la grave Julie. Jusqu’au jour où le futur empereur déclare aux trois jeunes gens :
— Dans un bon ménage, il faut que l’un des deux cède à l’autre. Toi Joseph, tu es d’un caractère indécis, et il en est de même de Désirée, tandis que Julie et moi nous savons ce que nous voulons. Tu feras donc mieux d’épouser Julie. Quant à Désirée, ajoute-t-il en prenant la jeune fille sur ses genoux, elle sera ma femme.
« C’est ainsi, racontera plus tard Désirée, que je devins la fiancée de Napoléon. » Joseph s’inclinera de bonne grâce et, quelques mois plus tard, le 1er août, épousera Julie dont on ignore d’ailleurs les réactions à la suite de ce chassé-croisé sentimental. Quant au mariage de Désirée et de Napoleone, on n’ose point encore en parler ouvertement. Sans doute Buonaparte vient-il d’être nommé – le 7 février – commandant de l’artillerie de l’armée d’Italie, sans doute, le 16, reçoit-il son brevet d’officier général, mais sa situation n’en est pas moins médiocre, et Désirée garde toujours à l’esprit cette exclamation de sa mère :
— J’ai déjà bien assez d’un Buonaparte dans ma famille !
Exclamation qui ne manque pas de sel lorsqu’on connaît la suite... Par ailleurs, Joseph semble, dans toute cette « affaire », n’avoir guère aidé son frère. Quoi qu’il en soit, rien n’est encore décidé entre les deux jeunes gens lorsque Buonaparte s’installe avec son état-major – Junot, Marmont, Muire, Charbonnel et Louis, devenu capitaine – au Château-Sallé qu’il s’offre le luxe de réquisitionner. Une bastide, un mas plutôt où il fait venir sa famille. Grâce à sa solde de quinze mille livres, grâce à ses six rations de vivres, on mène enfin une existence agréable.
Mais Napoleone, tout en gardant ses fonctions d’inspecteur des côtes, doit rejoindre son poste à l’armée d’Italie. Aussi, tandis que sa mère et ses soeurs demeurent au Château-Sallé – où Junot est tombé éperdument amoureux de Paoletta – Buonaparte s’installe à Nice, au numéro 1 de la rue de Villefranche – aujourd’hui le 6 de la rue Bonaparte. Il a loué un appartement chez Joseph Laurenti, un riche négociant.
— Quelle chance, lui a-t-il dit, en voyant la bibliothèque de son hôte, de posséder tant de livres !
— Mon général, a répondu Laurenti, ils sont à votre disposition. Prenez et lisez ce qu’il vous plaira.
Lorsqu’il ne lit pas, lorsqu’il ne travaille pas – et en attendant la reprise des opérations contre le roi de Sardaigne – le jeune général aime faire de longues promenades dans le vaste jardin des Laurenti, presque un parc planté d’orangers et de citronniers. À ses côtés, marche à petits pas la fille de la maison, la brune Emilie aux yeux de braise qui n’a que quinze ans. Le futur empereur la trouve charmante... si charmante que le souvenir de Désirée commence à s’estomper.
Le 5 avril, la veille de l’entrée en campagne – cette première et modeste campagne d’Italie – Augustin Robespierre écrit à son frère Maximilien : « J’ajoute aux patriotes que je t’ai déjà nommés, le citoyen Buonaparte, général en chef de l’artillerie, d’un mérite transcendant. Ce dernier est Corse ; il n’offre que la garantie d’un homme de cette nation qui a résisté aux caresses de Paoli, et dont les propriétés ont été ravagées par ce traître. »
Napoleone, depuis sa nomination à l’armée d’Italie, a travaillé à un plan d’opérations qui « ouvrirait le Piémont aux armées de la République ». Le plan enthousiasme Robespierre jeune et son collègue Ricord, et les deux représentants l’imposent au général en chef de l’armée d’Italie : le général Dumerbion. « Un homme de soixante ans, d’un esprit droit, brave de sa personne, assez instruit, dira Buonaparte, mais rongé de goutte et presque constamment au lit. »
Le 6 avril, la division Masséna occupe Vintimille. Le surlendemain, abandonnant provisoirement ses batteries, Buonaparte se met à la tête de trois brigades d’infanterie et attaque le fort d’Oneille – ou d’Oneglia. Les soldats piémontais et anglais sont décimés. Le 9, à la tête de ses hommes, il pénètre dans Oneille et, quelques jours plus tard, il participe à la prise d’Orme – ou d’Ormea.
