XV

J’y suis allé quand même, un samedi en fin d’après-midi, avant de monter à « La Maison rose ». J’avais choisi ce jour-là pour mettre plus de chance de mon côté. Le samedi, les gens restent chez eux.

La rue de la Grange-Batelière se situe discrètement au cœur d’un quartier, par ailleurs animé, près du boulevard des Italiens à la hauteur du carrefour Richelieu-Drouot.

Les commissaires-priseurs connaissent bien ce périmètre qui abrite l’hôtel des ventes. Des collectionneurs de timbres et des compositeurs célèbres viennent aussi dans ce coin peuplé de marchands d’objets rares et d’éditeurs de musique légère.

Une concierge de la rue Rossini m’a assuré qu’on entendait parfois la voix de Charles Trenet s’envoler par les fenêtres ouvertes en été.

— Il vient répéter au numéro 3, chez une marquise très aimable et qui vend des chansons, paraît-il. Vous pensez si je suis gâtée…

En passant sous les fenêtres de la marquise, peut-être que ma mère avait été séduite à son tour par la voix de Charles Trenet ? Ce jour-là, rien.

Je m’attardais à la vitrine de quelques boutiques anciennes. Toutes fermées. L’une d’elles, spécialisée dans la vente d’autographes et de documents manuscrits, proposait la signature de Clemenceau, une autre exposait des timbres oblitérés dans nos colonies.

Je suis entré chez un confiseur de luxe acheter du chocolat à la pistache. Maison Rovillard, fondée en 1810. Cette inscription gravée sur du marbre noir m’avait inspiré confiance. Le petit monsieur voûté, qui m’a servi avec des pincettes, était assez vieux pour avoir connu la vie du quartier. Les habitants du 22, rue de la Grange-Batelière étaient aussi de ses clients.

— Madame Rodriguez, Maria Luisa de son prénom, vous connaissez ?

Il a relevé le cou, comme un drôle d’oiseau qu’on réveille. Vaguement surpris par ma question, il a réajusté ses lunettes.

— Comment vous dites ?

— Madame Rodriguez, une jolie dame brune avec un accent.

— Non, monsieur, je ne connais pas, voilà quarante-deux ans que je vis dans le faubourg Montmartre et je ne veux pas d’histoires avec des étrangers. Vous êtes de la police ?

Ça commençait mal. Je me suis excusé et j’ai traversé la rue de la Grange-Batelière en me jurant de ne pas renoncer pour si peu.

On pouvait passer devant l’immeuble sans le voir ; la porte d’entrée était encastrée entre un bar-tabac, récemment rénové, et un antiquaire qui encombrait le trottoir de fauteuils Voltaire dépareillés.

Le couloir, très sombre, n’avait pas été repeint depuis longtemps. La peinture s’écaillait par endroits et, comme la minuterie était en panne, j’ai dû craquer une pochette d’allumettes pour lire les noms inscrits sur les boîtes aux lettres. Le seul dont je me souvienne, c’est celui de Morgan. M. Morgan, monsieur sans doute. Moi j’ai pensé, bien sûr, à la personne blonde qui tournait des films avec Jean Gabin.

Rien que des noms français pour compliquer mes recherches. J’ai soufflé une dernière allumette et, vu l’état des lieux, je l’ai jetée par terre. Je suis resté quelques secondes dans le noir, adossé à la rampe d’escalier pour trouver la force de me lancer dans les étages.

J’avais le cœur barbouillé par le chocolat à la pistache. Si le petit garçon du premier n’était pas apparu, sautant comme un beau diable deux marches à la fois, rien ne prouve que je serais monté, ce jour-là, en tout cas.

C’est lui qui m’a interpellé :

— Vous cherchez quelqu’un m’sieur ?

— Oui, oui, dis-je. Puis en balbutiant, j’ai ajouté : une dame… une dame, espagnole.

Toute autre précision eût été superflue. L’enfant, qui devait avoir dix ans et des patins à roulettes sur l’épaule, ne se serait pas intéressé à mon histoire. Il me conseilla de voir sa mère.

— Elle connaît beaucoup de monde, me dit-il, avant de poursuivre sa course vers la rue où l’attendaient des gamins de son âge.

C’était une sorte de mégère au teint bouffi par l’alcool, qui ne méritait pas un fils aussi rieur que le sien.

Elle m’envoya chez la couturière, installée au fond de la cour.

— Elle sert aussi de concierge, me dit-elle, moi j’ai autre chose à faire que de m’occuper des voisins…

« Mlle Longin. Confection pour hommes et dames. »

Je ne pouvais pas me tromper, c’était écrit en lettres noires sur la vitrine opaque d’une remise, éclairée au néon, qui faisait tache dans cette cour étroite où la lumière du ciel ne passait que difficilement.

Il était sept heures du soir et Mlle Longin s’apprêtait à partir quand j’ai poussé la porte de son atelier.

— C’est fermé, s’écria-t-elle, tout en continuant de recouvrir sa machine à coudre.

Elle avait un genre femme du peuple. Je veux dire qu’elle fumait des cigarettes brunes et buvait des canettes de bière à même le goulot comme les ouvriers du bâtiment, sans se soucier de l’effet produit. Ses cheveux courts, plutôt gris et son accent ne laissaient aucun doute.

