IX

Il y avait, paraît-il, rue des Martyrs à Montmartre, un accordéoniste d’origine roumaine, qui jouait à merveille des tangos argentins et des valses musette, dans un cabaret à la mode, fréquenté par des artistes.

— Allez le voir de ma part, m’avait conseillé Mme Donadieu, c’est un ancien client à moi, il vous trouvera peut-être quelque chose…

Il fallait que je travaille, en effet. Je connaissais par cœur le XIIe arrondissement, j’avais des habitudes avec une crémière prénommée Jeanine, certains joueurs de boules de la place Daumesnil soulevaient leur béret en passant devant moi, j’entretenais avec ma logeuse des conversations sans fin en prenant l’apéritif, mais tout cela ne suffit pas à remplir l’existence d’un garçon normalement constitué.

La nuit me convenait. J’ai mis un costume sombre, celui que je portais déjà à l’enterrement. Il m’allait encore très bien. Mme Donadieu avait repassé ma chemise blanche, et pour ne pas paraître endimanché, j’avais eu la bonne idée de nouer un foulard de soie bleue autour de mon cou.

J’allais me présenter dans un cabaret de Montmartre comme on va au certificat d’études, l’estomac noué par l’émotion, sûr que mon destin dépendait de ce rendez-vous avec un accordéoniste.

Ce qui frappe l’imagination quand on sort du métro Anvers, c’est de tomber brusquement sur une foule de gens en promenade à minuit. J’étais à Pigalle et j’avais lu ce qu’il faut en savoir dans les revues de cinéma, mais d’être là, sur ce boulevard allumé, plein de cafés bruyants, j’avais le sentiment de rattraper du temps perdu.

On ne rencontre nulle part ailleurs des femmes, cheveux défaits, émerveillées de plaisir, devant un stand de tir à la carabine où s’exercent gravement leurs futurs fiancés.

Mes étonnements auraient pu faire sourire si j’avais eu quelqu’un à qui me confier, mais j’arrivais de province et cela ne se remarquait pas trop.

Aurais-je osé pousser la porte de « La Maison rose » si mon père, devenu préfet entre-temps, avait eu encore à s’occuper des affaires de la Haute-Vienne ? Rien n’est moins sûr. Il formait pour moi des vœux plus conforme à l’idée qu’il se faisait de la réussite. Et c’est vrai, je n’avais pas été élevé pour entrer timidement dans l’ombre bleutée d’un cabaret de la rue des Martyrs, à la recherche d’une place de barman.

Il fallait écarter un lourd rideau de velours rouge, accroché en arc de cercle, qui ajoutait d’emblée à l’intimité des lieux. L’endroit m’apparut comme je l’avais rêvé, comme me l’avaient promis des photos et des échos publiés ici et là, dans la collection des magazines d’avant-guerre que Lucienne me permettait de regarder parfois, non sans s’émouvoir que je puisse préférer ces lectures affriolantes aux divers illustrés pour enfants, qu’elle tenait à ma disposition.

J’étais le premier, ou presque, hormis trois personnes, deux hommes et une femme, assis autour d’une table ronde – des habitués – qui parlaient à voix basse.

J’eus vaguement l’impression de déranger, mais je ne pouvais plus faire demi-tour. Après m’avoir jugé du regard, l’homme au fume-cigarette m’a souri de façon furtive pour ne pas être surpris, me sembla-t-il par ses amis. Je lui ai discrètement rendu la politesse, cela ne m’engageait pas beaucoup et je m’assurais du même coup un complice dans les lieux.

Je me suis installé sur le tabouret du bar placé juste derrière le rideau rouge. En attendant que quelqu’un vienne à moi, j’ai regardé l’homme au fume-cigarette ponctuer, avec des gestes élégants de chef d’orchestre, une conversation que je n’entendais pas.

On aurait dit qu’il jouait pour moi.

Les rumeurs de la ville ne troublaient pas l’ambiance feutrée de « La Maison rose » où résonnait seulement un air de jazz au piano. On venait là pour se réfugier entre soi. Je devinais, en découvrant peu à peu l’agencement de la salle, d’étranges rendez-vous d’affaires où des hommes aux mains fines décident, entre deux Marie Brizard glacées, du sort de quelques chefs d’État africains trop encombrants. Je n’aurais d’ailleurs pas juré de l’innocence du très distingué personnage qui continuait de me suivre à la dérobée, mais j’étais bien, brusquement, au point d’oublier même qu’il me faudrait, tôt ou tard, justifier ma présence ici.

Il ne se passait rien. Quelques clichés encadrés çà et là prouvaient un passé joyeux ; on pressentait des fêtes à venir, mais je me demandais quand et avec qui ?

