VIII

ARCOLE ET RIVOLI

Malheur au général qui vient sur le champ de bataille avec un système.

NAPOLÉON.

BONAPARTE est parti le 15 juillet rejoindre les forces françaises qui, depuis un mois, ont investi Mantoue. Devant l’étendue d’eau protégeant en partie la ville – les trois lacs formés par le Mincio — Napoléon n’a que neuf mille hommes, autant que d’Autrichiens à l’abri derrière les murailles de la vieille cité lombarde. Dès le 17 juillet, il pensait bien
prendre Mantoue « par un coup hardi et heureux ». « Je comptais, expliquera-t-il, faire embarquer huit cents grenadiers, et j’espérais pouvoir m’emparer d’une porte de la ville ; mais les eaux ayant diminué, dans vingt-quatre heures, de plus de trois pieds, il n’a pas été possible de tenter ce coup de main. » Le lendemain, il fait bombarder la place avec des boulets rouges : « Toute la nuit, cette misérable ville a brûlé. Ce spectacle était horrible et imposant. Nous nous sommes emparés de plusieurs ouvrages extérieurs... »

Mais Mantoue résiste toujours. Napoléon en a vite assez de piétiner ainsi sur place – il a horreur des sièges – et, le 19, il part pour le quartier général qui se trouve à Castiglione. Mais, à son arrivée, il doit entre deux combats, et deux lettres passionnées à Joséphine, régler les problèmes civils – il se considère comme le proconsul de la nouvelle Italie. Certains commissaires de la République – tel l’ancien constitutionnel Pierre-Anselme Garreau – font peser sur les négociants le poids d’une dure occupation. « On les traite, annonce Bonaparte au Directoire, avec plus de rigueur que vous n’avez l’intention que l’on se conduise avec les négociants anglais mêmes ; cela alarme le commerce de toute l’Italie et nous fait passer à ses yeux pour des vandales... »

C’est pourquoi, le même jour, il tance, sévèrement, Garreau : « Quand vous étiez représentant du peuple, vous aviez des pouvoirs illimités ; tout le monde se faisait un devoir de vous obéir. Aujourd’hui, vous êtes Commissaire du Gouvernement, investi d’un très grand caractère, mais une instruction positive a réglé vos fonctions ; tenez-vous-y... »

Ce ton – de maître – sera désormais le sien.

Beaulieu a été remplacé par. le maréchal Wurmser, Alsacien au service de l’Autriche. Avec une armée de soixante-dix milles austro-hongrois, il descend des montagnes. Ses troupes s’infiltrent de chaque côté du lac de Garde. Son projet ? Prendre dans un étau les quarante mille Français désarçonnés par la résistance de Mantoue.

Au même moment, le 29 juillet, à Vérone, Bonaparte exulte. Il est tout à son bonheur : Joséphine est près de lui. Après s’être tant fait prier, elle a accepté de quitter Milan et de venir le retrouver. Tout en prenant le café sur le balcon de la modeste maison que le comte de Provence avait occupée – et d’où l’on découvre la campagne avoisinante – il serre de près la langoureuse créole qui rit, répétant en leitmotiv :

— Finis donc, Bonaparte !

Les assistants détournent la tête, gênés... soudain l’un d’eux pousse un cri :

— Les Autrichiens !

Les « habits blancs » de Wurmser chargés de délivrer Mantoue – descendent, en effet, en longues files, de la montagne. Qu’a donc fait Masséna, chargé de garder les vallées commandant les plaines lombardes et vénitiennes ? Tandis que Joséphine, sous la conduite de Junot, fuit vers Desenzano, Bonaparte reçoit estafettes sur estafettes et possède bientôt une vue d’ensemble de la situation. Elle n’est guère brillante ! – et les ordres de pleuvoir :

Au général Augereau :

« L’ennemi a forcé le poste de la Corona. L’on s’occupe en ce moment à le reprendre. Il est indispensable, quelle que soit l’issue de cette tentative, d’attaquer l’ennemi et de le battre. »

Au général Masséna, responsable de l’échec :

« Le sort des armes est journalier, mon cher général ; nous rétablirons demain ou après, ce que vous avez perdu aujourd’hui... Brûlez votre pont ; réunissez vos forces ; éloignez-vous pendant la nuit... Rien n’est perdu tant qu’il reste du courage. La garnison de Vérone a bien étrillé les ennemis. »

Au général Gaultier :

« Les circonstances sont assez critiques. La journée de demain sera, je l’espère, plus honorable. Faites évacuer tous les malades par Crémone, Plaisance et Milan, et en général, tous les effets appartenant à la République... »

Au général Sérurier :

« Une partie de la division du général Masséna a été obligée de se replier. Je me rends cette nuit à Castelnuovo, avec plusieurs demi-brigades. Peut-être rétablirons-nous les affaires ; cela m’oblige cependant à de sérieuses précautions pour la retraite. »

Après avoir traversé Peschiera et Castelnuovo, il arrive à Desenzano dont les rues étroites sont encombrées de cadavres. Là il apprend que, non loin de la presqu’île de Sirmione, les Autrichiens, dont les embarcations sillonnent le lac de Garde, ont pris comme cible la voiture de Joséphine. « Wurmser me paiera cher les craintes qu’il vient de te causer », annonce-t-il à sa femme.

Les mauvaises nouvelles abondent : la route de Milan est coupée, Brescia a été repris, Lannes et Murat faits prisonniers. Après avoir expédié Joséphine vers Florence – sous la protection d’une escorte de dragons – il réunit un conseil de guerre. Les choses vont mal... très mal. Certains croient déjà l’Italie perdue pour les Français ! Le bruit court que les Napolitains et le Pape ont l’intention de rompre l’armistice et de marcher vers le nord.

Le plan de Bonaparte ?

C’est la stratégie napoléonienne : puisque l’ennemi a divisé ses forces, en deux armées, il les battra l’une après l’autre ! Il l’expliquera plus tard à Las Cases :

— Dès ce moment, le plan d’attaque de Wurmser se trouvait dévoilé. Seule contre toutes ces forces, l’armée française ne pouvait rien : on n’était pas un contre trois, mais seule contre chacun des corps ennemis, il y avait égalité.

Aussi, ce soir-là, de Roverbella, donnera-t-il l’ordre d’abandonner provisoirement Mantoue. Sérurier devra enclouer{15} ses canons. La contre-offensive est commencée. Avec quarante-deux mille hommes il va en battre quatre-vingt mille ! Et les courriers s’élancent dans toutes les directions :

« Ce n’est pas à vous, écrit-il à Masséna, que l’on a besoin de recommander, dans une circonstance si essentielle, de montrer de l’audace ; telle chose qu’il arrive et qu’il puisse en coûter, il faut coucher demain à Brescia. »

« Faites-moi prévenir, ordonne-t-il au général Kilmaine, du moment où vous attaquerez. Demain matin, il ne sera plus temps... Je me rends à l’instant à Goito, et à Roverbella pour y connaître l’état des choses. »

Enfin, sur la route de Roverbella à Goito, après avoir manqué tomber dans une embuscade croate, il écrit à Augereau : « Il faut, général, faire votre retraite sur Roverbella. Voici la malheureuse position de l’armée : l’ennemi a percé notre ligne sur trois points... Nos communications sont coupées avec Milan et Vérone... »

Pendant ce temps, Wurmser croit l’affaire dans le sac et fait dans Mantoue une entrée glorieuse... Il ne se doute pas que Bonaparte rassemble toutes ses forces entre le Mincio et l’Oglio. Durant la nuit du 31 juillet au 1er août, Napoléon marche sur Brescia avec tout ce dont il peut disposer comme forces. Les Autrichiens refusent le combat et « se retirent en toute hâte » en voyant toute l’armée française s’avancer vers eux. « Nous avons essuyé des revers, explique Bonaparte aux « citoyens-directeurs », mais déjà la victoire commence à revenir sous nos drapeaux... »

Et c’est la contre-offensive foudroyante de l’armée républicaine.

