XIII

BRUMAIRE AN VIII

Une Révolution est unie opinion qui trouve des baïonnettes.

NAPOLÉON.

C‘EST son changement de coiffure que les journalistes semblent tout d’abord avoir signalé : « Il a adopté les cheveux courts et sans poudre. »

Napoléon perce sous Bonaparte...

Puis les gazettes nous donnent le pouls de la capitale, ce 17 octobre : « Rien n’égale la joie que répand le retour de Bonaparte. C’est, avec nos dernières victoires, le seul événement qui, depuis longtemps, ait rallumé l’enthousiasme populaire. On boit, à ce retour, jusque dans les cabarets ; on le chante dans les rues. » La province suit le mouvement : « La nouvelle de l’arrivée de Bonaparte a tellement électrisé les républicains, écrit l’Administration municipale de Pontarlier, que plusieurs d’entre eux ont versé des larmes et que tous ne savaient si c’était un rêve. »

Au Palais-Bourbon, le retour a été annoncé d’étrange façon. Après avoir parlé longuement de faits d’importance secondaire, le messager du gouvernement déclare – en incidente :

— Le Directoire vous annonce avec plaisir, citoyens représentants, qu’il a aussi reçu des nouvelles de l’armée d’Égypte. Le général Berthier a débarqué le 17 de ce mois à Fréjus avec le général en chef Bonaparte.

Mais, aussitôt, l’Assemblée entière, debout, applaudit, crie Vive la République ! et lève la séance « au son des airs chéris de la liberté ».

Seul Fouché – déjà ! – avait prévu que Bonaparte « tomberait des nues » avec la rapidité de l’éclair, et se trouvait préparé à l’événement. Seul – il l’affirme –, il ne fut pas frappé « par la surprise ». Les Directeurs, eux, demeurèrent d’abord indécis. Que fallait-il faire ? Traiter Bonaparte en rebelle, en vaincu ou en héros victorieux ?

— Eh bien, déclare paisiblement Sieyès, c’est un général de plus ; mais avant tout, ce général a-t-il de son gouvernement la permission de revenir ?

Le normand Moulin, l’un des Directeurs, veut faire arrêter et condamner le général en chef de l’armée d’Égypte pour désertion. Boulay de la Meurthe renchérit :

— Eh bien, je me charge de le dénoncer demain à la tribune et de le faire mettre hors la loi.

— Mais, réplique Sieyès, ce n’est pas moins que le fusiller, ce qui est grave, quoiqu’il le mérite.

— Ce sont des détails où je n’entre pas, conclut l’expéditif Boulay de la Meurthe, s’il est mis hors la loi par nous, qu’il soit, après, guillotiné, fusillé ou pendu, c’est un mode d’exécution : peu m’importe.

On leur fait entendre raison et, tout en grimaçant, les « cinq rois », craignant les réactions de la foule si on ternissait l’image de leur dieu, choisissent de recevoir le « glorieux général » en séance publique. Le 17 octobre, par un jour brumeux, Bonaparte y apparaît revêtu d’un habit assez singulier : mi-militaire, mi-civil. Son costume reflète, en outre, quelque chose d’oriental. Le côté « civil » tient en son chapeau, tube en feutre – ce que l’on appelait alors le « chapeau rond » – la tenue militaire est représentée par la redingote de teinte verdâtre, avec la pointe d’orientalisme donnée par un cimeterre turc pendant à la ceinture par une cordelette de soie.

— Ils m’ont offert le choix de l’armée que je voudrais commander, raconte-t-il à Bourrienne à son retour, je n’ai pas voulu refuser, mais je leur ai demandé quelque temps pour rétablir ma santé.

Se battre pour ces « gens-là » ? Pour sauver leur « trône » ?

— À quoi cela servirait-il ? expliqua-t-il à Marmont. Après avoir exécuté des prodiges, nous ne pourrions compter sur aucun appui. Quand la maison croule, est-ce le moment de s’occuper des terrains qui l’environnent ? Un changement ici est indispensable.

Indispensable en effet. N’est-ce pas la nouvelle de la France envahie, des conquêtes perdues, qui lui ont fait quitter Le Caire ?

— Pour éviter d’autres offres embarrassantes, ajoute-t-il, je me suis retiré. Je ne retournerai plus à leurs séances.

Il a mieux à faire ! Dans quel état n’avait-il pas retrouvé le pays ! Le margouillis national – l’expression est du temps – se trouve partout. La France n’est plus que dégoût et plaintes, les villes – telle Lyon – ruines et décombres. Comme un corps frappé de pourriture, ses membres gangrenés sont prêts à tomber. La république semble inerte. Le vice est à la mode et s’est installé complaisamment. Un rapport de police le note : « La dépravation des moeurs est extrême et la génération nouvelle est dans un grand désordre dont les suites malheureuses sont incalculables pour la génération future. L’amour sodomiste et l’amour saphique sont aussi effrontés que la prostitution et font des progrès déplorables. »

À Paris, les enrichis – agioteurs, fournisseurs, spéculateurs – déguisés plutôt qu’habillés, ayant à leurs bras leurs compagnes en robes transparentes ou aux allures garçonnières, éclaboussent de leur luxe ceux qui ne peuvent manger que de temps en temps. La province singe la capitale, « Hélas, écrit l’évêque constitutionnel Le Coz, que notre société se déprave ! La fornication, l’adultère, l’inceste, le poison, le meurtre, tels sont les fruits affreux du philosophisme, même dans nos campagnes. Des juges de paix m’assurent que si on n’arrête ce torrent d’immoralité, beaucoup de communes ne seront bientôt plus habitables. » Seuls les brigands, bandits de grands chemins, détrousseurs masqués de diligence, dévaliseurs de courriers, chauffeurs, fraudeurs, maraudeurs, voire criminels, sont merveilleusement organisés, pour rançonner, voler et tuer. La rapine s’est installée en souveraine incontestée. Le brigandage règne comme chez lui. Se rendre de Nice à Marseille sans se faire dévaliser est un exploit. Les bagages de Bonaparte, eux-mêmes, n’ont pas été respectés lors de sa traversée de la Provence. Bien entendu, piller les deniers publics est considéré par certains comme oeuvre pie. L’administration, totalement dépassée, laisse faire et essaye d’attraper les miettes du gâteau. « Les autorités actuelles et surtout l’administration centrale, dira le général Moncey, sont devenues, à force de malversations, une calamité publique. Tout est entravé par l’action administrative, tout y est refroidi par ses insinuations, même par sa seule présence. » Plus de routes, plus de canaux, plus de digues ! En dix années, la France semble revenue à l’état sauvage.

Les impôts sont fort mal payés – ou bien on les acquitte en papier n’ayant plus qu’une valeur symbolique. Et pourquoi les payerait-on ? Pour engraisser les gouvernants ?

On le verra, un député – un certain Cornet – parlera le 18 brumaire des « mains des vautours » se disputant « les membres décharnés du squelette de la République ». On ne craignait alors point les images hardies, mais il n’en est pas moins vrai que la bande des thermidoriens nantis, tous plus ou moins régicides – il y avait eu tant de nuances dans le vote du 21 janvier 1793, que personne, pas même eux, ne savait au juste ce qu’ils avaient voulu voter – il n’en est pas moins vrai, que ce véritable gang veut vivre – et bien vivre – aux dépens de ce régime, dit républicain, qu’ils affirment avoir sauvé mais qui n’est plus qu’un cadavre. Depuis bientôt cinq années, cette oligarchie qui n’est révolutionnaire que de nom, parvient à survivre à l’aide de coups d’État et de changements de majorité, de coups de barre vers la droite et de coups de barre vers la gauche. Sans parler des conspirations et des mutineries qui permettent de changer de cap une fois de plus et de fouetter cette vieille rosse de république.

Quant au peuple, on l’a à un tel point gorgé de promesses illusoires et de grands mots qui l’ont fait descendre dans la rue que, dégrisé, dégoûté de cette révolution si belle sous la Royauté, il ne croit plus à rien et ose à peine espérer qu’il croira un jour à quelque chose – ou à quelqu’un. « Nos revers, précisait un rapport, ne font naître ni joie, ni inquiétude ; il semble qu’en lisant l’histoire de nos batailles, on lise l’histoire d’un autre peuple. »

Mais il ne faut point croire qu’en échange les Français se trouvent libres. Sans doute le général Bonaparte ne leur apporte-t-il pas cette liberté après laquelle ils aspirent depuis la réunion des États généraux, mais on ne pourra pas lui reprocher, en donnant le coup de balai de Brumaire, d’avoir voulu tordre le cou à la liberté. Celle-ci ne pouvait pas être étranglée pour la bonne raison qu’elle n’existait plus – et cette situation ne datait pas d’hier ! La liberté s’est changée en un mot vide de sens. Les moeurs sont libres, la corruption s’étale au grand jour, mais on interdit de s’amuser le décadi ! « Où est donc la liberté, s’interrogent les habitants du département de l’Yonne, si nous ne pouvons pas danser quand nous voulons ! » La Révolution – Cambacérès le notera – est parvenue à inspirer un écoeurement unanime. « Les neuf dixièmes des Français sont devenus contrerévolutionnaires, disait il y a déjà quelque temps Benjamin Constant. Si d’ici deux mois, il n’arrive quelque incident qui remettra la République à flot, il n’y a aucune espérance à avoir et cet événement même peut être une calamité par ses conséquences. »

Sans l’avouer ouvertement, la France est prête à accepter la dictature. Le despote n’a qu’à paraître pour être salué du nom de sauveur ! « Tout va finir, déclarent des paysans en apprenant le retour de Bonaparte, nous allons avoir un roi, ce n’est pas la peine de faire partir les conscrits. »

« Nous vous ferons roi ! », lui avait crié un Provençal... il avait protesté, bien sûr, mais la flagornerie était trop significative pour qu’il l’oubliât.

