XI

Mado m’a téléphoné un soir d’octobre, alors que j’allais sortir retrouver une jeune fille assez jolie, rencontrée la veille, boulevard de Picpus et qui vendait ses dessins aux promeneurs dont j’étais.

— Une femme vous demande !

Mme Donadieu n’était pas spécialement enchantée à cette idée.

J’ai dévalé les trois étages sans reprendre mon souffle, délivré enfin d’un long silence. Ça ne pouvait être qu’elle.

— Bonjour, Laurent, je suis Mado… « La Maison rose », tu te souviens ?

Je n’avais pas oublié, mais je n’espérais plus. Il s’était passé deux mois depuis ma visite rue des Martyrs et j’envisageais des situations provisoires me laissant libre pour mener mon enquête. Mme Donadieu, avec qui je jouais régulièrement à la canasta, interrompait nos parties pour s’inquiéter quand même de mon manque d’ambition.

— Voyons mon petit Laurent, s’écriait-elle, devenant familière brusquement (la faute au vin cuit), vous ne pouvez pas rester sans réagir dans l’attente d’une place de barman à Montmartre ! Un fils de famille, ça devient notaire ou médecin… Allez, trinquons, mon petit Laurent, vous êtes jeune, vous êtes beau, et en plus vous avez lu des livres, alors quoi ?

Je balbutiais quelques mots en battant les cartes, elle me réservait un fond de porto et je renonçais à lui avouer la vérité sur le fils de famille. Comment lui dire, en effet, que je n’avais pas de famille, justement !

Ce n’était pas une raison suffisante, j’en conviens, pour expliquer mon goût de la nuit et des bars à tangos : mais j’avais du sang espagnol. De cela, j’étais sûr. Ma mère s’appelait Rodriguez, et cette preuve formelle ne quittait pas ma poche.

Certains soirs, tandis que Mme Donadieu réfléchissait à sa dame de cœur, j’imaginais la mienne. Danseuse, peut-être, ou placeuse dans un cinéma d’Ivry ?

Des professions assez étonnantes pour une fiancée de sous-préfet qui auraient justifié les hésitations de Louis d’Entraigue.

À l’aube d’une carrière au service de la République, on épouse plutôt une jeune fille qui porte un chapeau. Pas des castagnettes.

Juste avant la guerre, on ne rigolait pas avec les convenances.

Lucienne était l’héritière d’un fabricant de porcelaine. Voilà pourquoi je prenais mon petit déjeuner dans du Limoges, ce qui n’est pas obligatoire pour être heureux.

Je ne suis pas allé au rendez-vous que j’avais moi-même fixé à la petite marchande de dessins. Rien ne prouve, d’ailleurs, qu’elle serait venue. Je ne pouvais rien pour elle, sinon lui faire l’amour, ce qui n’est pas si grave qu’on le dit dans les chansons.

On peut penser que je me donnais bonne conscience à peu de frais, mais je préfère être sincère.

Mado m’attendait à « La Maison rose » pour me présenter à la direction. Elle avait tenu parole.

— Viens avant que le gros Samyr n’arrive, je te mettrai au parfum…

Je suis remonté finir de me préparer un peu plus chic que prévu et Mme Donadieu, trouvant ma subite gaieté suspecte, me pria fermement de ne pas lui ramener une « poule ».

J’ai failli l’embrasser, mais finalement, j’ai tenu mes distances.

Un fils de famille ne se laisse pas aller à tant d’excentricités.