XII

Ce n’était plus comme avant. Les anciens de « La Maison rose », qui passaient là de temps à autre, regrettaient les folles nuits de leur jeunesse. Je les écoutais volontiers s’épancher sur le passé, certains me faisaient des confidences plus précises, intimes parfois. Mado m’avait prévenu : après minuit ils n’ont plus que toi, intéresse-toi à eux ou fais semblant… Tu es là aussi pour cela.

J’en apprenais de belles, mais sans jamais me laisser intimider, même si j’avais du mal à saisir quelques allusions équivoques.

Les nouveaux clients étaient moins sentimentaux, d’abord ils parlaient trop fort et je n’aimais pas que les amis du patron me tapent dans le dos en m’appelant « fils ».

Ceux-là se croyaient encore dans les rues d’Alger et le gros Samyr, qui connaissait son monde, avait fait livrer des bouteilles de pastis et des pâtisseries orientales, dégoulinantes de miel, qui collent aux doigts.

Cela rappelait des souvenirs à Mado, qu’elle me dira plus tard.

Je prenais mon service aux environs de vingt heures, pour préparer la salle avec Roger, un barman de profession qui jouait aux courses, comme on s’en doute, et vivait seul avec sa mère, dans un deux-pièces, rue Houdon, parallèle à la rue des Martyrs. Moins réputée pourtant.

Nous descendions à la cave chacun notre tour, sans jamais nous disputer. Roger était du genre à éteindre délicatement ses Gitanes à la semelle de ses chaussures. Une manie de vieux garçon habitué à perdre au tiercé. Mado se moquait de lui :

— Une femme te coûterait moins cher que les chevaux ! Tu devrais essayer…

Roger haussait les épaules et s’en retournait prendre les commandes. On m’avait laissé le bar, car j’étais plus causant avec la clientèle. Mado terminait l’année en hôtesse de « La Maison rose », elle rassurait par sa présence les solitaires qui, sans elle, ne seraient pas revenus.

— Au printemps prochain, j’arrête les frais… J’aurai une maison avec un jardin et je me lèverai tôt le matin pour regarder pousser mes fleurs… Tu viendras me voir, hein ! garçon.

Mado avait du galbe, c’est ainsi que s’expriment les couturiers pour vanter la ligne de leurs mannequins et il fallait beaucoup de concentration pour l’imaginer penchée, un sécateur à la main, sur un massif de tulipes. Pourquoi m’avait-elle choisi pour lui succéder à « La Maison rose » ? Pourquoi m’invitait-elle déjà à la rejoindre dans le jardin fleuri où elle envisageait de se retirer ?

— Tu as de beaux yeux et tu ne sais rien, voilà ce qui me plaît chez toi…

Mado avait la manière pour dire des choses essentielles en quelques mots. J’étais flatté car j’en savais assez, quoi qu’elle en pense, pour me sentir troublé.

Compte tenu d’un passé riche en rebondissements, Mado finirait bien par avoir cinquante ans. J’allais sur mes vingt, ce qui ne me donnait aucune supériorité pour autant.

J’ai très vite appris à préparer des cocktails, appréciés notamment par l’ami du patron, celui qui m’avait souri le premier soir et continuait, d’ailleurs, à se montrer aimable discrètement.

Que venait-il faire, au moins trois fois par semaine, à « La Maison rose » ?

— Rien de bon, m’avait dit Mado, des affaires…

Il arrivait seul, le plus souvent, et se plaçait à la table la plus rapprochée du piano, où José Latour, un ancien chef d’orchestre des Folies-Bergère, reprenait inlassablement le thème principal de Ramona, une musique lancinante, qui plaisait énormément à M. Mathias.

Comme tous les hommes d’affaires sérieux, M. Mathias avait besoin de romantisme. Quand le gros Samyr voulait l’entraîner chez les filles à Pigalle, il se défilait au dernier moment. Il était jeune, mais on ne le remarquait pas immédiatement.

Les types qui venaient le rejoindre (plus âgés pourtant) semblaient craintifs devant lui. Je trouvais plaisant de suivre le manège de « ces gros bras aux poches pleines », selon l’expression imagée de Mado, prêts à se battre pour offrir du feu à M. Mathias.

— Il est sûrement un peu pédé, mais la gaudriole et lui, ça fait deux…

Je préférais ne pas entrer dans ces considérations d’ordre sexuel ; quand M. Mathias proposait de me raccompagner à mon hôtel, j’acceptais sans me faire prier. Si je prenais des risques, j’économisais aussi un taxi et je dois reconnaître qu’il n’a jamais eu un geste louche au sens où l’abbé Jean l’entendait. Non, rien. Si l’on veut bien ne pas exagérer l’importance d’un frôlement ou d’une poignée de main prolongée.

Mado jugeait mon innocence dangereuse.

— Calme-toi, garçon, calme-toi, Mathias s’occupe de politique et pas pour rigoler, compris !

Moi, l’Algérie française, je n’y comprenais rien ; a priori j’étais plutôt partisan qu’on la garde pour nous, aussi blanche et tranquille que dans mes livres de classe, mais j’étais nullement disposé à prendre les armes pour si peu. Les gens de « La Maison rose » s’énervaient à ce sujet ; par prudence, je ne me mêlais pas de leurs conversations, qui risquaient de tourner mal à tout moment.

Mon père aussi faisait de la politique, forcément, mais nous n’en parlions pas à table. Je sais seulement qu’il n’aimait pas Mendès France, pas assez catholique à son goût. Aurait-il supporté ce général de Gaulle, dont le nom tracé à la peinture blanche salissait les murs du métro ?

Le gros Samyr, lui, se méfiait.

— Il nous lâchera, le grand con, parole… il nous lâchera. Déjà en 40, il était avec les cocos…

Malgré des apparences tamisées, une musique douce et des couleurs pastel, on pouvait s’inquiéter, certains soirs, à « La Maison rose ». Un coup de feu aurait pu tout gâcher.

Quand M. Mathias était là, rêveur, en écoutant Ramona, les filles, qui servaient d’habitude à faire joli dans le décor, parlaient deux tons plus bas et les clients, portés sur la rigolade ne s’avisaient pas à jouer les mariolles. Il en imposait.

On le disait de la police et le gros Samyr laissait dire, ça l’arrangeait.

Mado les soupçonnait d’une complicité autrement inquiétante à propos des événements d’Algérie.

On dansait quand même à « La Maison rose » et le célibataire de passage pouvait toujours espérer faire la connaissance d’une petite femme de Paris. Je facilitais d’ailleurs ces rapprochements avec la discrétion que commandait ma fonction. Oui, je suis responsable de quelques nuits d’amour sur la butte Montmartre, à la fin des années cinquante, et Mado s’émerveillait de mon sens de l’organisation.

— Tu te débrouilles bien pour un élève des bons Pères !

J’étais fier, en effet. Après tout, rien ne me prédisposait à débuter dans la vie derrière le bar d’un cabaret !

Ceux qui vécurent cette époque bénie et passèrent – fût-ce une heure – rue des Martyrs se rappellent m’avoir vu mimer une rumba, en agitant gaiement au-dessus de ma tête l’ustensile chromé qui sert à mélanger les cocktails.

Je n’étais apparemment pas à plaindre, et le gros Samyr était content de moi.