La légende l’auréole déjà. Ses fulgurantes victoires italiennes, et même l’inutile expédition d’Égypte – elle prenait avec le recul et la méconnaissance de la réalité l’allure d’une épopée – ont rejeté dans l’ombre la manière dont le général est sorti des pavés de Vendémiaire. La victoire terrestre d’Aboukir, a fait oublier le désastre maritime d’Aboukir, comme les Pyramides ont effacé le cuisant échec de Saint-Jean-d’Acre. Pour tous, Bonaparte est le héros. Quand les Français de la fin de 1799 parlent du « général », il ne peut s’agir d’un autre chef que lui.

« Paris est calme, note un rapport en date du 12 brumaire, les ouvriers, surtout au faubourg Antoine, se plaignent de rester sans ouvrage, mais les bruits généralement répandus paraissent avoir sur l’esprit public une influence très favorable. » Étrange réaction, en effet : l’arrivée du général Bonaparte fait croire que la paix est prochaine. Alors que la France devra attendre près de quinze années pour voir la guerre prendre fin avec le départ de celui que l’on appelle, en cette veille de Brumaire, « le précurseur de la Paix ». Comme le dira Marmont, Bonaparte « était le soleil levant ; tous les regards se tournaient vers lui ; on ne pouvait se méprendre sur le rôle immense qu’il allait jouer. Aux yeux de tout homme sensé, il ne devait pas se borner au commandement des armées, mais une grande part à la direction des affaires devait lui être accordée, et il ne fit aucun mystère de ses intentions à cet égard. »

Comment agir ? Quel plan choisir ? Essayer d’entrer dans le Directoire ? Ou plutôt créer un nouveau gouvernement ? Cependant, il fallait « se décider pour le plus sûr, tout peser, tout balancer, tout maîtriser au milieu de tant d’intérêts et de passions contraires, et tout cela en vingt-cinq jours ». Fouché avait raison de dire que parvenir à un tel but supposait « une grande habileté, un caractère tenace, une décision prompte ».

Mais à quelle porte faut-il tout d’abord s’adresser ? À celle de Barras, bien sûr ! Elle est à première vue la plus attirante. Et Fouché le lui conseille. Barras – ce panache du Directoire, selon la si juste expression d’Albert Vandal – déployait un luxe de l’Ancien Régime. Il habitait et recevait dans ses salons dorés du Luxembourg, alors que certains de ses prédécesseurs – tels La Révellière ou Carnot – vivaient, le premier dans la cuisine d’un ami, le second se contentait de lancer des invitations « à manger la soupe ». Barras adorait mentir pour le plaisir et tromper par bassesse. Sa veulerie dépassait l’entendement. Une âme de fille dans un corps de bel homme – l’expression est encore de Vandal. Bonaparte ne l’ignore point, mais le roi des pourris n’en est pas moins celui qui lui a mis le pied à l’étrier et l’a en quelque sorte « découvert ».

Et puis – et puis surtout – que faire ? Aussi Bonaparte commence-t-il des visites d’information.

« C’est à cette perplexité des premiers moments de Bonaparte à son arrivée à Paris, expliquera plus tard Barras, que j’ai dû certainement l’espèce de priorité qu’il m’a donnée pour accourir chez moi de suite et sans étiquette, aussitôt qu’il a mis le pied à Paris. Il vient accompagné de Marmont, qui semble lui tenir lieu de tout, même de valet de chambre en ces premiers moments car il en remplit tout à fait l’office envers le général Bonaparte quand ils vinrent au Luxembourg. Marmont soutient son maître descendant de sa voiture, il l’aide quand il monte l’escalier ; il lui ôte sa redingote quand il entre, la lui remet quand il sort... »

L’ironie dédaigneuse, presque la condescendance, que Barras emploie vis-à-vis de lui n’échappe pas à Bonaparte. De plus, il se rend vite compte que le trop pourri Barras, le trop repu, le trop honni Barras, a trop servi – surtout lui-même – et est devenu inutilisable tout en se croyant indispensable. Aussi le général décide-t-il de réserver peut-être pour plus tard son ancien protecteur et de poursuivre son tour de piste afin de s’informer – tout en jouant avec adresse le rôle du soldat « qui n’aspire plus qu’au repos »...

Il n’en était pas moins nécessaire, si l’on voulait prendre le pouvoir, « d’organiser le coup d’État de l’intérieur » et d’avoir, par conséquent, dans la place – c’est-à-dire parmi les gouvernants – un ou deux complices – ou plutôt un ou deux meneurs. Le peu malin Gohier, qui était tombé amoureux de Joséphine, pourrait peut-être suivre mais non prendre le commandement. Il en était de même de l’insignifiant Roger Ducos.

Dès le 23 octobre, Bonaparte va voir le général Moulins, alors lui aussi Directeur. Sans doute ce nom ne dit-il rien aujourd’hui à personne ; il ne disait pas davantage en 1799... Chacun savait que, seule, la politique lui avait valu un grade, mais peut-être pourrait-il jouer un rôle de second ?

— Il faut, lui affirme Bonaparte, un gouvernement ferme et qui ait la confiance de tous ceux qui sont intéressés à maintenir la République ; et je me flatte que, si j’étais à la place de Sieyès, le Directoire retrouverait tout à la fois et la force et la confiance dont il a besoin. Gohier, à qui j’en ai parlé, m’y verrait avec plaisir ; mais un seul scrupule l’arrête : la Constitution exige quarante ans pour entrer au Directoire...

Peu intelligent, Moulins se garde bien de mordre à l’hameçon qui lui est tendu. Il ne peut changer la Constitution, n’est-ce pas ? Bonaparte n’a pas l’âge requis ! Il n’y a qu’à le laisser vieillir un peu... Mais Napoléon n’est point homme à se laisser vieillir ! Semblable réaction chez ce barbon de Gohier qui, lui aussi, refuse de comprendre, même à la pensée que Joséphine, devenue l’épouse d’un Directeur, pourrait venir habiter près de lui...

— Il est certain, déclare-t-il à Bonaparte, que vous eussiez réuni tous les suffrages, si un article précis de la Constitution n’avait pas mis obstacle à votre élection. Il n’est pas douteux, qu’après avoir défendu la République, vous êtes destiné, un jour, à la tête du gouvernement, dont vos victoires auront assuré invariablement la stabilité. Mais notre pacte social exige impérieusement quarante ans pour entrer au Directoire.

Ayant du mal à garder son calme, Bonaparte demande :

— Et vous tiendriez vous-même à cette disposition réglementaire qui pourrait priver la République d’hommes aussi capables de la gouverner que de la défendre ?

— Rien à mes yeux, général, ne pourrait excuser l’atteinte qui y serait portée.

— Président, c’est vous attacher à la lettre qui tue !

Cette lettre tuera ce trop digne bourgeois pot-au-feu qui ne veut plus se souvenir qu’il a été jacobin.

Demeurait Sieyès.

Depuis tout un temps déjà, l’ex-abbé, alors Directeur, Sieyès, cherchait une épée qui pourrait mettre fin à la situation. Mais une épée dont il aurait tenu la garde ! Aussi avait-il pensé successivement à Jourdan, à Joubert, puis à Moreau. Lorsque ce dernier apprit l’arrivée de Bonaparte à Saint-Raphaël, il déclara froidement à l’ancien ecclésiastique :

— Voilà votre homme, il fera votre coup d’État bien mieux que moi.

Sieyès fit la grimace. Sans doute estimait-il le revenant d’Égypte « comme le plus civil des soldats », mais c’est une épée qu’il cherchait et celle de Bonaparte lui semblait beaucoup trop longue.

Durant quelques jours, Bonaparte hésite entre Barras et l’ex-prêtre. Maintenant qu’il a revu à plusieurs reprises le fastueux vicomte Paul de Barras, le général n’a pour lui que de la répulsion :

— Il dit partout qu’il est l’auteur de ma fortune, explique Napoléon, il aura toujours de la répugnance à jouer un rôle inférieur, et moi, je ne céderai jamais à un tel homme ; n’a-t-il pas la folle ambition d’être le soutien de la République ? Que ferait-il de moi ? Barras ne pense qu’à lui ; Sieyès, au contraire, est sans ambition politique.