Quasdanovitch et ses Autrichiens attaquent Lonato. Napoléon, avec l’infanterie de Masséna et tout ce qu’il a pu réunir de dragons, se porte sur la ville et coupe l’armée autrichienne en deux tronçons : l’un est rejeté sur le Mincio, l’autre vers le lac de Garde. Junot charge l’armée autrichienne en déroute, jusqu’à Salo. Et Quasdanovitch n’a d’autre ressource que de ramener les débris de son armée au nord du lac ! Bonaparte a fait deux mille prisonniers, et il peut annoncer au Directoire que les « choses prennent une tournure satisfaisante ».

Au tour de Wurmser, maintenant !

À six heures du matin, le 5 août, à Castiglione, les deux armées sont en présence. Bonaparte recule pour attirer l’ennemi à lui, et les Autrichiens, tombant dans le piège, attaquent sur leur droite et dégarnissent leur centre. Marmont, avec vingt pièces d’artillerie légère crachant à mitraille, enlève une redoute faite par les « habits blancs » au milieu de la plaine. La canonnade redouble, la gauche de Wurmser recule, et Augereau entre dans la danse avec une fougue et un allant qui vaudront un jour à ce fils d’une fruitière et d’un domestique, le duché de Castiglione. Wurmser essaye de se maintenir vers la tour de Solferino, mais, emporté par la déroute de ses troupes, il se retire vers Trente. Tout le lac de Garde, position clef, est entre les mains de Bonaparte !

— À la guerre, dira-t-il un jour, l’audace est le plus beau calcul du génie !

Le vainqueur retourne à Vérone et peut écrire fièrement au Directoire : « L’armée autrichienne qui, depuis six semaines, menaçait d’invasion l’Italie, a disparu comme un songe, et l’Italie qu’elle menaçait est aujourd’hui tranquille... » Il ajoute dans cette même lettre : « À Gastelnuovo, pays vénitien, on a assassiné un volontaire ; j’ai fait brûler la maison, et sur ses débris, j’ai fait inscrire : « Ici on a fait assassiner un Français... »

Les ailes qui poussent à Bonaparte gênent toujours certains membres du gouvernement, lesquels, sans l’avouer, voudraient les lui voir rogner... Né semble-t-il pas, insinuent-ils, avoir l’ambition de conquérir l’Italie, bien plus pour jouer au dictateur et au conquérant que pour la grandeur de la République ? Bonaparte les devine : « Il me paraît, écrit-il à Carnot le 9 août, qu’un grand nombre de personnes désirent me faire du tort, et que l’on emploie toute l’intrigue pour accréditer des bruits aussi bêtes que méchants... » Aussi, afin d’avoir désormais les coudées franches, menace-t-il de nouveau de s’en aller : « La chaleur est ici excessive. Ma santé un peu affaiblie. S’il est en France un seul homme pur et de bonne foi qui puisse suspecter mes intentions politiques et mettre du doute sur ma marche, je renonce à cet instant même au bonheur de servir ma patrie. » Mais que l’on ne s’imagine pas qu’il est homme à demeurer inactif : « Trois ou quatre mois d’obscurité calmeront l’envie, rétabliront ma santé et me mettront à même d’occuper avec plus d’avantage les postes que la confiance du Gouvernement pourrait me confier. » Et il ajoute : « Ne pas laisser vieillir les hommes (dans leur emploi) doit être le grand art du Gouvernement. »

Dès ses premières victoires, dès la montée de sa popularité, dès qu’ils eurent entendu ses premières paroles de chef, les dirigeants ont deviné que ce « petit bamboche aux cheveux éparpillés » pourrait bien devenir leur maître. Ils n’auront plus qu’une idée en tête : le tenir éloigné de la capitale. Aussi, durant trois années et demie, en brandissant le spectre de sa présence à Paris, Bonaparte obtiendra-t-il du Directoire tout ce qu’il voudra – même l’aberrante et folle équipée égyptienne !

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— Profitez des faveurs de la fortune lorsque ses caprices sont pour vous, dira-t-il un jour ; craignez qu’elle ne change de dépit : elle est femme !

Aussi, le repos sera-t-il bref : une nouvelle campagne va s’ouvrir à la fin de ce même mois d’août. Le 25 août, il part pour Vérone afin de « pousser la victoire jusqu’à son dernier résultat » : refouler l’armée de Davidovitch vers le Tyrol, tout en donnant le coup de grâce à Wurmser dont l’armée s’est évidemment reformée avec un espoir qui sera vite pulvérisé.

En passant par Brescia – le 30 août – il écrit d’abord à Joséphine : « Il n’est pas possible que tu te peignes mon inquiétude. Je t’ai laissée triste, chagrine et demi-malade. Si l’amour le plus profond et le plus tendre pouvait te rendre heureuse, tu devrais l’être... Je suis accablé d’affaires. » Il lance, en effet, ce même jour, une proclamation aux habitants du Tyrol qui va être envahi : « Vous sollicitez la protection de l’armée française, il faut vous en rendre dignes... Tyroliens, quelle qu’ait été votre conduite passée, rentrez dans vos foyers, quittez des drapeaux tant de fois battus et impuissants pour les défendre... Nous nous sommes rendus redoutables dans les combats ; mais nous sommes les amis de ceux qui nous reçoivent avec hospitalité. »

Il quitte Brescia pour Vérone la mort dans l'âme, car il n’a reçu aucune lettre de l’indifférente et dolente Joséphine : « Cela me met dans une inquiétude affreuse, lui dit-il. Tu étais un peu malade lors de mon départ. Je t’en prie ne me laisse pas dans une pareille inquiétude. Tu m’avais promis plus d’exactitude. Ta langue était cependant bien d’accord alors avec ton coeur... Pense à moi, vis pour moi, sois souvent avec ton bien-aimé et crois qu’il n’est pour lui qu’un seul malheur qui l’effraie ce serait de ne plus être aimé de sa Joséphine. Mille baisers, bien doux, bien tendres, bien exclusifs. »

Exclusifs !

Le 1er septembre, le voici à Peschiera. De là il s’apprête à foncer vers Trente où Wurmser s’est replié. Pour cela, il lui faut atteindre le nord du lac de Garde. Ayant occupé Ala, il annonce à Joséphine, avant de faire jeter un pont sur l’Adige : « Nous sommes en pleine campagne, mon adorable amie ; nous avons culbuté les postes ennemis ; nous leur avons pris huit ou dix chevaux avec un pareil nombre de cavaliers. La troupe est très gaie et bien disposée. J’espère que nous ferons de bonnes affaires et que nous entrerons dans Trente le dix-neuf. »

Le 19 fructidor, c’est-à-dire, le 5 septembre... Il tiendra parole.

