XXII

La rue de Miromesnil se situe dans un arrondissement, le VIIIe, que les pauvres gens regardent comme un beau quartier.

Je suis arrivé assez en avance pour constater qu’il ne mérite pas sa réputation.

Comment peut-on habiter dans ces rues sinistres, où somnolent des veuves de colonels et des marchands de tableaux ?

Le 15 octobre tombait un samedi, cette année-là, ce qui ajoutait encore à la tristesse des lieux. Certes, le boulevard Haussmann est bordé d’immeubles en pierre de taille ; de certains balcons on aperçoit l’Arc de triomphe, mais je me lasse vite des perspectives historiques.

Non, il ne se passe rien dans le Ville arrondissement. On a mis les enfants en pension, quelque part du côté de La Celle-Saint-Cloud…

Rue de Miromesnil, on n’aime pas le désordre. Le cabinet du professeur Germain – puisque c’est ainsi qu’il faut dire – était installé dans l’une de ces maisons mortes où, pour éviter les mauvaises rencontres, on a prévu un escalier de service.

J’avais froid, mais mon envie de savoir était plus forte, alors je suis monté à pied, au premier étage, à gauche. Il était quinze heures vingt-cinq, j’avais cinq minutes d’avance sur l’horaire prévu.

De quoi avais-je l’air dans mon costume des dimanches, un peu étroit maintenant que je buvais parfois du champagne-framboise ?

La femme qui m’a ouvert parut surprise.

— Vous êtes monsieur Laurent ?

— Oui, madame, pourquoi ?

— Vous êtes si jeune et la consultation coûte quand même mille francs !

— J’aurai vingt et un ans demain, madame.

— Ah bon ! Si vous voulez patienter, je préviens le professeur…

Elle m’installa dans un salon d’attente sans âme, aux tentures défraîchies, où traînaient, sur une cheminée, des magazines d’astrologie. Seul détail qui me rappelait l’origine de ma visite.

J’avais peur, comme chez le dentiste à Bellac, et c’est vrai, je me sentais petit. La hauteur du plafond, sans doute, ou mes souvenirs !

Mille francs, même en monnaie de l’époque, cela faisait beaucoup d’argent pour un jeune homme ! J’avais sur moi juste assez pour reprendre le métro. Je terminais mes comptes lorsque la porte s’est ouverte. J’avais tout imaginé, tout, sauf qu’il ressemblerait à mon père…

— Professeur Germain, me dit-il, si vous voulez me suivre…

Même carrure, même démarche élégante et pressée. Louis d’Entraigue aussi arpentait les salons de la sous-préfecture à grandes enjambées, les mains dans le dos.

Je ne savais plus où j’étais. Il me fit asseoir et, tandis qu’il ramassait une pile de thèmes astraux dispersés sur une table carrée, encombrée de cartes, cendriers, pots en étain, et divers objets hétéroclites, je remarquais qu’il portait une alliance en platine et des boutons de manchette assortis. Il avait ce qu’il faut pour plaire aux femmes : des lèvres sensuelles et des mains fines, le menton volontaire. Plus jeune, les cheveux moins bien coupés. Mon père, exactement. C’est seulement quand il parlait qu’on sentait la différence, le ton était plus commerçant.

— Alors, me dit-il, déception amoureuse ? Soucis d’argent ?

— Non,… Professeur, envie de savoir simplement.

— Ah bon ! Excusez mon étonnement, mais il est si rare de rencontrer des garçons de votre âge qui se passionnent pour l’astrologie sans raisons graves…

— Je ne me passionne pas vraiment, lui dis-je, c’est le destin qui m’a conduit vers vous…

Je l’intriguais enfin… Il me considéra autrement une seconde, en contractant sa mâchoire nerveusement.

Avant de m’expliquer, je voulais qu’il découvre dans ses cartes ce qui m’amenait chez lui. Je ne crois en rien, mais je lui laissais une chance.

— Vous êtes né où, quand et à quelle heure ?

— Le 16 octobre 1940 à Paris XIIe.

Il prenait des notes sur une large feuille quadrillée, sur laquelle était dessinée, à l’encre bleue, une figure géométrique.

— Parfait. Vous serez majeur demain. Ça se fête, un jour pareil… À quelle heure ?

— Je ne sais pas, peut-être pourriez-vous m’aider justement ?

Je lui répondais lentement afin qu’il ne reprenne pas l’avantage.

— Sans l’heure exacte, je ne peux rien conclure de précis. L’astrologie, monsieur Laurent, ce n’est pas une science de foire.

Je l’agaçais. Il avait l’impression que je jouais au plus malin.

— Appelez votre mère, me dit-il en me désignant le téléphone, elle doit savoir ?

Elle s’imposait entre nous, plus vite que prévu. Je n’avais pas la force de tricher plus longtemps. Il fallait que je saisisse l’occasion de me découvrir. Au fond, cet homme allait peut-être m’aider ; et si ma mère était là dans une pièce voisine, occupée à des travaux de couture ou simplement à prendre le thé avec une amie ! Cette pensée me glaçait. Non, ce n’était pas possible ! Maria Luisa Rodriguez m’échappait chaque fois que je voulais la retenir, aucun décor ne lui convenait. Elle n’existait pas ailleurs que dans mon imagination sur un pont de chemin de fer, en été à Bellac, silhouette floue qui s’en va.

