IV

On va rarement par plaisir dans le XIIe arrondissement. Ce quartier ordinaire de la capitale n’a jamais inspiré le moindre poète, et je ne vois d’ailleurs aucune raison pour que cela change.

Les habitants ont pourtant l’air de s’y trouver bien. Je les soupçonne même d’en apprécier la lenteur provinciale et les boutiques de mercières où se fanent encore des dentelles jaunies.

Les rues de là-bas portent des noms de généraux oubliés, qui prennent ainsi une modeste revanche sur l’histoire de France. En 1959, les écoles étaient grises, les cafés moins lumineux qu’au centre-ville et l’on pouvait s’y tenir de longs après-midi pour le prix d’un Vittel-fraise.

Je pourrais prétendre que c’était le bon temps, mais ce serait trop facile. Les choses ne sont jamais si simples.

Il restait une chambre dans un hôtel plutôt accueillant de la rue Dugommier. Je m’y suis installé sans préciser la durée de mon séjour. Je n’en savais d’ailleurs rien.

Mme Donadieu, la propriétaire, avait cru utile de faire inscrire sur la porte d’entrée : « tout confort, eau courante à tous les étages. »

Je logeais au troisième à gauche, côté rue, ce qui donne l’avantage de voir passer du monde. L’armoire à glace et la table de chevet assorties, de couleur acajou, étaient cirées régulièrement. L’émail du lavabo était net. On remarque les bonnes maisons à des détails aussi insignifiants. J’allais vite m’habituer à ce décor et Mme Donadieu, une femme causante, m’avait juré que je serais « bien tranquille ».

— Il y a trente-six ans que je suis ici, monsieur, mon établissement est réputé alentour, mais je suis très stricte sur le règlement. Vous ne pourrez pas recevoir de filles la nuit ; même en 40, j’ai tenu bon. Pas un Allemand n’a couché là.

J’étais prévenu et, malgré cela, j’ai accepté la chambre 16 où je n’avais d’ailleurs l’intention d’entraîner ni jeunes filles ni officiers allemands. Ces amusements conviennent mieux aux périodes de guerre.

Mme Donadieu ne s’est pas contentée de relever mon état civil, il a fallu que je satisfasse sa curiosité. Elle n’avait pas d’autres distractions.

J’ai donc arrangé la vérité pour lui plaire, mais elle n’a pas cru que mon père était sous-préfet. Un héritier dans son « établissement » cela lui paraissait trop beau.

Les petites gens n’envisagent pas la solitude des fils de famille.

Mme Donadieu portait des corsages en nylon imprimés, des cheveux teints en roux qu’une permanente bouclait à l’ancienne.

Elle disait : « feu mon mari », une expression un peu théâtrale qui ne la rajeunissait pas, mais elle faisait moins que son âge et le rose parfois lui montait aux joues.

— Vous verrez monsieur d’Entraigue, la vie est imprévisible…

Que voulait-elle dire exactement ? Cette banalité, répétée à tout propos, prenait dans sa bouche des allures de catastrophe. Elle jouait sûrement à se faire peur, le temps ainsi lui paraissait moins long. Je l’écoutais poliment sans la contrarier.

— Vous, vous n’êtes pas comme les autres, hein !

Ce compliment me distinguait des jeunes gens qui n’ont pas la patience de bavarder avec leur logeuse. Mme Donadieu se plaignait de les entendre dévaler les escaliers au risque de se tordre le cou et de renverser les plantes vertes qui décoraient l’entrée de l’hôtel.

— Certains ne s’essuient pas les pieds, même quand il pleut !

J’avais appris à respecter les parquets cirés de la sous-préfecture, ce qui me donnait un sérieux avantage dans la vie.

Je prenais conscience de ma chance, grâce à Mme Donadieu pour qui le monde se résumait à deux catégories de personnes : celles qui s’essuient les pieds avant d’entrer et les autres.

Même s’il faut lui reprocher d’avoir fait tondre deux de ses voisines, sensibles autrefois à l’uniforme allemand, sa manière de simplifier les choses m’enchantait. Quand on arrive de province, on se contente de peu.

La petite vendeuse aux joues pâles, par exemple, celle qui travaillait chez Goulet-Turpin, la crémerie d’en face, suffisait à mon bonheur.

Je lui caressais les fesses distraitement, une fois par semaine, le dimanche soir de préférence. Elle me trouvait « romantique ». Les jeunes filles amoureuses emploient des mots bizarres pour montrer qu’elles sont contentes.

Jeanine avait mon âge, elle aimait les films gais et les éclairs au chocolat. J’aurais pu l’épouser malgré cela, mais j’avais la tête ailleurs, ce qui n’est pas convenable pour un jeune marié.

Mme Donadieu, qui ne supportait pas que je rentre trop tard, me conseillait plutôt de m’intéresser d’abord à ma carrière.

— Je vous verrais bien dans l’administration. Aux Postes, par exemple, ou dans la police… Vous pourriez prendre des cours du soir.

Je répondais oui. Après tout, pourquoi pas ! Le service des Archives, où dorment tant de malheurs, aurait certainement retenu ma curiosité.

Passé un instant d’enthousiasme, je renonçais à me charger de responsabilités inutiles.

On ne s’installe pas quai des Orfèvres sous le prétexte fou de retrouver la carte d’identité de sa mère !

Pour me distraire, certains après-midi, j’allais m’asseoir sur un banc. J’écrivais sur des cartes postales en noir et blanc, représentant la fontaine et le bassin de la place Daumesnil, des quatrains sans importance qui auraient pu faire le bonheur d’une chanteuse populaire.

Il faisait beau et les joueurs de boules me prenaient à témoin de leurs différends. J’arbitrais en toute innocence sans m’intéresser vraiment aux règles de ce jeu qui me semblait d’ailleurs assez simple.

Mais, puisque j’étais là, j’aimais autant me rendre utile. J’espérais avoir bientôt mieux à faire, mais quoi ?

De Bellac, j’avais la certitude que Paris m’offrirait des réponses gaies à cette grave interrogation ; j’en parlais parfois avec Jean, mon copain de classe, le seul ou presque à qui j’osais me confier parce qu’il ne jouait jamais aux gendarmes et aux voleurs.

À douze ans, on s’imagine généralement pompier ou sergent de ville. Jean n’avait pas de ces idées romantiques. Moi non plus. Ce qui nous faisait rêver, lui et moi, c’était plutôt la musique et les vedettes de cinéma, celles qui souriaient en couleur sur les affiches.

Jean était gentil comme une fille ; les copains se moquaient de lui. Je voudrais être sûr qu’il a pris sa revanche. Mais tout est possible.

Peut-être attend-il, lui aussi, sur le banc d’un jardin public à Limoges, face à la mairie ou ailleurs, plus loin, quelque chose ou quelqu’un ?