J’étais là depuis dix minutes et je craignais de voir entrer une bande de noceurs égarés qui eussent dérangé l’idée que je me faisais maintenant de « La Maison rose ». Le bar, sur lequel j’étais négligemment accoudé, était un meuble imposant d’acajou foncé, peu fait pour accueillir des clients de bistrot.

Les fauteuils ronds recouverts de tissu mauve, les glaces décorées à l’or fin, les bougies noires torsadées, posées par deux sur chaque table basse, le plafond laqué bordeaux, rien n’avait été laissé au hasard.

Je ne concevais même pas qu’on puisse jouer ici de l’accordéon. Cet instrument inspire plutôt des flonflons et ce n’était apparemment pas le genre de la maison.

Et si je m’étais trompé d’adresse ? Je vérifiais sur le morceau de papier que Mme Donadieu avait glissé dans ma poche : 91, rue des Martyrs, téléphone : PIG.32-25. Avant minuit et demi, demandez José Gomez Riken.

Il était minuit vingt et rien ne laissait prévoir qu’un accordéoniste allait surgir dans ce décor confortable pour donner une aubade devant des tables vides.

J’en étais là de mes suppositions pessimistes, quand l’homme au fume-cigarette fit tinter son verre à l’aide d’un ustensile en bois qui sert à battre le champagne.

— Mado, ma chérie, tu nous oublies ou quoi ?

Il avait juste élevé la voix, mais le ton était tendre. Comme il n’eut pas de réponse immédiate, il se tourna vers une petite porte ovale, placée juste à côté du piano blanc. L’entrée des artistes probablement.

— Mado, y’a un jeune homme qui t’attend au bar…

Il parlait de moi. Je le remerciais donc d’un signe de tête, qu’il prit à tort pour un hommage. J’ignorais alors qu’il convient d’être plus prudent.

Elle apparut enfin, assez blonde pour m’inspirer. Lentement, elle se dirigea vers la table où, maintenant, les trois clients riaient aux éclats, sans qu’on sache pourquoi.

Mado les connaissait bien, puisqu’elle se mêla aussitôt de leur conversation et que le gros Libanais lui prit la taille sans se gêner.

J’avais décidé qu’il était Libanais, parce qu’il portait une imposante bague en or à la main droite et des chaussures jaunes. À plusieurs reprises la jeune femme l’embrassa dans le cou, alors même qu’il pelotait Mado.

Depuis mon tabouret de bar, je me disais que j’en verrais d’autres à Paris, et cette pensée me réjouissait plutôt.

Qui était Mado ? On pouvait tout imaginer à partir de sa jupe noire fendue que démentait pourtant un corsage classique au ton beige. Son élégance naturelle, ses gestes, sa démarche relevaient du même principe : un mélange inattendu de réserve et de provocation.

Elle avait l’âge incertain des femmes qui ont été belles et s’en souviennent sans regret.

— Je suis à vous ! me lança-t-elle, en dégageant la main du Libanais qui l’invitait familièrement à plus de tendresse.

En me rejoignant, elle déclencha une petite manette près du téléphone qui mit en marche une boule tournante, comme on en voit encore dans quelques dancings de province.

Les festivités pouvaient commencer. Mado éclairait de sa présence un endroit qui, sans elle, manquait de fantaisie.

Elle retira le bras du pick-up où tournait un disque de jazz et le pianiste de « La Maison rose » vint prendre son service sans remarquer que je serais seul à l’écouter.

— Et pour monsieur, qu’est-ce que ce sera ?

Mado était bien la serveuse, mais je la sentais revenue d’autres aventures.

— Un Vittel-fraise bien frais, s’il vous plaît !

Je m’étais trahi. J’ai lu dans son regard assez d’indulgence pour lui avouer ce qui m’amenait à ce bar de nuit.

— On m’a dit que je pourrais rencontrer ici l’accordéoniste José Gomez Riken… J’ai une recommandation.

— Tout ça, c’est fini, garçon… Gomez Riken, Malika, Jésus Lacroix, Paul Bercy… « La Maison rose » ce n’est plus qu’une enseigne lumineuse… Y’a que moi ici pour s’en souvenir…

J’étais déçu. Mado laissa tomber des glaçons dans mon verre et m’offrit une cigarette que j’ai cru devoir accepter. À la lueur de l’allumette qu’elle me tendit, j’ai vu qu’elle avait les yeux verts.

— Je vais te raconter, garçon…

Elle me tutoyait déjà et m’appelait garçon pour la seconde fois. Pour me mettre en confiance, sans doute.

