XIX

— Nous irons à Istanbul !

C’était devenu une plaisanterie entre Mado et moi. À propos de tout et de rien, nous terminions nos phrases par cette formule mystérieuse : Nous irons à Istanbul !

La vie s’organisait autour de ce projet de voyage constamment remis à plus tard, et j’aurais pu me contenter d’attendre que le destin s’en mêlât. Mais non ! J’avais trop de souvenirs à rattraper pour en rester là.

Il fallait que j’avoue. Mado, qui me sentait troublé, vint à mon secours.

— Allez, dis-moi, Laurent, tu vas faire une bêtise, je n’y peux rien, mais dis-moi, sans cela on n’ira pas à Istanbul…

Elle avait visé juste. En quelques mots d’humour tendre, elle me rendait la parole. Alors j’ai parlé et comme je l’espérais, elle ne m’a rien reproché.

— Si je la retrouve, je te l’amènerai, lui dis-je, et peut-être qu’elle voudra venir avec nous ici ?

C’était un petit carton imprimé sur fond vert pâle, qui tenait dans une enveloppe généralement réservée à l’envoi des cartes de vœux.

On lisait d’abord : Paris Mode, puis sur deux lignes, au centre du carton :

Atelier Longin

Confection hommes et dames

La couturière de la rue de la Grange-Batelière avait tenu promesse. Elle m’adressait enfin le précieux renseignement sans lequel je ne pouvais pas avancer mes recherches : le nom de l’astrologue.

« C’est le syndic de l’immeuble qui me l’a communiqué, m’écrivait-elle. À bientôt de tes nouvelles, petit, et bonne chance. »

Il s’appelait donc Germain Letourneur, celui que ma mère avait suivi quatre ans auparavant. L’avait-elle épousé sur un coup de cœur ? L’avait-elle déjà quitté sur un coup de tête ?

Maria Luisa Letourneur, ce prénom léger et ce nom français plutôt lourd à prononcer n’allaient pas ensemble. Il faudrait peut-être que je m’y habitue. L’amour ne s’arrête pas à des considérations d’ordre poétique. J’aurais souvent l’occasion de le vérifier.

Je me suis procuré les annuaires du téléphone de Paris et de sa banlieue. Je n’avais pas d’autres recours que la liste alphabétique des abonnés, pour espérer retrouver la trace de Germain Letourneur. Un astrologue de bonne réputation est forcément dans le Bottin, me dis-je. Il n’a aucune raison de se cacher.

Par simple curiosité et sans me faire trop d’illusions, j’ai commencé à feuilleter, à la lettre L, les pages des Bottin de la Seine et de la Seine-et-Oise, qui moisissaient dans la cave du pavillon.

Le plus récent datait, d’ailleurs, de plusieurs années. Rien. Ni à Montrouge, ni à Bourg-la-Reine, ni à Choisy-le-Roi, ni à Bagneux. À Antony seulement, j’ai découvert un Letourneur, fleuriste, à qui j’ai téléphoné aussitôt pour m’entendre répondre, par un homme agacé, que les employés des Postes étaient des imbéciles, incapables d’écrire son nom correctement.

— Je m’appelle Le Fourneur, monsieur, en deux mots ; je suis dentiste et je vais porter plainte auprès du ministère.

Mado a beaucoup ri de cette histoire en imaginant la confusion des gens qui, croyant commander une couronne mortuaire à un fleuriste, s’adressaient en réalité à un chirurgien-dentiste.

Il aurait fallu un miracle pour que je tombe du premier coup sur le vrai Germain Letourneur !

Et encore, rien ne prouvait la version de Mlle Longin.

Selon les jours et mon humeur, je compliquais la situation, me persuadant que la vie des gens rebondit moins simplement que dans les films. Mado, qui n’aurait pas voulu me voir malheureux, me préparait à l’échec possible. Elle était convaincue que le silence de mon père se justifiait.

— Il vaut peut-être mieux que tu ne saches pas, Laurent…

Elle parvenait, un moment, à ébranler ma détermination. Et si Louis d’Entraigue s’était tu afin de m’éviter le malheur absolu ? Et s’il avait souffert lui-même de ne pouvoir rien dire ?

— Tu as raison, Mado, mais je veux savoir. Après on ira à Istanbul…

Après ! Toujours après…

Je prenais le risque de retarder indéfiniment l’heure d’être un homme, assez raisonnable pour tirer un trait sur son passé, et faire du sport pour plaire aux filles.

Tandis que je consultais patiemment tous les Bottin récupérés ici et là, Mado, de son côté, surveillait les publicités que font paraître dans les journaux féminins les tireurs de cartes, les mages et les voyantes.

Sur Paris, j’ai relevé huit Letourneur : un diamantaire, un huissier de justice, une institutrice et quelques particuliers sans aucune parenté avec l’astrologue de la rue de la Grange-Batelière.

Mlle Longin, à qui je téléphonais pour la remercier, me conseilla de regarder, à tout hasard, à la rubrique « professions ». J’eus ainsi l’occasion d’apprendre qu’il y a une chambre syndicale des astrologues français, au 52 de l’avenue Renaudin-Delestran, dans le XIXe arrondissement. J’ai dû composer des dizaines de fois le numéro : Ménilmontant-12-36, toujours occupé, avant d’obtenir la communication.

Je ne pouvais pas penser que c’était un métier sérieux, organisé. J’avais tort.

Il a suffi de trois minutes à l’aimable secrétaire du président, pour m’indiquer, au vu de son fichier, les coordonnées du professeur Germain.

Eh oui ! J’aurais pu chercher indéfiniment tous les Letourneur de la création.

C’était sous le nom de Germain que l’astrologue de ma mère exerçait. Mieux, on l’appelait « Professeur », un titre ronflant qui m’intimidait par avance.

Mado avait l’écouteur, elle nota l’adresse et le numéro de téléphone : 21, rue de Miromesnil, Paris, VIIIe : MIR.31-33.

Nous sommes restés sans nous parler un long moment. Le morceau de papier griffonné à la hâte me brûlait les doigts.

J’avais gardé ma main droite posée sur le combiné mais je guettais l’accord de Mado, avant d’oser décrocher.

— Fais comme tu voudras, me dit-elle, je t’aurai prévenu…