XX

— Le cabinet du professeur Germain… J’écoute…

Une voix sèche, de femme pressée, m’invita à préciser les raisons de mon appel.

— Vous désirez ?

— Un rendez-vous, madame, le plus vite possible.

— C’est pour une étude de caractère, une projection sur l’avenir, un état de santé ?

— Comme vous voudrez.

— Non, monsieur, il faut choisir, le professeur est très occupé !

— Bon, alors je prends les trois analyses, dis-je, sans savoir si ce terme médical convenait.

— Parfait. Je vous note le 15 octobre à quinze heures trente. À quel nom ?

— Laurent.

— Comme le prénom ?

— Oui, madame.

J’avais attendu d’être arrivé dans la cabine publique du métro Anvers pour téléphoner. Durant le trajet, j’avais envisagé plusieurs façons de me présenter, ne sachant pas si je devais me découvrir immédiatement ou poser d’abord certaines questions.

L’assistante du professeur ne m’en avait pas laissé le temps. J’ai donc pris rendez-vous comme un client, parmi d’autres.

J’allais devoir patienter dix jours encore. Le ciel était bas sur Paris. On pouvait croire qu’il neigerait dans la soirée. Pigalle prenait la couleur d’une chanson réaliste : bleu-gris.

Ce décor me convenait parfaitement. J’y flânais avec plaisir à l’idée de m’en souvenir un jour, m’arrêtant çà et là, voyeur impuni. Je surprenais des couples illégitimes au fond des cafés, près des toilettes, je prêtais de curieuses intentions aux sergents de ville et quand je voulais m’amuser un peu, j’entrais avec une mine de conspirateur chez la grosse boulangère de la rue de Douai.

Elle avait l’air stupide des femmes qui votent comme leur mari ; sa blouse de nylon blanc craquait sur ses seins lourds, pareils à des pains de campagne.

Mollement avachie derrière son comptoir de marbre, tel un hippopotame décoloré, elle vous fixait d’un regard torve :

— Et pour monsieur, qu’est-ce que ce sera ?

Même sa voix était molle.

J’avançais vers elle à pas lents, en surveillant si je n’étais pas suivi et, sans lui laisser le temps de réagir (en avait-elle la force ?), je lui chuchotais à l’oreille :« Je fais un livre sur les collabos, ma brave dame, et on me dit que vous avez été très bonne avec la police allemande en 42… Vous avez bien quelques histoires à me raconter, hein ? »

Elle sursautait enfin, s’agrippait à sa caisse pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas en poussant des couinements apeurés.

— Hui ! hui ! hui ! Menteur, vous êtes un menteur, mes papiers sont en règle.

— Il faudra le prouver, ma bonne dame… Car moi, j’ai des preuves.

J’insistais pour l’entendre couiner encore un peu, et je me sauvais rapidement en relevant le col de mon pardessus. Une manière de cinéma qui inquiète les boulangères.

Celle-là avait une tête de coupable. Je n’y peux rien.

On me reprochera sans doute ces plaisanteries de mauvais goût, mais il faut bien que jeunesse se passe.

Ce jour-là, je n’avais pas le cœur léger. En remontant la rue Germain-Pilon, qui prend près de la place Pigalle et débouche rue des Abbesses, à deux minutes de « La Maison rose », je suis tombé sur Mimi, postée devant chez le tatoueur.

Un endroit étonnant, où les mâles venaient de loin se faire bleuir la peau par un artisan réputé. Les séances, qui avaient lieu en vitrine, offraient un spectacle gratuit aux filles du quartier.

Je faisais parfois le détour pour me divertir un instant avant de prendre mon travail.

Mimi surveillait sa clientèle.

— Te revoilà, toi ! me dit-elle. Je croyais que tu étais rentré dans les ordres…

— Pourquoi ? J’ai une tête de moine.

— Non, mais tu es triste comme un enfant de chœur qui vient de rater la messe…

Mimi plaçait toujours une réplique de théâtre dans sa conversation. En la voyant tellement à l’aise sur ce trottoir, je trouvais dommage qu’elle ne réussisse pas.

— L’année prochaine, j’irai au festival de Cannes. Au moins là-bas, quand on montre son cul, ça sert à quelque chose…

Elle était parfaite, mais qui le savait ?

— Vise un peu le marin en vitrine, celui qui attend son tour torse nu… Si y m’montre son bateau, j’embarque.

— Arrête, Mimi, ne rêve pas ! Ton marin, il n’a jamais quitté les berges de la Seine.

— T’es pas poétique, Lolo, ça te perdra.

Je l’ai embrassée dans le cou et elle m’a proposé de recommencer comme avant, rien qu’une fois, comme quand elle m’appelait Lolo. Pour le plaisir.

J’ai dit non quand même, lassé par avance à l’idée de me déshabiller en plein après-midi, sans raison urgente.

— J’ai pas le temps, Mimi, pas la forme, et je ne veux pas que tu rates le marin.

