XVII

14 septembre 1961. Il y avait cinq ans, ce jour-là, mon père était mort. Accidentellement, si l’on s’en tient au rapport de gendarmerie. J’avais envie de pleurer, mais trop tard. Qui pensait à lui quelquefois ?

Son successeur à la sous-préfecture citait peut-être son nom à l’occasion d’un discours, saluant au passage l’homme intègre, au service de l’État, disparu avant d’avoir pu donner la mesure de son dévouement… Lucienne fleurissait sa tombe, elle n’avait pas le choix. En province, les cimetières sont très surveillés ; mais qui pouvait bien se souvenir d’heures éblouissantes en sa compagnie ? Où étaient passés les témoins de sa jeunesse ? Ceux qui l’avaient aimé et les autres, tous les autres, passants de sa vie intime. À part un camarade de promotion qui s’arrêtait à Bellac une fois l’an, sur la route des vacances, il n’avait pas d’amis. Une demi-sœur, en Alsace, et un oncle à l’étranger. Il ne m’avait toujours rien dit quand la mort le surprit, de dos, dans une châtaigneraie où j’ai crié « papa » sans qu’il me réponde jamais.

Les clients de « La Maison rose » ne pouvaient pas deviner que je pensais à autre chose, même lorsque je paraissais attentif à leur propre solitude. Ils venaient là pour s’amuser et je les voyais se frôler dans l’ombre sans se trouver.

Je m’habituais, peu à peu, à respecter les convenances du monde de la nuit ; pour chacun j’avais le mot qui apaise ou fait rire, je ne contrariais pas ceux que l’alcool rendait bavards.

L’endroit marchait bien. Le changement de direction s’était effectué en douceur et le gros Samyr se reposait sur moi.

Il avait des occupations autrement importantes qui le retenaient en d’interminables dîners. Souvent il débarquait à « La Maison rose », accompagné d’hommes d’affaires qu’on aurait crus sortis d’un film d’espionnage tant ils étaient caricaturaux. L’inévitable M. Mathias fermait la marche, mais lui n’oubliait jamais de m’adresser un clin d’œil au passage. Malgré ses responsabilités, il était fâcheusement sentimental.

Ce n’était pas pour me déplaire. En ces temps troubles, je me sentais protégé.

Le groupe prenait place comme d’habitude, dans le renfoncement, sur la banquette arrondie près du piano, à l’abri des regards indiscrets. La musique couvrait la conversation et c’est seulement quand José Latour entamait les première mesures de Ramona que je pouvais servir du champagne pour mettre de l’ambiance. Ce soir-là, les nouvelles n’étaient pas bonnes, et je comprenais à leurs têtes qu’il y aurait du grabuge bientôt.

L’Algérie de Mado, qu’ils avaient aimée couchée à leurs pieds, leur donnait bien du souci. Elle ne voulait plus chanter français, la garce ! On ne me demandait pas mon avis mais M. Mathias, qui s’enhardissait, m’a pris par la taille devant ses amis, ostensiblement, pour décourager d’avance toute plaisanterie grasse.

— Vous pouvez parler, leur dit-il, Laurent est des nôtres. J’en réponds.

Pouvais-je décevoir une confiance accordée si généreusement ?

Non ! mais prudent malgré tout, j’ai remplacé les cendriers, et je suis retourné au bar, sans m’engager auprès de ces messieurs. Peu engageants, d’ailleurs.

Le gros Samyr est venu vers moi à la fermeture, visiblement préoccupé à l’idée de me voir mêlé, ne fût-ce que de loin, à ses affaires.

— Tu couches avec Mathias ?

— Non, pourquoi ? Il est gentil avec moi, c’est tout…

— Te fous pas de ma gueule, petit ; ici on n’aime pas les donneuses.

C’était la première fois qu’il me parlait sur ce ton menaçant. Je risquais ma place et peut-être même ma peau.

Il me soupçonnait d’être une donneuse, un mot nouveau pour moi, qui sonnait mal à mon oreille.

Il fallait que je me justifie pour le calmer.