Elle s’en alla porter des alcools blancs à ses trois amis qui s’impatientaient, et un double whisky Perrier au pianiste.

J’aurais pu quitter les lieux précipitamment, sans chercher à en savoir davantage, mais non, personne ne m’attendait ailleurs.

J’ai fumé, cette nuit-là, ma première cigarette anglaise et Mado m’a raconté « La Maison rose » du temps que José Gomez Riken y jouait effectivement de l’accordéon.

Tout avait commencé dans l’euphorie de l’après-guerre, le champagne était cher et rare, mais Jésus Lacroix se débrouillait pour en trouver, grâce à des amis de la Résistance qui avaient pris Reims avec lui, les armes à la main.

Jésus Lacroix, un nom pareil, ça n’a pas l’air vrai et pourtant Mado m’a juré que celui qui avait été « l’âme et l’esprit » de « La Maison rose » était bien inscrit ainsi à l’état civil. Elle m’en parla avec suffisamment de chaleur pour qu’il me soit permis de deviner une ancienne histoire d’amour.

C’était un fils de prolétaire, qui tutoyait les ministres et les voyous ! On aura compris qu’il avait assez de qualités pour épater les filles.

La fête a duré dix ans ; on se battait pour approcher du bar où Malika répétait sans se lasser, à ceux qui voulaient l’entendre, comment elle était tombée du trapèze volant, un soir à Medrano, parce que son partenaire jaloux de son succès ne l’avait pas rattrapée à temps.

Elle quittait le bar vers cinq heures du matin, après le dernier client, pour qu’on ne la voie pas marcher avec des béquilles.

Jésus qui l’avait aimée, bien avant le drame, ne pouvait pas l’abandonner. Quand elle sortit de l’hôpital, il lui confia le bar et le cahier des comptes.

Elle veillait sur tout et l’on prétendait même qu’elle choisissait les maîtresses de Jésus.

Chaque semaine, dans les journaux, les échotiers rapportaient la liste des personnalités venues s’amuser à « La Maison rose » et des anecdotes les concernant. On venait de province pour apercevoir des actrices en vrai : Danielle Godet, Danik Patisson, Dominique Wilms, des noms que je note ici pour le plaisir de quelques noctambules d’autrefois.

Mado avait bien connu tout ce joli monde, mais que faisait-elle exactement ?

Vers trois heures du matin, j’ai osé le lui demander.

— Oh ! des bêtises, me dit-elle. Mais je n’avais pas le choix. Un jour, si on se revoit, je t’expliquerai.

Elle m’intéressait, évidemment. J’aimais sa manière d’allumer des cigarettes, le son même de sa voix étrangement lasse sur la fin des phrases, l’assurance tranquille de son regard qui n’avait rien oublié. C’était une femme comme je n’en avais jamais vu dans la vie.

— Et toi, garçon, raconte-moi un peu pourquoi tu cherches Gomez Riken ?

— Je voudrais travailler la nuit comme barman et rencontrer des gens… C’est Mme Donadieu, la patronne de mon hôtel dans le XIIe, qui m’a donné le nom de l’accordéoniste.

— C’était un bon gars, un sacré musicien, mais il s’ennuyait loin de la Roumanie, il est reparti là-bas. Le mal du pays a été plus fort que sa peur des communistes…

J’avais fini par accepter un peu de vodka dans mon jus d’orange, le pianiste jouait maintenant des mélodies de Cole Porter. Entre-temps, une dizaine de clients étaient entrés finir leur soirée à « La Maison rose ». Mado m’abandonnait à intervalles réguliers pour aller prendre les commandes, remplacer les cendriers et s’entretenir avec les habitués d’avant, un peu étonnés du changement de décor.

« La Maison rose » nouvelle version venait juste d’ouvrir après six mois de travaux. Mado restait provisoirement le dernier lien avec le passé.

— Encore deux mois, pas plus, me dit-elle. Le gros Samyr, là-bas, s’il s’imagine que je vais jouer la poupée d’amour pour ses beaux yeux, y s’trompe de harem !

L’expression « poupée d’amour » m’avait enchanté.

Quand on a grandi à Bellac, une ville très éloignée de la rue des Martyrs, on se réjouit d’un rien.

Le gros Samyr n’était pas aussi Libanais que je le croyais. Il arrivait d’Algérie où il ne faisait plus bon vivre comme avant. Le bruit des fusillades troublait sa digestion. À Montmartre, les Arabes rasaient les murs.

— J’en fais mon affaire, m’avait juré Mado, je vais lui demander de t’engager. Il ne peut rien me refuser, j’en sais trop…

Le jour se levait et Pigalle, au petit matin, n’est pas beau à voir.