Assertion qui était tout de même quelque peu excessive concernant un homme qui sera successivement chanoine, vicaire général, pamphlétaire, député de la Convention, ministre des Relations extérieures, président des Cinq-Cents, ministre plénipotentiaire, Directeur, Consul, président du Sénat, comte de l’Empire et membre de la Chambre des Pairs...

Mais il faut d’abord rapprocher le général et l’abbé : Lucien, poursuivant sa mission de « citoyen bons offices », affirme à Sieyès que Bonaparte ne demanderait pas mieux que de tenir le manche du balai dans l’affaire qu’il préparait. Sieyès laisse tomber du haut de son orgueil quelques phrases polies que Lucien, devant son frère, transforme en paroles émues et généreuses. Bonaparte lui aurait alors assuré :

— Je servirai de bouclier aux sages de la République contre l’émeute des faubourgs, comme j’ai servi de bouclier à la Convention, contre l’émeute des sections royalistes en Vendémiaire. Remerciez Sieyès de sa confiance.

— Quand et où voulez-vous le rencontrer ? Il le désire beaucoup !

— Il est inutile de nous voir maintenant autrement qu’en public au Luxembourg. Les choses ne sont pas assez avancées. Quand tout sera convenu, nous nous rencontrerons secrètement... J’arrive à peine, il faut me laisser respirer.

Cependant, le lendemain, au Luxembourg, les deux futurs complices se trouvent face à face et les choses se passent fort mal. « J’ai affecté, à un dîner que j’ai fait hier chez Gohier, racontera Bonaparte à Bourrienne, de ne pas regarder Sieyès qui en était, et j’ai vu toute la rage que ce mépris lui causait. »

— Êtes-vous sûr qu’il soit contre vous, demande Bourrienne ?

— Je n’en sais rien encore, mais c’est un homme à système que je n’aime pas.

L’humeur atrabilaire de l’orgueilleux et pusillanime Sieyès, son éternel persiflage, sa démarche lente et molle, cette « indisposition naturelle qui lui interdit le commerce des femmes », selon l’expression de Talleyrand, tout ceci n’est pas étranger à l’antipathie éprouvée par Bonaparte.

Sieyès avait fort mal pris le manque de courtoisie de Bonaparte. Dès le lever de table, l’ex-abbé s’était éclipsé en disant à Gohier :

— Avez-vous remarqué la conduite de ce petit insolent envers le membre d’une autorité qui aurait dû le faire fusiller !

Le lendemain, 23 octobre, ce n’est guère plus brillant... Bonaparte se rend au Luxembourg faire une visite particulière à Sieyès et à Roger Ducos. Selon Grouvelle, le général aurait été tout d’abord furieux de ce que les tambours n’aient pas battu aux champs à son arrivée au palais, et qu’on l’ait fait ensuite attendre, enfin qu’on n’ait point ouvert la porte à deux battants pour l’introduire auprès des Directeurs. L’atmosphère se serait pourtant détendue et le général aurait plaisanté avec Sieyès de leur petite querelle de préséance, ressemblant à celle de « duchesses autour d’un tabouret »...

Le lendemain, les deux Directeurs rendent à Bonaparte la visite qu’il leur a faite – puis regagnent le Luxembourg.

L’on n’avance pas : pis, on recule ! En effet, le 26, Bonaparte est convoqué par les cinq Directeurs qui ont l’intention, après avoir beaucoup hésité, de lui rogner les ailes en lui reprochant d’avoir abandonné son armée à mille lieues de la France. Avant la séance, Sieyès, vexé d’avoir été dédaigné par le candidat dictateur, conseille à ses collègues :

— Au lieu de nous plaindre de son inactivité, félicitons-nous en plutôt : loin de mettre des armes entre les mains d’un homme dont les intentions sont aussi suspectes, loin de vouloir le replacer sur un nouveau théâtre de gloire, cessons de nous occuper de lui davantage et tâchons, s’il est possible de le faire oublier.

Aussitôt en présence des « cinq rois », Bonaparte prend les devants et engage l’action :

— On a avancé ici que j’avais assez bien fait mes affaires en Italie pour n’avoir pas besoin d’y retourner ; c’est un propos indigne, auquel ma conduite militaire n’a jamais donné lieu.

Puis il regarde Barras, en lançant :

— Au reste, s’il était vrai que j’eusse fait de si bonnes affaires en Italie, ce ne serait pas aux dépens de la République que j’aurais fait ma fortune.

En réalité – sans parler des combinaisons de Joséphine – Bonaparte avait ramené deux millions en or d’Italie... Mais la présence de Barras aurait dû faire taire Gohier. Parler de corde dans la maison d’un pendu n’est guère souhaitable. Au lieu de cela le bonhomme précise :

— J’ignore qui a pu vous rapporter le propos qui vous blesse. Personne ici n’incrimine votre conduite en Italie, mais je dois vous faire observer que, commandant au nom de la République et pour la République, vous ne pouviez conquérir qu’en son nom et pour elle ; que les effets précieux renfermés dans les caissons du général en chef ne lui appartiennent pas plus que la poule dans le sac du malheureux soldat qu’il fait fusiller. Si vous aviez réellement fait fortune en Italie, ce ne pourrait être qu’aux dépens de la République.

Bonaparte répond en affirmant avec aplomb :

— Ma prétendue fortune est une fable que ne peuvent croire ceux mêmes qui l’ont inventée.

— Le Directoire, reprend Gohier, est bien persuadé, général, que les lauriers dont vous vous êtes couvert sont les plus précieux que vous ayez rapportés d’Italie, et c’est pour vous offrir de nouvelles occasions de gloire qu’il a désiré vous entretenir. Un général tel que vous ne peut rester inactif quand, de toutes parts, les armées de la République combattent et triomphent. Votre présence plus longtemps à Paris serait tout à la fois un sujet d’inquiétude et de mécontentement pour les amis de la République qui ne se sont réjouis de votre retour que dans l’espoir de vous revoir à la tête de ses défenseurs. Ils ne nous pardonneraient pas, ils ne pardonneraient pas à vous-même, si leurs voeux tardaient à être remplis.

Et, de nouveau, le Directeur précise :

— Le Directoire vous laisse le choix de l’armée dont il a arrêté de vous donner le commandement.

Il s’agit bien de cela !

Il ne faut maintenant plus tergiverser ! Assurément, s’il ne choisit pas un commandement, le Directoire lui en donnera un – et il faudra bien alors quitter Paris ! Aussi Bonaparte décide-t-il – enfin – de franchir le Rubicon, et, puisqu’il ne peut pas faire autrement, de le franchir, malgré sa répugnance, en compagnie de Sieyès. Le « chemin civil » pour prendre le pouvoir s’avérant impraticable, il mettra donc l’épée à la main. Napoléon paraît étrangement calme, et l’explique cette même semaine à Roederer :

— Il n’y a pas un homme plus pusillanime que moi quand je fais un plan militaire ; je me grossis tous les dangers et tous les maux possibles dans les circonstances ; je suis dans une agitation tout à fait pénible. Cela ne m’empêche pas de paraître fort serein devant les personnes qui m’entourent.

Il précise :

— Je suis comme une fille qui accouche. Et quand ma résolution est prise, tout est oublié !

Sa résolution est en effet prise – et bien prise : marcher avec Sieyès « l’étayerait » dans l’opinion qui ne voulait plus de ce corrompu de Barras !

— Vous croyez la chose possible ? demande-t-il à Roederer.

— Elle est au trois quarts faite, lui répond celui qui avait passé près de Louis XVI la dernière nuit de son règne.

Secondé par Roederer, tout animé de ce qu’il appelle une « patriotique conspiration », aidé par Talleyrand, qui commence ainsi une belle série de trahisons dans le sens de ses convictions, Bonaparte voit secrètement Sieyès au Luxembourg. Les choses se passent selon un scénario soigneusement mis au point. Le ministre des Relations extérieures conduit le postulant dictateur au Luxembourg, mais laisse Napoléon dans sa voiture et entre le premier chez Sieyès. Après s’être assuré que ce dernier se trouve seul et n’attend personne, il fait avertir Bonaparte que la voie est libre. Quelques instants plus tard la conférence commence entre les trois hommes.

Lors de la première entrevue, Bonaparte déclare à Sieyès :

— Citoyen, nous n’avons pas de constitution, du moins celle qu’il nous faut. C’est à votre génie qu’il appartient de nous en donner une. Dès mon arrivée, vous avez connu mes sentiments. Le moment d’agir est venu. Toutes vos mesures sont-elles arrêtées ?

L’abbé-Directeur, qui a toujours une constitution traînant dans ses poches, explique que l’on pourrait créer un consulat formé de trois consuls, tandis que Bonaparte assurerait le pouvoir militaire.