Tandis que Masséna bat les Autrichiens à Muriato et commence sa marche victorieuse vers le col de Tende, Buonaparte a repris – le 25 avril – le chemin de Nice. Il s’installe de nouveau chez les Laurenti. Il trouve Émilia si exquise qu’un soir, étant seul avec Mme Laurenti – il l’appelle maman – il prend son courage à deux mains et lui demande sa fille en mariage. Mme Laurenti, fort troublée par cette démarche imprévue, répond qu’elle va en parler à son mari.
Celui-ci fait la grimace. Un petit général sans-culotte ? Protégé au surplus par les actuels maîtres sanguinaires de la France ? Et qui n’a pour vivre que sa solde ? Il ne peut en être question !
— Vous avez certes un beau commandement, déclare-t-il à Buonaparte, vous êtes un militaire de métier et appelé, je crois à un bel avenir, mais qui répond que vous reviendrez sain et sauf de cette campagne d’Italie ? Il est bien tôt pour engager aussi vite l’avenir de notre fille. Soyez assez raisonnable pour renoncer à ce projet de mariage : si vous persistez, nous en reparlerons à votre retour. D’ici là, vous verrez votre position se dessiner. Nous-mêmes ! aurons eu le temps d’interroger Émilia, de savoir où vont ses goûts, ses préférences. Je suis certain que vous me comprendrez.
Buonaparte ne « comprit » point et se retira chez lui très « affecté », sans adresser la parole à la famille Laurenti.
Buonaparte insiste auprès du valétudinaire Dumerbion pour obtenir des renforts. Il faut profiter de l’avantage obtenu ! Certes, il ne s’agit encore que d’escarmouches, mais elles sont de bon augure !
Cependant les choses ne se présentent pas aussi simplement. Il existe alors une rivalité entre l’armée d’Italie et l’armée des Alpes, soutenue par Salicetti et dont le champ d’action se trouve plus au nord. Celle-ci voit avec fureur sa rivale favorisée grâce à la présence du frère de l’Incorruptible. Augustin détourne en effet, pour « son » armée, vivres, effectifs et matériel... L’action conjuguée entre les deux corps, prônée par certains à Paris, paraît d’autant plus difficile à réaliser que Robespierre jeune désire être seul à cueillir les lauriers, et estime que l’attaque par la Riviera doit primer celle sur Turin. Un autre problème empêche d’exploiter les premiers succès : quelle sera l’attitude du doge de Gênes ?
Pour le savoir et afin de connaître l’importance des forces génoises et la puissance de leurs fortifications, Augustin Robespierre et Ricord – le 11 juillet – envoient Buonaparte à Gênes. Puisqu’il parle l’italien, il est l’homme rêvé. Il devra également, au cours de cette mission à la fois politique et de renseignements, « approfondir la conduite civique et politique du ministre de la République française, Tilly ».
Buonaparte revient de Gênes le 27 juillet, rapportant les renseignements demandés. Augustin Robespierre est reparti depuis une quinzaine de jours pour Paris, rappelé par son frère qui sent peut-être monter la crise. Le 27 juillet correspond, en effet, au 9 Thermidor... et, à l’heure même où Napoleone, tout heureux d’avoir bien rempli sa mission, arrive à Nice, Maximilien a été déclaré hors la loi, et son frère s’est joint volontairement à lui. Cette même nuit, Augustin sautera du haut d’une corniche de l’Hôtel de Ville et se brisera la cuisse. Le lendemain, il sera porté à l’échafaud et mourra le second de la fournée.
