Il y a, pour un chat domestique, bien des façons de mourir à l’extérieur, comme le démembrement par un coyote ou le passage sous une voiture, mais lorsque Bobby, le chat adoré de la famille Hoffbauer, n’est pas rentré à la maison un soir de début juin, et que nulle trace de lui n’a pu être trouvée, malgré tous les appels, toutes les fouilles dans le périmètre de Canterbridge Estates, toutes les battues sur la route du comté, toutes les photos de Bobby punaisées sur les arbres du coin, on fut largement convaincu, dans Canterbridge Court, que Bobby avait été tué par Walter Berglund.

Canterbridge Estates était un nouveau lotissement, une douzaine de maisons spacieuses dans le style moderne à salles de bains multiples, sur la rive sud-ouest d’un petit point d’eau maintenant officiellement baptisé Canterbridge Estates Lake. Bien que le lac fût plutôt isolé, en fait, le système financier de la nation s’était récemment mis à prêter de l’argent quasiment pour rien, et la construction de ce lotissement, tout comme l’élargissement et le goudronnage de la route qui y menait, avait momentanément ravivé l’économie stagnante du comté d’Itasca. Des taux d’intérêt peu élevés avaient également attiré des retraités venant des Twin Cities, ainsi que de jeunes familles du coin, dont les Hoffbauer, qui s’étaient alors acheté la maison de leurs rêves. Lorsqu’ils commencèrent à emménager, durant l’automne 2007, leur rue paraissait encore très primitive. Les jardins, devant et derrière les maisons, étaient irréguliers, hérissés d’herbes chétives, couverts de gros blocs de roches glaciaires impossibles à déplacer et des rares bouleaux qui n’avaient pas été abattus ; l’ensemble faisait penser, au final, au projet scolaire de terrarium qu’un enfant aurait terminé à la hâte. Les chats de ce nouveau quartier préféraient, on le comprend, parcourir les bois et les bosquets adjacents à la propriété Berglund, là où se trouvaient les oiseaux. Et Walter, avant même que la dernière maison de Canterbridge soit occupée, était déjà passé de porte en porte pour se présenter et demander aux voisins de bien vouloir garder leurs chats à la maison.

Walter, en vrai natif du Minnesota, était raisonnablement sympathique, mais il y avait quelque chose chez lui, une sorte de tremblement politique dans la voix, un début de barbe grise de fanatique sur ses joues, qui caressait les familles de Canterbridge Court à rebrousse-poil. Walter vivait seul dans une vieille maison de vacances isolée et délabrée, et bien qu’il fut indéniablement plus agréable pour ces familles de regarder de l’autre côté du lac et de voir son joli terrain que cela ne l’était pour lui de voir leurs jardins nus, et bien que certains aient pu un instant se soucier du bruit que la construction de leur maison devait causer, personne n’aime se sentir comme un intrus dans le paysage idyllique d’autrui. Ils avaient payé, après tout ; ils avaient bien le droit d’être là. De fait, leurs impôts fonciers étaient dans l’ensemble beaucoup plus élevés que ceux de Walter, et la plupart d’entre eux devaient faire face à un gonflement de leurs mensualités et vivaient avec des revenus limités ou bien économisaient pour les études de leurs enfants. Quand Walter, qui de toute évidence ne connaissait pas ces soucis, vint se plaindre de leurs chats, ils eurent l’impression qu’ils comprenaient mieux son inquiétude pour les oiseaux que lui ne comprenait le privilège hyper-raffiné de pouvoir s’inquiéter pour eux. Linda Hoffbauer, membre de l’Église évangélique et sans doute la personne la plus politisée de la rue, fut tout spécialement offensée.

« Comme ça Bobby tue des oiseaux, dit-elle à Walter. Et alors ?

— Le problème, dit Walter, c’est que les petits chats ne sont pas originaires d’Amérique du Nord au départ, et donc nos oiseaux n’ont jamais appris à se défendre contre eux. Ce n’est pas vraiment une lutte équitable.

— Les chats tuent les oiseaux, dit Linda. Ils font ça, ça fait partie de leur nature, c’est tout.

— Oui, mais ces chats sont une espèce venue du Vieux Monde, dit Walter. Ils ne font pas partie de notre nature. Ils ne seraient pas là si nous ne les avions pas introduits. C’est ça, le problème.

— Pour être honnête avec vous, dit Linda, tout ce qui m’importe, c’est d’apprendre à mes enfants à s’occuper d’un animal domestique et à en être responsables. Vous êtes en train de me dire que ce n’est pas possible ?