— Ça n’a pas l’air d’aller… Un peu d’alcool de menthe vous fera du bien… Tenez…

Il me tendit un petit flacon de verre transparent, que je portais aussitôt à mes lèvres sèches.

— Ce n’est rien, me dit-il, l’émotion, j’ai l’habitude.

— Je ne peux pas appeler ma mère, lui dis-je, vous seul savez où elle est…

Le téléphone a sonné. Le professeur Germain a décroché sans me quitter des yeux ; il a demandé qu’on ne le dérange plus et personne, en effet, ne nous a dérangés le temps qu’il me raconte.

Tout avait commencé trois ans et demi plus tôt, rue de la Grange-Batelière, dans le modeste studio qu’occupait alors M. Letourneur, astrologue de quartier, à la recherche d’une clientèle. Ma mère habitait au-dessus, une chambre de bonne sans confort. Elle s’ennuyait. Lui aussi. La rencontre était inévitable.

— On se croisait dans l’escalier, elle fuyait mon regard quand je m’effaçais pour la laisser passer, mais je savais qu’elle viendrait, c’était écrit dans les cartes…

— Elle vous a parlé de moi ?

— Oui, longtemps après, un soir par hasard, au détour d’une phrase elle a dit : « Mon fils ne me pardonnera jamais »… Elle avait peur de vous, Laurent.

Le professeur s’exprimait en articulant chaque mot et en gardant ses distances.

Il avait aimé ma mère assez fort pour supporter plus qu’il ne pouvait en dire.

— Nous allions nous marier, elle me l’avait promis, et voilà…

J’osais à peine respirer pour qu’il ne s’arrête pas de parler. Depuis mon enfance, j’attendais ce moment-là. J’étais prêt à tout entendre.

— Elle nous fuit, Laurent, vous, moi, les autres aussi.

Je comprenais à demi-mot. Ma mère n’était pas une femme facile à aimer, elle n’avait confiance en personne. Quand elle a connu Germain Letourneur, elle a cru, comme chaque fois, qu’elle pourrait oublier. Ensemble ils ont couru les antiquaires pour meubler cet appartement cossu, signe de leur réussite.

— Voyez la bibliothèque anglaise, c’est elle qui l’a marchandée aux puces de Saint-Ouen ! Elle semblait guérie, décidée à être heureuse…

L’avenir s’annonçait bien ; j’avais prévu le retour au pouvoir du général de Gaulle, alors, forcément, on a cité mon nom dans les journaux et ma clientèle a triplé en quelques semaines. C’était trop simple ! Dans la vie rien ne s’arrange comme on voudrait.

Maria Luisa n’en demandait pas tant !

— Si j’avais seulement su ce qu’elle voulait… D’ailleurs, allez regarder la photo dans le cadre sur mon bureau, vous verrez qu’elle était belle et qu’elle riait aux éclats.

Ça devait finir ainsi ; une photo déjà ancienne dans un cadre en cuivre : ma mère et lui sur les grands boulevards, surpris parmi la foule, enlacés.

Un instant de la vie d’un couple que l’on envie sans savoir la suite.

Mlle Longin avait raison, je ne lui ressemblais pas du tout, la bouche peut-être, mais c’est tout.

Ma mère était jeune, petite et menue. Elle portait une jupe ballon, serrée à la taille, des chaussures plates, style ballerine, et des cheveux crêpés haut sur la tête, qui lui faisaient un casque noir. La mode, hélas, de l’été 59, et c’est vrai qu’elle riait.

Germain Letourneur se taisait. Je découvrais le visage de ma mère, lui s’en souvenait. Cette photo que je tournais dans tous les sens nous éloignait autant qu’elle nous rapprochait.

— Je vous la donne, me dit-il au bout d’un long moment, c’est la plus belle… après…

— Quoi, après ?

Je n’en pouvais plus de ces phrases interrompues. Il fallait terminer.

Je revins m’asseoir devant lui. Ma détermination l’impressionna.

— Parlez-moi, dis-je, j’ai l’âge de comprendre.

— Votre mère boit, Laurent, j’ai tout essayé pour l’en empêcher. C’est terrible, vous savez, une femme qui se lève la nuit pour boire… Si jeune, et intelligente… Elle est partie avec un acteur de théâtre inconnu, qui joue parfois dans les maisons de la culture autour de Paris. Elle l’avait fréquenté avant moi. Mlle Longin faisait les costumes de sa troupe. Je l’avais arrachée à ce monde braillard qui boit des bières à même la bouteille, et discute indéfiniment de politique et de culture. Voilà, Laurent, vous savez tout, ou presque.

Il faisait sombre maintenant dans le bureau. Le soir tombe vite en automne. Germain Letourneur me regardait sans me voir. J’étais en plomb, une étrangère sur le cœur, j’allais devoir m’arranger avec elle, désormais.

— Je vous dois combien ? dis-je par politesse.

— Vous plaisantez, Laurent, revenez quand vous voudrez.

— Merci, monsieur. Je vous ramènerai un tirage de la photo.

Il m’a raccompagné à la porte de l’appartement en posant son bras sur mon épaule.

Dans le salon, des clients attendaient leur tour.

On ne devrait jamais consulter un astrologue.