Les « affaires » ont été « bonnes », grâce à la victoire, le 4 septembre, de Roveredo. Après avoir quitté les défilés de Marco, les Autrichiens s’étaient retirés dans Roveredo au débouché de la Vallarsa. « Une position inexpugnable, expliquera Bonaparte au Directoire : l’Adige touche presque à des montagnes à pic et forme une gorge qui n’a pas quarante toises de largeur, fermée par un village, un château élevé, une bonne muraille qui joint l’Adige à la montagne... Le général Dommartin fait avancer huit pièces d’artillerie légère pour commencer la fusillade ; il trouve une bonne position d’où il prend la gorge en écharpe... Trois cents tirailleurs se jettent sur les bords de l’Adige pour commencer la fusillade, et trois demi-brigades, en colonnes serrées, et par bataillon, l’arme au bras, passent le défilé. L’ennemi, ébranlé par le feu vif de l’artillerie, par la hardiesse des tirailleurs, ne résiste pas à la marche de nos colonnes ; il abandonne l’entrée de la gorge ; la terreur se communique dans toute la ligne, notre cavalerie le poursuit... Six ou sept mille prisonniers, vingt-quatre pièces de canon, cinquante caissons, sept drapeaux, tel est le fruit de la bataille de Roveredo, une des plus heureuses de la campagne. Notre perte ne va pas à deux cents hommes tués ou blessés ; celle des ennemis doit avoir été considérable. »

Le lendemain, 5 septembre, en annonçant dans une nouvelle lettre la prise de Trente, il ajoute : « Citoyens Directeurs, le 22 (fructidor), je serai à Bassano. Si l’ennemi m’y attend, il y aura une bataille qui décidera du sort de tout ce pays-ci... »

Il a annoncé la prochaine bataille ! II a même donné la date et le, nom qu’elle porterait dans l’histoire : Bassano, 22 fructidor – 8 septembre ! Il est si heureux que pour la première fois – hors deux lignes affectueuses – il n’adressera à Joséphine que ce bulletin de victoire : « L’ennemi a perdu, ma chère amie, dix-huit mille hommes prisonniers ; le reste est tué ou blessé. Wurmser, avec une colonne de quinze cents chevaux et cinq mille hommes d’infanterie, n’a plus d’autre ressource que de se jeter dans Mantoue. Jamais nous n’avons eu de succès aussi constants et aussi grands : l’Italie, le Frioul, le Tyrol, sont assurés à la République. Il faut que l’Empereur crée une seconde armée ; artillerie, équipages de pont, bagages, tout est pris. »

L’occupation de Bassano – Bassano del Grappa – a permis à Bonaparte de « fermer » la retraite des troupes autrichiennes vers Trente. Celles-ci – il l’avait prédit – ont été contraintes d’aller se réfugier dans Mantoue, dont le siège recommence aussitôt. En trois semaines, les Autrichiens ont ainsi perdu vingt-sept mille hommes et Marmont peut partir pour Paris emportant avec lui vingt-deux drapeaux. Ce même jour Ferrare, Bologne, Reggio et Modène se réunissent et forment la République Cispadane. Milan – où Bonaparte retrouve durant deux jours Joséphine – va devenir la capitale de la république lombarde, ou Transpadane, en attendant de prendre le nom de Cisalpine – souvenir de la conquête des Gaules par César.

Le 26, Bonaparte lance une proclamation aux Italiens : « Le temps est arrivé où l’Italie va se montrer avec honneur parmi les nations puissantes... Courez aux armes ! La partie de l’Italie qui est libre est peuplée et riche. Faites trembler les ennemis de vos droits et de votre liberté.

À cette lecture, le Directoire fait la grimace. Telle n’est pas la politique que Paris voudrait suivre en Italie ! Aussi Bonaparte, quelques jours plus tard – le 8 octobre – explique-t-il au Gouvernement : « Notre position en Italie est incertaine, et notre système politique très mauvais. On gâte tout. Je crois imminent, très imminent, que vous adoptiez un système qui puisse nous donner des amis, tant du côté des princes que du côté des peuples... »

Qu’on lui fasse confiance et qu’on le laisse diriger : « On n’attribuera pas ce langage à l’ambition, poursuit-il : je n’ai que trop d’honneurs et ma santé est tellement délabrée que je vais être obligé de vous demander un successeur. »

Il s’agit – bien sûr – d’une nouvelle menace. Que Paris lui donne carte blanche et il remplira les caisses du gouvernement ! Puisque, pour le Directoire, c’est là le principal ! Dans ce domaine, les cinq rois ne peuvent se plaindre : depuis le mois d’avril, l’armée d’Italie a drainé vers la République « quarante à cinquante millions ».

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Le 12 octobre, il quitte Milan, ou, plutôt, il s’arrache aux délices de Joséphine... et va demeurer deux jours à Modène. Seul compte Mantoue. Le 15, il décide d’explorer les environs de la ville. Il travaille – ainsi qu’il le fera si souvent plus tard – dans une berline équipée pour les besoins de la cause, une véritable voiture-bureau. Avec son frère Louis, avec Salicetti et Berthier, il parcourt la région entre Mantoue et Guastalla. La campagne est inondée. À un certain moment, il doit descendre de voiture et avoir recours à un Italien – le guide Bellentini – qui le porte sur son dos. Il a pris froid et le soir, en rentrant à Modène, il se sent fiévreux. Il sera malade durant deux jours. Berthier en avise même Joséphine le 16 octobre. Le « général » a une manière de grippe, accompagnée d’une violente migraine – ce qui ne l’empêche pas de tenir la plume et chaque jour lettres, rapports et ordres partent dans toutes les directions – et des billets brûlants s’envolent vers Joséphine.

Durant plus d’un mois, jusqu’au 14 novembre, il ne regagnera pas Milan et se tiendra surtout à Modène et à Vérone, d’où il refoulera à de nombreuses reprises les assiégés qui tenteront des sorties. Par deux fois – entre le 10 et le 13 novembre – Bonaparte sera même obligé de battre en retraite et Wurmser sera persuadé que les Français vont abandonner ce maudit siège.

Le 14, Napoléon quitte de nouveau Vérone, traverse l’Adige et atteint le village de Ronco. De là, trois chaussées traversent les marais. Celle du centre passe devant un bourg où l’on pénètre par un pont qui enjambe l’Alpone. Un pont et un bourg appelés Arcole. Arcole, que Wurmser, quittant une fois de plus Mantoue, vient d’occuper. Or, il est de la plus haute importance de s’emparer d’Arcole puisque, de là, les Français pourront déboucher sur les derrières des Autrichiens... mais le pont, – il existe toujours – bien occupé par l’arrière-garde ennemie, résiste à toutes les attaques.

Impossible de le franchir, en dépit des généraux français qui se précipitent à la tête de leurs colonnes. On voit Augereau empoigner un drapeau et parvenir à le porter jusqu’à l’extrémité du pont en criant à ses troupes :

— Lâches, craignez-vous donc tant la mort !

Mais les troupes ne suivent pas... « Cependant, a raconté Bonaparte, il fallait passer ce pont ou faire un détour de plusieurs lieues, qui nous aurait fait manquer toute notre opération ; je m’y portai moi-même, je demandai aux soldats s’ils étaient encore les vainqueurs de Lodi, ma présence produisit sur les troupes un mouvement qui me décide encore à tenter le passage... »

Napoléon, « indigné par l’hésitation de ses soldats », ainsi que nous le rappelle l’inscription gravée sur la colonne commémorative d’Arcole, s’empare alors d’un drapeau et réussit à le planter sur le pont. Électrisés, cette fois, les grenadiers s’avancent et parviennent jusqu’au milieu de l’ouvrage, lorsqu’un feu de flanc crépite. Et la scène qui suit est assez loin de la légende qui montre Bonaparte, saisissant ce drapeau sous un déluge de mitraille et de balles, et s’avançant sur le pont en entraînant ses hommes avec lesquels il va vaincre le monde... Napoléon rétablira les faits en racontant à Las Cases : « Les grenadiers de la tête, abandonnés par la queue, hésitent ; ils sont entraînés dans la fuite, mais ils ne veulent pas se dessaisir de leur général ; ils le prennent par les bras, les cheveux, les habits, et l’entraînent dans leur fuite, au milieu des morts, des mourants et de la fumée. Le général en chef est précipité dans un marais ; il y enfonce jusqu’à moitié du corps et au milieu des ennemis ». Un grand cri monte :

— Soldats, en. avant pour sauver le général !

Repêché, revenu à la tête de ses hommes, Bonaparte fonce maintenant sur l’ennemi et le force à évacuer le village. Mais la victoire – la victoire d’Arcole – n’aura lieu que le surlendemain – le mercredi 17. Les Français peuvent alors se dégager de ces effroyables marais et culbuter l’ennemi en plaine.

