III

Je suis passé inaperçu. Personne ne m’attendait sur le quai de la gare d’Austerlitz, en cette matinée chaude de juin 1959.

À cette époque, il valait mieux ne pas se faire remarquer.

Je portais une valise ordinaire et, sur l’épaule, un sac de sport en toile bleu marine. Rien dans mon comportement ne laissait à désirer. J’avais, Dieu merci, le teint pâle et les cheveux normalement coupés, ce qui m’évita toutes sortes d’ennuis avec la police.

Il y avait de la poussière sur le trottoir du boulevard Arago, que je remontais à l’ombre des marronniers qui m’en rappelaient d’autres. On ne se défait pas facilement des arbres aux pieds desquels on a grandi.

Je ne connaissais Paris que de réputation et je marchais à tout hasard dans l’espoir de me familiariser avec ses rues, ses places et ses carrefours où « l’histoire a laissé des traces », disait avec un rien d’emphase M. Lavoinie, professeur en titre au collège de Bellac. Sa voix grave et sonore, pareille à celle d’un acteur de théâtre, me revint en mémoire lorsque je découvris la place Denfert-Rochereau, qui n’a rien d’extraordinaire à première vue, si ce n’est le lion verdâtre qui encombre le centre pour des raisons sans doute historiques que j’ignore encore.

Je n’étais pas « monté » à Paris pour faire du tourisme mais pour y vivre, le plus discrètement possible, en attendant d’autres propositions.

Je me suis assis à la terrasse d’une brasserie nouvelle, décorée de Formica orange. De là, j’ai regardé passer des lycéens qui revenaient certainement de la piscine. Ils avaient des joues fraîches et les cheveux un peu décolorés par l’eau de Javel ; trois d’entre eux portaient des raquettes de tennis ; des filles du même âge balançaient leurs nattes en riant. Tant d’insouciance faisait plaisir à voir. Quelque chose pourtant m’interdisait d’y croire.

J’avais eu quinze ans dans un département de France, que je venais de quitter le matin même, mais je n’étais pas là pour m’amuser. Je buvais un jus de fruit dans l’indifférence générale.

Il serait bientôt l’heure de retourner au bureau ; les secrétaires et les vendeuses du quartier avaient d’autres soucis que moi. Une arroseuse municipale éclaboussa quelques robes aux couleurs claires. Un spectacle parfaitement de saison, qui devait retenir mon attention plusieurs minutes. Une dame, plutôt bien de sa personne, me demanda la permission d’utiliser la chaise sur laquelle j’avais placé mon sac de sport.

Je la lui donnais avec empressement. Elle me remercia et s’installa à ma table pour se plonger aussitôt dans la lecture d’un dossier chargé de formulaires et de pièces administratives, que l’on trouve d’habitude sur le bureau d’un avocat ou d’un notaire. Elle mit ses lunettes pour s’intéresser de plus en plus à un fascicule intitulé : « Règlement intérieur des prisons. »

Pour quoi ? Pour qui se privait-elle d’un bel après-midi d’été ?

Nous étions à deux pas de la Santé et je pouvais imaginer mille réponses passionnantes à cette question.

On ne sait finalement jamais à côté de qui on consomme des boissons fraîches !

J’ai hésité longuement avant d’oser déranger cette dame qui releva à peine la tête pour tremper ses lèvres dans le verre qu’un garçon pressé venait de déposer devant elle. L’humeur des gens est si imprévisible que j’évite le plus souvent de me faire remarquer.

Il fallait pourtant, ce jour-là, que je me présente à quelqu’un. La dame tombait bien.

J’ai attendu qu’elle se redresse et pose enfin un regard sur moi pour lui décliner mon identité. Elle parut étonnée que je lui adresse la parole sans raison valable.

J’avais épelé mon nom comme devant une maîtresse d’école ou un commissaire de police. Elle ne m’en demandait pas tant.

Elle me fit part, néanmoins, de son enchantement et s’excusa de devoir partir précipitamment.

— Raison d’État. Je ne peux pas vous en dire plus, vous comprenez ?

— Oui ! fis-je l’air entendu.

Elle s’éloigna, lourde d’un secret que j’aurais aimé partager et j’ai pensé que Paris me réserverait d’autres surprises.

Je voulais d’abord me rapprocher de la mairie du XIIe arrondissement, une idée fixe que j’entretenais depuis mon enfance et qui me rassurait.

Une employée aux écritures se souvenait peut-être du matin d’octobre où elle prit bonne note de ma naissance ? Avec un peu de chance, un détail l’aura frappée et nous bavarderons, elle et moi, du temps qui passe et de son beau métier.

— Pensez, me dira-t-elle, j’ai enregistré 52 525 enfants en dix-huit ans, dont 31 222 garçons. Eh oui, je tiens mes comptes à jour ! On me déclare des vies et c’est, chaque fois, une heureuse nouvelle pour moi. Je suis un peu trop sentimentale mais, que voulez-vous, on ne se refait pas !

D’un geste sec et précis, le garçon de café fit claquer la petite soucoupe de plastique noir sur laquelle j’avais posé un billet ; il remua la monnaie qui gonflait la poche de sa veste blanche et sans me regarder ramassa les verres vides.

Je comprends bien qu’il n’avait aucune raison de s’attarder à ma table, mais je me serais contenté d’un signe ou d’un échange de banalités. Découvrant ma valise, il aurait pu s’exclamer :

— Déjà en vacances ?

Je lui aurais demandé comment me rendre à la mairie du XIIe arrondissement et il se serait étonné que je ne choisisse pas, de préférence, l’Arc de triomphe ou le musée du Louvre, l’itinéraire obligé des vacanciers.

Il fallait que je cède la place, un couple attendait mon départ. Je n’avais d’ailleurs plus rien à faire ici.

Un chauffeur de taxi accepta de me conduire là où tout avait commencé.

— Ce n’est pas la porte à côté, me dit-il en branchant son compteur.

Il avait deviné que je n’étais pas de la région et, pour être aimable, il commenta avec précision ma première traversée de Paris. C’est lui qui me fit remarquer le lion de Belfort, alors que nous quittions cette place Denfert-Rochereau où je n’aurais plus l’occasion de revenir.

La mairie du XIIe arrondissement est un bâtiment public plus imposant que je ne l’imaginais. Son architecture n’est pas sans défaut, mais on sent une recherche qui ajoute du solennel à ce lieu républicain.

La pierre noircie par le temps est de bonne qualité et le square bien entretenu. Des enfants s’y ennuient encore. Malgré cela, il faut bien reconnaître que personne ne s’intéresse tellement à l’endroit.

Ce jour de juin 1959, vers quatorze heures, j’étais même le seul à réfléchir avant d’oser gravir les marches que mon père avait empruntées autrefois.

Avait-il posé sa capote militaire pour venir jusqu’ici annoncer ma naissance ?

Pensait-il à la guerre, à ma mère, ou à moi ? Quel curieux mélange dans sa tête, l’empêchait de siffloter gaiement en l’honneur de Laurent d’Entraigue, son fils ?

Il n’était pas homme à se laisser aller. Je devrais toujours m’en souvenir.