XXVI

C’était à Gennevilliers dans une rue sombre, baptisée par dérision, sans doute : impasse de la Mer.

Oui, il y a un port à Gennevilliers mais les marins de là-bas ne prennent jamais le large, ils travaillent à quai à décharger des péniches que seuls les poètes, rares dans la région, peuvent confondre avec des paquebots. Les eaux noires de la Seine semblent servir de miroir au ciel, bas en hiver. Ce soir-là justement, les grues métalliques et les cheminées d’usine accrochaient les nuages et rien ne laissait deviner qu’il pouvait faire beau ici quelquefois.

L’impasse de la Mer donnait sur un terrain vague qui figurait les flots bleus, et qu’on appelait : la Plaine. Les enfants y jouaient aux cow-boys et aux Indiens à cheval sur des palissades de bois.

Je parle d’un temps béni quand les départements n’étaient pas encore numérotés, qu’il fallait partir tôt le matin et changer plusieurs fois d’autobus pour aller d’Arcueil à Gennevilliers, où se trouvait installée la Compagnie du Cercle d’or, théâtre et mime.

C’est Mlle Longin, la couturière de la rue de la Grange-Batelière, qui m’avait donné le nom de l’acteur que ma mère suivait, paraît-il.

Elle m’avait prévenu : si Maria Luisa est vraiment repartie avec ce zozo, alors elle est perdue… la pauvre : il l’aura envoûtée, il est pas bête et il a du baratin, mais le théâtre et la politique le rendent fou… Je pensais à sa recommandation, en cherchant la Compagnie du Cercle d’or.

— Ne te laisse pas avoir au charme, il en a…

J’avais mis quelques semaines avant de repérer dans un guide officiel des spectacles de Paris et de sa banlieue le nom pour moi inconnu de Jean-Paul Raimond.

On indiquait, en italiques extrêmement fines, le titre de la pièce qu’il présentait et l’adresse à Gennevilliers, impasse de la Mer. Avec ce commentaire critique : « Du théâtre d’avant-garde, sobre jusqu’au dépouillement. Mélo surréaliste pour initiés seulement. » Un résumé destiné à décourager les foules qui n’avaient d’ailleurs pas besoin d’être canalisées à l’entrée.

Un désert. La jeune fille au visage creux, encadré de longs cheveux raides, préposée à la vente des billets, n’était pas débordée. Elle semblait passionnée par la lecture d’un livre grave et ne prit pas la peine de lever les yeux vers moi, tandis que je regardais les photos exposées dans le hall sur un panneau de contre-plaqué peint en jaune. Il était dix-neuf heures et la représentation du Manège espagnol ne commençait qu’à vingt et une heures.

J’avais le temps de retourner sur le port, marcher au bord de l’eau, entre les péniches éventrées et les hangars géants, minés par la rouille. Un décor de cinéma posé là, exprès pour m’aider à patienter.

Le Manège espagnol ! Le titre était joli et j’y voyais un hommage à ma mère. Peut-être avait-il écrit ce mélo en parlant de sa vie. Et si j’allais découvrir sur scène, revu et corrigé par un acteur génial, qui sait, les bonheurs et les tourments d’une femme déchirée entre l’amour, sa terre natale et son fils ? C’est-à-dire moi, Laurent d’Entraigue, spectateur imprévu dans une salle de banlieue où personne ne ferait attention à mes larmes.

D’après les photos prises au cours des répétitions, Jean-Paul Raimond avait de la prestance. On le voyait torse nu, mains en l’air, face à des carabiniers. Il était beau gars, mais pas romantique à la manière des jeunes premiers d’alors, son regard sombre lui donnait une présence plutôt sauvage.

Ce qui m’a frappé, c’est sa jeunesse, il pouvait avoir trente ans à peine.

C’était donc pour celui-là que ma mère avait tout gâché une fois de plus. Comment y croire ? Son nom, à moins qu’elle en ait changé, ne figurait même pas sur l’affiche ; nulle part, il n’était fait mention des costumes.

Si elle était là en coulisses comme je le craignais et l’espérais à la fois, que faisait-elle ?