— Je vais te dire, Lolo : ou t’es un salaud ou t’es un pédé.

Je l’ai laissée décider pour moi. On m’attendait à « La Maison rose ».

Mado me téléphona le soir même. Ce n’était pas dans ses habitudes, aussi lorsque Roger, mon collègue barman, me passa la communication, j’eus un instant de panique. Je pense toujours au pire, c’est plus fort que moi.

— Laurent… Excuse-moi de te déranger…

— Tu ne me déranges pas, Mado, que se passe-t-il ?

— Rien, mais tu aurais pu m’appeler pour me dire…

— Te dire quoi ?

— Ne fais pas l’idiot, Laurent… L’astrologue, ta mère, tu les a vus ?

Elle avait la voix émue. Au bord des larmes. Je lui avais fait de la peine. Allait-elle me croire, maintenant ?

— Non, Mado, ne t’inquiète pas. J’ai rendez-vous le 15 octobre ; d’ici là, nous aurons le temps de parler tous les deux…

— Pardonne-moi, Laurent, mais j’ai eu peur pour toi, pour nous.

— Viens, lui dis-je, fais-toi belle et viens boire un verre, tu ne sors plus jamais. Samyr sera content de te voir ici et moi aussi…

— Oui, je viendrai, m’a-t-elle dit, mais tard, comme ça nous rentrerons ensemble.

Si j’en avais douté, j’avais la preuve que Mado tenait à moi, qu’elle me réservait une place à part au creux de son épaule.

En installant mon bar pour la nuit, je me disais que, décidément, j’avais bien de la chance.

Un coup de peau de chamois sur l’immense glace couleur bronze, qui décorait le fond du bar, les verres ensuite à ranger selon leur taille et leur utilité, les cendriers à mettre en place sur des ronds de carton bouilli, destinés à protéger l’acajou du comptoir, vérifier la monnaie dans la caisse et, finalement, enfiler ma veste bordeaux. Elle m’allait bien.

J’attachais mon nœud papillon au dernier moment.

Je redoutais seulement la corvée des glaçons ; les défaire de leur bac en fer-blanc n’était pas une tâche facile.

Malgré cet inconvénient plutôt mineur, ces gestes répétés tous les soirs à la même heure ne me lassaient pas.

Les gens de Paris défilaient à « La Maison rose » et cela suffisait à me distraire.

Qu’aurais-je pu faire d’autre qui me laisse assez de temps pour avoir vingt ans entre deux guerres ?

Je savais, par les journaux et la radio, que les garçons et les filles de mon âge s’emballaient pour une musique appelée twist, mais j’avoue qu’elle me cassait les oreilles.

Je préférais un disque d’Anny Gould, trouvé par hasard dans la pile oubliée par les anciens propriétaires, amateurs de jazz et de belles voix.

La pochette m’avait donné envie d’écouter cette personne blonde et bien coiffée. Son disque s’intitulait : Cocktail-party. Je n’en dis pas plus. On aura compris mon goût pour les voix bleu-mauve et les rythmes langoureux.

J’ai rencontré depuis des militaires qui se souviennent avoir entendu Anny Gould au Belvédère, à Tunis. Que ne suis-je pas né plus tôt ? Ma jeunesse était en décalage ; la mémoire des autres m’aidait un peu à la supporter.

C’est le pianiste de « La Maison rose » qui m’a fait découvrir les airs d’avant-guerre et de l’Occupation, je lui versais, en cachette, une rasade de whisky supplémentaire et il jouait pour moi Bei mir bist du schön ou Divine biguine. Inoubliables.

Il était presque minuit quand elle a fait son entrée. Je ne l’avais jamais vue comme ça. Le gros Samyr s’est précipité vers elle en sifflant d’admiration avec cette distinction naturelle qui le caractérisait.

Mado portait un ensemble en crêpe de Chine noir, que je ne lui connaissais pas et, piqué au revers de sa veste, un œillet rouge, assorti à ses lèvres et à son corsage. Une veuve éclatante. Si elle avait pleuré, personne n’en saurait rien.

Elle traversa la salle pour aller rejoindre, à leurs places habituelles, les amis du patron, en saluant au passage quelques clients d’autrefois. Elle retrouvait d’instinct sa splendeur algéroise, qui lui avait permis de triompher devant quarante concurrentes.

— Ça te réussit bien la campagne, lui dit le gros Samyr… Tu bois quand même un peu de champagne, j’espère ?

— Oui, lui répondit-elle, quand il est bon.

— Laurent, une coupe pour madame, et du meilleur.

J’étais volontairement resté derrière mon bar, témoin silencieux du retour de Mado. Il me suffisait de savoir qu’elle s’était faite belle pour moi.

Allais-je l’embrasser sur les joues comme une maman, lui baiser les doigts, ou poser mes lèvres sur son cou ?

Non, je lui laisserais l’initiative.

J’ai déposé le verre devant elle, et j’ai demandé à ces messieurs ce qu’ils désiraient.