— Je connais tout cela par ce que m’a dit mon frère, interrompt Bonaparte, mais vous ne pensez pas, sans doute, présenter à la France une nouvelle Constitution toute faite, sans qu’elle ait été discutée posément et article par article. Ce n’est pas l’affaire d’un moment et nous n’avons pas de temps à perdre. Il nous faut donc un gouvernement provisoire, qui prenne l’autorité le jour même de la translation, et une Commission législative pour préparer une Constitution raisonnable et la proposer à la votation du peuple ; car je ne voudrai jamais rien qui ne soit librement discuté et approuvé par une votation universelle bien constatée... Occupez-vous de l’établissement d’un gouvernement provisoire. J’approuve que ce gouvernement soit réduit à trois personnes et, puisqu’on le juge nécessaire, je consens à être l’un des trois consuls provisoires, avec vous et votre collègue Roger Ducos.

Ainsi Bonaparte exigeait la place de consul ! L’abbé fait la grimace mais se résigne et, Bonaparte parti, il confie à Joseph :

— Le général semble ici sur son terrain comme au champ de bataille. Il faut bien suivre son avis : s’il se retirait, tout serait perdu et son acceptation du consulat provisoire assure le succès.

Cependant, avant de s’engager définitivement, Bonaparte tente une dernière démarche auprès de Barras qui pourrait peut-être faire partie du triumvirat à la place de Roger Ducos. Il va dîner chez lui le 30 octobre, « en petit particulier ».

« Nous n’étions que quatre, racontera plus tard Bonaparte à Gourgaud : le duc de Lauraguais, qui était là comme un bouffon, une espèce de préfet du palais, et moi. Au milieu du repas, Barras me dit :

— La République va mal, je suis vieux, je ne suis plus bon à rien, je veux me retirer des affaires. Vous, général, vous êtes heureux de n’y être pas. Votre lot, c’est le militaire. Vous allez vous mettre à la tête de l’armée d’Italie et réparer nos revers. La République est en si mauvais état qu’il n’y a qu’un président qui puisse la sauver, et je ne vois que le général Hédouville qui puisse nous convenir. Qu’en pensez-vous ? »

Lui préférer Hédouville ! L’ancien chef d’état-major de Hoche ! Le pâle gouverneur de Saint-Domingue ! Imaginer que ce personnage tout juste bon à faire un jour – sous l’Empire – un chambellan et un diplomate, puisse sauver la France ! Barras poursuit, sans remarquer le regard glacial de Napoléon posé sur lui :

— Quant à vous, général, notre intention est de vous rendre à l’armée ; et moi, malade, dépopularisé, usé, je ne suis bon qu’à rentrer dans la classe privée.

Le même soir, Bonaparte racontera la scène à Réal, à Fouché, à Talleyrand et à Roederer :

— Eh bien, savez-vous ce que veut votre Barras ? Il avoue bien qu’il est impossible de marcher dans le chaos actuel : il veut bien un président de la République, mais c’est lui qui veut l’être. Quelle ridicule prétention ! Et il masque son désir hypocrite en proposant d’investir de la magistrature suprême, devinez qui ? Hédouville, une vraie mâchoire ! Cette seule indication ne vous prouve-t-elle pas que c’est sur lui-même qu’il veut appeler l’attention ! Quelle folie ! Il n’y a rien à faire avec un tel homme.

— Ah ! la bête ! la bête ! s’exclame Réal.

— Je ne désespère pourtant pas, affirme alors Fouché, de faire sentir à Barras qu’il y aurait moyen de s’entendre pour sauver la chose publique. Nous irons, Réal et moi, lui reprocher sa dissimulation et son peu de confiance ; nous l’amènerons vraisemblablement à des dispositions plus raisonnables en lui démontrant qu’ici la ruse est hors de saison et qu’il ne peut rien faire de mieux que d’associer ses destinées à celles d’un grand homme. Nous nous faisons fort de l’amener à notre suite.

— Eh bien, faites, consent Bonaparte avec d’autant moins d’enthousiasme que son parti est pris.

Fouché et Réal courent chez Barras qui commence à le prendre de haut :

— Il est tout simple que je cherche des garanties ! Bonaparte élude sans cesse !

Les deux émissaires lui expliquent que le futur consul n’élude nullement. L’affaire se trouve déjà fort engagée : « Nous l’effrayâmes en lui faisant le tableau véridique de l’état des choses, et de l’ascendant qu’exerçait déjà le général sur tout le gouvernement. »

Voici Barras convaincu de son erreur.

— J’irai dès demain, de bonne heure, me mettre à sa disposition, affirme-t-il.

En effet, le lendemain matin, fidèle à sa promesse, Barras « avec son grand chapeau de travers suivant son ordinaire et sa canne », précise Napoléon, arrive dès huit heures du matin rue de la Victoire. Le général est encore couché, lui déclare-t-on. Le Directeur insiste : il a « quelque chose d’important à annoncer ».

« Je le fis entrer, racontera Bonaparte, il me dit qu’il venait me parler de la conversation de la veille, qu’il y avait bien réfléchi, qu’Hédouville n’était pas susceptible d’être élu président et qu’il n’y avait que moi à qui cela convînt. Je dissimulai à mon tour, l’assurai que j’obéirais à celui que la Nation choisirait, que, quant à moi, j’étais comme il le voyait, au lit, souffrant de la différence d’un climat sec à un climat humide et, comme il le disait hier, mon rôle était tout tracé : je me bornerais à me mettre à la tête de l’armée d’Italie. Il chercha encore à me mettre à son bord, disant :

— Voyez-vous, je serai ce que vous déciderez, blanc si vous voulez, noir si vous le désirez. »

Mais la volte-face du vicomte n’impressionne point Bonaparte. Elle l’irrite. Il n’a plus besoin de lui, puisqu’il a donné son accord à Sieyès. En effet, la veille, en sortant de chez Barras, le général n’a pas immédiatement quitté le Luxembourg. Il est passé chez l’ex-abbé pour lui dire qu’il pouvait définitivement compter sur lui. Pourquoi s’encombrer d’un troisième larron à la réputation détestable ? Et d’un larron qui, l’opération terminée, serait plus gourmand que le pâle Ducos ?

Maintenant la trame se tisse, l’intrigue se noue... et le public commence à se douter de quelque chose. « Personne n’ose rien entreprendre, déclare une note de police, on dit qu’il se prépare un nouveau coup. » Cependant, Bonaparte aurait bien voulu attirer dans le complot le beau-frère de Joseph : Bernadotte, qui, rappelons-le, avait épousé Désirée Clary, la laissée pour compte de Bonaparte lors de son mariage avec Joséphine. Il pourrait devenir un brillant second. Napoléon commence par lui faire des avances et, le 28 octobre, en sortant du Théâtre-Français, s’invite à prendre une tasse de café chez l’ancien sergent Bellejambe.

— Il m’a paru content de moi, raconta Bonaparte à son secrétaire. Que pensez-vous de cela, Bourrienne ?

— Mais général, je désire que vous le soyez de lui.

— Non ! non ! J’ai bien fait, soyez-en sûr, ça le compromettra chez Gohier. Souvenez-vous d’une chose : il faut toujours aller au-devant de ses ennemis et leur faire bonne mine, sans cela ils croient qu’on les redoute et cela leur donne de l’audace.

Le lendemain, chez Joseph, au château de Mortefontaine, Bonaparte parle à Bernadotte des maux dont souffre la République.

— Je ne désespère pas de la République, réplique sèchement le futur roi de Suède, et j’ai la conviction qu’elle résistera aux ennemis de l’intérieur et du dehors.

En dépit de cette réponse peu encourageante, Bonaparte décide de récidiver. Quelques jours plus tard, Bernadotte ayant été invité avec sa femme rue de la Victoire, Napoléon le lui répète :

— Changer le gouvernement est nécessaire.

— Il est impossible d’en changer, répliquera Bernadotte.

Le mari de Désirée parti, Bonaparte se précipite dans le cabinet où travaille Bourrienne. Ayant peine à se contenir, il s’exclame :

— Concevez-vous Bernadotte ? Vous venez de traverser la France avec moi ; vous avez vu l’élan que mon retour a causé ; vous m’avez vous-même dit que vous voyiez dans cet enthousiasme, le désir de tous les Français de sortir de la position désastreuse où les ont mis nos revers. Eh bien, ne voilà-t-il pas Bernadotte qui vante, avec une ridicule exagération, la situation brillante et victorieuse de la France ! Il m’a parlé des Russes battus, de Gênes occupé, d’innombrables armées qui se lèvent partout... Que sais-je encore ?... C’est un tas de balivernes !

— Je ne comprends rien à cette exagération, répond Bourrienne. Vous a-t-il parlé de l’Égypte ?