Napoléon le dira : c’est à la suite de cette journée d’Arcole que lui viendra « la grande ambition ». Le matin du 15, il n’était que le chef d’une horde en retraite ! Et si le pont d’Arcole est entré, ce lundi 15 novembre 1796, dans l’Histoire, lui est entré dans la légende !

Six mille Autrichiens ont été tués, cinq mille faits prisonniers. Le ministre Thugut, après avoir reçu à Vienne la nouvelle de la défaite autrichienne, pourra écrire : « Quand on considère que nous avons été deux contre un ! Que Bonaparte, jeune homme de vingt-sept ans, sans aucune expérience, avec une armée qui n’est qu’un ramassis de brigands et de volontaires, de moitié moins forte que la nôtre, bat tous nos généraux, l’on doit tout naturellement gémir sur notre décadence et sur notre avilissement... »

Ce même 17 novembre, la Grande Catherine rendait le dernier soupir. Avant de mourir, elle avait donné l’ordre à Souvarov de faire marcher soixante mille hommes au secours des Autrichiens. Mais le nouveau tsar – Paul Ier – prussien jusqu’à la moelle, ordonne à l’armée de faire demi-tour et informe Vienne que : « l’amitié dure, mais l’alliance tombe ».

Tout sourit à Bonaparte qui pourrait être le plus heureux des hommes s’il n’y avait Joséphine – Joséphine, ce lancinant tourment !

Le 19 novembre, harassé, ainsi qu’il le dira au Directoire, il rentre à Vérone par la porte de Venise. Il est accueilli en triomphateur : « Vive le libérateur ! » crie-t-on sous ses fenêtres.

Un jour, Prométhée enchaîné sur son rocher, il soupirera : « Oui, j’ai été heureux Premier Consul – lors de mon mariage, à la venue du roi de Rome, mais alors, je n’étais pas d’aplomb... Peut-être ai-je réellement plus joui après mes victoires en Italie. Quel enthousiasme, que de cris de « Vive le libérateur de l’Italie ! » À vingt-sept ans ! Dès lors, j’ai prévu ce que je pouvais devenir ! Je voyais déjà le monde fuir sous moi, comme si j’étais emporté dans les airs... »

Fonder une dynastie ? Certes pas ! Il ne pense encore qu’à devenir « le Brutus des rois et le César de la République ». Oui, tout paraît réuni pour faire de Bonaparte le plus heureux des hommes. Tout, sauf Joséphine. Le soir du 21, avant de retrouver son lit de camp, il lui écrit une nouvelle lettre passionnée : « Je vais me coucher, ma petite Joséphine, le coeur plein de ton adorable image, et navré de rester tant de temps loin de toi ; mais j’espère que, dans quelques jours, je serai plus heureux et que je pourrai, à mon aise, te donner des preuves de l’amour ardent que tu m’as inspiré. Tu ne m’écris plus, tu ne penses plus à ton bon ami, cruelle femme ! Ne sais-tu pas que sans toi, sans ton coeur, sans ton amour, il n’est pour ton mari ni bonheur ni vie. Bon Dieu ! que je serais heureux si je pouvais assister à l’aimable toilette, petite épaule, un petit sein blanc, élastique, bien ferme ; par-dessus cela, une petite mine avec le mouchoir à la créole, à croquer. Tu sais bien que je n’oublie pas les petites visites, tu sais bien, la petite forêt noire, je lui donne mille baisers et j’attends avec impatience le moment d’y être. Tout à toi, la vie, le bonheur, le plaisir ne sont que ce que tu les fais.

« Vivre dans une Joséphine, c’est vivre dans l’Élysée. Baiser à la bouche, aux yeux, sur l’épaule, au sein, partout, partout... »

Il peut enfin – le 25 novembre – quitter Vérone et mettre le cap sur Milan, après avoir écrit à sa chère créole deux autres lettres. Comme chaque jour, il lui crie son amour et son désir, il lui reproche son éternel silence, il la menace même : « Quel peut être ce merveilleux, ce nouvel amant qui absorbe tous vos instants, tyrannise vos journées, et vous empêche de vous occuper de votre mari ? Joséphine, prenez-y garde, une belle nuit, les portes enfoncées, et me voilà ! »

Le coeur battant —le 29 – sa voiture approche de Milan. Il a bien du mal à ne pas se pencher à la portière pour crier :

— Plus vite ! Plus vite !

Enfin, après ces six longues semaines, il va pouvoir la tenir dans ses bras. Le vainqueur d’Arcole aura sa récompense !...

Mais en arrivant il apprend qu’elle est partie pour Gênes – sans doute avec l’espoir d’y retrouver Charles. Est-ce en pensant à cette désillusion qu’il dira :

— L’amour est une sottise faite à deux ? La gorge serrée, les larmes prêtes à jaillir, il écrit à l’infidèle : « J’arrive à Milan, je me précipite dans ton appartement, j’ai tout quitté pour te voir, te presser dans mes bras... tu n’y étais pas : tu cours les villes avec des fêtes ; tu t’éloignes de moi lorsque j’arrive ; tu te ne soucies plus de ton cher Napoléon. Un caprice te l’a fait aimer, l’inconstance te le rend indifférent... »

Avec rage, il trace ces dernières lignes : « Ne te dérange pas, cours les plaisirs, le bonheur est fait pour toi. Le monde entier est trop heureux s’il peut te plaire, et ton mari seul est bien, bien malheureux. »

Le lendemain, il lui dira encore : « Quand j’exige de toi un amour pareil au mien, j’ai tort ; pourquoi vouloir que la dentelle pèse autant que l’or... mais ce que je mérite de la part de Joséphine ce sont des égards, de l’estime, car je l’aime à la fureur et uniquement... Adieu femme adorable, adieu, ma Joséphine. Puisse le sort concentrer dans mon coeur tous les chagrins et toutes les peines ; mais qu’il donne à ma Joséphine des jours prospères et heureux. Qui le mérite plus qu’elle ? Quand il sera constaté qu’elle ne peut plus aimer, je renfermerai ma douleur profonde, et je me contenterai de pouvoir lui être utile et bon à quelque chose. »

Craignant de lui avoir fait de la peine, il rouvre sa lettre « pour lui donner un baiser », et il ajoute : « Ah ! Joséphine, Joséphine ! »

Il était ce jour-là, nous dit un témoin, « hâve, maigre, la peau collant aux os, les yeux brillants d’une constante fièvre ». Ce nouveau coup de griffe lui a déchiré le coeur. La blessure est encore légère, cependant, depuis ces quatre jours où il a vainement attendu son retour, il s’est rendu compte avec quelle indifférence elle lui a manqué d’égards – le mot est de lui – il lui écrira sans doute encore tendrement, mais ne lui enverra plus de lettres enflammées...

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Le Directoire s’inquiétait chaque jour davantage.

« Vous êtes plus heureux que le peuple français, vous pouvez arriver à la liberté sans les révolutions et les crimes, écrira Bonaparte, le 1er janvier 1797, aux députés italiens réunis à Ferrare. »

On devine quelle sera la réaction des cinq directeurs – tous régicides – en lisant ces lignes. Le mot « crime » aura bien du mal à passer... Ils en ont maintenant la certitude. Bonaparte veut être le maître – et le maître absolu – même hors le champ de bataille.

Déjà, on s’en souvient, le 8 octobre, il avait traité de « très mauvais » le système politique ordonné par le Directoire en Italie et, afin qu’il ne puisse y avoir aucune ambiguïté, Bonaparte précisait encore : « Toutes les fois que votre général en Italie ne sera pas le centre de tout, vous courrez de grands risques... On n’attribuera pas ce langage à l’ambition. »

Il les avait quelque peu apaisés en leur rappelant la semaine suivante que la seule campagne d’été lui avait permis d’envoyer vingt millions vers Paris – en dépit de nombreuses « impostures de la Trésorerie ». Il leur faisait miroiter, en outre, la perspective de voir l’Italie « en produire le double », si on lui laissait les coudées franches.

