XXI

Mon cher Laurent,

Ta carte postale m’a fait plaisir mais j’aurais aimé plus de détails.

Pigalle n’est pas, à ce qu’on me dit, le quartier des étudiants en droit.

Qu’importe, tu es grand maintenant, et je pense que tu es sérieux… Méfie-toi, malgré tout, des femmes de mauvaise vie qui pourraient gâcher ta carrière. Moi, je vis chez mon frère, l’oncle René, celui qui avait racheté la fabrique de porcelaine, à la sortie de la ville.

Nous ne l’avons pas vu souvent, car il n’aimait pas ton père, mais, que veux-tu, je n’ai plus que lui. Sa seconde femme, une fille de la haute société limougeaude, est assez dynamique dans les affaires qui, par ailleurs, vont très mal. Moi, je surveille le personnel : des gens plutôt ordinaires dans l’ensemble, surtout ceux du syndicat. Enfin je ne veux pas t’ennuyer avec mes problèmes ! À ton âge, on ne pense qu’à s’amuser.

Entre parenthèses, tu aurais pu prendre de mes nouvelles plus tôt, je t’ai quand même élevé du mieux possible. Je sais que tu me tiens rigueur de ne pas t’avoir parlé de ton père, mais sache qu’il ne m’a jamais rien dit non plus.

C’était un homme dur et secret, mais il t’aimait. Ne cherche pas à en savoir plus…

Ici, à Bellac, on raconte beaucoup de choses, même si sa mort est officiellement reconnue accidentelle.

Notre sous-préfecture a bien changé. Le successeur de ton père est une personne agréable, mais il a, hélas, des goûts bien modernes pour la région.

Son style ne plaît pas à tout le monde, d’autant qu’il n’est pas né par chez nous. Ça compte, en province. Enfin ! La vie continue et je m’étonne que tu ne t’ennuies pas du pays. M. Lavoinie, ton professeur d’histoire – à la retraite aujourd’hui , que j’ai croisé au cimetière la semaine dernière, m’a demandé ce que tu devenais. Heureusement, j’avais reçu ta carte le matin.

À ce propos, j’espère que tes études ne t’empêcheront pas d’aller défendre la France…

Voilà, il faut que je te quitte car les ouvriers vont reprendre le travail et je suis responsable du rendement.

Je t’embrasse, mon cher Laurent, et que Dieu te protège !

Lucienne

P.S. Je t’enverrai prochainement des photos de ton père. D’autres de toi avec nous quand tu étais petit. Au sujet de l’héritage, Louis n’avait pas fait de testament. Maître Roumageaud, notaire à Limoges, s’occupe de notre dossier. Il faudra sans doute que tu passes signer des papiers avant ton départ pour l’armée. Ce sera l’occasion de nous revoir.

Lucienne m’écrivait sur du papier à en-tête de la sous-préfecture. Mme veuve Louis d’Entraigue, c’est tout ce qui lui restait. La dernière preuve de son existence. Il ne lui avait laissé que cela : du papier à lettres officiel. Un faire-part, en somme !

La femme du sous-préfet tenait tout entière dans ces phrases calligraphiées avec application. Le choix des mots, même, ne me surprenait pas. Cette façon de m’envoyer à la guerre et de me recommander à Dieu, à deux lignes d’intervalle, lui ressemblait bien.

Ma carrière lui importait davantage que mes amours.

Si elle avait su : Mado et « La Maison rose », Mimi et M. Mathias. Elle en serait morte. Pas de chagrin, mais de honte.

Un jour, je lui dirai tout. Je veux la voir se mettre en colère, tomber à genoux les bras au ciel, s’évanouir au besoin. Je veux qu’elle sache que je ne crois pas en Dieu et que l’abbé Jean me l’avait pardonné.

— Alors ?

Mado avait mal dormi, son visage était encore marqué au coin des yeux, son beau cou blanc barré de mauvais plis.

Je la surprenais sans maquillage pour la première fois, allongée sur le canapé du salon, un bras ballant, les jambes posées sur des coussins de tissu bleu.

Sous son peignoir ouvert, elle était nue, abandonnée.

— Alors, me dit-elle en recouvrant son sein droit, sans doute pour ne pas m’intimider, déjà debout, garçon ?

— L’avenir est aux gens qui se lèvent tôt, paraît-il.

— Moi, j’ai un passé, et ça me suffit amplement !

Comme je me penchais pour l’embrasser sur le front, Mado fit claquer l’élastique de mon pyjama, au bas de mes reins. Un geste affectueux de collégien.

— Fais-nous du café, garçon, pour nous réveiller. Il est midi et demi passé, et Pepa n’est toujours pas arrivée…

Pourquoi se compliquer la vie, quand tout pourrait être simple ! Au fond, j’avais ce qu’il faut pour être heureux, comme on dit dans les magazines consacrés aux vedettes de la chanson.

En cherchant les soucoupes assorties aux tasses à café, je me demandais quelle serait ma réaction si je trouvais, un matin, un amant de Mado dans cette cuisine, les pieds nus sur le carrelage, à moitié endormi, faisant bouillir de l’eau pour le petit déjeuner.

Pas un client, non, un amant pour de vrai, à ma place, et qui déciderait que je suis de trop.

Pour l’heure, nous étions seuls et c’était bien ainsi. J’ai préparé un beau plateau avec du jus de pamplemousse et de la confiture d’abricots.

— Madame est servie. Un sucre ou deux ?

Mado s’est redressée en calant un coussin sous sa tête. J’ai rapproché la table basse encombrée de vieux journaux et je me suis assis par terre, en tailleur.

— Ni sucre ni confiture, Laurent, je commence un régime. Je grossis en ce moment, tu ne trouves pas ?

— Non, tu n’as pas changé, Mado, depuis que je te connais…

— Tu ne sais pas regarder les femmes, Laurent, donne-moi ta main.

Ses hanches étaient légèrement arrondies, c’est vrai, mais douces et chaudes. Combien d’hommes rêvaient encore de s’y accrocher ?

— Alors ?

— Ne t’inquiète pas, lui dis-je, tant que tu rentreras dans ton maillot de miss, ça ira…

Elle a ri, heureusement. J’étais trop tendre pour laisser aller ma main plus loin, plus vite. Nous avons bu notre café, trop clair à son goût, puis elle a quand même croqué une biscotte recouverte de confiture d’abricots.

— À propos, me dit-elle, et la lettre, c’était grave ?

Je la lui ai donnée à lire pour qu’elle sache d’où je venais.

— Tu l’appelais comment cette dame, madame ou Lucienne ?

— Maman… Mon père avait choisi avant moi.