Le 5 août, au camp de Sieg, Buonaparte apprend la nouvelle qui le prive de ses protecteurs. Le lendemain, il écrit à Tilly, chargé d’affaires de France à Gênes, une lettre bien dans le style du temps : « J’ai été un peu affecté de la catastrophe de Robespierre que j’aimais et que je croyais pur, mais fût-il mon frère, je l’eusse moi-même poignardé s’il aspirait à la tyrannie. » Plus tard, l’empereur Napoléon n’en fera pas moins donner une pension à la soeur des frères Robespierre tombée dans la misère.
A-t-il été robespierriste ? Certes, non, mais le Souper de Beaucaire le prouve : au « joug des aristocrates », il préfère la liberté républicaine ! Le hasard, à son arrivée à Nice, l’a mis sous les ordres et sous la protection du frère de l’Incorruptible. Sans approuver la Terreur, les événements – et son intérêt – l’ont poussé à embrasser la cause extrémiste. Il serait puéril de le nier.
Salicetti, de qui dépend maintenant également l’armée d’Italie, a pris ombrage de la protection accordée par les frères Robespierre à Buonaparte. Peut-être le jeune général a-t-il commis quelque maladresse à l’égard de son compatriote ? Est-il exact qu’il l’aurait, ainsi que le Représentant l’a raconté au nouveau Comité de Salut public, « à peine regardé du haut de sa grandeur » ?... Toujours est-il que Salicetti écrit, le 6 août, à son collègue Berthier : « J’ai appris la mort du nouveau tyran et de ses complices, et je t’assure que mon coeur s’est dilaté de plaisir. Tu sais comme Ricord et Augustin Robespierre dominaient despotiquement l’armée d’Italie. Quels abus y régnaient dans les finances... »
Buonaparte « favori de Robespierre » ne peut que se trouver compromis. « Je suis certain, avait encore ajouté Salicetti, qu’à mon arrivée à Nice je trouverai Ricord parti et peut-être Buonaparte. S’ils sont encore à Nice, nous avons décidé de les faire mettre en arrestation et de les expédier immédiatement à Paris. Il y a sur lui de forts motifs de suspicion, de trahison et de dilapidation. » Ce même 6 août, les représentants Albitte et Laporte, que Salicetti a retrouvés à Barcelonnette, traitent le plan de campagne de Robespierre jeune – plan proposé par Buonaparte – de « liberticide ».
« Buonaparte était leur homme, précisent-ils dans leur lettre au Comité, leur faiseur de plans auquel il nous fallait obéir. Une lettre, anonyme, mais datée de Gênes nous a prévenus qu’il y avait un million en route pour corrompre un général. Tenez-vous sur vos gardes, nous disait-on. Salicetti arrive. Il nous apprend que Buonaparte s’est rendu à Gênes, autorisé par Ricord. Qu’allait faire ce général en pays étranger ? Tous nos soupçons se fixent sur sa tête... » Il est certain – Napoléon l’avouera plus tard – que sa faveur auprès des représentants en mission en place avant thermidor était grande ; Augustin Robespierre ne prenait guère de décisions concernant l’armée d’Italie avant de consulter le jeune général.