L’image de ce pactole, passé et futur, ne parvenait point à apaiser les craintes du Directoire. Il estima que pour mettre fin à la dictature du nouveau proconsul, rien ne vaudrait mieux que la paix. Ainsi les raisons de l’indépendance politique exigée par le général en chef de l’armée d’Italie se trouveraient supprimées. C’est pourquoi le gouvernement chargea l’élégant général Clarke d’une double mission : d’abord négocier dès que possible l’arrêt des hostilités avec l’Autriche, ensuite contenir les ambitions de celui qui, au Luxembourg, faisait trembler les cinq rois. Fort heureusement, à Turin, Clarke rencontra quelques difficultés pour obtenir un passeport lui permettant de gagner Vienne et il n’eut d’autre ressource que de se rendre à Milan où son séjour allait surtout lui permettre de découvrir Bonaparte.

Il en était resté au petit protégé de Barras sorti des pavés de Vendémiaire. Aussi n’avait-il pour cet ambitieux qu’une estime médiocre ! Soudain Clarke se trouve en présence d’une manière de César, parlant de son armée et de sa politique, légiférant entre deux victoires, organisant ses conquêtes, créant des républiques-soeurs, changeant ses plans avec une extrême promptitude « lorsque les circonstances imprévues le commandent », dictant, tout en combattant, trente lettres ou ordres par jour. Il paraît à l’homme de confiance du Directoire aussi extraordinaire à la tête de ses commis que, l’épée à la main, lorsqu’il semble dicter à l’ennemi jusqu’à ses propres mouvements. À Clarke qui s’étonne de rencontrer une telle dualité chez le même homme, il aurait pu expliquer, comme il le dira plus tard :

— Qu’est-ce qui fait la force d’un général ? Ses qualités civiques, le coup d’oeil, le calcul, l’esprit, les connaissances administratives, l’éloquence et enfin la connaissance des hommes : tout cela est civil !

Après quelques jours, Clarke, véritablement fasciné, commence à comprendre les raisons de l’admiration montant vers le général victorieux, ainsi que l’extraordinaire ascendant qu’il exerce sur « tous les individus qui composent l’armée républicaine ». Il est assurément le maître absolu de ceux qui l’entourent. Tout part de lui et tout converge vers lui ! Sans doute joue-t-il au proconsul, mais Clarke, bien que peu républicain, ne l’en estime pas moins « l’homme de la République » et « sans autre ambition que celle de conserver la gloire qu’il s’est acquise ».

Le visiteur se trompe assurément en affirmant que jamais Napoléon ne sera « dangereux à son pays », c’est-à-dire au régime – Brumaire prouvera le contraire –, mais Clarke possède un don de voyance lorsqu’il remarque que Bonaparte ne pourrait devenir « l’homme d’un parti ». Napoléon ne semble pas plus appartenir aux royalistes qui le calomnient, qu’aux anarchistes qui auraient peut-être bien voulu en faire leur homme, mais que l’ancien lieutenant en second, nommé à ce grade par Louis XVI, n’aime guère. Il est lui-même, il est coulé en un moule à part et on ne peut le comparer à personne ! Clarke semble bien près de découvrir le bonapartisme.

« Ne pensez pas, conclut l’envoyé du Directoire à ses maîtres, que j’en parle par enthousiasme. C’est avec calme que j’écris et aucun intérêt ne me guide que celui de vous faire connaître la vérité : Bonaparte sera mis par la postérité au rang des plus grands hommes. »

Ainsi, pour la première fois, se trouve porté sur Napoléon un jugement qui sera ratifié par la postérité. D’autres contemporains commencent à deviner l’avenir. Au même moment, Lebrun, le futur consul alors député des Anciens, déclare à la tribune de l’Assemblée :

— J’attends Bonaparte à l’Histoire ; c’est elle qui lui assignera son véritable rang. Elle dira beaucoup du guerrier et mieux de l’homme d’État.

Le futur empereur achèvera la conquête de Clarke en lui démontrant qu’il fallait encore infliger quelques défaites à l’Autriche avant de songer à traiter avec elle. Pour obtenir une meilleure paix, il faut faire toucher terre aux Habsbourg des deux épaules ; or ils n’ont encore qu’un genou appuyé sur le sol ! Le jour ne tardera pas où ils devront demander merci.

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Le plan de l’ennemi était simple : dix-sept mille Autrichiens se trouvaient enfermés dans Mantoue avec « Wurmser. Le maréchal Alvinczy avec quatre-vingt mille hommes devait venir délivrer la vieille cité toujours assiégée par Bonaparte. Puis, avec cette centaine de milliers d’hommes – François II le pensait –, rien ne serait plus simple que de pulvériser les Français et de reprendre Milan... Un plan devant d’autant plus réussir que l’on savait Bonaparte malade et « jaune à faire plaisir ». L’on voyait même les Autrichiens lever leurs verres « à sa mort prochaine ».

Brûlant de fièvre, les yeux cernés, les joues creuses et blafardes, il ne s’en juche pas moins sur un cheval et prend, le 7 janvier, le chemin de Vérone qui va le conduire à Rivoli. En passant, il s’arrête à Mantoue, lance quelques ordres, ne s’attarde pas et repart vers Vérone. Il a, bien entendu, deviné la pensée de l’ennemi : descendre vers Mantoue par la vallée de l’Adige, couler du nord au sud de Trente à Vérone. Toujours harcelé par la fièvre – ce qui ne l’empêche pas d’avoir trois chevaux morts d’épuisement sous lui – il place ses troupes au nord de Vérone, du lac de Garde jusqu’aux bords de l’Adige, en passant par la citadelle de la Corona et par Rivoli qui commande l’entrée du défilé.

Le paysage est d’une prenante beauté, mais il s’agit bien de cela ! La situation est grave ce samedi 14 janvier.

Combien de stratèges se pencheront sur la bataille de Rivoli, et essayeront d’expliquer comment une armée considérable, forte de quatre-vingt mille hommes, a pu être battue par des troupes, deux fois moins nombreuses ! Au milieu de la matinée, la position des Français paraît cependant bien compromise. La veille, Joubert a été rejeté sur le plateau de Rivoli – ou plutôt, comme le précise un combattant, le bassin de Rivoli – et l’ennemi semble maintenant vouloir contourner les troupes françaises, et même les encercler... Lorsque les combattants voient en effet les crêtes des montagnes se couvrir de troupes autrichiennes qui s’applaudissent elles-mêmes à grands claquements de mains, l’inquiétude, l’angoisse font porter tous les yeux vers Bonaparte qui, après avoir regardé l’avalanche prête à l’engloutir, se contente de déclarer avec calme :

— Ils sont à nous !

Il faut toute la confiance aveugle que les officiers témoignent à leur chef pour ne pas se demander si la fièvre n’est pas en train de jouer un mauvais tour à leur idole. Assurément, prise comme dans un moule à gaufre, l’armée française va être écrasée ! Paisiblement, il répète :

— Ils sont à nous !

Quelle folie ! De tous les côtés, ne se trouve-t-on pas cerné, alors que Bonaparte n’a avec lui que les seules divisions de Joubert et de Masséna ?

— Ils sont à nous !

Il ne remarque même pas les boulets qui, tirés de l’autre côté de l’Adige, tombent sur la position française. Soudain, on voit arriver de l’ouest une nouvelle colonne. Cette fois l’encerclement sera total ! Mais Bonaparte, souriant, répète :

— Ils sont à nous !