— Non, bien sûr que non, dit Walter. Mais vous gardez déjà Bobby dans la maison l’hiver. Tout ce que je vous demande, c’est de le garder à l’intérieur en été aussi, au nom de l’écosystème local. Nous vivons dans une zone importante pour la reproduction d’un certain nombre d’espèces d’oiseaux qui sont déjà menacées en Amérique du Nord. Et ces oiseaux ont des enfants, eux aussi. Quand Bobby tue un oiseau en juin ou en juillet, il laisse aussi derrière lui un nid plein de bébés qui ne vont pas vivre.

— Il faut donc que ces oiseaux se trouvent un autre endroit où nicher. Bobby adore courir dehors en liberté. Ce n’est pas juste de le garder enfermé quand il fait beau.

— Bien sûr. Oui. Je sais que vous aimez votre chat. Et s’il voulait bien rester dans votre jardin, tout irait bien. Mais cette terre appartenait aux oiseaux, avant même de nous appartenir. Et ce n’est pas comme s’il y avait un moyen de dire aux oiseaux que c’est un mauvais endroit pour nicher. Eux, ils continuent de venir ici, et ils continuent de se faire tuer. Et le problème plus vaste, c’est qu’ils ont aussi de moins en moins d’espace, parce qu’il y a de plus en plus de constructions. Il est donc important que nous essayions d’être des gestionnaires responsables de cette terre merveilleuse dont nous nous sommes emparés.

— Eh bien, je suis désolée, dit Linda, mais mes enfants sont plus importants pour moi que les enfants d’un oiseau. Je ne pense pas que ce soit une position extrême, comparée à la vôtre. Dieu a donné le monde aux humains, et pour moi ça suffit.

— J’ai moi-même des enfants, et je comprends cela, dit Walter. Mais nous ne faisons que parler de garder votre Bobby à la maison. Sauf si vous et votre chat, vous vous parlez, je ne vois pas comment vous pouvez savoir qu’il n’aime pas être enfermé à la maison.

— Mon chat est un animal. Les bêtes de cette terre n’ont pas reçu le langage. Seuls les humains l’ont reçu. C’est grâce à des choses comme ça que nous savons que nous avons été créés à l’image de Dieu.

— D’accord, alors je vous le demande, comment savez-vous qu’il aime courir en liberté ?

— Les chats adorent être dehors. Tout le monde adore être dehors. Quand le temps se réchauffe, Bobby est devant la porte, il veut sortir. Je n’ai pas besoin de lui parler pour le comprendre.

— Mais si Bobby est juste un animal, et non un humain, pourquoi sa possible préférence pour le plein air bafouerait-elle le droit des oiseaux à élever leur famille ?

— Parce que Bobby fait partie de notre famille. Mes enfants l’aiment, et nous voulons qu’il soit heureux. Si nous avions un oiseau, nous voudrions aussi qu’il soit heureux. Mais nous n’avons pas d’oiseau, nous avons un chat.

— Bon, merci de m’avoir écouté, dit Walter. J’espère que vous allez y réfléchir et peut-être revenir sur votre position. »

Linda était très offensée par cette conversation. Walter n’était même pas vraiment un voisin, il n’appartenait pas à l’association des propriétaires, et le fait qu’il conduise une voiture hybride japonaise, sur laquelle il avait récemment apposé un autocollant OBAMA, signalait, dans l’esprit de Linda, une certaine mécréance et de l’indifférence envers les épreuves des familles qui devaient travailler dur, comme la sienne, qui luttaient pour joindre les deux bouts et élever leurs enfants afin d’en faire des citoyens bons et aimants dans un monde dangereux. Linda n’était pas très populaire dans Canterbridge Court, mais elle était crainte comme la personne qui pouvait frapper à votre porte si vous aviez laissé votre bateau garé dans votre allée pour une nuit, en violation du contrat liant les propriétaires, ou si l’un de ses enfants avait vu un de vos enfants allumer une cigarette derrière le collège, ou si elle avait découvert un défaut mineur dans la construction de sa maison et voulait savoir si la vôtre avait le même. Après la visite de Walter, ce dernier devint, dans son ressassement constant de l’épisode, le cinglé fana d’animaux qui lui avait demandé si elle parlait avec son chat.

