VI

En attendant, je ne faisais rien. Mais je savais aussi qu’on ne peut pas indéfiniment regarder des vieux messieurs jouer à la pétanque et n’avoir pour horizon que quelques rues du XIIe arrondissement de Paris.

À cette époque, d’autres garçons plus gais que moi écoutaient des disques de rock and roll ; d’autres encore se battaient pour la France. Comme je n’aimais ni la guerre ni la musique américaine, je ne les enviais pas, mais la petite vendeuse de chez Goulet-Turpin, qui s’appelait Jeanine, me proposait malgré cela de venir habiter chez elle.

— Tu pourras écrire des poèmes, et quand tu seras célèbre, on achètera une vraie maison en meulière, près du bois de Vincennes.

C’était gentil comme proposition mais je n’avais pas vingt ans et je ne me voyais pas en poète de banlieue, amoureux d’une crémière, fût-elle de nature charmante. Non. Ce qui justifiait ma solitude était ailleurs. Pouvait-elle le comprendre ? Je lui disais souvent :

— On ne fait pas de projets d’avenir quand on ne sait pas d’où l’on vient…

C’était exactement le genre d’explication qui l’impressionnait.

Jeanine était plutôt naïve, mais jamais je ne me suis moqué d’elle. On ne pourra pas me reprocher d’avoir fait souffrir les filles !

Je devinais que mon père avait entretenu de ces victoires faciles qui me faisaient horreur, aussi je ne voulais pas lui ressembler.

À cause de cela, Maria Luisa Rodriguez, ma mère, avait disparu et je ne savais pas comment faire pour la retrouver, ni même si je devais prendre le risque d’aller la déranger là où elle était.

Les questions que je me posais n’allaient pas du tout avec un pavillon de meulière et des amis de ma femme, le dimanche à déjeuner.

Mme Donadieu, qui surveillait beaucoup mes allées et venues, avait d’autres projets pour moi.

— Un garçon comme vous… quand même, avec une fille plutôt ordinaire, ça ne va pas, vous méritez mieux !

Tant de complaisance à mon égard m’interdisait de la contrarier. J’essuyais mes pieds et je montais me coucher en pensant à autre chose. Elle était rassurée.

Je lisais des revues de cinéma avant de m’endormir. Assez tard dans la nuit. L’hôtel était calme, et je ne connaissais aucun des clients qui sortaient bien avant moi, le matin, pour aller travailler. Je ne savais rien non plus de mon voisin de palier, hormis le sifflement aigu du robinet de son lavabo, quelques minutes avant minuit, chaque soir, aussi régulièrement qu’un métronome.

— C’est un homme discret, m’avait dit Mme Donadieu. Il est secrétaire d’une maison de pompes funèbres, du côté de Reuilly-Diderot, je crois. Je ne le vois pas souvent, mais il me laisse son enveloppe chaque début de mois.

J’allais très vite en savoir plus sur le discret pensionnaire de la chambre 14, auquel je n’avais aucune raison particulière de m’intéresser, même à propos d’un bruit de tuyauterie qui ne me dérangeait pas vraiment. Le 12 août, au petit matin, soit deux mois exactement après mon arrivée à Paris, je fus réveillé par des messieurs de la police me priant de bien vouloir les rejoindre dans le salon d’attente de l’hôtel où régnait une agitation anormale.

Tandis que je m’habillais, j’entendais Mme Donadieu se lamenter :

— C’est un établissement convenable ici, je n’ai rien à me reprocher, mes clients non plus, et je vous signale, monsieur le commissaire, que le jeune homme que vous venez de convoquer est fils de préfet.

Je ne savais pas quoi penser de ce remue-ménage matinal. Dans ma précipitation, j’ai renversé une bouteille d’eau de Cologne, j’ai ouvert grand ma fenêtre et je suis descendu en sifflotant pour me donner de l’assurance. Le commissaire avait-il été intimidé par la révélation de mes origines ? J’en doutais un peu.

Cette descente de police avait-elle un rapport avec la guerre d’Algérie ? Venait-on appréhender un déserteur, un espion ? J’allais en avoir le cœur net.

Dans ce qu’il faut bien appeler un salon, mais qui ressemblait plus à une salle d’attente de dispensaire, se tenaient, outre celui que j’ai reconnu immédiatement comme étant le commissaire, une dizaine de personnes aussi étonnées que moi d’être là, face à des gens de la police pas très pressés d’expliquer ce qui nous valait l’honneur de leur visite.