Sans attendre les ordres du Comité, les trois commissaires « considérant que le général Buonaparte a totalement perdu leur confiance par la conduite la plus suspecte, et surtout par le voyage qu’il a dernièrement fait à Gênes », arrêtent ce qui suit : « Le général de brigade Buonaparte, commandant en chef l’artillerie de l’armée d’Italie, est provisoirement suspendu de ses fonctions. Il sera par les soins et sous la responsabilité du général en chef de la dite armée, mis en état d’arrestation et traduit au Comité de Salut public, à Paris, sous bonne et sûre escorte. Les scellés seront apposés sur tous les papiers et effets... »
Buonaparte « se juge perdu ». Il n’est cependant pas conduit au Fort-Carré d’Antibes, ainsi qu’on l’a affirmé durant tant d’années. Laurenti – nous le savons par ses Mémoires – « s’occupe de lui », offre « sa caution » et le général en disgrâce est simplement condamné « à garder les arrêts de rigueur dans la maison de ses hôtes ». Une sentinelle à sa porte, il fait les cent pas dans sa chambre de la rue de Villefranche, tout en rongeant son frein. Si, au moins, Émilia se trouvait là ! Mais, avec prudence, M. et Mme Laurenti ont envoyé leur fille dans leur maison de campagne de Saint-Martin, au-dessus de Grasse.
Que faire sinon écrire aux représentants ? « Me voici flétri sans avoir été entendu, leur déclare-t-il le 12 août... J’ai sacrifié le séjour de mon département ; j’ai abandonné mes biens, j’ai tout perdu pour la République. Depuis, j’ai servi sous Toulon avec quelque distinction et j’ai mérité de l’armée d’Italie la part des lauriers qu’elle a acquise à la prise de Saorgio, d’Oneille et de Tararo... Entendez-moi ! Délivrez l’oppression qui m’environne et restituez-moi l’estime des patriotes... »
On « l’entend ». L’enquête innocente et libère Buonaparte. Et Salicetti l’avoue avec franchise : « Par l’examen de ses papiers, et tous les renseignements que nous avons pris, nous avons reconnu que rien de positif ne pouvait faire durer sa détention plus longtemps. »
Le général Dumerbion approuve cette libération. Il a besoin des « talents de ce militaire qui, nous ne pouvons le nier, précise-t-il, deviennent très nécessaires dans une armée dont il a, mieux que personne, la connaissance ». Des hommes de sa valeur – son chef le reconnaît – sont « extrêmement difficiles à trouver ». Dumerbion n’ose pas encore réintégrer Napoleone officiellement dans l’armée, mais lui demande, avec une gentillesse toute paternelle :
— Mon enfant, présentez-moi un plan de campagne tel que vous savez les faire et je l’exécuterai de mon mieux.
Ce plan de campagne sera celui qu’il mettra en action lui-même dans un peu plus d’une année et demie et qui donnera l’Italie à la France. Mais, pour l’instant, on devine la stupéfaction de Volney et du conventionnel Turreau de Lignières, – ce dernier est venu sur la Côte en voyage de noces –, lorsqu’ils entendent au cours d’un dîner, à la fin du mois d’août 1794, le jeune général leur déclarer qu’il se charge, si on veut bien porter les forces de l’armée de 40 000 hommes à 55 000, de conquérir l’Italie.
Turreau lui fait alors \observer que l’armée française, en voyant même ses effectifs renforcés, serait encore très inférieure en nombre à celle du général autrichien Beaulieu. L’armée de Dumerbion se trouve en outre fort mal approvisionnée. Assurément Beaulieu fortifiera ses positions et les Français, en moins d’un mois, se trouveront cernés par les armées piémontaises et autrichiennes.
— Tout est prévu, répond allègrement Buonaparte. Dès mon début, je livre bataille à Beaulieu et la gagne. Je porte la terreur dans le coeur du Piémont qui m’est découvert, je me fais livrer ses places fortes pour garantir ses États, et je marche sur Beaulieu sans lui donner le temps de se reconnaître ni d’encadrer ses renforts. Mes soldats ne manqueront plus de rien, les victoires en doubleront le nombre et le courage ; de conquête en conquête, j’arrive aux portes de Vienne, où je dicte la Paix...
Turreau finit – s’il faut, en croire Chaptal – par ne plus considérer ce plan « comme un acte de forfanterie de la part d’un jeune homme », il le croit réalisable et « promet de l’envoyer au Comité de Salut public ».