Un petit jeune, chauve avec des lunettes rondes, nouveau dans la bande, était déjà collé à l’oreille de Mado qui ne semblait pas spécialement intéressée.

— Et pour monsieur, la même chose.

— Oui, oui, la même chose…

Mado en profita pour tourner enfin son regard vers moi. On s’était compris. Personne n’a remarqué le clin d’œil qu’elle m’adressa. Ils n’ont pas vu, non plus, le mouvement de ses lèvres m’envoyant un baiser par-dessus leurs têtes.

Elle m’avait pardonné.

Je l’ai laissée rire avec le gros Samyr, se rappeler des souvenirs. Je savais qu’elle me raconterait. Elle a dansé aussi. Un boléro, je crois.

Son partenaire, un bellâtre au regard dur, l’enlaçait un peu trop à mon goût.

Je me consolais en pensant que c’est moi qui rentrais avec elle.

Une belle soirée, comme on n’en fait plus de nos jours.

Mado a demandé au gros Samyr s’il était satisfait de moi, puis elle s’est souvenue brusquement d’une lettre qu’elle m’avait portée exprès pour me faire plaisir.

— Fouille dans mon sac, me dit-elle, tu trouveras une enveloppe à ton nom. Elle a été postée à Bellac… J’imagine que c’est urgent.

C’était Lucienne. J’ai reconnu aussitôt son écriture pointue comme ses chapeaux et son nez. J’étais content, malgré tout, mais j’ai attendu avant de l’ouvrir que les derniers clients soient partis.

À la table de Mado, on avait bu. Elle-même paraissait moins pâle sous son maquillage. Elle mettait de la poudre de riz très fine pour adoucir encore la transparence de son teint. Elle prétendait que seules les pin-up avaient droit au bronzage. « Après vingt ans, ça fait vulgaire », disait-elle.

Il était quatre heures du matin, au moins. Le gros Samyr m’a prié de boucler la porte de « La Maison rose ». José Latour a plaqué les accords finals de la mélodie lancinante qu’il jouait toujours en fin de soirée et, dans le silence revenu, je me souviens parfaitement avoir entendu le petit chauve aux lunettes rondes, en proie à une extrême agitation, s’écrier :

— Moi, je ne me ferai pas baiser par les bougnoules !

— Ta gueule, Fredo, on n’est pas au souk, ici !

La réplique fusa sec.

Mathias n’aimait pas les matamores, et je n’étais pas mécontent qu’il fasse tomber négligemment sa cendre de cigarette dans le verre de ce Fredo, affalé maintenant sur Mado.

Roger, mon collègue barman, que rien n’intéressait hormis le résultat des courses, me conseilla quand même de « mettre les voiles », selon son expression préférée.

— Va y avoir du tangage, moi, je me tire, je veux pas me faire trouer pour leurs beaux yeux.

Je me suis rassuré au regard de Mado, elle ne semblait pas vraiment émue. Elle savait, par expérience, que les hommes originaires de ces pays ont le verbe haut. N’empêche, la conversation, longtemps feutrée, s’emballait dangereusement.

— Oui, je répète : « Ta gueule, Fredo, ce n’est pas toi qui décides ici ! »

Le gros Samyr rattrapa au vol le cendrier qui menaçait Mathias, déjà entouré des deux costauds, rabatteurs et gardes du corps à la fois.

— Sortez-le, leur dit-il sans élever la voix, sur le ton péremptoire de quelqu’un habitué à donner des ordres.

L’autre n’a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, qu’il était jeté sur le pavé comme un pantin chiffonné.

— T’aurais pas dû, Mathias… Il est dangereux dans son genre.

— Pas tant que moi, Samyr, tu devrais le savoir. Les pédés ne sont pas toujours ceux que l’on croit…

Mado profita de l’accalmie pour se lever enfin. Mathias fit de même pour la laisser passer galamment. Oui, c’est aux bonnes manières qu’on reconnaît les grands voyous.

— Madame n’est pas fâchée, j’espère ? Elle est ici chez elle.

— Te fatigue pas, Mathias, les beaux jours sont finis… Bonsoir, messieurs, et bonne chance quand même !

Le gros Samyr se précipita vers nous.

— J’emmène le petit, lui dit Mado, au point où vous en êtes, vous n’avez plus besoin de lui.

— Bien sûr, ma poule ; d’ailleurs, je vais vous raccompagner jusqu’à Pigalle.

Nous descendîmes la rue des Martyrs sans parler. Nous poursuivions chacun d’anciens souvenirs.

Pourquoi, si longtemps après, résonne encore dans ma mémoire le claquement des talons aiguilles d’une femme qui s’en va.

Boulevard de Clichy, le premier taxi fut le nôtre. Le gros Samyr resta planté sur le trottoir. Peut-être enviait-il notre bonheur ?

Mado me prit la main, elle a baissé la vitre et avant que le feu ne passe au vert, elle dit à son copain :

— Arrête tes conneries, Sam, de toute façon, vous avez perdu…