— Ah ! vous m’y faites penser. Ne m’a-t-il pas reproché de n’avoir pas ramené l’armée avec moi !... Mais, lui ai-je répondu, vous venez de me dire que vous regorgiez de troupes, que toutes vos frontières étaient assurées, que des levées immenses se faisaient, que vous auriez deux cent mille soldats, quarante mille hommes de cavalerie ! S’il en est ainsi, à quoi vous auraient servi, en France, quelques milliers d’hommes de plus, qui peuvent servir à conserver l’Égypte ? Il n’y avait rien à répondre à cela. Alors, cet homme tout fier d’avoir été ministre de la Guerre, a eu le front de me dire qu’il les considérait comme perdus. Il a fait plus, il a laissé percer des intentions !... Il a parlé d’ennemis extérieurs, d’ennemis intérieurs ; en disant ces derniers mots, il m’a regardé ; j’ai moi-même laissé échapper un regard !... Mais, patience, la poire sera bientôt mûre !... Vous connaissez Joséphine, sa grâce, son adresse ; elle était dans le salon. Le regard investigateur de Bernadotte ne lui a point échappé, elle a détourné la conversation. Bernadotte a vu à ma contenance que j’en avais assez et il est parti. Allons, je vous laisse travailler, je retourne auprès de Joséphine.

La douce créole a mis son charme au service de ceux que l’on appellera les brumairiens. Lorsque les conspirateurs ne prennent pas leur repas chez Rose – le restaurateur qui a mis sa carte à l’envers – elle les reçoit chez elle, attire rue de la Victoire certains indécis qu’il faut gagner, organise des rencontres, ménage des apartés, arrondit les angles, endort la méfiance de ceux – tel Gohier – dont on peut craindre les réactions. Cependant, vers quatre heures, elle reçoit son soupirant et déploie, pour lui, sourires, zézaiement et yeux doux, espérant toujours l’amener à rejoindre les conjurés. Mais le Directeur ne devine rien, et lorsqu’un jour Fouché arrive rue de la Victoire, il entend Gohier lui demander :

— Quoi de neuf, citoyen ministre ?

— De neuf, rien en vérité, rien.

— Mais encore ?

— Toujours les mêmes bavardages !

— Comment ?

— Toujours la conspiration !

— La conspiration ? demande Joséphine, jouant l’étonnée.

— Oui, la conspiration, explique Fouché en riant sous cape, mais je sais à quoi m’en tenir. J’y vois clair, citoyen Directeur, fiez-vous à moi : ce n’est pas moi qu’on attaque. S’il y a eu conspiration, depuis -le temps qu’on en parle, on en aurait eu la preuve sur la place de la Révolution ou la plaine de Grenelle.

Gohier sourit et veut tranquilliser Joséphine, qui prend avec adresse une mine effarouchée :

— Le ministre parle en homme qui sait son affaire. Dire ces choses-là devant nous, Citoyenne, c’est prouver qu’il n’y a pas lieu de les faire ; faites comme le gouvernement, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là ; dormez tranquille !

La conspiration est maintenant bien en marche. Comment procéderait-on ? À l’aide de plusieurs députés mis dans le complot par Lucien, on ferait croire aux deux Assemblées que les Parisiens préparaient un coup de main. Afin de pouvoir délibérer dans le calme, les Anciens et les Cinq-Cents, tout en confiant à Bonaparte le soin de les protéger, voteraient leur transfert à Saint-Cloud. Là, on s’arrangerait pour donner le croc-en-jambe au régime. Seuls, ainsi qu’il avait été prévu dès le début de l’affaire, deux des Directeurs feraient partie du nouveau pouvoir : Sieyès et Roger Ducos. Gohier, on l’espérait, entrerait grâce à Joséphine, et in extremis, dans le complot. On se désintéresserait de l’insignifiant général Moulins. Quant à Barras, une somme d’argent importante ferait assurément taire ses scrupules.

Cela paraissait très facile à première vue, mais à la réflexion, l’opération s’avérait hérissée de difficultés et d’inconnues. Les Directeurs qui ne se succéderaient pas, accepteraient-ils aussi facilement de se laisser détrôner ? Sans doute Barras n’avait-il point de conscience et on lui faciliterait bien les choses, mais ne se raccrocherait-il pas au pouvoir ? Tout était à craindre !

Et lui ?

Peut-être Bonaparte paraissait-il « simple comme quelqu’un qui peut prétendre à tout », dira Mme Reinhard, mais n’était-ce point là une attitude ? En réalité, au fur et à mesure que la date approchait, il se sentait « angoissé » plus qu’à la veille d’une bataille...

Afin de prendre le pouls des députés et, comme le dira Napoléon, « de leur laisser le temps de se convaincre que je puis faire sans eux ce que je puis faire avec eux », Lucien eut l’idée de mettre tout le monde en présence et de faire offrir par le Conseil des Anciens un banquet par souscription en l’honneur de Bonaparte. Deux cent cinquante personnalités politiques – dont les cinq rois de la chancelante république – acceptèrent de payer trente francs pour aller, le 6 novembre – 15 brumaire – par une pluie fine qui ne cessa de tomber, prendre place devant une immense table en fer à cheval installée dans la glaciale église « Sulpice » – transformée par la Révolution en temple de la Victoire. Bizarre festin ! Tout en claquant des dents – de froid et de peur – chacun regarde son voisin avec inquiétude et méfiance. « Je n’ai jamais vu, racontera Lavalette, d’assemblée plus silencieuse et où les convives montrassent moins de confiance et de gaieté. À peine parlait-on à son voisin et ceux qui étaient dans la confidence du complot, aimaient mieux se taire que de hasarder des conversations dangereuses avec des voisins qui pouvaient n’être pas dans le secret. » Bonaparte a « si peu de confiance dans le gouvernement, ou plutôt tant de défiance contre lui » qu’il a, sans nullement se cacher, fait apporter un pain et une demi-bouteille de vin. Après avoir avalé ce repas de Spartiate, suivi de Berthier et de Bourrienne, il fait le tour des tables, adressant aux uns des paroles flatteuses, aux autres une phrase insignifiante. Au bout d’un quart d’heure, ses compagnons l’entendent murmurer :

— Je m’ennuie, allons-nous-en.

Dehors, il fait de plus en plus froid ; il tombe même du grésil.

Les Jacobins -— surtout leur épée, le général Jourdan – commencent à s’agiter. Bonaparte va-t-il prendre le pouvoir sans leur aide ? Pourquoi ne ferait-il pas le « coup » avec eux ? Jourdan l’expliquait : il voulait se présenter chez Bonaparte et lui déclarer que ses amis étaient disposés à placer le vainqueur d’Italie à la tête du pouvoir exécutif, « pourvu, spécifiait-il, que le gouvernement représentatif et la liberté fussent garantis par de bonnes institutions ». Quelques farouches jacobins, dont Augereau, s’étaient récriés contre ce projet.

Le futur maréchal d’Empire n’en maintient pas moins son plan et accepte le 16 brumaire, l’invitation à déjeuner du général Bonaparte.

— Eh bien, général, lui demande Napoléon, que pensez-vous de la situation de la République ?

— Je pense, général, répond Jourdan, que si on n’éloigne pas les hommes qui gouvernent si mal et si on ne constitue pas un meilleur ordre des choses, il faut désespérer du salut de la patrie.

— Je suis bien aise de vous voir dans ces sentiments. Je craignais que vous ne fussiez du nombre de ceux qui sont entichés de notre mauvaise constitution.

Jourdan se récrie :

— Non, général, je suis convaincu que des modifications dans nos institutions sont nécessaires, mais il faut qu’elles ne portent aucune atteinte aux principes essentiels du gouvernement représentatif et aux grands principes de liberté et d’égalité.

— Sans doute, reprend Bonaparte, faut-il que tout soit fait dans l’intérêt du peuple, mais il faut un gouvernement plus fort.

Jourdan croit le moment venu de s’offrir :

— J’en conviens, général, et mes amis et moi, nous sommes prêts à nous réunir à vous, si vous voulez nous faire part de vos desseins.

Stupéfait – car il ne s’y attendait nullement – Jourdan entend Bonaparte lui répondre :

— Je ne puis rien faire avec vous et vos amis, vous n’avez pas la majorité. Vous avez effrayé le Conseil par la proposition de déclarer la patrie en danger et vous votez avec des hommes qui déshonorent vos rangs... Je suis convaincu de vos bonnes intentions et de celles de vos amis, mais, dans cette occasion, je ne puis marcher avec vous. Au reste, soyez sans inquiétude, tout sera fait dans l’intérêt de la République.

La scène a eu lieu l’avant-veille du coup d’État. Cependant, comme le dira Lavalette, « malgré les précautions que l’on avait prises pour garder le secret, il s’était cependant répandu dans toutes les classes élevées et parmi presque tous les militaires qui résidaient à Paris ». Les trois membres du Directoire qui ne se trouvaient point du côté du manche en furent plus ou moins instruits. Se rencontrèrent-ils le lendemain ? Se confièrent-ils leurs inquiétudes ? Mais que pouvaient-ils faire ? Donner l’ordre d’arrêter le futur dictateur ? Où l’aurait-on mis ? Aurait-on même trouvé des geôliers pour le garder ? Des juges pour le mettre en accusation et l’interroger ? Ils demeurèrent inertes. D’autant plus qu’en cette journée pluvieuse du 17 brumaire, ils ne pensaient nullement que le complot devait éclater dès le lendemain—

Eugène et Lavalette ont formé le projet d’aller ce soir-là passer la nuit au bal. Joséphine – vraie « rouerie de femme galante », selon l’expression de Bainville – a simplement demandé à son fils d’aller porter ce billet à Gohier : « Venez, mon cher Gohier, et votre femme, déjeuner avec moi à huit heures du matin. N’y manquez pas, j’ai à causer avec vous sur des choses très intéressantes. Adieu mon cher Gohier, comptez toujours sur ma sincère amitié. Lapagerie-Bonaparte. »

— En fait de conspiration, tout est permis, avait dit Bonaparte.