— Moi non plus, monsieur Samyr, je n’aime pas les pédés. M. Mathias est votre ami, alors je suis poli avec lui, voilà tout.

— Il ne s’agit pas de politesse, Laurent, tu peux t’envoyer qui tu veux, mais il faut la fermer, tu comprends, la fermer !

En voulant me couvrir, M. Mathias m’avait désigné à l’attention du patron. J’étais choqué par la réaction nerveuse de celui-ci. Je ne savais rien de précis, mais sa colère en disait long.

De quel complot allais-je me trouver complice, malgré moi ?

— Si on t’interroge, fais l’idiot. Même Mado ne doit pas savoir, c’est une affaire d’hommes, ça ne sort pas d’ici, compris ?

Pour me mettre en garde, il éveilla ma curiosité ; je commençais à réaliser que « La Maison rose » n’était pas destinée aux enfants de Marie. La fête pouvait tourner court d’une minute à l’autre. Le gros Samyr, qui avait dû organiser autrefois des concours de danse du ventre, entretenait maintenant des projets moins frivoles. Son visage de hibou luisant, ses mains potelées, la transpiration qui marquait ses chemises de soie violette, et les médailles en or qui décoraient sa poitrine velue, généreusement offerte à l’admiration des filles, faisaient de lui un personnage vulgaire. Il n’était pas antipathique pour autant. Je lui ai juré qu’il pouvait compter sur ma discrétion, en lançant la paume de ma main droite contre la sienne.

Un geste courant dans certaines communautés.

Rassuré, il m’a proposé du thé à la menthe fraîche. Sa spécialité. Dans la cuisine, qui servait également de débarras, nous sommes restés longtemps à bavarder.

— Il faut me comprendre, petit, les choses se compliquent en ce moment… De Gaulle va nous couillonner.

— Je crois que mon père non plus ne l’aimait pas, ce général, dis-je pour finir de détendre l’atmosphère.

Il était très tard ou très tôt, comme on voudra. Je tombais de sommeil et le gros Samyr me parlait de l’Algérie en mangeant des loukoums à la rose.

Il avait connu Mado là-bas, pendant la Seconde Guerre mondiale, sous un ciel éclatant, à l’ombre des oliviers. Elle était tombée amoureuse d’un marin français, rencontré le soir même de son élection, au cours de la soirée dansante qui avait suivi. Mado était reçue dans la bourgeoisie algéroise ; sa petite notoriété lui servait de passeport.

On s’ébaubissait de sa simplicité naturelle, de ses façons bonne fille. Elle apprenait les danses modernes aux fils de quelques hauts fonctionnaires en poste dans la région.

La vie douce, quoi ! Avec des olives vertes à l’apéritif et des ventilateurs dans les chambres pour faire l’amour l’après-midi.

Eh oui ! Il y a toujours une guerre charmante qui traîne dans le souvenir des gens qui ont réussi dans la vie.

Le gros Samyr en aurait pleuré. Il suffit d’un rien à ceux qui sont nés près de la Méditerranée pour verser une larme.

— C’était bien, petit, ça pouvait durer mille ans… « Parole, sans ces ratons qu’on leur a appris à lire, on n’en serait pas là… »

Samyr s’attendrissait. C’est toujours pareil quand on a pris du ventre, on mange des sucreries pour se consoler.

Il ne payait pas les filles, à l’époque, l’argent ne manquait pourtant pas dans la famille ! Mais c’était un principe. Chez les Alvarez, négociants en vins de table depuis trois générations, on ne dépensait pas à tort et à travers. Si elle avait voulu, Samyr aurait bien épousé Mado.

— Dommage, me dit-il en rajoutant un peu d’eau chaude sur son thé à la menthe, parce que son marin est mort sous les bombes anglaises, à Mers El-Kébir…

Faut-il vraiment s’émouvoir quand il est trop tard pour recommencer ?

Dans le taxi G7, rouge et noir, qui me ramenait à Arcueil, je me suis endormi en m’interrogeant bêtement.