En attendant que la guerre reprenne, Napoleone se rend fréquemment de Nice à Antibes où il retrouve Désirée venue voir sa soeur, maintenant Mme Joseph Buonaparte. Napoleone est de nouveau sous le charme. L’amourette reprend... Le 5 septembre, il quitte Nice à la suite de l’État-Major, tandis que Désirée regagne Marseille. C’est là qu’il lui adressera cette première lettre écrite d’Oneille{10} :
« La douceur inaltérable qui vous caractérise, l’heureuse franchise qui n’appartient qu’à vous, m’inspirent, bonne Eugénie, de l’amitié, mais absorbé par les affaires, je ne devais pas penser que ce sentiment devait recevoir dans mon âme une cicatrice plus profonde. Étranger aux passions tendres je ne devais pas me méfier au plaisir de votre société. Le charme de votre personne, de votre caractère, a gagné insensiblement le coeur de votre amant. Vous avez depuis lu dans mon âme. Vous m’avez même promis de l’amitié. Il est vrai que vous ne vous êtes pas moins éloignée de vos amis avec précipitation. Mais de mon côté, le devoir m’entraîne à vous quitter. Vous ne serez donc pas surprise que je déjoue l’éloignement en vous épanchant mon âme. Il est nuit, tout promet les vents à la mer et demain, nous serons encore plus éloignés de dix lieues. Je ne penserai que plus souvent à Eugénie ; mais elle, dans l’âge et du sexe de l’inconstance, partagera-t-elle ma solitude, mes peines, mon amour ? ! ! ! C’est par l’absence que les sentiments vacillent et les caractérisent (sic). Eugénie est-elle tout entière à son amant ? »
Amant ! Dans le sens donné à ce mot au XVIIIe siècle bien sûr... D’ailleurs, les sentiments qu’il porte à Désirée Clary ne l’empêchent pas de faire la cour à la jeune femme de Turreau de Lignières. Elle se nomme Louise – Louise Gauthier. Le jeune général la trouve « extrêmement jolie et fort aimable ».... Si aimable qu’elle se donne à Buonaparte.
— J’étais heureux, dira-t-il plus tard, et fier de mon petit succès...
La seconde lettre qu’il écrira à Désirée n’est guère tendre. Il lui conseille de s’adonner à la musique qui « de tous les talents, est celui qui tient le plus aux sentiments » et lui recommande de se livrer à la lecture qui « meublera sa mémoire ». Il ne parle plus de son amour – et Désirée est en droit de lui répondre que « la plus sensible des femmes aime le plus froid des hommes ». Cette fois, touché à vif, Buonaparte se défend :
« Si vous étiez témoin, Mademoiselle, des sentiments que m’a inspirés votre lettre, vous seriez convaincue de l’injustice de vos reproches... Il n’est pas un plaisir auquel je ne désire vous associer. Il n’est pas un rêve que vous ne soyez de moitié. Soyez donc bien sûre que « la plus sensible des femmes aime le plus froid des hommes » est une phrase inique de méchanceté et d’injustice que vous n’avez pas crue en écrivant. Votre coeur la désavouait lorsque votre main l’écrivait. »
Mais la fin de la lettre prend de nouveau un petit ton « magister ». Il lui recommande de « s’accoutumer à chanter la gamme par une note quelconque ». Il explique sa méthode, qui est d’ailleurs inapplicable... Et il termine sa lettre par ces trois mots inattendus : Souvenir, gaieté, santé.
Après la carte du Tendre, voici celle des opérations guerrières. La campagne contre les Piémontais et les Autrichiens reprend sans la moindre envergure. On oblige simplement l’ennemi à se replier sur Dego et l’on « bouscule » les arrièregardes autrichiennes. L’archiduc Ferdinand avait raison d’écrire le 3 septembre précédent en parlant du « général Bonaparte » : « C’est un Corse hardi, entreprenant, qui, certainement, voudra risquer quelque attaque. »
Ainsi que l’a remarqué Louis Madelin, c’est la première fois que le nom de Bonaparte – orthographié comme le fera Napoléon dix-huit mois plus tard – apparaît sous la plume d’un prince de la Maison d’Autriche qui devait, fait alors bien imprévisible, devenir en 1810 son cousin par alliance.