La colonne est française ! Il s’agit de la 18e demi-brigade. Son chef, le général Mounier, ayant vu l’ennemi se glisser entre ses hommes et Bonaparte, a pris sur lui d’attaquer l’arrière-garde autrichienne et, étant parvenu à la vaincre, débouche ainsi sur le champ de bataille, musique en tete et drapeaux déployés. Cette arrivée, racontera un témoin, « fit un effet dont nous avions besoin et, retournant le moral des soldats, changea notre situation au point de faire succéder chez le plus grand nombre, l’enthousiasme au découragement. »

Bonaparte, « incapable de ne pas tirer le plus grand parti de cette arrivée », se porte aussitôt au galop sur le front de la demi-brigade.

— Bravo 18e ! crie-t-il, vous avez cédé à un noble élan, vous avez ajouté à votre gloire ; pour la compléter, en récompense de votre conduite, vous aurez l’honneur d’attaquer les premiers les troupes qui ont eu l’audace de nous tourner.

Des vivats lui répondent et la 18e demi-brigade, en colonne d’attaque par bataillons, accompagnés de quelques troupes disponibles et tout en tirant « de bas en haut », fonce vers les crêtes occupées par l’ennemi, en arrière des positions de Bonaparte. Les assaillants entendent avec joie le sourd grondement des boulets français passer par-dessus les têtes et préparer le terrain au sommet. Haletants, ils débouchent sur les positions autrichiennes et jouent avec tant d’ardeur de la baïonnette que, nous rapporte le futur général Thiébault, « la terre est jonchée de cadavres, des centaines d’ennemis sont précipités dans les abîmes ». Murat galope à la tête de ses escadrons, fonce sur l’ennemi et achève la victoire, cette victoire qui assure non seulement « le sort des troupes présentes, mais aussi de toute notre armée ». Les conquêtes françaises, fort compromises une heure auparavant, sont sauvées !

À la tête de son régiment, le jeune colonel Lasalle, âgé de vingt-trois ans, fait merveille. Aussi, le soir venu, lorsque Bonaparte le voit prêt à défaillir de fatigue, il lui dit en souriant, en montrant le « tas » des drapeaux ennemis :

— Couche-toi dessus, Lasalle, tu l’as bien mérité !

Le lendemain – dimanche 15 janvier – Bonaparte fait « achever » les dernières troupes ennemies – celles d’Alvinczy – puis se met au lit à Roverbella et écrit à sa femme : « J’ai battu l’ennemi. Kilmaine t’enverra la copie de la relation. Je suis mort de fatigue. Je te prie de partir tout de suite pour te rendre à Vérone. J’ai besoin de toi, car je crois que je vais être bien malade. Je te donne mille baisers. Je suis au lit. »

Bien que « mort de fatigue », dès le lendemain il monte à cheval, se tourne vers Mantoue, et y « jette » Masséna. À La Favorite, « l’enfant chéri de la victoire » – le surnom a été donné à Masséna par son chef – bat les troupes de Provera qui tentent de délivrer la ville, et le général autrichien se rend avec ce qui reste des débris de son corps.

Wurmser, dès le lendemain, capitule. Mantoue ouvre ses portes aux Français.

À Paris, la nouvelle de la bataille de Rivoli et l’annonce de la chute de Mantoue, venant après les dépêches de Lodi et d’Arcole, déclenchent un immense enthousiasme. Peu importe que les royalistes témoignent leur rancoeur en traitant le vainqueur d’Arcole de « bâtard de Mandrin » et ses victoires de « gloire de tréteaux » ! Les agents de Louis XVIII ont beau se faire l’écho de prédictions envoyant « le jeune héros » se faire fusiller place de la Révolution, la joie populaire est indescriptible et ne se trouve ternie que par la crainte de voir Bonaparte trop s’exposer aux balles ennemies. Les gazettes placent Napoléon « au-dessus de l’homme », et le Directoire, ne pouvant plus endiguer le flot, prend le parti de se laisser emporter par lui. Il ne saurait maintenant plus être question de mettre le vainqueur de l’Italie en tutelle ! Les directives lui sont adressées avec d’infinies précautions. « Ce n’est point au surplus un ordre que vous donne le Directoire exécutif, lui écrira-t-on, c’est un voeu qu’il forme. » On recommande même à Clarke de ne point prêter l’oreille aux propositions autrichiennes « sans l’avis de Bonaparte ».

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En attendant de traiter avec Vienne, il faut abattre la puissance de Rome. Le Pape – on le comprend – ne s’est pas remis des conditions draconiennes qui lui ont été imposées l’été dernier. Il a relevé la tête. Tous les anciens griefs de la France contre la Papauté reviennent sur le tapis : Pie VI – Jean-Ange Braschi – avait lancé des brefs contre la Révolution, avait accordé sa protection aux prêtres réfractaires et, en 1793, avait laissé assassiner Basseville, envoyé de la République !

Déjà deux mois auparavant, Garnot avait écrit à Bonaparte pour lui recommander « de briser le trône de la bêtise » et « de planter sur sa capitale l’étendard de la liberté ». On incitera d’abord les sujets des Légations – Bologne, Ferrare et la Romagne – à secouer le joug papal. Puis, – le 22 janvier, Une semaine après Rivoli – le général en chef ordonne au ministre de la République à Rome de quitter la Ville Éternelle puisque le Saint-Siège l’a « abreuvé d’humiliations... et a mis tout en usage pour l’en faire sortir ».

Le même jour, il écrit au secrétaire d’État, le cardinal Mattei : « Les étrangers qui influent la cour de Rome, ont voulu et veulent encore perdre ce beau pays ; les paroles de paix que je vous charge de porter au Saint-Père ont été étouffées par ces hommes pour qui la gloire de Rome n’est rien, mais qui sont entièrement vendus aux cours qui les emploient. Nous touchons au dénouement de cette ridicule comédie. Vous êtes témoin du prix que j’attachais à la paix et du désir que j’avais de vous épargner les horreurs de la guerre... » Il ajoute cependant à sa lettre ces lignes apaisantes : « Quelque chose qui puisse arriver, je vous prie d’assurer Sa Sainteté qu’elle peut rester à Rome sans aucune espèce d’inquiétude. Premier Ministre de la religion, il trouvera à ce titre, protection pour lui et son Église... »

Il n’est donc pas question de marcher sur la Ville Éternelle, mais plus modestement contre les légations !

Le mercredi premier février, de Bologne où Joséphine est venue le retrouver, il déclare la guerre au Pape et, dès le lendemain, se dirige vers Faenza, possession romaine qui va tomber comme un fruit mûr. Une seule division commandée par Junot – après une canonnade presque symbolique – fait mettre bas les armes « avec docilité » aux soldats de Pie VI. Bonaparte peut marcher vers Ancône qui se rendra, ainsi qu’il l’annoncera à Joséphine, après une « petite fusillade et un coup de main ».

Ébloui lui-même par ses prouesses, il peut écrire le 10 février, au Directoire : « Nous avons conquis en peu de temps la Romagne, le duché d’Urbino et la marche d’Ancône... la ville d’Ancône est le seul port qui existe depuis Venise, sur l’Adriatique ; il est, sous tous les points de vue, très essentiel pour notre correspondance de Constantinople : en vingt-quatre heures on va d’ici en Macédoine ! ».

Ayant des vues encore plus larges, il précisera la semaine suivante : « Il faut que nous conservions le port d’Ancône à la paix générale, et qu’il reste toujours français ; cela nous donnera une grande influence sur la Porte Ottomane et nous rendra maîtres de la mer Adriatique... »

Son rêve de grandeur commence à se tisser.

