II

J’ai le souvenir d’un jardin de banlieue et d’une balançoire en bois vert suspendue au-dessus d’un tas de sable pour amortir la chute des enfants turbulents.

Ailleurs, près du garage de brique, deux gros pneus pleins de terre, d’où sortaient des tulipes, au printemps. Je reconnaîtrais facilement, au bout de l’allée que longeait un fil de fer pour tendre le linge, la maison aux volets jaunes où je suis resté assez longtemps pour que l’odeur mêlée de l’encaustique et de la confiture d’abricots suffise encore à me tourner la tête.

C’est là, un matin, dans les années d’après-guerre, que mon père est venu m’arracher à la douceur de vivre ; la dame qui me gardait pleura en m’inondant d’eau de Cologne, une dernière fois. Elle m’embrassa, puis essuya ses larmes sur ma joue avec le bas de son grand tablier de toile bleue. J’ai suivi mon père sans qu’il ait besoin de se fâcher pour cela, son regard clair m’impressionnait. Comment pouvais-je savoir, si petit, que l’on peut mourir dans le regard d’un père qui ne vous voit pas !

À qui oserais-je un jour raconter l’histoire simple de Laurent d’Entraigue, un garçon de France qui n’a que sa mémoire à offrir ?

Les filles ne m’écoutent pas, mon père ne m’a jamais entendu, Lucienne me faisait taire. On ne parle pas à table chez les bourgeois ; il faudra que j’attende Mado pour avoir droit à la parole.

Mado, dont je ne dis pas tout de suite qu’elle fut reine de beauté en 1933, afin qu’on ne se méprenne pas sur les sentiments qu’elle m’inspira, ressemblait à Lana Turner, l’actrice américaine exagérément blonde, dont la photo parut à la page des faits divers d’un journal qui s’appelait alors Le Populaire du Centre.

Personne, à part moi, ne se souvient qu’elle avait découvert son amant, un voyou italien, assassiné par sa propre fille. Une affaire passionnante qui troubla mon adolescence. Le beau visage de Lana Turner, marqué par le drame, me poursuit toujours. Je sais maintenant que de là date mon goût pour les femmes blessées.

Lucienne, la femme du sous-préfet, ne pleurait jamais. Ce n’est pas forcément une qualité. Elle avait pourtant bien des raisons d’être triste. Mon père ne lui demandait rien d’autre que de paraître aux cérémonies officielles, droite et distinguée sous un chapeau acheté aux « Dames de France ». Elle en changeait deux fois l’an, à Pâques et à la Toussaint. Je préfère pour cela les femmes en cheveux, qui fument des cigarettes à bouts dorés en regardant sécher leur vernis à ongles.

Dans un tiroir du bureau de mon père, j’avais découvert par hasard, en cherchant la boîte de cigares qu’il me réclamait, une photo de vacances assez touchante sur laquelle il figure au milieu d’un groupe de jeunes gens visiblement contents d’être ensemble au bord de la mer.

Rien d’étonnant en somme, si ce n’est le regard tendre qu’il pose sur la demoiselle en maillot de bain qui lui tient la main.

Oui, j’ai la manie de vouloir faire parler les photos ; je sais qu’elles mentent mais, c’est plus fort que moi, je reste l’infatigable régisseur d’un théâtre d’ombres qui ne répondent pas toujours à mon appel.

J’en ai déduit, un peu vite sans doute, que Louis d’Entraigue s’était intéressé à autre chose qu’aux affaires publiques ; naïvement, je me suis même imaginé qu’il avait pu être amoureux un été, au cap d’Antibes, en 1936. Une version qui demanderait à être confirmée. Je ne suis sûr de rien. Mon père est mort à la chasse aux faisans, dans les bois de Louvière, avant de répondre à mes questions.

Il a bien fallu que je m’arrange avec des suppositions et des photos oubliées sous une boîte de cigares. Il faudrait mener une enquête de police très serrée pour identifier la jolie brune qui ne laisse pas indifférent Louis d’Entraigue. On devine pour quelles raisons sentimentales les femmes que mon père a connues dans sa jeunesse me passionnent autant !

Parmi celles-ci on me cache certainement une fille de réfugiés politiques espagnols, fuyant la guerre civile et les gens de Franco.

Maria Luisa Rodriguez, ma mère. Un nom qui ne dit plus rien à personne et qui reste, pourtant, fixé à l’encre violette sur un registre d’état civil de la mairie du XIIe arrondissement de Paris, à la date du 16 octobre 1940. Jour de ma naissance.

À partir de là, tout est possible.