XXIV
En revenant d’accompagner Mme Donadieu au métro de dix-sept heures douze, j’ai avoué à Mado que ça n’allait pas, que ma visite chez l’astrologue la veille m’avait « foutu un coup », comme on dit quand on ne cherche pas ses mots.
Elle parut soulagée, sûre que j’allais renoncer à poursuivre une femme qui ne m’attendait plus depuis longtemps.
Il faisait nuit ou presque. Les lumières jaunes du « Régina Palace » tombaient dans l’eau sur le trottoir parsemé de flaques.
L’orage avait été bref mais violent. Il pleut toujours quand on marche un dimanche en fin de soirée dans une rue de banlieue et qu’il faut bien se dire des choses tristes.
La séance venait de commencer et l’on entendait, provenant de la cabine du projectionniste qui donnait sur un jardin, des bruits de guerre enregistrés à Hollywood ou à Cinecittà.
Un divertissement parfait pour des jeunes gens qui ne tarderaient pas à partir en Algérie vérifier à leurs dépens qu’une mitraillette, c’est plus amusant dans les films de Kirk Douglas.
Mado a pris ma main, nous nous accrochions l’un à l’autre. Perdus.
— Je n’irai pas à la guerre, Mado, je te le jure, je n’irai pas, je me fous de la grandeur de la France, et des cons que cela fait bander.
— Calme-toi, garçon. J’essaierai d’arranger ça, j’ai encore quelques officiers amis au ministère… Tu dois te reposer maintenant.
J’aimais bien qu’elle m’appelle garçon. C’était le premier mot de notre complicité. Un code entre nous, quelque chose en plus qui voulait dire : je suis là.
Nous marchions sans nous presser vers chez nous, et je montais sur le bord du trottoir pour être un peu plus grand qu’elle.
— Ne t’inquiète pas, garçon, on grandit jusqu’à vingt-cinq ans. Tu finiras par me rattraper !
Mado comprenait tout. Je me revois ce soir-là, enfin détendu par sa promesse, sautillant d’une jambe sur l’autre, danseur de french cancan improvisé. Elle me regardait comme un oiseau provisoirement soutenu par le vent.
Mais où allais-je me poser ? Où allais-je tomber ?
Mado aurait bien voulu le savoir. Moi aussi.
— Je t’apprendrai la samba si tu aimes danser, mais tu vas rester tranquille, Laurent, il le faut.
« Si ta mère voulait vraiment te retrouver, elle serait là… »
Mado avait raison, je le savais, mais je n’avais plus le choix, rien ne m’empêcherait d’aller courir les théâtres de la périphérie. On prend des risques, quand on est malheureux.
— Je saurai si ma mère est une pute, oui, une pute !
Je criais pour m’obliger à prononcer ce mot-là.
Mado resta comme assommée par mes paroles.
Au coin de l’avenue Paul-Vaillant-Couturier où nous arrivions, une voiture tous phares allumés était garée en double file. À l’intérieur, on devinait malgré la buée sur les vitres qui les protégeait deux ombres enlacées, emmêlées même.
— L’amour se prend n’importe où, n’importe comment, me dit Mado, ne juge pas, Laurent, si toutes les femmes sont des putes, alors moi aussi.
Elle n’avait pas compris. Je l’avais humiliée sans le vouloir. J’ai serré sa main pour qu’elle me croie.
— Je n’ai pas voulu dire cela, Mado je me prépare seulement à l’idée la plus difficile à admettre pour un fils… J’ai pardonné d’avance, Mado, que puis-je faire d’autre ?
La grille du jardin grinçait. En banlieue, toutes les grilles de jardin grincent un peu. Un bruit familier, auquel Mado ne prêtait plus attention depuis longtemps.
— Il faudra que je mette de l’huile, dis-je, un jour elle restera coincée…
Mado ne put s’empêcher de sourire. Elle avait entendu cent fois son père faire la même promesse et ne jamais la tenir.
— Non, Laurent, ne te donne pas cette peine, c’est comme la véranda, finalement je ne la ferai pas réparer, je l’ai toujours connue ainsi.
Déjà, quand elle rentrait de l’école, le grincement du fer rouillé signalait son retour au chien de la maison qui fonçait aussitôt se jeter dans ses jambes, alors, bien sûr, Mado n’était pas pressée que l’on bouscule l’ordre des choses de sa vie. Fût-ce avec quelques gouttes d’huile aux jointures d’une vieille grille de jardin.