Il se porte le 16 février à Tolentino à la rencontre des trois cardinaux désignés par le Pape « pour signer un traité » qui, affirme Bonaparte, donnera au Saint-Père « de longs repentirs sur sa levée de boucliers ». Dans le sévère palais Parisani – aujourd’hui Bezzi – on montre toujours la sala et la camera dì Napoleone où Bonaparte se mit au travail « avec cette prêtraille », se forgeant, selon son expression, un masque terrible et « un parler de croquemitaine ». Les conditions qu’il veut imposer au Pape sont si dures que le cardinal Mattei se jette à genoux. Bonaparte cède sur des points qu’il a exigés uniquement pour terrifier les plénipotentiaires. Finalement il obtient le principal : Bologne, Ferrare, la Romagne, Ancône, la fermeture des ports romains aux Anglais... sans parler d’innombrables objets et d’un joli monceau d’or qui va réjouir les Directeurs. Il en parlera le lendemain dans sa lettre adressée au Luxembourg, en expliquant pourquoi il avait préféré ne pas marcher sur la Ville Éternelle : « Trente millions valent pour nous dix fois Rome, dont nous n’aurions pas tiré cinq millions... Cette vieille machine se détraquera toute seule. »

La papauté se « détraquera » en effet. L’année suivante, après le meurtre du général Duphot à Rome, le pape, devenu le prisonnier de la jeune république sera contraint de quitter la Ville Éternelle occupée par Berthier{16}.

Bonaparte adresse également un bulletin de victoire à Joséphine – désespérément silencieuse – et la supplie de venir lui apporter, à Ancône ou à Rimini, la récompense du vainqueur. Puis il ajoute, le chagrin le serrant à la gorge : « Pas un mot de ta main, bon Dieu ! qu’ai-je donc fait ? Ne penser qu’à toi, n’aimer que Joséphine, ne vivre que pour ma femme, ne jouir que du bonheur de mon amie, cela doit-il mériter de sa part un traitement si rigoureux ? Mon amie, je t’en conjure, pense souvent à moi, et écris-moi tous les jours. Tu es malade, ou tu ne m’aimes pas ! Crois-tu donc que mon coeur soit de marbre ? Et mes peines t’intéressent-elles si peu ? Tu me connaîtrais bien mal ! Je ne puis le croire. Toi, à qui la nature a donné l’esprit, la douceur et la beauté, toi qui, seule, pouvais régner dans mon coeur, toi qui sais trop, sans doute, l’empire absolu que tu as sur moi ! Écris-moi, pense à moi, et aime-moi... Pour la vie tout à toi. »

Le 24 février, après être passé par Ravenne et Rimini, il arrive à Bologne où il retrouve enfin sa femme qui, bien entendu, n’a pas voulu descendre jusqu’à l’Adriatique ainsi qu’il le lui avait demandé.

Après cinq nuits d’amour, il gagne Mantoue où il prépare sa campagne décisive : la marche sur Vienne, qui, dans sa pensée, après Arcole et la chute de Mantoue, doit amener la maison d’Autriche à Canossa et apporter la paix, tant sur le Rhin que sur les Alpes. Grâce aux renforts apportés par Bernadotte, Bonaparte a maintenant sous ses ordres soixante-quatorze mille hommes. En face de lui, il trouvera l’armée autrichienne commandée par un adversaire de taille : l’archiduc Charles, fils de Léopold II, neveu de Marie-Antoinette, qui a été nommé maréchal après la campagne de 1793. Il a battu Moreau à Rastadt et Jourdan à Amberg et à Wurtzbourg. Le 9 mars, Bonaparte quitte Mantoue et porte son quartier général à Bassano. Bien secondé par Masséna, il forme le projet de s’avancer au coeur des États autrichiens. Il fera frémir ainsi celui qui sera un jour son beau-père.

Le 10 mars, du quartier général, il lance cet ordre du jour à l’Armée, véritable bilan de la dernière campagne : « Vous avez remporté la victoire dans quatorze batailles rangées et soixante-dix combats ; vous avez fait plus de cent mille prisonniers, pris à l’ennemi cinq cents pièces de canon de campagne, deux mille de gros calibre, quatre équipages de pont. Les contributions mises sur les pays que vous avez conquis ont nourri, entretenu, soldé l’armée pendant toute la campagne ; vous avez, en outre, envoyé trente millions au ministère des Finances pour le soulagement du Trésor public. Vous avez enrichi le Muséum de Paris de plus de trois cents objets, chefs-d’oeuvre de l’ancienne et nouvelle Italie, et qu’il a fallu trente siècles pour produire... »

La nouvelle campagne va s’ouvrir.

Point n’est question, cette fois, de se comporter comme en pays conquis. Les Français en progressant vers le centre de la mosaïque autrichienne trouveront « un brave peuple accablé par la guerre qu’il a eue contre les Turcs, et par la guerre actuelle ». Selon le général en chef, les habitants des états autrichiens gémissent victimes « de l’aveuglement » et de « l’arbitraire » de leur gouvernement. Sans rire, Bonaparte essaye de faire croire à ses hommes qu’il n’y a pas un sujet de l’empereur François qui ne soit convaincu que l’or de l’Angleterre a corrompu les ministres viennois !

— Vous respecterez leur religion et leurs moeurs, recommande-t-il aux vainqueurs de l’Italie ; vous protégerez leurs propriétés : c’est la liberté que vous apportez à la brave nation hongroise !

Le 12 mars, en dépit d’un temps exécrable, – on se trouve en ventôse, le bien nommé – l’armée suivant son chef, remonte la vallée de la Piave. La rivière a quitté son lit et est devenue torrent. Bonaparte et ses hommes franchissent l’obstacle, de l’eau jusqu’aux aisselles, – « en se donnant le bras », nous dit l’adjudant Dupin – et poursuivent l’Archiduc qui s’est replié vers la Tagliamento. Le fleuve – il donnera bientôt son nom à un département franco-italien, chef lieu Trévise... – est d’une largeur de huit cents à neuf cents mètres, et ses eaux sont en crue. Des aides de camp de Bonaparte l’explorent. Des gués sont trouvés et la division de Bernadotte passe la première, sur l’autre rive, fouettée par la voix chaude de son chef :

— Soldats de Sambre et Meuse, l’armée d’Italie vous contemple !

Grâce à la cavalerie de Murat qui prend les uhlans autrichiens à revers, l’archiduc Charles est obligé, de nouveau, de se replier et repasse l’Isonzo. La route de Vienne est ouverte ! Le général en chef pourra l’écrire au Directoire : « Jusqu’à cette heure, le prince Charles a plus mal manoeuvré que Wurmser et Beaulieu... »

Tout en donnant l’ordre à ses troupes de poursuivre leur marche victorieuse, il adresse à l’Archiduc ces mots, dignes de la légende qu’il tisse avec tant de science :

« Monsieur le général en chef, les braves militaires font la guerre en désirant la paix... Avons-nous assez tué de monde et commis assez de maux à la triste humanité ?... Je me trouverais plus fier de la couronne civique que je m’estimerais avoir méritée que de la triste gloire qui peut revenir des succès militaires. »

C’est la sagesse. Et peut-être y pensera-t-il lorsqu’il s’exclamera un jour :

— Dans les temps héroïques, le général c’était l’homme le plus fort ; dans les temps civilisés, le général, c’est le plus intelligent des braves !

L’armée de Bonaparte se trouve en effet affaiblie par les garnisons laissées derrière elle en Italie. Ainsi qu’il l’écrit à Clarke : « On n’a pas prétendu qu’avec cinquante mille hommes, je garderais l’Italie, et que je culbuterais la maison d’Autriche !... »

Il n’en continue pas moins à progresser, ayant battu – et bien battu – les deux armées de l’empereur d’Autriche. Le 6 avril, il sera à trente lieues de la capitale autrichienne. À Vienne, « on fait circuler par ordre de la cour d’énormes pancartes chez tous les grands ministres, les grandes maîtresses, dans toutes les antichambres de la famille impériale, portant ordre d’emballer au plus vite et de se tenir prêts à partir ». Comme l’a dit Albert Sorel, « la peur l’emporte ». Aussi Thugut décide-t-il de traiter. Et le 7 avril – à minuit – à Judenburg, un armistice de cinq jours est signé.

