V

J’achetais parfois les journaux du soir qui parlaient de la guerre d’Algérie. Seuls les gros titres retenaient mon attention, après quoi je passais vite à la page des spectacles où l’on voyait justement des pin-up blondes dans des poses avantageuses. Et je me disais qu’il faut de tout pour faire un monde : des femmes fatales et des petits soldats aussi.

J’avais assez de temps pour en perdre un peu à réfléchir à des choses futiles, encore assez d’argent pour n’avoir pas à m’inquiéter de la suite des événements.

Je ne dis pas que j’étais heureux, mais je prenais ma jeunesse en patience, ce qui est une façon comme une autre de ne pas trop faire de bêtises. Mme Donadieu me trouvait bien raisonnable pour un garçon de mon âge. Elle mettait cela au crédit de mon éducation et de la haute estime dans laquelle elle tenait les sous-préfets de région.

Il n’aurait servi à rien de la détromper. Après tout je n’avais pas que des mauvais souvenirs d’enfance, et ce qui m’avait blessé le cœur n’était pas très original.

Sur le pont de pierre qui domine une petite vallée traversée de ruisseaux, comme on en voit beaucoup en pays limousin, j’allais quelquefois, après la messe le plus souvent, regarder passer les trains de marchandises. C’est là, un dimanche probablement, qu’une dame pressée est venue m’embrasser sur les joues et décoiffer mes cheveux blonds.

Elle m’a surpris, penché dans le vide, la poitrine appuyée sur la pierre chaude du rempart. Ce détail n’a aucune importance, il me rappelle pourtant que c’était l’été, et que je portais une chemisette écossaise. La dame me guettait sans doute et je devine maintenant son émotion quand, après m’avoir attrapé dans ses bras, elle m’a demandé si je m’appelais bien Laurent d’Entraigue.

Elle était mince et plutôt jeune, mais moins chic que Lucienne. Aux mauvais plis de sa robe, on voyait qu’elle venait de voyager ; elle n’avait pas de chapeau et cela a dû m’étonner aussi puisque je m’en souviens précisément.

J’allais faire ma première communion, et je le lui ai dit, pour dire quelque chose d’intéressant.

Ça lui a fait plaisir, je crois.

Elle a sorti une photo ancienne de son sac à main :

— Regarde, Laurent, comme tu ressemblais déjà à ton papa… C’est lui qui sourit, là dans le fond à côté du sapin de Noël. Tu le reconnais ?

J’ai dit oui pour aller vite. Mon père souriait rarement, et l’on m’attendait pour déjeuner à la sous-préfecture.

La dame s’est penchée vers moi en relevant d’un geste doux la mèche de cheveux qui tombait sur ses yeux, puis elle a posé un genou à terre pour attacher le lacet défait de mes chaussures de tennis blanches.

C’est la preuve évidente qu’elle était bien ma mère. Elle ne m’a rien dit d’aussi grave, mais j’ai compris.

Le train de marchandises est passé enfin et je n’ai pas pu m’empêcher de compter les wagons.

Après, le silence de nouveau, troué seulement d’un claquement de talons aiguilles qui s’éloigne avec le sifflement de la locomotive.

Elle n’avait pas voulu me laisser partir le premier.

Il était plus tard que d’habitude. La place devant l’église était vide, la pâtissière finissait de recouvrir ses gâteaux à la crème d’une nappe de papier pour les protéger du soleil.

J’ai couru jusqu’à la sous-préfecture, sans croiser personne, et je suis passé à table sans me laver les mains.

Mon père a posé ses lunettes sur la pile de dossiers qu’il consultait en permanence. Je me sentais coupable, mais j’ai refusé d’expliquer la trace de rouge à lèvres sur mon front.

Un soir, quand je raconterai ma petite enfance à quelqu’un qui m’aimera, je commencerai par là.