XXVII

Je n’ai pas assisté à la représentation du Manège espagnol. Comment aurais-je pu m’intéresser à une autre histoire que la mienne ? Qui tournait mal, bien sûr.

Je suis sorti aussi discrètement que possible, par la porte principale pour ne pas risquer de croiser ma mère dans le couloir qui menait aux loges d’artistes. Je préférais me souvenir de sa voix, loin d’ici, où, de toute façon, on la faisait taire.

Dans le hall de la Compagnie du Cercle d’or, une demi-douzaine de jeunes gens, des étudiants sérieux qui lisent le journal Le Monde et ne s’habillent pas en dimanche pour venir au théâtre, et des filles sans maquillage bavardaient en attendant l’ouverture.

Que savaient-ils de Jean-Paul Raimond leur idole ? Si je leur avais dit qu’il maltraitait ma mère, auraient-ils seulement été déçus ? Non, ils m’auraient pris pour un fou.

Je n’avais d’ailleurs pas envie de raconter cela à quiconque. On n’est jamais heureux ou malheureux qu’en soi.

J’ai marché assez longtemps en direction de la porte de Clichy, et je me souviens avoir regretté l’oubli de mon appareil photo. Le port de Gennevilliers, avec ses grues, ses péniches endormies et ses échafaudages éclairés par endroits de points rouges et bleus comme un gigantesque arbre de Noël, aurait fait un cliché impressionnant.

Mado m’avait juré que je pouvais devenir un vrai photographe. Elle était très fière des portraits que j’avais tirés d’elle le soir de mon anniversaire.

— Tu as des dons, il faut que tu t’entraînes à chaque occasion, tu dois avoir l’œil partout…

Depuis, je ne quittais pas mon Kodak, j’avais même photographié Pepa en cachette dans ma chambre. Toute nue.

De « La Maison rose » aussi j’avais fait des photos la veille de la fermeture définitive par la police. Il me restait au moins cela. On ne devine pas à voir la mine réjouie du gros Samyr qu’il va être arrêté quelques heures plus tard. M. Mathias, lui semble se douter de ce qui l’attend. C’était la tête pensante du groupe. Tous les journaux l’ont écrit : « Un personnage d’ombre, un tortionnaire de bonne famille », précisait l’Humanité, qui dénonçait « La Maison rose » comme étant « le repère mondain des profiteurs de la guerre ».

Je l’avais échappé belle ! Mado, qui découpait les articles, me disait souvent :« Tu es un bon garçon, Laurent, ça te sauvera toujours. »

Il était vingt et une heure quinze, Jean-Paul Raimond épatait ses admirateurs, peut-être s’était-il excusé auprès de ma mère avant d’entrer en scène. Républicain, superbe et généreux, prêt à mourir debout pour la révolution.

Je m’obligeais à le croire.

Ce n’était pas possible autrement. Je n’étais pas né d’une femme vaincue. Je suis allé dans un café téléphoner à Mado que j’arrivais. Elle avait attendu longtemps.

— Tu as dîné ?

— Non, mais je n’ai pas faim.

Je n’étais pas rentré depuis six jours et mon couvert était mis. Au fond je n’en avais pas douté.

Mado ne broncha pas, tandis que je reprenais ma place à la maison, elle changeait l’eau des anémones.

— Il fait trop chaud ici, tu ne trouves pas ?

— Non il fait bon…

C’était l’hiver. Quand on n’est bien nulle part, on va dormir n’importe où.

J’avais traîné six jours, avec dans ma poche une lettre officielle du ministère des Armées que Lucienne m’avait fait suivre en urgence. Je ne l’avais même pas décachetée. Le voyage qu’on me proposait ne méritait pas un regret.

Mado portait son éternel peignoir blanc, celui que j’aimais, et cela me suffisait pour le moment.

— Avant que je n’oublie, me dit-elle, le professeur Germain t’a appelé la semaine dernière, il voudrait que tu lui rapportes un tirage de sa photo…

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Que tu allais revenir d’un jour à l’autre et que je te ferais la commission… Voilà c’est fait !

— Je lui téléphonerai demain, mais je n’ai rien à lui apprendre qu’il ne sache déjà… J’ai vu ma mère… C’est tout.

Mado a fermé les yeux pour retenir ses larmes et parce que les mots s’étranglaient dans ma gorge, je suis allé poser ma joue contre la sienne.

Dans un bistrot de Gennevilliers, les comédiens de la Compagnie du Cercle d’or fêtaient ensemble leur triomphe et peut-être que Maria Luisa Rodriguez levait son verre pour trinquer avec eux. Avec lui.

Plus tard, beaucoup plus tard, quand Mado m’a regardé, son rimmel délavé lui faisait comme un masque de théâtre.

— C’est promis, lui dis-je, on part pour Istanbul.

— Tout de suite ?

— Oui, tout de suite… Enfin, demain.

Elle a ri, et j’ai goûté son rouge à lèvres pour la première fois, et je lui ai fait l’amour pour de vrai. Comme un homme.