Son but était simple : avoir Gohier sous la main.

Sa mission remplie, Eugène est parti rejoindre Lavalette. Ils ne savent qu’une chose : le général les a convoqués, eux aussi pour le lendemain à huit heures du matin, avec les quarante adjudants de la Garde nationale et tous les officiers disponibles. Tandis que les deux aides de camp du général dansent avec entrain, Sieyès, tout courbatu par les leçons d’équitation prises en vue du grand jour, ainsi que les principaux conjurés – parmi lesquels se trouvent les deux présidents des Anciens et des Cinq-Cents – établissent les décrets, préparent les convocations qui seront portées aux députés en pleine nuit. De son côté Regnault de Saint-Jean-d’Angély écrit les textes des affiches et « adresses aux Parisiens » que le fils de Roederer fera composer.

Et Barras ?

Ce soir-là, il sent venir le danger et il demande à son ancien protégé de passer le voir avant de se mettre au lit :

— Je le lui ai promis, dira Bonaparte à Bourrienne, mais je ne veux pas y aller ; demain l’affaire sera faite. C’est peu de temps à gagner. Il m’attend à onze heures du soir : tout sera prêt pour me recevoir. Vous prendrez ma voiture, vous me nommerez et vous entrerez de suite. Vous lui direz qu’une grande douleur de tête m’a forcé de me mettre au lit, mais que je le verrai demain sans faute ; qu’il peut être tranquille ; que tout s’arrangera. Échappez tant que vous pourrez à ses questions, ne restez pas longtemps et montez chez moi à votre retour.

Bourrienne à l’heure dite arrive au Luxembourg dans l’équipage du général. La plus grande solitude et le plus profond silence régnent dans les appartements qui précèdent le cabinet de Barras. « Quand il me vit au lieu du général Bonaparte, racontera Bourrienne, son étonnement fut extrême ; il en eut l’air atterré. Je m’aperçus qu’il se regardait comme un homme perdu. » Suivant sa consigne, le secrétaire demeure peu de temps. Quand il se lève pour s’en aller, Barras lui dit en le reconduisant :

— Je vois que Bonaparte me trompe ; il ne reviendra pas, c’est fini ; c’est pourtant à moi qu’il doit tout.

« Je lui répétai qu’il viendrait certainement le lendemain. Le mouvement négatif de sa tête me fit bien voir qu’il ne le croyait pas. »

Bourrienne rend compte et Bonaparte paraît satisfait. Il semble également heureux d’être parvenu à attirer Bernadotte. Du moins Joseph a promis que son beau-frère viendrait lui aussi, dès la première heure du lendemain, rue de la Victoire...

— D’après tout ce que je sais, déclare Bourrienne, s’il vient, il ne vous sera bon à rien.

— Je le crois, reconnaît Bonaparte, mais il ne peut plus me nuire, je vous assure, c’est tout ce qu’il me faut. Allons, bonsoir, soyez ici à sept heures du matin.

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Le lendemain matin, dès sept heures, par un temps beau, mais frais – l’Observatoire a noté la première gelée blanche de la saison – le jardin et la petite allée étroite, longue de quatre-vingt-dix mètres, qui de la rue de la Victoire conduit au petit hôtel de Napoléon, regorgent d’officiers en grande tenue. En voyant l’affluence tous comprennent : « C’est pour aujourd’hui ! »

Le général Lefebvre qui commande la garnison de Paris – y compris la Garde nationale du Directoire – a été, bien entendu, lui aussi, convoqué. En apercevant la foule des officiers, il témoigne quelque surprise, mais Bonaparte lui offre le sabre qu’il portait en Égypte, lui parle de ces « b... d’avocats » d’où vient tout le mal, et le mari de Mme Sans-Gêne jure de les jeter tous « à la rivière ».

Le général Debelle apparaît en habit bourgeois...

— Comment, s’étonne un ami, tu n’es pas en uniforme ?

— Je ne savais rien... mais, attends, ce ne sera pas long.

Et, se tournant vers un canonnier, ordonnance d’un officier, il lui demande :

— Donne-moi ton habit, mon brave !

Et, en pleine rue, les deux hommes changent de costume. Bernadotte, que Joseph accompagne, pour plus de sûreté, est lui aussi, en civil. Bourrienne s’approche :

— Mon général tout le monde ici, excepté vous et moi, est en uniforme.

— Pourquoi y serais-je ?

À cet instant, Bonaparte quitte le groupe d’officiers qui l’entourent et s’exclame :

— Il vaudrait autant être en pantoufles !

Puis il demande avec vivacité à Bernadotte :

— Tiens ! vous n’êtes pas en uniforme ?

— Je suis ainsi tous les matins, quand je ne suis pas de service.

— Vous y serez dans un moment.

— On ne m’a rien dit, les ordres devraient m’être parvenus plus tôt.

Bonaparte entraîne alors le mari de Désirée vers un cabinet voisin et lui déclare :

— Le Directoire gouverne mal : il détruirait la République si nous n’y prenions garde... Le Conseil des Anciens m’a nommé commandant de Paris, de la Garde nationale et de toutes les troupes de la division : allez mettre votre uniforme, vous me joindrez aux Tuileries où je vais de ce pas.

Bernadotte fait la grimace. Napoléon martelle ses mots :

— Vous croyez peut-être compter sur Moreau, Macdonald, Beurnonville et quelques autres généraux ? Ils viendront à moi plus tôt que vous ne le pensez, car ils y sont déjà, et ils m’attendent depuis longtemps dans mon antichambre... Vous ne connaissez pas les hommes : ils promettent beaucoup et tiennent peu.

Bonaparte élève maintenant la voix :

— Votre Directoire est détesté, sa constitution usée. Il faut faire maison nette et donner une autre direction au gouvernement. Allez mettre votre uniforme. Je ne puis vous attendre plus longtemps !

— Je ne veux pas prendre part à une rébellion, réplique Bernadotte froidement.

— Une rébellion, s’exclamera Bonaparte quelques instants plus tard en racontant la scène à son secrétaire. Une rébellion, Bourrienne, concevez-vous cela ? Un tas d’imbéciles, des gens qui avocassent du matin au soir dans leurs taudis !

Le futur roi refuse toujours de « marcher ». Bonaparte n’obtient de lui qu’une chose : Bernadotte « n’entreprendra rien contre lui ».

— Oui, comme citoyen, je vous donne ma parole d’honneur de ne point agir.

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que je n’irai point dans les casernes et les lieux publics pour travailler l’esprit des soldats et du peuple mais si le Corps législatif et le Directoire me donnent l’ordre de les défendre et me confient le commandement de leur garde...

— Ah ! pour cela je suis bien tranquille, ils ne vous emploieront pas ; ils craignent plus votre ambition que la mienne ; moi, je suis certain de n’en avoir pas d’autre que celle de sauver la République.

Bonaparte n’aura guère plus de chance avec Gohier Le directeur, surpris par l’heure matinale que Joséphine a indiquée dans son billet, – un déjeuner à huit heures du matin ! – avait préféré déléguer sa femme. Celle-ci, en arrivant rue de la Victoire et en voyant l’afflux de plumets et de galons, comprend aussitôt la situation.

— Quoi ! s’exclame Bonaparte en l’accueillant, le président ne vient pas ?

— Non, général, il ne lui est pas possible...

Napoléon l’interrompt :

— Il faut absolument qu’il vienne. Écrivez, Madame, et je vais lui faire porter votre lettre.

— Je vais lui écrire, général, et j’ai des gens ici qui se chargeront de ma lettre.

Mme Gohier prend la plume et trace ces mots : « Tu as bien fait de ne pas venir, mon ami ; tout ce qui se passe ici m’annonce que l’invitation était un piège. Je ne tarderai pas à te rejoindre... »

Au tour de Joséphine d’essayer de convaincre la récalcitrante :

— Tout ce que vous voyez, Madame, doit vous faire pressentir ce qui doit infailliblement arriver. Je ne puis vous exprimer combien je suis désolée de ce que Gohier ne se soit pas rendu à mon invitation, concertée avec Bonaparte, qui désire que le Président du Directoire soit un des membres du gouvernement qu’il se propose d’établir. En lui envoyant ma lettre par mon fils, c’était assez marquer l’importance que j’y attachais.

— Je vais, Madame, aller le rejoindre, répond Mme Gohier, ma présence est de trop ici.

