VII

Je ne sais pas danser. Aux bals de la sous-préfecture, je restais toujours un peu à l’écart des grandes personnes.

C’étaient d’autres 14 Juillet, mon père m’obligeait à saluer des dames qui riaient trop fort et je n’aimais pas le voir tellement charmant avec des étrangères, prêtes à tout pour le séduire.

De son côté, Lucienne tenait son rôle avec un détachement hautain qui impressionne, en province, les femmes de pharmaciens. On lui baisait les doigts, mais elle ne voyait qu’elle dans la grande glace ancienne qui décorait tout un mur du salon.

C’était parfait, tout était en ordre. J’avais dix ans, les cheveux parfumés à la lavande, des pantalons bleu marine coupés sur mesure et des taches de rousseur qui me venaient avec le soleil.

On a dû prendre une photo de moi sous le portrait du président Auriol, elle témoigne de mon enfance officielle. Il faudrait que je la retrouve. Un jour, quand j’aurai fini de grandir, elle me rappellera des souvenirs attendrissants.

Mon père l’avait posée sur un coin de son bureau ; j’étais fier d’être là, face à lui, tandis qu’il s’entretenait avec des personnages importants.

Et j’allais en cachette, plusieurs fois par semaine, vérifier si rien n’avait changé. Cela me rassurait.

J’ai toujours eu tendance à m’attacher à des détails apparemment sans importance, et je pourrais dire, si on me le demandait, la date exacte à laquelle je ne l’ai plus trouvée à sa place habituelle, entre le téléphone et la lampe de bronze. S’il ne tenait qu’à moi, j’arrangerais ma vie pour que rien, jamais, ne change de place.

On allait certainement parler de moi dans les journaux ! Les journalistes et les enquêteurs de police ne tarderaient pas à venir m’interroger de nouveau pour en savoir davantage sur mes rapports avec l’assassin de la chambre 14.

Je pensais à cela en marchant dans les allées du bois de Vincennes, ce matin du mois d’août 1959 où il m’arrivait enfin quelque chose d’original.

Une marchande de ballons multicolores et de petits moulins à vent en plastique rouge installait son chariot près du lac. Un homme, chargé sans doute de déplier les chaises à louer, s’entretenait avec un garçon de mon âge, occupé à organiser les promenades en barque ; un peu plus loin, le vendeur de glaces comptait sa monnaie.

La journée s’annonçait belle. Les gens de Paris et de la proche banlieue viendraient bientôt ici, munis de couvertures écossaises et de cabas remplis, déjeuner sur les pelouses.

Comme si la guerre était finie, comme si Robert Kibler n’avait tué personne.

Quand j’ai aperçu, vers neuf heures trente, les premiers enfants jouer au ballon, je me suis dit avec un peu de mélancolie que rien n’empêcherait jamais le monde de tourner et qu’il faudrait que je me décide à entrer dans la ronde.

J’étais monté à Paris sans ambition particulière, ni pour la gloire ni pour l’argent. Simplement pour passer à autre chose.

Je n’avais pas l’intention d’attendre à Bellac que le conseil municipal se décidât à donner le nom de mon père à une rue de la ville.

En partant, j’avais laissé à Lucienne le soin d’accomplir toutes sortes de démarches administratives, qui sont l’honneur et le passe-temps des veuves du grand monde. Je savais qu’elle serait parfaite et capable, une fois de plus, de recevoir des condoléances sans broncher.

Le jour de l’enterrement, on l’avait vue dominer son chagrin avec fermeté, sous ses voiles noirs. On a parlé longtemps, dans la région, du « courage de la veuve d’Entraigue ». Des femmes du canton, jalouses, trouvèrent sa froideur suspecte.

Elle n’avait pas pleuré, en effet, on voulait savoir pourquoi. J’avais mon idée, mais j’ai préféré laisser planer un doute. Je suis parti.

C’était il y a déjà longtemps, quand il faisait beau l’été, et que les gens s’intéressaient au Tour de France cycliste.

Le jeune homme préposé à l’embarquement chantait un air à la mode, un mambo, en pliant les bâches et en démêlant les cordages avec une précision du geste qui lui donnait belle allure. Il avait l’air content d’être là, au bord de l’eau, en bras de chemise. On aurait facilement parié sur son bonheur.

Peut-être profitait-il de ses vacances pour gagner un peu d’argent ?

J’aurais pu l’aider, s’il avait eu besoin de moi… Nous serions devenus amis, il m’aurait présenté des filles, je lui aurais prêté des livres de Jean Giraudoux, mais je n’ai pas osé l’aborder.

Il ressemblait à ce que j’aurais voulu être : un garçon enjoué qui va voir des westerns le samedi soir dans un cinéma de quartier et qui offre des fleurs à sa mère.

Je me suis assis à l’ombre, au pied d’un arbre immense et j’ai feuilleté longuement un magazine sportif oublié sur l’herbe. Je serais bien allé faire un tour de barque, mais il faut être au moins deux pour s’offrir de ces distractions.

J’ai donc lu des comptes rendus de matches de football et des déclarations de tennismen dont les noms m’échappent, illustrés de photos rafraîchissantes : des champions aux dents blanches, prêts à plonger dans une piscine olympique, d’autres en maillot vert numéroté, le short couvert de boue.

Ces images-là se télescopent dans ma mémoire avec celles de Lana Turner, alanguie sur sa terrasse de Beverly Hills. Celles aussi de mon père avec des amis de sa jeunesse au cap d’Antibes.

Derrière ces sourires saisis au vol, je devine toujours quelques mensonges, ou la défaite à venir.

Un jour ou l’autre, Robert Kibler avait posé pour le photographe, sa victime aussi, à l’occasion de sa première communion, par exemple.

Et puis voilà, on écrira demain dans le journal, sous leurs portraits, qu’il aimait les chats et qu’elle fut une petite fille timide.

C’est toujours pareil, on raconte des choses banales sur les gens que le destin malmène.

Comme s’il suffisait d’aimer les chats pour échapper au malheur.