XXV

Je suis allé porter mes pellicules chez le photographe de la rue de Douai.

Sa boutique était située à cent mètres de la fameuse boulangerie où j’entrais, parfois, effrayer la patronne. Plutôt par espièglerie que par méchanceté.

J’ai hésité, mais je n’avais plus le temps ni vraiment le cœur à ça.

Le lundi, je devais arriver en avance à « La Maison rose ». Nous faisions avec Roger, mon collègue, un petit inventaire de la semaine, et le gros Samyr nous rejoignait avant l’ouverture pour terminer les comptes et régler les divers problèmes d’intendance. Nous étions convenus, Roger et moi, de réclamer une augmentation et ce n’était pas le plus facile.

Dans quatre jours, j’aurai les photos de Mado !

Voilà à quoi, je pensais en remontant la rue des Martyrs. J’envisageais même de me perfectionner pour devenir photographe professionnel. Grand reporter, par exemple ! Debout, sous les bombes, envoyé spécial au front quelque part en Asie ; un hamac dans les rizières. Des clichés, bien sûr, mais qui m’inspiraient tout à coup des envies de voyage.

C’était sûr, je ne m’arrêterais pas à « La Maison rose ». L’ancre de marine suspendue derrière mon bar ne suffirait pas indéfiniment à mon horizon.

Je me surprenais à envisager l’aventure ; moi, tellement attaché aux habitudes, au même lit… Moi qui plains les gens qui partent toujours, j’étais donc plus jeune que je ne le croyais. Il me faudrait un passeport.

O.A.S. Ces trois lettres encore mystérieuses pour moi, tracées à la peinture blanche salissaient la devanture de « La Maison rose ». Des voyous, sans doute, pendant la nuit !

— La prochaine fois, ils poseront une bombe et nous sauterons tous, me dit la vieille concierge, accoudée à sa fenêtre au rez-de-chaussée, que je voyais chaque soir en passant donner à manger aux chats du quartier.

Je ne lui répondis pas, car je déteste les femmes qui nourrissent les chats, ce sont les mêmes qui dénoncent les juifs pendant les guerres et les enfants de pauvres qui volent des pommes parce qu’ils ont faim.

Un agent de police surveillait nonchalamment les lieux, et j’entendais la voix du gros Samyr qui insultait les communistes et les Arabes de la Goutte-d’Or.

— Je les connais, on leur coupera les couilles, hurlait-il.

La mauvaise tournure que prenaient les événements donnait raison à Mado plus tôt que prévu. Pour mon augmentation le soir était mal choisi.

Après avoir vérifié mes papiers d’identité, le flic m’a laissé passer. Le gros Samyr, qui ne m’avait pas vu entrer, poursuivait sa conversation au téléphone. Il jurait maintenant et en arabe, ce qui ne manquait pas de saveur dans la bouche de ce « bon Français ».

Au fond de la salle, dans le coin près des toilettes qui sentaient l’eau de Javel, Roger était affairé à remuer des bassines de décapants.

— Tu tombes bien, me dit-il en levant les yeux au ciel, retrousse tes manches et va chercher un autre escabeau… On joue ce soir.

— Quoi !

— Oui, mon petit père, on joue ce soir, le gros n’a pas l’intention de baisser les bras, il organise les représailles, tu vois d’ici le folklore…

En effet, je voyais très bien où tout cela pouvait nous mener et je n’étais pas sûr de me trouver du bon côté. L’Algérie française, je commençais à m’en méfier. Ses défenseurs n’avaient pas bonne mine et je n’étais pas disposé à me battre pour leur faire plaisir.

— Ça veut dire quoi, O.A.S., tu le sais, toi ? demandais-je à Roger.

— Dans L’Aurore, ils écrivent que c’est les « combattants de l’honneur », mais la politique, ça m’emmerde… De toute façon, mon petit père, quand y a des juifs, des bougnoules et des cocos, faut pas s’en mêler, ces gens-là sont pas comme nous…

Je préférais ne pas poursuivre ce genre de discussion. Roger avait des idées simples qui me faisaient horreur. C’était un employé modèle.

— Viens, on va nettoyer la vitrine, des jours comme aujourd’hui, vaut mieux s’écraser, me dit-il…

À dix heures, « La Maison rose » était présentable. La fête pouvait commencer, le gros Samyr nous offrit un Kir-cham-pagne pour nous remercier et nous écoutâmes les informations à la radio. On parlait de nous : « La nuit dernière à Montmartre, la devanture d’un bar louche, autrefois fréquenté par des artistes de théâtre et de music-hall, a été endommagée de peinture au sigle de l’O.A.S.

La personnalité du nouveau propriétaire de “La Maison rose”, ses origines pieds-noirs et ses relations dans les milieux d’extrême droite expliquent ce geste d’intimidation que la police semble prendre au sérieux. »

— Un bar louche ! putain de sa mère, celui-là, je vais lui faire avaler son micro.

Fou de rage, le gros Samyr tapait sur le bar et ses mains moites laissaient des marques sur l’acajou que je venais de cirer.

— C’est un complot, on veut me couler… Alors que je travaille pour la France. Ah ! les ordures…

Soudain découragé, il s’affala dans un fauteuil et, les yeux dans le vague, murmura comme pour lui-même : « Je ne reverrai pas El Biar », puis s’adressant à moi, il me demanda de ne rien dire à Mado.

— Tu peux pas comprendre, fils, mais c’est un peu à cause d’elle que je me suis engagé dans ces combines…

Aurais-je dû m’attendrir devant ce pacha pleurnichard ? Non, j’avais d’autres occasions de m’émouvoir.

Roger réfléchissait déjà à son tiercé du lendemain. J’ai enfilé ma veste bordeaux, et fixé mon nœud papillon avec le sentiment que c’était pour la dernière fois ici.

Un couple est entré, se tenant pas la main, elle plus jeune que lui ; des provinciaux intimidés. En découvrant la salle vide, ils eurent un mouvement de recul, mais n’osèrent pas repartir.

Hormis ces deux-là, il ne vint aucun client de passage, ni le moindre habitué. La rue était calme et le policier en faction ne jugea pas nécessaire de prolonger plus avant son service.

— Je suis au commissariat, place Dancourt, s’il y a quelque chose à signaler, vous n’aurez qu’à téléphoner.

Heureusement, M. Mathias et sa bande sont arrivés, peu après, les poches bien garnies au cas où…

Le gros Samyr, qui les attendait avec impatience, s’est précipité à leur rencontre. Un conseil de guerre allait se tenir sous le regard inquiet d’un couple d’amoureux, venu là pour danser. On leur avait promis que Montmartre, c’était tout l’esprit de Paris. Pour l’amour et les cotillons, ils tombaient plutôt mal.

Plus sûr de lui que jamais, M. Mathias claqua dans ses doigts pour me réclamer du feu, puis il retint ma main dans la sienne sous prétexte de fixer la flamme et sans que son visage trahisse l’inquiétude me dit à l’oreille :

— Tu fais un métier dangereux, mon petit chou, mais ne tremble pas, je suis là maintenant.

Le pianiste des Folies-Bergère joua Ramona comme d’habitude et personne n’aurait pu imaginer que cet air-là berçait la fin d’un monde.