— Je ne vous retiendrai pas, poursuit Mme Bonaparte. En vous rendant auprès de votre mari, dites-lui qu’il réfléchisse bien et réfléchissez vous-même avec lui sur le voeu que j’ai été autorisée à vous manifester. Ce n’est pas son intérêt seulement, mais des intérêts qui lui sont plus chers encore que pourrait compromettre une opposition de sa part. L’influence que Sieyès et les siens vont avoir sur les événements qui se préparent dépend du parti que prendra le président. Employez, je vous en conjure, Madame, toute votre influence pour l’engager à venir.

Mais le ménage ne comprit pas où se trouvait ce matin-là son intérêt... et Gohier demeura au Luxembourg ! Il n’avait même pas été surpris par le départ, de grand matin, de la garde du Directoire qui, sous le prétexte de manoeuvres, quitta le Luxembourg au son des tambours et des trompettes... La troupe ne prit d’ailleurs nullement le chemin du champ de tir, mais celui des Tuileries.

Il est plus de huit heures et les décrets transférant les assemblées à Saint-Cloud, et nommant Bonaparte commandant en chef, ne sont pas encore arrivés rue de la Victoire. À plusieurs reprises, Napoléon a envoyé aux nouvelles. Les Pères conscrits se feraient-ils tirer l’oreille ? On sait simplement qu’affublés du déguisement indescriptible dont David possédait le secret, ils se trouvent en séance depuis une bonne heure !

Tout marchait cependant comme prévu : les députés convoqués pour sept heures avaient écouté le rapport de Cornet, président de la Commission des Inspecteurs et qui avait été dûment chapitré par Sieyès :

— Les symptômes les plus alarmants se manifestent depuis plusieurs jours..., la patrie est consumée et ceux qui échapperont à l’incendie verseront des pleurs amers, mais inutiles, sur les cendres qu’il aura laissées sur son passage. Vous pouvez, représentants du peuple, le prévenir encore ; un instant suffit, mais si vous ne le saisissez pas, la république aura existé et son squelette sera entre les mains des vautours, qui s’en disputeront les membres décharnés.

« Les mains des vautours » n’avaient nullement fait éclater de rire les représentants et c’est avec la même attention qu’ils avaient écouté Régnier s’exclamer :

— La République est menacée par les anarchistes et le parti de l’étranger ; il faut prendre des mesures de salut public ; on est assuré de l’appui du général Bonaparte ; ce sera à l’ombre de son bras protecteur que les Conseils pourront délibérer sur les changements que nécessite l’intérêt public.

Où se rendrait-on avec ce « bras protecteur » ? À Saint-Cloud !

— Là, avait poursuivi Régnier qui, lui aussi, avait bien appris sa leçon, là, mis à l’abri des surprises et des coups de main, vous pourrez dans le calme et la sécurité, songer aux moyens de faire disparaître les périls actuels... Mais, surtout, vous n’épargnerez rien pour procurer à la France cette paix honorable achetée par tant et de si grands sacrifices.

La majorité de l’assemblée avait adopté alors le projet de décret proposé par Régnier : le transfert à Saint-Cloud et la nomination de Bonaparte.

Porteur de ces bonnes nouvelles, Fouché accourt rue de la Victoire, et entre dans la petite salle à manger en rotonde qui sert en même temps d’antichambre.

— Croyez à mon dévouement et à mon zèle, dit-il à Bonaparte. Je viens de faire fermer les barrières, d’arrêter le départ des courriers et des diligences.

— Tout cela est inutile, affirme le nouveau commandant en chef ; vous le voyez, l’affluence des citoyens et des braves accourant autour de moi vous dit assez que c’est avec et pour la Nation que j’agis ; je saurai faire respecter le décret du Conseil et maintenir la tranquillité publique.

Quelques instants plus tard, on voit arriver, en grand équipage, les inspecteurs du Conseil des Anciens, venus lire à Bonaparte les quatre décrets :

Art. 1er. – Le Corps législatif est transféré dans la commune de Saint-Cloud ; les deux Conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.

Art. 2. – Ils y seront rendus demain 19 brumaire, à midi. Toute continuation de fonctions, de délibérations, est interdite ailleurs et avant ce temps.

Art. 3. – Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale.

Art. 4. – Le général Bonaparte est appelé dans le sein du Conseil pour y recevoir une expédition du présent décret, et prêter serment.

Il lui faut donc sans tarder aller jurer fidélité au système qu’il s’apprête à jeter à bas :

— Suivez-moi ! crie-t-il en se retournant vers les officiers qui l’entourent.

Il veut, en effet, pour affirmer son loyalisme, se trouver entouré d’un nombreux état-major. Soudain, avant de descendre l’escalier, il revient vers Bernadotte et lui demande de partir avec lui. Le mari de Désirée secoue la tête : il préfère s’abstenir. Bonaparte l’abandonne à ses scrupules. Puis, tout en courant, il crie à Bourrienne :

— Gohier n’est pas venu, tant pis pour lui !

Napoléon saute sur un grand cheval noir à tête blanche prêté par l’amiral Bruix, et qui semble d’ailleurs quelque peu rétif. À la tête de ses généraux et officiers, il descend le boulevard. Le cortège passe sous les fenêtres du financier Ouvrard – fournisseur de la Marine – qui habite au coin de la rue de Provence et de la Chaussée d’Antin. Ouvrard a compris d’où va souffler le vent... Quittant sa fenêtre, il s’assied à son bureau pour écrire à l’amiral Bruix :

« Citoyen amiral, le passage du général Bonaparte, se rendant au Conseil des Anciens, quelques mouvements de troupes, me font pressentir qu’il se prépare du changement dans les affaires politiques ; cette circonstance peut nécessiter des besoins de fonds. Je vous prie, mon cher amiral, d’être l’interprète de l’offre que je fais d’en fournir... »

Pour la première fois, au Conseil des Anciens, Bonaparte doit prendre la parole devant des parlementaires et paraît mal à l’aise. Son débit est haché et hésitant :

— La République périssait, vous l’avez reconnu, déclare-t-il, vous avez rendu un décret qui va la sauver... Aidé de tous les amis de la liberté, de ceux qui l’ont fondée, de ceux qui l’ont défendue, je la soutiendrai. Le général Berthier, le général Lefebvre et les braves qui sont sous mes ordres, partagent mes sentiments. Vous avez rendu la loi qui promet le salut public ; nos braves sauront l’exécuter. Nous voulons une république fondée sur la liberté, sur l’égalité, sur les principes sacrés de la représentation nationale. Nous l’aurons, je le jure !

Les tribunes applaudissent à tout rompre, tandis que l’état-major du général Bonaparte crie d’une voix vibrante :

— Nous le jurons !

Fouché, lui, a quitté la rue de la Victoire et a pris le chemin du Luxembourg où il a annoncé au président Gohier le décret transférant les séances du Corps législatif au château de Saint-Cloud.

— Je suis fort étonné, s’exclame avec humeur l’amoureux de Joséphine, qu’un ministre du Directoire se transforme ainsi en un messager du Conseil des Anciens.

— J’ai pensé, répond Fouché en ayant du mal à ne pas rire, qu’il était de mon devoir de vous donner connaissance d’une résolution si importante, et en même temps, j’ai cru convenable de venir prendre les ordres du Directoire.

— Il était bien plus de votre devoir, reprend Gohier d’une voix émue, de ne pas nous laisser ignorer les intrigues criminelles qui ont amené une semblable résolution : elle n’est sans doute que le prélude de tout ce qu’on s’est proposé d’attenter contre le gouvernement dans les conciliabules, qu’en votre qualité de ministre de la Police vous auriez dû pénétrer et nous faire connaître.

— Mais les rapports n’ont pas manqué au Directoire ; je me suis même servi des voies détournées, voyant que je n’avais pas toute sa confiance ; le Directoire n’a jamais voulu croire aux avertissements ; d’ailleurs, n’est-ce pas de son sein même qu’est parti le coup ? Les directeurs Sieyès et Roger Ducos sont déjà réunis à la commission des inspecteurs des Anciens.

En effet, Sieyès, après une ultime leçon d’équitation, était parti – à cheval – pour les Tuileries où Roger Ducos, sous prétexte « d’aller aux nouvelles », l’avait rejoint.

— La majorité est au Luxembourg, affirme vivement Gohier en haussant la voix, et si le Directoire a des ordres à donner, il en confiera l’exécution à des hommes dignes de sa confiance.

Fouché parti, Gohier a mis Moulins au courant, puis tous deux se sont rendus chez Barras. Celui-ci trempe dans son bain et fait déclarer qu’il ne peut les recevoir. Lorsqu’il sortira de sa baignoire – après une heure de macération –, le vicomte fera minutieusement sa barbe, puis il se déclarera malade et refusera de rencontrer ses deux collègues qui courent à la dérive. Il espérait recevoir, sinon la visite de Bonaparte, du moins celle de l’un de ses émissaires l’appelant aux Tuileries. Rien ne vint, si ce n’est son secrétaire Bottot qui lui rapporta la scène pénible qui venait de se dérouler dans le jardin des Tuileries.

