XIII

Il a bien fallu que j’annonce à Mme Donadieu que je m’en allais habiter Arcueil. J’eus beau lui promettre de revenir jouer à la canasta, au moins une fois par semaine, elle s’étonna quand même de mon infidélité.

— J’aurais jamais cru ça de vous, monsieur Laurent… On ne m’enlèvera pas de l’idée que vous partez pour une histoire de femme.

Elle avait raison, bien sûr. On ne s’en va pas sans excuse valable à Arcueil.

Mado m’avait proposé de partager avec elle le pavillon, héritage d’un parrain, où elle comptait s’organiser une existence moins voyante.

— On sera bien, tu verras, chacun notre chambre… Ensemble, mais indépendants.

Je ne demandais pas mieux et Mado ressemblait suffisamment à Lana Turner pour que je cède à mes souvenirs d’enfance.

Arcueil, une banlieue ouvrière au sud de Paris, n’avait peut-être pas l’élégance envoûtante des boulevards d’Hollywood, mais je suis de ceux qui ne résistent pas à la vitrine d’un quincaillier décorée de guirlandes et de branches de houx. Je ne passe pas sans m’attendrir près d’un pont de chemin de fer désaffecté. Il y en avait un à deux rues de la nôtre, à Arcueil, où venaient se cacher des bandes de garçons. Un terrain vague aussi, où se dressent aujourd’hui des immeubles à loyers modérés. Sur les palissades de ce temps-là, on lisait des slogans communistes contre la guerre, des appels de la jeunesse catholique et « Vive Elvis », « À bas le grand Charles ». Dans les cafés sombres s’entassaient, le dimanche après-midi, des immigrés, qui jouaient aux cartes. L’hiver, on les devinait, malgré la buée grasse sur les vitres ; l’été, ils s’asseyaient parfois sous des parasols Martini. C’était bien.

Mado ne sortait jamais en ville, on la trouvait 62, avenue Paul-Vaillant-Couturier, occupée à lire les papiers de son parrain, mort dans un bain de vapeur en Turquie, dans des conditions troublantes.

Quand je me levais, aux environs de quatorze heures, Mado m’attendait au salon où elle passait ses journées à classer des documents, des factures, des lettres officielles, des journaux aussi. Pepa, une petite Portugaise qui faisait le ménage, nous portait du café, après quoi Mado poussait la porte pour ne pas entendre l’aspirateur et baissait enfin le pick-up, où tournait inlassablement un disque des Platters. Nous pouvions bavarder tranquilles. J’étais le plus souvent en pyjama et Mado, drapée dans un peignoir de soie blanche, posait sa tête sur mes genoux.

— Allez, raconte-moi un peu, garçon, maintenant j’ai tout mon temps…

Mado n’était pas de ces femmes impatientes qui vous obligent à avouer trop vite. Elle choisissait bien son moment.

J’étais entré dans sa vie depuis plusieurs mois et nous allions seulement échanger nos mystères. Rien ne pressait. Elle avait fait confiance à ma bonne mine, moi à son autorité.

Je lui ai tout raconté, ou presque : Bellac, les marronniers de la sous-préfecture, Lucienne et mon père…

Elle m’écoutait vraiment en balayant d’un geste nonchalant sa fumée de cigarette qui me piquait les yeux.

— On ira à Istanbul, Laurent, il faudra bien oublier !

Elle disait cela machinalement, pour ne pas montrer qu’elle était triste.

— On ira à Istanbul !

Mado semblait prolonger une obsession. Cette promesse de voyage à Istanbul me surprenait chaque fois. Pourquoi là-bas avec moi ? Je n’osais pas le lui demander. La mort humide de son parrain, un ancien militaire reconverti dans des affaires d’import-export, lui fournissait évidemment un point de départ.

Elle aurait pu s’exclamer : « Ma vie, quand même, quel roman ! », mais non, Mado ne s’exprimait pas ainsi. Les femmes qui ont vécu n’ont pas besoin d’en rajouter, on le voit dans leurs yeux. Pepa revenait nous proposer un peu de café et des chocolats à la crème. Mado riait gentiment de sa timidité.

— Il faudra t’occuper d’elle, Laurent, elle est mignonne.

Pepa en avait des choses à raconter le soir chez elle, en portugais. Une dame blonde, maquillée dès le matin comme les actrices de cinéma, un garçon qui se lève tard et s’en va la nuit travailler dans un cabaret, c’était suffisant pour scandaliser une famille d’ouvriers catholiques.

Nous nous en amusions, Mado et moi. Elle reprenait ses recherches, je finissais les chocolats et les heures s’éternisaient dans ce pavillon d’Arcueil, où le lierre grimperait bientôt le long des murs.

J’allais en métro à « La Maison rose ». Il me fallait dix minutes en empruntant la ligne de Sceaux pour arriver à la station Denfert-Rochereau, où je changeais une première fois pour descendre à Pigalle. Quand j’étais en avance, je flânais sur le boulevard de Clichy, en adressant un salut complice aux rabatteurs de boîtes à strip-tease. De là, un soir, j’ai envoyé une carte postale à Lucienne. Au fond, elle m’avait vu grandir et même si le quartier ne lui plaisait pas, elle se souviendrait peut-être que j’étais un bon garçon.

« Tout va bien, je travaille ici la nuit pour gagner ma vie et je commence cette semaine des études de droit. On ne sait jamais ! Mon père serait content, je crois. Et vous ? J’espère que la solitude n’est pas trop dure à supporter. Écrivez-moi si vous le voulez, nous avons peut-être des choses à nous dire. Votre Laurent. »

J’avais réfléchi au moindre mot, je ne pouvais pas rompre en quelques lignes avec le dernier témoin de mon enfance. Je mentais un peu pour lui donner l’occasion de me féliciter.

Comment lui expliquer, en effet, Mado et « La Maison rose » sans paraître la provoquer ?

En remontant la rue des Martyrs, j’évaluais mes chances de succès.

Et si Lucienne me faisait répondre par un avocat, me proposant de régler les problèmes de succession ? Froidement. C’était bien dans sa nature. Après tout, j’étais parti sans laisser d’adresse.