XVIII

Le cinéma du boulevard des Peupliers existe peut-être encore. Il s’appelait « Le Régina Palace ». Je pourrais le décrire précisément, car je passais devant chaque jour pour aller prendre mon métro sur la ligne de Sceaux.

Sa façade était surmontée d’une rotonde imposante (qu’on aurait dite en stuc tant elle faisait décor d’opérette) où chaque semaine, le lundi, un employé accrochait des lettres lumineuses qui, mises bout à bout, formaient le titre du film. Quelquefois, suite à un court-circuit, une lettre s’éteignait, provoquant ainsi l’amusement des enfants.

Les trois doubles portes à battants du « Régina Palace » étaient recouvertes de faux cuir noir et percées de hublots à hauteur d’homme, derrière lesquels le propriétaire surveillait la file d’attente avant d’ouvrir pour nous laisser entrer.

Le dimanche en matinée, il s’entourait d’aides vigilants pour calmer l’impatience des jeunes gens, pressés d’aller serrer les filles dans l’ombre.

« Le Régina » venait d’être rénové, ce qui justifiait probablement aux yeux de la nouvelle direction l’appellation de palace, quand même exagérée. Qu’importe, au début des années soixante, les gens d’Arcueil n’étaient pas regardants : que le film soit parfois en Eastmancolor suffisait à les émerveiller.

Lorsque j’étais en avance, je m’attardais à regarder les photos exposées, pour les besoins de la publicité, dans une petite vitrine fermant à clef.

Elles étaient choisies exprès pour attirer les indécis. Mais qui pouvait bien résister au charme hautain de Jean-Claude Pascal, aux bras tendus de Tilda Thamar. Même en noir et blanc ?

Je me rappelle des femmes alanguies, certainement dans un bordel nord-africain, des beaux militaires aussi, le regard terrifié sous le fer et le feu : l’amour et la guerre. Toujours la même chose. La vie, quoi !

Moi, c’était Lana Turner qui m’enflammait. Ce soir-là, justement, on donnait La Mousson au « Régina Palace ».

Mado m’accompagna ; elle l’avait vu jouer trois fois déjà, mais elle voulait me faire plaisir.

On aurait dit de vrais mariés, un couple descendu des affiches à la surprise générale.

Je sortais au bras de Mado pour la première fois, et je sentais, dans mon dos, le regard envieux des marlous du quartier.

J’aimais que l’on me croie l’amant de cette créature trop blonde.

— Ils te prennent pour un gig, me souffla-t-elle à l’oreille, en m’embrassant sur la joue.

— Tant mieux, lui dis-je, embrasse-moi encore, on va les embêter.

On a joué et le film a commencé.

Au moment le plus intense, où l’on voit Lana Turner en bottes, moulée d’un pantalon de soie noire, le corsage échancré, poitrine offerte à un horrible python qui se dresse sur sa proie, la bobine s’est cassée.

J’étais loin. On a entendu quelques sifflets dans la salle, la lumière est revenue faiblement et Mado a sorti son mouchoir pour essuyer sur ma joue les traces de son rouge à lèvres.

— Alors, me dit-elle, tu trouves vraiment que je lui ressemble ?

Ceux qui se souviennent de Mado dans ces années-là savent que j’ai raison.

On se retournait sur son passage. C’était une femme capiteuse comme on le dit d’un parfum. Entêtante, exactement.

Cette façon qu’elle avait de croiser les jambes, ou de lancer négligemment son écharpe blanche autour de son cou, intimidait les jeunes gens les plus empressés.

Elle prenait la pose pour leur donner le change, mais elle valait mieux que les sentiments qu’elle inspirait.

On s’était bousculé pour lui faire l’amour, mais qui lui avait dit « je t’aime » ?

Comme l’actrice, Mado avait connu beaucoup d’hommes et voilà, vingt ans après avoir pleuré pour un marin, elle rentrait dormir seule dans un pavillon de la banlieue parisienne.

Sur l’écran du « Régina Palace », Lana Turner se blottissait au creux du lit de Richard Burton ; dans la salle, chacun retenait son souffle et je me disais que les femmes sont condamnées à faire semblant.