XIV

Dernier domicile connu : 22, rue de la Grange-Batelière, Paris, IXe arrondissement.

En me tendant le formulaire qu’elle venait de remplir après avoir consulté d’imposants registres recouverts de tissu bordeaux, la dame de la mairie m’avait prévenu :

— Vous avez une chance sur cent ! Nous n’avons plus de renseignements sur cette personne depuis le mois de septembre 1952…

— Ça ne fait rien, je me débrouillerai. Merci, madame.

Nous étions le 2 mai 1960, et la suite dépendait de moi. Aurais-je le courage de remonter si loin ?

Si oui, à quelle déception allais-je m’exposer ?

Maria Luisa Rodriguez s’appelait sans doute autrement et l’on suppose qu’elle parlait enfin un français impeccable !

Cette version me faisait peur. Je n’avais aucun droit sur une femme qui peut-être voulait guérir ! Si, au contraire, elle m’attendait, aurais-je assez de force pour la consoler ? Ai-je vraiment envie d’entendre ce qu’elle me dira ?

Autant de questions sans réponses.

Les trottoirs de Paris étaient jonchés de tracts syndicaux, distribués la veille lors du traditionnel défilé du 1er Mai.

Des dizaines de milliers de braves gens avaient manifesté en chantant L’Internationale. Je me souvenais que mon père avait horreur de ces jours-là. Il allait à Limoges rejoindre les autorités, pour prévenir les débordements. Tant de drapeaux rouges et de poings levés le rendaient fou.

Je déposais quand même un brin de muguet sur son bureau.

« Paix en Algérie », « Liberté dans l’entreprise », « Les travailleurs algériens avec nous ». Voilà qui me ramenait au présent. J’aurais à remplir mes obligations militaires, moi aussi. À choisir mon camp. À quoi pouvaient bien penser les garçons de mon âge en prenant le bateau à Marseille pour s’en aller faire la guerre au pays des maisons blanches ?

Quand Mado me promettait Istanbul, j’imaginais Alger.

— Ce sera fini avant trois mois, me disait-elle… Ils s’arrangeront, je les connais.

À « La Maison rose » M. Mathias et les autres étaient moins conciliants. Je surprenais des conversations tendues, des projets dangereux, que n’adoucissait pas la musique du pianiste des Folies-Bergère.

Qui croire ?

L’apparente tranquillité des gens de la rue ne s’accordait pas avec les titres des journaux du soir. Des mauvais coups se préparaient dans des endroits inattendus.

Et si ma jeunesse s’achevait plus vite que prévu au calendrier ?

Au 62 de l’avenue Paul-Vaillant-Couturier les cerisiers refleurissaient, et nous nous attardions, Mado et moi, à bavarder dans le jardin, le mardi généralement, mon jour de congé. Un haut mur de brique rouge nous protégeait du voisinage.

Ce soir-là fut assez tendre pour que je m’en souvienne si longtemps après… Il faisait aussi doux que possible et Mado avait disposé, sur la table en fer rouillé, des pinces de manucure, des limes en carton, des crèmes adoucissantes et toutes sortes de vernis à ongles, aux couleurs vives.

Un cérémonial dont je ne me lassais pas.

J’aimais regarder Mado entretenir ses mains avec application, comme si elle s’apprêtait à paraître en public. Une manie de femme habituée à plaire, qui semblait pourtant apprécier les joies simples d’une vie en banlieue.

— À quoi tu penses, Laurent ?

— Que je suis bien et que ça ne va pas durer…

— Toi, garçon, tu me caches quelque chose… Un chagrin d’amour, par exemple !

Cette éventualité la faisait sourire. Elle connaissait la question.

— Non, Mado, je t’assure, l’amour, c’est trop compliqué pour moi. Je voudrais seulement savoir où je vais exactement.

— Tu lis trop de livres, garçon, tu finiras neurasthénique.

J’avais lu Jean-Paul Sartre, Albert Camus, comme tout le monde, mais Mado se trompait, ils n’étaient pas comptables de mon angoisse.

— Donne tes mains, je vais m’occuper de toi…

D’une certaine manière, j’aimais obéir à Mado. Je ne résiste pas à l’assurance des femmes fatales. J’ai donc posé mes mains dans les siennes.

Je trouvais que le vernis, même incolore, donne mauvais genre aux garçons. Elle m’a convaincu du contraire.

Je me revois, tard dans la nuit, faisant sécher mes ongles en écoutant Mado se souvenir à haute voix.

Elle avait habité là, autrefois, pendant la Première Guerre mondiale, quand il y avait des coquelicots alentour et des champs de blé qui s’étendaient jusqu’au fort de Montrouge. La table du jardin datait de cette époque. Elle avait vu son père planter le cerisier qui nous abritait. La véranda portait encore les traces d’un orage mémorable.

