XXIII

Mado avait bien fait les choses. Avec la complicité de Pepa, revenue spécialement ce dimanche-là servir à table, elle avait arrangé la maison et posé des fleurs sur la cheminée de ma chambre. Des œillets rouges qui sentaient bon. Mado n’était pas superstitieuse. Moi non plus.

Je suis descendu en pyjama comme d’habitude encore mal remis d’une nuit blanche. En m’accueillant sur le pas de la cuisine pour m’en interdire l’accès, Pepa me conseilla de m’habiller en costume.

— On attend du monde, monsieur Laurent, me dit-elle, c’est une surprise… Madame revient tout de suite.

Le secret avait été bien gardé. J’avais vingt et un ans et seule Mado s’en souvenait.

En remontant me changer pour assister à la fête qui se préparait en mon honneur, j’ai pensé à l’autre femme de ma vie, celle qui, un jour d’octobre pendant la guerre, m’avait pris dans ses bras en pleurant quand on lui a dit : « C’est un garçon. »

Dans quel théâtre ? Au cou de quel acteur était-elle pendue maintenant ?

Se demandait-elle entre deux répétitions où j’étais, ce que je faisais ? Se souvenait-elle au moins de la couleur de mes yeux ?

Trop de points d’interrogation gâchaient mon bonheur par avance.

Je me suis fait beau quand même pour souffler les bougies.

— Laurent, tu peux descendre, une dame t’attend !

La voix de Mado m’a arraché à la morosité qui m’envahissait. Qui avait-elle invité ? Nous n’avions pas d’amis communs et je ne lui connaissais pas de famille proche.

J’hésitais entre deux chemises. J’ai choisi la couleur lilas avec un jabot de dentelle pareille à celles que portaient en ce temps-là les chanteurs de twist.

C’était un de ces dimanches d’automne assez gris, menacé par l’orage qui oblige à allumer l’électricité en plein après-midi.

Mado s’impatientait, nerveuse comme une maîtresse de maison qui craint de voir retomber son soufflé au Grand Marnier.

— Enfin te voilà ! Bon anniversaire, garçon. Elle me tendit un paquet, joliment emballé de papier d’argent. Et avant que je puisse la remercier, me fit signe d’entrer dans le salon où m’attendait la mystérieuse dame.

— Qui est-ce ?

— Tu verras, me souffla-t-elle à l’oreille, c’est la journée des surprises.

Mme Donadieu !

Comment aurais-je pu deviner ?

En me trouvant face à elle, j’eus des remords. Je ne l’avais pas appelée depuis si longtemps. Je balbutiais des excuses, elle me sermonna affectueusement et nous tombâmes dans les bras l’un de l’autre. Je n’ose pas dire comme une mère et son fils.

— Je suis contente de vous revoir, mon petit Laurent, et puis cette Mado… quelle femme charmante !

— Moi aussi, je suis content, c’est un peu grâce à vous tout ça…

La table était mise avec soin, décorée de pose-couverts en cristal et de chandeliers en bronze. Sur mon assiette, un autre petit paquet-cadeau que Mme Donadieu me désigna.

— J’ai pensé qu’un peu d’eau de lavande vous ferait plaisir.

Deux femmes avaient pensé à moi tandis que j’en cherchais une troisième, et j’étais là, obligé de retenir mes larmes pour ne pas gâcher la fête.

Une vie s’organisait autour de moi. Sans moi.

J’étais ailleurs, toujours, et Mado, qui le savait bien, surveillait mes états d’âme.

— Il faut passer à table, le repas sera prêt dans cinq minutes… .

« Tu as juste le temps d’ouvrir ton cadeau, Laurent… On en aura besoin… »

Comme un enfant le soir de Noël, sous les regards attendris des femmes de la maison, j’ai découvert un appareil photo, le dernier modèle de la célèbre marque Kodak.

J’allais pouvoir immortaliser la journée de mes vingt et un ans.

— Déjeunons, et au café tu liras le mode d’emploi ; je me suis fait expliquer par le marchand mais je n’ai rien compris.

On a levé nos verres. Pepa s’est jointe à nous et j’ai pensé que décidément les femmes jouaient un rôle déterminant dans ma vie.

Mme Donadieu a repris du porto, ce vin très foncé, cuit au soleil du Portugal, le pays de Pepa.

— Mon père l’a choisi pour vous, monsieur Laurent.

Qu’avais-je donné de moi pour mériter tant de gentillesse ? J’étais ému et gêné d’être aimé simplement.

C’était la première fois.

Nous avons parlé de choses et d’autres. Rien d’essentiel. Un repas de famille où la conversation tourne vite en rond quand il n’est pas question d’héritage.

Mme Donadieu tenait à raconter à Mado « l’affaire Kibler ». La grande histoire de sa vie.

Comme elle avait un peu bu, elle en rajouta mais je ne voulais pas gâcher son plaisir.

— Pensez, ma petite Mado, que j’aurais pu l’épouser. Vous comprenez, dans mon métier on se lie avec certains clients et celui-là, je vous jure, faisait la meilleure impression.

— Eh oui ! dis-je, il faut se méfier des gentils assassins.

— Mais comment savoir, vous êtes drôle, Laurent, Robert Kibler aimait les oiseaux, le football, le travail… Il arrivait toujours à l’heure, ses patrons en ont témoigné ; il payait régulièrement son loyer… J’ai même remarqué qu’il changeait de cravate le dimanche…

— C’est bien ce que je dis, madame Donadieu, il avait toutes les qualités requises pour finir en cour d’assises…

— Ne plaisantez pas, Laurent, il aurait pu vous tuer !

Mme Donadieu triturait nerveusement un mouchoir blanc brodé à ses initiales de jeune fille et Mado, qui s’amusait sans le laisser voir, me fit signe de ne pas insister dans la provocation.

Je n’en avais pas l’intention, je voulais seulement animer l’après-midi. J’étais pressé d’apprendre à me servir de l’appareil photo et de me retrouver seul avec Mado, lui dire enfin ce qu’elle guettait dans mon regard.

J’ai soufflé mes bougies sans pouvoir oublier la dernière cérémonie de ce genre, donnée en mon honneur. Pour mes quinze ans, à Bellac, mon père n’avait pas pu rester au dessert, un contretemps l’appelait ailleurs. Depuis ce jour, je déteste les mokas au café saupoudrés d’amandes.

Mado ne pouvait pas le savoir.

Je me suis forcé quand même et lorsqu’elle m’a tendu un second morceau, je lui ai dit doucement, pour ne pas réveiller Mme Donadieu endormie sur le gros fauteuil : « Je t’expliquerai… »

J’avais encore tant de choses à lui expliquer.