Mme Donadieu s’empressa de m’accueillir ; elle m’apparut dans un état d’agitation extrême.

— Ils ont emmené M. Kibler, votre voisin du 14 avec des menottes, comme les assassins, si c’est pas malheureux…

Le policier qui m’avait réveillé quelques instants plus tôt me fit signe de le rejoindre, un peu à l’écart du groupe.

Les clients de l’hôtel, que je découvrais pour la plupart, ne firent pas attention à moi. Je remarquais leur visage immobile, à l’expression résignée.

C’étaient des gens d’allure anonyme, comme on en croise dans la rue sans se retourner ; même les deux étudiants n’avaient pas le genre à être interpellés par la police.

— Vous êtes Laurent d’Entraigue ?

— Oui, et alors ?

Je pris d’office un ton sûr de moi pour indiquer à mon interlocuteur que je n’étais pas disposé à lui servir de coupable.

— Voilà de quoi il s’agit. Robert Kibler va être inculpé de meurtre de la prostituée de l’impasse Crozatier ; nous venons de l’arrêter.

Sans rien laisser voir de mon trouble, j’ai répondu que je ne connaissais pas ce paisible employé des pompes funèbres.

Le policier baissa la voix pour m’apprendre que Robert Kibler semblait, au contraire, fort bien me connaître.

— Tenez, me dit-il en me tendant un carnet poisseux, lisez cela. Vous comprendrez qu’on puisse se poser des questions à votre sujet.

Il était huit heures du matin, mais déjà la chaleur était accablante. Mme Donadieu déplaçait bruyamment un chariot-bar en Formica, sur lequel elle avait déposé de l’orangeade.

— Buvez un verre, monsieur Laurent, ça vous fera du bien.

La scène avait quelque chose de ridicule et de dramatique à la fois.

On sert rarement des boissons rafraîchissantes au cours d’un interrogatoire de police.

Le carnet que je feuilletais avec précaution était griffonné dans tous les sens d’une écriture serrée presque illisible.

— Regardez à la date du 14 Juillet, vous comprendrez, me dit le flic, sûr de son effet.

Sans me démonter, je lus à peu près ceci :

« Je connais enfin mon petit voisin de chambre ; il est blond et plutôt joli garçon… Je l’ai suivi au bal, place Daumesnil, il n’a parlé à personne car, comme moi, c’est un timide, un solitaire. Mais je l’aurai, il a sûrement des choses à me confier, j’ai les moyens de l’obliger. Il m’a souri… Nous nous reverrons pour le meilleur ou le pire, ça dépend de lui. »

Oserais-je l’avouer, ce texte ne m’inquiéta pas énormément, au contraire il me flatta plutôt. Le monsieur de la police, qui guettait ma réaction à la lecture de ce qu’il croyait être une pièce à conviction, fut certainement déçu.

— Alors, qu’en pensez-vous ?

— C’est gentil, non ? dis-je en me servant le plus naturellement du monde un verre de jus d’orange.

— Mais enfin, oui ou non, étiez-vous au bal, place Daumesnil, le soir du 14 Juillet ?

— Oui, monsieur l’inspecteur…

Comme je voulais en finir, je trouvais malin de le flatter un peu. Ça fait toujours plaisir à un simple brigadier de s’entendre appeler inspecteur.

Mme Donadieu, qui venait d’apprendre que le discret client du 14 avait assassiné une femme de mauvaise vie, a choisi le bon moment pour s’écrouler sur une chaise, terrassée par la nouvelle.

Elle répétait sans cesse cette phrase incroyable, lue cent fois dans de mauvais romans :

— Je suis frappée de stupeur !

J’en profitais aussitôt pour sortir prendre l’air du quartier en laissant mon faux inspecteur réfléchir gravement sur le carnet intime d’un assassin.

— Vous connaissez mon adresse, lui dis-je. Je suis à la disposition de la police.

La rue était calme.

Jeanine avait un mal fou à remonter le rideau de fer de la crémerie. Je suis allé l’aider ; elle m’a fait un café dans l’arrière-boutique, vite, avant que sa patronne n’arrive.

Je lui ai raconté l’affaire qui agitait l’hôtel, mais elle n’a pas apprécié qu’un assassin me trouve joli garçon.

Elle n’avait pas d’humour.