Le 13 avril, à dix-sept heures, se déroule à Leoben la première entrevue entre Bonaparte et les généraux autrichiens Merveld et Beauregard. Les conférences se tiendront dans un pavillon « neutralisé » situé dans un jardin du faubourg de Munchthal, – le jardin Dietel – environné de bivouacs français. Un monument représentant un Amour trompettant perpétue encore le souvenir de la rencontre – mais il a été élevé à la seule gloire du vaincu...

Cinq jours plus tard, les célèbres « préliminaires » de Leoben sont prêts à être signés. On relit pour la dernière fois le texte. Mais Bonaparte fronce les sourcils : les commissaires autrichiens ont placé en tête du traité que « l’Empereur reconnaissait la République française... »

— Effacer, s’exclame Napoléon, l’existence de la République est aussi visible que le soleil ; un pareil article ne pourrait convenir qu’à des aveugles ; nous sommes maîtres chez nous, nous voulons y établir le gouvernement qu’il nous plaît, sans que personne y trouve à redire.

« Les idées de l’Empereur et celles du Directoire différaient essentiellement, expliquera Clarke au gouvernement. Il fallait donc trancher le noeud gordien. Un nouvel Alexandre l’a fait avec l’intention de servir efficacement la République. »

Dès le lendemain des échanges de signatures des préliminaires de paix entre la République française et l’Empereur et roi, Bonaparte écrit au Directoire : « Je vous demande du repos, ayant acquis plus de gloire qu’il n’en faut pour être heureux... une carrière civile sera, comme ma carrière militaire, une et simple. »

Napoléon a fait un nouveau pas. C’est bien là une menace à peine voilée... Autrement dit : ou vous me laissez maître de régir nos conquêtes et de traiter avec l’ennemi, où je viens prendre votre place.

Le Directoire s’incline, mais fait la grimace – d’autant plus que les Préliminaires signés avec précipitation, laissent « une infinité d’objets indéterminés ».

Comment pouvait-il en être autrement ? L’Italie se soulevait, Joubert se trouvait, au Tyrol, en fâcheuse posture et le Pape mettait tout en oeuvre pour prouver que « la vieille machine » existait encore. Quant aux Autrichiens, ils ne voyaient qu’une chose : gagner du temps et éloigner les baïonnettes françaises de la route de Vienne. Cependant, en dépit de cette hâte, une conférence avait été prévue – elle aura lieu quelques mois plus tard dans le Frioul – et l’Autriche avait déjà admis le principe de céder la rive gauche du Rhin et de reconnaître ainsi les frontières de la terrible république. L’Empereur, non sans soupirer, acceptait de renoncer à la Lombardie, mais demandait des compensations.

Une compensation pour avoir été battu ? On lui promit de mettre la question sur le tapis lors de la signature du traité de paix.

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Un mois auparavant, encore à Palmanova, Napoléon avait reçu le Vénitien Pezzaro, chef du parti autrichien qui dirigeait les affaires de la République de Venise. La ville venait alors d’ouvrir ses portes et les drapeaux français flottaient à Tarvis, au-delà de l’Isonzo.

— Ai-je tenu parole ? avait dit Bonaparte à Pezzaro ; le territoire vénitien est couvert de mes troupes ; les Allemands fuient devant moi ; je serai sous peu de jours en Allemagne. Que veut votre république ? Je lui ai offert l’alliance de la France, l’accepte-t-elle ?

— Non, répondit Pezzaro. Venise se réjouit de vos triomphes, elle sait bien ne pouvoir exister que par la France ; mais, fidèle à son antique et sage politique, elle veut rester neutre. D’ailleurs, à quoi pourrions-nous être bons ?... Avec des armées si immenses, avec des populations entières sous les armes, quel cas pour-riez-vous faire de nos secours ?

— Mais, continuerez-vous vos armements ?

— Il le faut bien... Brescia et Bergame ont levé l’étendard de la rébellion. Nos fidèles sujets sont menacés à Crema, à Chiari, à Vérone ; Venise même est agitée.

— Eh bien, s’était exclamé Napoléon, tout cela n’est-il pas une raison de plus pour accepter les propositions que je vous ai faites ? Elles termineront tout. Songez-y : le moment est plus décisif pour votre république que vous ne pensez ; je laisse en Italie plus de forces qu’il n’en faudrait pour vous soumettre, je quitte l’Italie pour m’enfoncer en Allemagne ; s’il y avait sur mes derrières des troubles par votre faute, si mes soldats étaient insultés par l’impulsion que vous donnez aux vôtres contre les Jacobins, ce qui n’eût pas été un crime quand j’étais en Italie, en serait un irrémédiable sitôt que je serais en Allemagne ; votre république cesserait d’exister, vous auriez prononcé sa sentence. Si j’ai à me plaindre de vous, vainqueur ou vaincu, je ferai la paix à vos dépens !

Pezzaro « s’étendit en voeux, en justifications, protestations », et on s’était séparé...

Le doge, s’imaginant que Bonaparte, tout occupé par sa marche sur Vienne ne pouvait s’inquiéter de Venise, n’avait pas tardé à jeter le masque et, le 9 avril, à Judenburg, Bonaparte apprit que la ville s’était révoltée contre les Français. Il avait aussitôt donné l’ordre à Junot de redescendre vers Venise avec cette lettre adressée à la vieille République :

« Croyez-vous que, dans un moment où je suis au coeur de l’Allemagne, je sois impuissant pour vous faire respecter le premier peuple de l’Univers ? Croyez-vous que les légions d’Italie souffriront le massacre que vous excitez ! Le Sénat de Venise a répondu par la perfidie la plus noire aux procédés généreux que nous avons toujours eus avec lui. Si vous ne prenez pas sur-le-champ les moyens de dissiper les rassemblements ; si vous ne faites pas arrêter et livrer en mes mains les auteurs des assassinats qui viennent de se commettre, la guerre est déclarée »

Les choses depuis une semaine ne se sont guère arrangées et à Vérone, ville de l’État de Venise, la veille de la signature des préliminaires, le jour même de Pâques, le peuple se soulève à la suite des maladresses du général Belliard. Ces « Pâques Véronaises » vont se prolonger par le massacre des blessés français dans les hôpitaux, tandis qu’à Venise, le fort de San Andréa tire sur le navire français Libérateur d’Italie, qui était parvenu à pénétrer dans la lagune. La plus grande partie de l’équipage est massacrée. Cependant Bonaparte ne donne par l’ordre de brûler Vérone, mais de reprendre la ville tombée aux mains d’Andréa Erizzo.

— Qui payera l’écot ? faisait dire l’auteur d’un dessin satirique à un aubergiste s’adressant à Bonaparte partant sans payer.

— Tais-toi, c’est la République de Venise.

La superbe Venise fit plus que « payer l’écot ». Les Pâques véronaises coûtent la vie à la République.

— Ces coquins-là me le payeront ! s’exclame Bonaparte. Leur république a vécu.

Le dernier doge est « démissionné » le 12 mai, et, le 14, les soldats français défilent place Saint-Marc.

Le 7 avril 1796, à Albenga – il avait quitté Nice la semaine précédente à la tête d’une horde de loqueteux – Bonaparte décidait d’attaquer les passages où les Apennins se détachent des Alpes : la campagne d’Italie commençait. Le 7 avril 1797, à Judenburg, alors que seuls les monts du Semmering le séparaient de Vienne, Bonaparte signait la suspension d’armes qu’il avait offerte aux Autrichiens.

En une année, le « général Vendémiaire » est devenu le maître de toute l’Italie du nord, et, véritable proconsul, il va y régner durant six mois.