Les souvenirs d’enfance se nourrissent de détails insignifiants que personne ne peut partager.

Mado revenait de loin ici, après un long détour. C’est sûr, elle ferait réparer la véranda avant l’hiver.

La rue de la Mutualité était devenue avenue Paul-Vaillant-Couturier ; l’histoire ne s’embarrasse pas de nos nostalgies.

— Il était communiste, celui-là, mais il avait un beau nom.

Mado avait changé le sien en quittant le quartier. On ne s’appelle pas Josiane Lampin dans le grand monde en 1925.

Mado Moreau, ça fait plus d’effet sur une carte de visite.

— Les initiales doubles, on dit que ça porte bonheur. Je n’ai jamais cru à ces trucs-là, mais ça faisait joli. Regarde, tu comprendras.

Mado me tendit une brochure luxueuse, déjà ancienne, mais en bon état. Gravé à l’or fin on pouvait lire : Nuit tricolore au Casino Casin.

Plus bas, en lettres moins grosses : Élection de Miss Alger 1934. Les premières pages vantaient des marques de parfums et de liqueurs, sur papier glacé.

On trouvait toutes sortes de renseignements pratiques, des adresses de coiffeurs, de bijoutiers. Si je ne confonds pas, c’est bien dans ce programme de festivités que je suis tombé en arrêt sur une photo audacieuse pour l’époque : un manteau de fourrure, étalé au bord de la mer.

— Les nuits sont fraîches à Alger, me dit Mado.

J’avais encore beaucoup de choses à apprendre.

Glissé au milieu de la brochure, il y avait le plan et les horaires de la soirée, barrés de bleu, blanc, rouge, ce qui donnait un caractère solennel à la manifestation.

Je ne pourrais pas rapporter précisément le nom des musiciens, ni même ceux des membres du jury. Il y avait des généraux, des présidents de chambres de commerce et diverses personnalités connues dans la région.

Ce qui m’intéressait figurait en bonne place : « Avec la présence, en invitée d’honneur, de Mado Moreau, lauréate 1933. »

Vingt-sept ans plus tard, dans un jardin d’Arcueil, elle avait toujours de belles jambes. Reine de beauté à Alger ! Tout cela me paraissait si loin.

Depuis quelques mois, cette ville était pour moi synonyme de guerre, et je découvrais qu’on s’y était amusé follement dans des casinos scintillants et que des femmes en robe du soir se laissaient offrir une coupe de champagne par des lieutenants français.

Un monde à part dont les rires ont fini par agacer. La guerre avait peut-être commencé là. Qui sait ?

Reine de beauté ! Je n’osais pas demander à Mado si c’était un vrai métier, ou le hasard qui l’avait entraînée à défiler en maillot de bain sur une estrade décorée de plantes vertes.

Est-ce vraiment un bon début dans la vie ? Mado ne semblait pas le regretter.

— Je te montrerai des photos et des journaux, me dit-elle. Je les classe en ce moment, c’est drôle, tu verras.

Elle avait tout gardé. Les pièces à conviction s’entassaient partout dans le salon, dans sa chambre, au grenier. Il lui faudrait des milliers d’heures pour en venir à bout.

Quels fils cherchait-elle à dénouer ?

Nous buvions du whisky, noyé d’eau plate car il faisait chaud et nous avons parlé longtemps encore. Chaque pierre de ce pavillon, chaque objet de jardinage abandonné çà et là lui rappelait quelque chose. Elle avait pourtant voulu fuir cet endroit où elle se trouvait bien enfin.

— Moi aussi, j’aurai un jour envie de revenir à Bellac ?

— Eh oui, Laurent ! Il ne faut jurer de rien. Tu retourneras à Bellac vérifier ta mémoire…

J’avais dans la poche de ma veste un projet plus pressé, mais je retardais sans cesse ma décision. Qu’allait-elle en penser ?

Elle lut à haute voix le formulaire administratif que je venais de lui remettre en tremblant.

« Maria Luisa Rodriguez, née en Espagne, localité non précisée. Mère de Laurent d’Entraigue, né le 16 octobre 1940 à Paris XIIe. Dernier domicile connu : 22, rue de la Grange-Batelière, Paris, IXe arrondissement. »

— N’y va pas, garçon, fais-moi confiance, n’y va pas, tu risques ta jeunesse… Je suis là en attendant.

Elle était là, en effet. La lune tombait pile sur ses cheveux défaits. Elle était belle et fatiguée soudain. Mado m’aimait sûrement. Son père était mort au combat, comme c’est écrit sur le monument d’Arcueil.

Après, sa mère lui a présenté un parrain qui n’a jamais réparé la véranda. Une histoire ordinaire en somme. Pour tout le monde, pas pour elle. La suite ne compte pas vraiment.

En refermant la porte de ma chambre, Mado m’a répété doucement :

— N’y va pas, Laurent, n’y va pas…