— C’est peut-être l’âge, me dit-elle, mais je m’en fous…
— Ne dis pas de bêtises, Mado ! Ce n’est pas l’âge. J’ai vingt et un ans et je suis comme toi, d’ailleurs tu vas remettre ton maillot de miss et je vais prendre des photos.
— D’accord, mais tu me promets de les garder pour nous et de me raconter ce que l’astrologue t’a appris sur ta mère.
Mado craignait qu’il y ait bientôt une femme de trop entre nous. Je n’étais pas certain moi-même de résister à l’épreuve, le pavillon d’Arcueil était un nid où j’aimais venir reprendre mes forces, et pourtant j’allais partir.
Quand je me souviens de ce soir-là, c’est d’abord la lumière douce de la lampe de salon que je revois. Pepa l’avait laissée allumée, sachant que nous allions rentrer vite. Nous nous sommes réfugiés autour de ce halo bleuté, sur des poufs de faux cuir ramenés du Maroc en d’autres temps par le parrain de Mado, et nous avons écouté la pluie taper sur la vitre. Un divertissement plutôt réservé aux amoureux, mais qu’étions-nous ?
Dans cette pièce où Mado se tenait le plus souvent, il n’y avait pas un coin qui ne soit encombré de journaux classés, de documents divers, de factures et de papiers officiels, sans compter les coussins et les disques.
Le désordre de Mado n’était qu’en apparence et je me disais que finalement on ne sait rien, jamais, de personne.
Ceux qui, peut-être, se demandaient ce que devenait Miss Alger 1933, auraient été surpris de la savoir là, attentive à un jeune homme, prête à vieillir tranquille.
Elle s’est levée mettre un disque, toujours le même, des Platters. Je ne me lassais pas de la regarder marcher ; dans la pénombre, elle semblait danser. Mais sans doute que je me trompais aussi.
— Allez, va enfiler ton maillot, dis-je… Il faut que j’essaye mon flash.
— Je croyais que tu plaisantais, Laurent, ce n’est ni l’heure ni la saison, tu trouveras des filles qui t’inspireront plus que moi.
— Non ! Je veux toi et maintenant…
J’avais parlé sec comme les séducteurs de cinéma et Mado n’a pas résisté longtemps. En la voyant monter l’escalier de sa chambre, j’ai été fier de moi. Un instant.
Nous avons poussé les meubles du salon, rajouté un peu d’éclairage, et Mado, allongée sur le canapé, a pris pour moi des poses avantageuses. Si quelqu’un nous avait surpris, on imagine ce qu’il aurait pensé.
Tandis que je tentais de faire fonctionner mon appareil photo, Mado me faisait rire en imitant les femmes-enfants à la façon hollywoodienne.
— Tire les rideaux, me dit-elle, on nous voit de la rue.
— Et alors, quelle importance ? Je veux que le monde entier sache que Mlle Mado Moreau est une star… Tu vas même sortir sous la pluie en maillot, je vais prendre une photo étonnante.
-Tu as bu, Laurent, tu oublies que je ne suis pas Lana Turner et que mes photos n’intéressent personne.
Non, je n’avais pas bu, mais je voulais être fou, étonner Mado, la sortir d’elle-même, lui rendre l’éclatant sourire de ses photos d’avant, l’obliger à être belle sous le crépitement des flashes…
Accroupi à ses pieds, allongé à même le sol, assis sur le dos d’une chaise, j’ai joué mon rôle. Elle, le sien.
Et nous avons dîné d’une tranche de gigot froid et de salade d’endives qui restaient du déjeuner.
En finissant une bouteille de vin rosé, nous avons parlé de l’astrologue qui ressemblait à mon père.
Mado, qui connaissait la vie, m’assura que les femmes vont toujours vers le même type d’hommes.
La pluie n’avait pas cessé de tomber. Je suis monté me coucher le premier.
Mado voulait préparer du café, et ranger des papiers.
Quand j’ai fermé les volets de ma chambre, j’ai vu briller le bout de sa cigarette au fond du jardin.
Elle avait enfilé un imperméable sur son maillot de miss, mais j’ai eu peur qu’elle prenne froid.