Bonaparte avait, en effet, quitté la salle du Conseil des Anciens. Accompagné des généraux Beurnonville, Moreau, Macdonald, il s’était retrouvé dans le jardin des Tuileries, face aux dix mille hommes qui devaient le reconnaître comme commandant suprême. Et c’est alors qu’il avait aperçu, essayant de fendre la foule pour arriver jusqu’à lui, Bottot, envoyé par Barras. En un instant, Bonaparte, avec son instinct de metteur en scène de l’Histoire, avait compris le parti qu’il allait pouvoir tirer de la présence du malheureux Bottot. À défaut du maître, c’est le subalterne qui supportera le poids du courroux du général ! Ahuri, Bottot se vit entraîner face aux grenadiers. Bonaparte lui tenant le bras, l’oeil enflammé, avait alors prononcé sa fameuse harangue :

— Qu’avez-vous fait de cette France que je vous avais laissée si brillante ? Je vous ai laissé la paix, j’ai retrouvé la guerre ! Je vous ai laissé des victoires, j’ai retrouvé des revers ! Je vous ai laissé des millions d’Italie, j’ai retrouvé partout des lois spoliatrices et la misère ! Qu’avez-vous fait des cent mille Français que je commandais, mes compagnons de gloire ? Ils sont morts ! Cet état de choses ne peut durer !... Il est temps enfin de rendre aux défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de droits. À entendre quelques factieux, nous serions bientôt des ennemis de la République, nous qui l’avons affermie par nos travaux et notre courage, nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves mutilés au service de la République !

Tandis que Bottot se hâte de prendre le chemin du Luxembourg afin de mettre Barras au courant, Bonaparte fait lire aux troupes le décret, puis il lance beaucoup plus à son aise que devant l’Assemblée :

— Soldats, le décret extraordinaire du Conseil des Anciens est conforme aux articles 102 et 103 de l’acte constitutionnel. Il m’a remis le commandement de la ville et de l’armée. Je l’ai accepté pour seconder les mesures qu’il va prendre, et qui sont tout entières en faveur du peuple. La République est mal gouvernée depuis deux ans. Vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux ; vous l’avez célébré avec une union qui m’impose des obligations que je remplis : vous remplirez les vôtres et vous seconderez votre général avec l’énergie, la fermeté et la confiance que j’ai toujours vues en vous.

Un grand cri de Vive Bonaparte ! lui répond. Au loin, la foule regarde le spectacle. Le temps s’est réchauffé, le thermomètre marque 6° et un pâle soleil fait briller les ors des uniformes. Les Parisiens, à leur réveil ont pu lire sur les murs les affiches blanches posées par les soins de Roederer et de Regnault, au nom du département. C’est le procès du régime... En caractères gras ressortent ces mots : « Ils ont tant fait... », puis, un peu plus bas : « Qu’il n’y a plus de constitution. »

Une autre affiche va droit au but : « Il ne faut pas qu’un homme si éminent par ses services reste plus longtemps étranger aux affaires. Qu’on ne nous parle plus de l’envoyer à l’ennemi ; la patrie lui défend de s’éloigner de Paris. Qu’il n’expose plus au loin une gloire que l’impuissance même du gouvernement ne peut que compromettre. Sa gloire, son existence, ces grandes propriétés nationales nous sont nécessaires dans l’intérieur. Braves soldats de la République, c’est de Paris que les savantes combinaisons de Bonaparte peuvent le plus sûrement vous conduire à la victoire, s’il faut encore vaincre ; Citoyens, c’est à Paris que Bonaparte doit être pour vous donner la paix. »

Napoléon a quitté les jardins et a installé son poste de commandement aux Tuileries même, dans le salon des Inspecteurs des Anciens. Entrent Gohier et Moulins, qui, en désespoir de cause, ont pris le parti de venir eux-mêmes aux nouvelles. Le futur Consul vient d’apprendre que Santerre – le fameux brasseur – pourrait bien « faire donner le faubourg ». Bonaparte se rue sur Moulins :

— Général, vous êtes parent de Santerre ?

— Je ne suis point le parent de Santerre, mais je suis son ami.

— On me prévient qu’il agite les habitants du faubourg Saint-Antoine et veut se mettre à leur tête. S’il fait un mouvement, je le fais fusiller.

— En auriez-vous le pouvoir, général ?... Au reste, Santerre n’est point un agitateur ; il ne marcherait qu’autant qu’il en recevrait l’ordre d’une autorité que vous-même, jusqu’à ce jour, vous n’aviez pas méconnue.

— Il n’y a plus de Directoire.

Gohier intervient avec colère :

— Il n’y a plus de Directoire ? Vous vous trompez, général, et vous savez que c’est chez son président que vous avez pris l’engagement de dîner aujourd’hui. Serait-ce pour mieux cacher des projets hostiles que vous avez accepté cette invitation, que vous en avez vous-même fixé le jour ?

— Mes projets ne sont point hostiles. La République est en péril, il faut la sauver... Je le veux !... Et ce n’est qu’avec des mesures énergiques que nous y parviendrons. Seiyès et Ducos donnent leur démission, Barras a envoyé la sienne ; abandonnés tous les deux à votre isolement, vous ne refuserez pas la vôtre !

Mais les deux Directeurs ne veulent pas encore renoncer à leur cinquième de trône :

— Tout se réglera demain à Saint-Cloud ! s’exclame Gohier.

Bonaparte pose sur lui un tel regard que, deux heures plus tard, Gohier enverra sa démission. « Moulins, qui n’avait jamais su pourquoi et comment il était entré au Directoire, nous rapporte Mme Reinhard, suivit l’exemple de celui derrière lequel il se rangeait toujours. »

Et Barras ?

En dépit du discours rapporté par Bottot, il ne se résoud pas encore à agir. Il demeure persuadé que Bonaparte n’osera le toucher et viendra le chercher. Il tombe de haut en recevant vers midi Bruix et Talleyrand, venus au nom du commandant en chef afin « de négocier sa retraite » :

— Bonaparte est déterminé à employer contre vous tous les moyens de force qui sont en son pouvoir, si vous essayez de faire la moindre résistance pour entraver ses projets...

Talleyrand lui tend alors une lettre toute rédigée, que Barras est censé adresser à la législature « pour lui notifier sa résolution de descendre à la vie privée ».

Il « descend » avec d’autant plus de bonne volonté « à la vie privée » que Talleyrand et Bruix ont pris la précaution de se munir d’une fort copieuse somme d’argent – l’argent d’Ouvrard. Quelques minutes plus tard, les dragons de Bonaparte font à l’ex-directeur une escorte, dite d’honneur pour l’accompagner jusqu’à son château de Grosbois. M. le vicomte de Barras, qui a mis à Bonaparte le pied à l’étrier, quitte pour toujours l’Histoire.

Déjà, durant cette longue journée, s’est fait jour l’autorité de Napoléon. On l’a entendu dire à Cambacérès :

— Plus de factions, je n’en veux, je n’en souffrirai aucune !

Puis :

— Je ne suis d’aucune coterie, je suis de la grande coterie du peuple français.

Le soir venu, certains députés commencent à s’inquiéter. Assurément, « tout ce que propose Bonaparte ou tout ce qu’il fait proposer par ses frères, sent la dictature du sabre ». Ils viennent parler de leurs craintes à Fouché.

— Mais c’est fait, leur répond-il, le pouvoir militaire est dans les mains du général Bonaparte, c’est vous-mêmes qui le lui avez déféré, et vous ne pourriez faire un pas sans sa dictature.

Certains voudraient bien maintenant « rétrograder »... Il est trop tard ! Et ce soir-là, Bonaparte pourra dire dédaigneusement :

— Dans ces Conseils, il y a peu d’hommes. Je les ai vus, entendus hier toute la journée ; que de pauvretés, quels vils intérêts !

Les timorés partis, les conjurés conviennent de l’établissement, le lendemain, de trois consuls provisoires : Bonaparte, Roger Ducos et Sieyès.

— Peut-être, suggère ce dernier, pourrait-on faire arrêter une quarantaine d’opposants ?

Bonaparte réfléchit. Fouché lui avait donné ce conseil :

— Dans les premiers pas que vous faites dans la carrière du pouvoir suprême, ne vous rendez pas l’instrument des fureurs d’un prêtre haineux.

Napoléon suit cet avis et répond :

— L’expédient est trop prématuré. Il n’y aura ni opposition, ni résistance.

— Vous verrez demain à Saint-Cloud, lance Sieyès d’un air piqué...

Sieyès n’avait point tort ; le lendemain, il faudra un miracle pour que l’affaire ne se termine point, plaine de Grenelle, devant le peloton d’exécution réservé aux généraux qui manquent leur coup et sont à jamais traités de traîtres par les manuels d’Histoire – s’ils le réussissent, chacun sait qu’ils deviennent alors les héros d’un peuple.