Se contentait-elle de guetter derrière le rideau un signe de son acteur pour lui offrir un verre d’eau ?

Lui tendait-elle un peignoir entre deux séances pour qu’il ne prenne pas froid ?

J’étais allé trop loin. Il fallait que je la voie maintenant. Du port à l’impasse de la Mer, il n’y a pas dix minutes de marche à pied, mais on imagine que le chemin me parut long.

J’ai contourné quelques habitations à loyers modérés où de vraies familles comme je n’en connaissais pas allaient se réunir pour dîner. Au centre de la ville des gens de tous les jours se pressaient avant la fermeture, dans un grand magasin violemment éclairé ; ailleurs, des enfants se chamaillaient un ballon de plastique à moitié dégonflé.

Je n’avais rien à faire ici.

L’entrée des artistes donnait sur le terrain vague, et j’avais repéré en début d’après-midi que la porte ne fermait pas à clef. Je n’eus qu’à la pousser pour pénétrer dans ce lieu qui n’avait de théâtre que le nom. Un hangar plutôt, sommairement aménagé par une troupe de jeunes comédiens dont les voix mêlées résonnaient en écho.

J’étais tombé sans le savoir dans la salle, encombrée de chaises en fer et de bancs. Je me suis installé au fond sans que personne ne me remarque, doucement mes yeux s’habituèrent à la pénombre, et je pus assister à l’ultime mise au point du Manège espagnol. Quelques rangs devant moi, penché sur une immense écritoire éclairée d’une lampe de poche, se tenait le metteur en scène. Il était de dos, mais j’ai deviné la carrure de Jean-Paul Raimond. Son autorité ne trompait pas.

— Non, pas comme ça, Marc tu es bouché ou quoi ? Ça fait trois fois que je te répète la même chose, tu sors à reculons, côté cour…

— Mais je croyais…

— Tu n’as pas à croire, c’est moi qui décide, merde ! Si on se ramasse, je vais trinquer… Bon ! Martine et Denise, vous avez compris, vous restez à genoux sans bouger jusqu’au noir complet.

C’était bien lui le seul maître à bord. Déjà, ce type me faisait peur. Je me tassai sur ma chaise de crainte d’être découvert. Il y avait de la nervosité parmi les acteurs. Dans quarante-cinq minutes, ils allaient devoir jouer, sans défaillir.

Des répliques fusaient ici et là. Dans un coin, deux garçons semblaient s’insulter. Ils répétaient encore.

Au-dessus de ma tête, l’éclairagiste jurait qu’il n’avait pas assez de matériel.

— Démerde-toi, fais comme nous, lui hurla Jean-Paul Raimond.

L’ambiance était irrespirable. Je n’y comprenais plus rien. Je me demandais si ces gens se détestaient vraiment ou si c’était ça le théâtre.

Elle a choisi ce moment-là pour apparaître dans le faible rayon de lumière jaune où les acteurs s’épuisaient.

Fragile ; pauvre moineau apeuré. Moi, je savais qu’elle avait ri sur les grands boulevards au bras de l’astrologue, moi, je savais qu’elle m’avait laissé du rouge à lèvres sur la joue. Rien d’autre. Elle… Et si elle avait tout oublié ?

Je ne l’ai pas reconnue ; je l’ai devinée avant même qu’elle n’ose parler.

Elle portait des costumes sur l’épaule, et tendait vers son homme un pantalon de militaire kaki.

— Je repasse lequel, Jean-Paul, celui-là ou le bleu marine ?

Oui, elle avait gardé un peu d’accent, assez pour paraître plus vulnérable encore. Une voix en exil, une voix d’étrangère qui doit s’excuser d’avance.

— Sors de là, Maria, tu nous emmerdes, tu n’as rien à foutre sur la scène. Allez, les enfants, reprenez le deuxième acte.

Pas un n’a bronché, pas un n’a contrarié le grand chef. Elle est sortie. Voilà, c’est tout.

Je ne suis pas allé casser la gueule à Jean-Paul Raimond. Il avait des épaules pour se défendre et personne ne m’avait appris à me battre.

Je n’y peux rien, moi, si les femmes préfèrent les salauds.