De son côté, le général Dumerbion reconnaît les mérites de Napoleone :
— C’est aux talents du général de l’artillerie que je dois les savantes combinaisons qui ont assuré le succès.
Un succès sans éclat – surtout si nous le comparons à la future campagne d’Italie. Cependant les Français, au mois de novembre, ne s’en sont pas moins installés au Caire et à Carcare. De là, selon Buonaparte, on pourrait partir favorablement pour entreprendre une nouvelle offensive... Mais Carnot, à Paris, et Salicetti dans le Midi, ne pensent qu’à reconquérir la Corse livrée aux Anglais par Paoli. Aussi, à la fin de 1794, et au début de 1795, voilà Buonaparte obligé de préparer, à contrecoeur, l’expédition contre la Corse. D’après lui – et il voyait juste – jamais la flotte française ne pourrait percer la croisière anglaise. Mais – Napoleone l’annonce à Désirée : « Salicetti est rappelé à Paris ; un autre représentant le remplace. Il est probable que cela retardera l’expédition de quelques jours. »
C’est en effet seulement le 2 mars que la flotte française quitte Toulon pour la Corse. À la hauteur du cap Noli, l’escadre rencontre la flotte anglo-napolitaine composée de dix-sept navires. Après un bref combat, les Français perdent deux vaisseaux – La Ira et Le Censeur – et se hâtent de mettre le cap sur Toulon. L’expédition a échoué. La conquête de la Corse est remise à plus tard.
Au printemps 1795, Napoleone revoit Désirée à Marseille et à Montredont, où se trouve la bastide des Clary. Cette fois l’amourette fait place à l’amour. Le général semble vraiment épris, mais le service l’oblige à voyager ; il ne peut consacrer tout son temps à Désirée comme il le voudrait. Il n’a que la possibilité de lui écrire et, cette fois – le 11 avril – le ton est tout autre : « Je reçois à l’instant ta lettre du 13{11} qui m’a fait le plus tendre plaisir. J’ai reconnu à chacune de tes paroles mes propres sentiments, mes propres pensées. Je n’ai pas cessé de t’avoir présente à ma mémoire. Ton portrait est gravé dans mon coeur. Je n’ai jamais douté de ton amour, ma tendre Eugénie, pourquoi te vient-il à l’esprit que je puisse jamais ne plus t’aimer ? Je pars à l’instant pour Tarascon, d’où je t’écrirai ce soir plus en détail. Il est quatre heures de l’après-midi. À toi pour la vie. »
Napoléon, dans une de ses lettres futures, parlera de « promenades où l’amour, précisait-il, nous unissait sans nous contenter »... Assurément Désirée avait accordé à son « ami » quelques privautés. Ils s’étaient promenés dans un bois au clair de lune. Le futur empereur fait également allusion à « une soirée enchanteresse ». S’agit-il de cette soirée où il trouva Désirée cachée sous son lit et où se déroula l’inévitable ? Soirée à laquelle il fera allusion à Sainte-Hélène, en se confiant au grand maréchal Bertrand, en ces termes précis et peu poétiques :
— C’est parce que j’ai pris à Désirée le sexe et le pucelage que j’ai fait Bernadotte maréchal, prince et roi !
Et Napoléon confiera encore à son compagnon d’exil :
— J’avertis sa mère...