— Je voudrais seulement un renseignement… Je cherche Madame Rodriguez, on me dit qu’elle est de vos clientes ?

— Bien sûr que je la connais, enfin, je l’ai connue mais, figure-toi que, moi aussi, j’aimerais savoir où elle est passée…

J’ai dû pâlir. Elle se trompait sûrement. Une confusion est toujours possible avec les noms à consonance espagnole.

Je redoutais la suite des explications de Mlle Longin. Qu’allais-je découvrir ?

— Elle a travaillé chez moi pendant quatre ans, je lui ai appris le métier et hop ! un matin, elle a joué les filles de l’air sans prévenir personne… Tu te rends compte ! Et pourtant on l’aimait bien ici…

— Il s’agissait vraiment de Maria Luisa Rodriguez ?

— Oui, pourquoi, ça t’étonne ?

— Non, non, mais je voulais en être sûr, c’est tellement bizarre pour moi.

— Y’a rien de bizarre là-dedans, mon petit gars, c’est la vie…

Comme je paraissais abattu, la couturière me considéra enfin avec intérêt.

— Viens, me dit-elle, on va se taper un apéro à côté, ça nous remontera.

Au bar-tabac, elle a commandé d’office deux Suze-cassis. Une boisson amère très démodée de nos jours, que l’on mélangeait avec de l’eau de Seltz. Une horreur dans des bouteilles à siphon.

— À mon avis, c’est l’astrologue qui lui a tourné la tête…

Mlle Longin parlait donc de ma mère, et j’étais là, accroché à ce comptoir pour ne pas tomber. Je disais, comme les gens qui n’écoutent pas : « Ah bon ! Vous croyez ! »

Quand elle s’aperçut enfin que j’étais prêt à défaillir, la couturière m’empoigna avec force.

— Remets-toi, mon petit.

— Ce n’est rien, la chaleur. Dites-moi vite comment elle était ?

Je suis arrivé en retard à « La Maison rose » pour la première fois, mais je savais. Mlle Longin avait fumé la moitié d’un paquet de Gauloises en répondant à mes questions pressantes et précises.

Maria Luisa était donc arrivée à Paris trois mois avant la guerre civile. Son père, un militant communiste, pressentant le pire, l’avait confiée à une famille de camarades français disposée à l’héberger, moyennant quelques menus travaux ménagers. Elle allait à la messe le dimanche matin, en souvenir du temps où son père la déposait à l’église avec sa mère, tandis qu’il se rendait aux réunions clandestines du Parti.

On se demande, dans ces conditions, comment elle avait pu connaître Louis d’Entraigue, étudiant à Normale supérieure ?

Mlle Longin imaginait que le camarade français, un intellectuel qui traduisait même le russe, avait pu arranger une rencontre ; c’était une explication, parmi d’autres, qui laissait à penser que mon père avait fréquenté des personnes politiquement éloignées de lui.

Maria Luisa espérait retourner en Espagne, dans le village où sa mère se mourait : elle envoyait là-bas des sous et des colis, la section socialiste des Buttes-Chaumont lui fournissait parfois des vêtements et du lait en poudre.

Elle apprenait le français en lisant les livres d’école des enfants de la maison, qui se moquaient d’elle parce qu’elle croyait en Dieu.

Quand mon père l’emmenait au bal, elle restait bouleversée d’avoir dansé pendant la guerre.

En parlant de lui, elle disait : le père de Laurent, sans haine, ni tendresse.

Quand la couturière a su que Laurent, c’était moi, elle parut surprise un instant.

— Ça alors ! Mais tu ne lui ressembles pas du tout !

Pour la convaincre, je lui ai donné le papier de la mairie qui prouve bien que je n’étais pas un menteur.

— Ça alors ! Faudra que je te donne une photo d’elle et de moi, prise à la foire du Trône, devant la grande roue… Tu verras que j’ai raison.

Ma mère, souriante, dans une fête foraine en 1954. Si mes calculs sont bons, c’est l’année où elle a pris le train pour m’apercevoir à Bellac, sur le pont de chemin de fer, où je m’échappais pour rêver que, moi aussi, un jour je partirais.

Mlle Longin ne se souvenait pas de tout, ma mère se montrait discrète à mon sujet. Elle pouvait rester sans parler plusieurs jours de suite, comme perdue dans ses pensées, puis elle redevenait une jeune femme gaie, qui chantait les airs de la radio.

Elle plaisait beaucoup aux gars du quartier, certains l’entraînaient au cinéma sur les boulevards, mais elle rentrait seule, dans la chambre que sa patronne lui louait au quatrième, côté rue.

— On ira la visiter, si tu veux…

Mlle Longin n’avait pas repris d’ouvrière après le départ de maman, et longtemps elle a espéré son retour.

— Je m’attendais à la voir pousser la porte, un bouquet de fleurs des champs à la main. C’était sa façon de se faire pardonner quand nous nous disputions.

Maria Luisa voyante. Lignes de chance, tarots, astres. Votre avenir dans les cartes. Sur rendez-vous.

Quelque part au coin d’une rue, dans les petites annonces d’un journal féminin ou sur une roulotte de bohémienne.

Un jour, qui sait, un cœur cessera de battre en lisant ces mots-là : Maria Luisa, voyante.