Aussi, le 21 avril 1795, se fiance-t-il officieusement avec Désirée. Il ne peut encore être question de fixer une date pour les noces. Bonaparte se trouve alors sans affectation. Comme il y a surnombre de généraux d’artillerie, on l’a désigné, lui le dernier nommé, pour exercer un commandement contre « les brigands » de Vendée, mais il n’a nullement l’intention de rejoindre son poste. Est-il gêné de combattre des Français insurgés, alors que la Terreur n’est plus à l’ordre du jour ? On l’a si souvent affirmé que l’on a fini par croire à cette légende. N’est-il pas descendu avec entrain dans les rues d’Ajaccio ? N’a-t-il point participé à la répression de Marseille ? N’a-t-il pas lui-même proposé de placer des batteries « pour maîtriser la ville » si elle osait bouger ? Et dans quelques mois, hésitera-t-il à pulvériser à coups de canon les sectionnaires royalistes de Paris marchant sur la Convention régicide ? Participer à une guerre civile ne l’effraye pas, mais l’artillerie ne peut être d’aucune utilité en Vendée, dans cette guerre de haies et de bocages... Sans doute lui offrira-t-on de commander une brigade de lignards, mais il ne veut point changer d’arme. Il ne retirerait d’un tel commandement aucune gloire qui puisse servir son ambition. Ce sont là les véritables raisons de son attitude qu’il compte expliquer verbalement au ministre. C’est pourquoi, il décide de partir pour Paris avec Louis, en s’adjoignant comme aides de camp – et de sa propre autorité – Junot et Marmont. Avec l’appui de Ricord, il espère bien recevoir un autre poste.
Lorsqu’il monte en voiture, le 8 mai, Désirée est anéantie. Elle lui glisse un médaillon de ses cheveux qu’il place contre son coeur. Puis, sanglotante, elle se jette sur son écritoire et trace ces lignes : « Chaque instant me perce l’âme. Il m’éloigne du plus chéri des amis. Mais tu es toujours présent à mon coeur. Mon imagination croit te voir dans tous les chemins où je passe. Ta pensée me suit partout et me suivra jusqu’au tombeau. Oh ! mon ami, puissent tes serments être aussi sincères que les miens et puisses-tu m’aimer autant que je t’aime. Voici une demi-heure que tu es parti. L’heure de la promenade approche, mais mon ami ne vient pas me chercher. Ah ! que j’ai du regret de t’avoir laissé partir. Cependant, il fallait que vienne le moment, il fallait bien quitter ce bon ami à qui je ne puis dire combien... Il n’y a que l’idée de te savoir toujours fidèle... Il y a une heure que tu es parti ; elle paraît autant de siècles. Recevoir de tes nouvelles et l’assurance que tu m’aimes, voilà ce qui peut me faire supporter une si longue et si pénible absence... »
Sur le brouillon de sa lettre, qui a été conservé, Désirée a tracé de nombreux B... B... B... B... qui se transforment en Buonaparte... Buonaparte... Buonaparte...
Au verso de la lettre, elle ajoute :
« Je ne vois plus la voiture. Chaque instant me perce le coeur puisqu’il m’éloigne de toi... Il m’éloigne de mon ami le plus chéri... de cet ami qui... mais je te suis, je cours la poste avec toi... mon imagination court, te voit dans les chemins où tu passes... »
La Durance a débordé et c’est assez tard que Napoleone arrive, le 9 mai, en Avignon. Il loge à l’hôtel du Palais ci-devant Royal. Il dîne – avec l’adjudant général Grillon et son adjoint, un certain Hippolyte Charles qu’il retrouvera plus tard... Puis il écrit à Désirée :
« J’arrive à Avignon bien affligé de l’idée de devoir être si longtemps loin de toi. La route m’a paru bien maussade. L’espérance que ma bonne Eugénie pensera souvent à son bon ami et lui conservera les sentiments affectueux qu’elle lui a promis, peut seule alléger ma peine et rendre ma situation supportable. Je ne recevrai point de tes lettres avant Paris. Cela hâtera ma route le plus possible. Fais en sorte que j’en reçoive au moins dès l’instant que je serai arrivé...
Adieu ma bonne et tendre amie. Souvenir et amour, par celui qui pour la vie est à toi. » Et il lui rappelle son adresse : « Au général Buonaparte, commandant l’artillerie de l’Armée de l’Ouest, actuellement à Paris, poste restante. »