De l’autre côté du lac, au cours d’un ou deux week-ends de cet été-là, les gens de Canterbridge Estates remarquèrent des visiteurs chez Walter, un jeune couple séduisant, dans une Volvo noire neuve. Le jeune homme était blond et très musclé, sa femme ou sa petite amie, svelte, un peu à la manière des jeunes citadines sans enfants. Linda Hoffbauer déclara que le couple « avait l’air arrogant », mais la majeure partie de la communauté fut soulagée de voir ces visiteurs respectables, dans la mesure où Walter, malgré toute sa politesse, leur avait paru être un ermite potentiellement pervers. Certains, parmi les habitants plus âgés de Canterbridge, partisans de longues promenades matinales, trouvaient maintenant l’audace d’adresser la parole à Walter quand ils le croisaient sur la route. Ils apprirent que le jeune couple était son fils et sa belle-fille, qui avaient une affaire florissante à St. Paul, et qu’il avait également une fille célibataire vivant à New York. Ils lui posèrent des questions fondamentales sur son statut marital, dans l’espoir de savoir s’il était divorcé ou simplement veuf, et quand il se montra assez rusé pour éluder ces questions, un des voisins les plus au fait sur le plan technologique alla sur Internet et découvrit que Linda Hoffbauer avait eu raison, après tout, de suspecter Walter d’être un fou et une menace. Il avait apparemment fondé un groupe écologique radical qui s’était dissout après la mort de sa cofondatrice, une jeune femme au nom étrange qui, très clairement, n’était pas la mère de ses enfants. Dès que cette information intéressante circula dans le quartier, les promeneurs du matin cessèrent de parler à Walter – moins, peut-être, parce que son extrémisme les inquiétait, que parce que son existence d’ermite avait maintenant fortement le goût du chagrin, de ce chagrin terrible dont il vaut mieux s’éloigner, un chagrin qui dure et qui, comme toutes les formes de folie, semble toujours menaçant, voire contagieux.

Plus tard durant l’hiver suivant, quand la neige commença à fondre, Walter réapparut dans Canterbridge Court, il portait cette fois un carton plein d’un genre de bavoirs pour chats, en latex de couleurs vives. Il prétendait qu’un chat portant ce bavoir pouvait s’amuser dehors autant qu’il le voulait, grimper aux arbres, s’attaquer aux phalènes, tout sauf se jeter avec efficacité sur les oiseaux. Il dit qu’attacher une clochette au collier du chat s’était révélé inutile pour ce qui était de prévenir les oiseaux. Il ajouta que l’estimation optimiste du nombre d’oiseaux chanteurs tués chaque jour par des chats en Amérique du Nord s’élevait à un million, ce qui voulait dire 365 000 000 par an (et cela, insistait-il, était une estimation basse, qui n’incluait pas les poussins morts de faim des oiseaux tués). Bien que Walter ne parût pas se rendre compte qu’il serait très fastidieux de mettre ce truc autour du cou du chat chaque fois qu’il sortait, ni penser à l’air idiot du chat avec son bavoir de latex bleu ou rouge, les propriétaires les plus âgés de chats dans la rue acceptèrent poliment les bavoirs et promirent de les essayer, pour que Walter les laisse tranquilles et qu’ils puissent jeter les bavoirs. Seule Linda refusa carrément cet accessoire. Aux yeux de Linda, Walter était comme ces huiles de gauche du gouvernement qui voulaient distribuer des préservatifs dans les écoles, reprendre aux gens leurs armes à feu et forcer tous les citoyens à porter une carte nationale d’identité. Elle se sentit inspirée de lui demander si les oiseaux se trouvant sur son terrain lui appartenaient et sinon, en quoi cela le regardait si Bobby aimait bien les chasser. Walter répondit dans un jargon de bureaucrate en évoquant la loi sur les oiseaux migrateurs d’Amérique du Nord, qui interdisait censément de faire du mal à tout oiseau n’étant pas considéré comme du gibier qui traversait les frontières canadienne ou mexicaine. Ce qui rappela à Linda le désagréable souvenir du nouveau président du pays, qui voulait abandonner la souveraineté nationale aux Nations Unies, et elle dit à Walter, aussi civilement qu’elle le put, qu’elle était très occupée à élever ses enfants et qu’elle apprécierait qu’il ne vienne plus frapper à sa porte.

Sur un plan diplomatique, Walter n’avait pas vraiment choisi le bon moment pour débarquer avec ses bavoirs. Le pays venait de plonger dans une profonde récession économique, la Bourse était dans les choux, et cela semblait presque obscène de sa part de continuer à être ainsi obsédé par les oiseaux. Même les couples de retraités de Canterbridge Court souffraient – la chute de leurs investissements en avait forcé plusieurs à renoncer à leurs séjours hivernaux en Floride ou en Arizona – et deux des familles plus jeunes de la rue, les Dent et les Dolberg, n’avaient pas réussi à honorer toutes leurs traites (traites qui avaient gonflé au pire moment) et allaient sans doute perdre leur demeure. Tandis que Teagan Dolberg attendait des réponses de la part de sociétés d’aide au crédit qui semblaient changer de numéro de téléphone et d’adresse chaque semaine, et de la part de conseillers fédéraux bon marché spécialisés dans l’endettement, qui se révélèrent n’être ni fédéraux ni bon marché, les sommes incroyables dues sur ses comptes Visa et MasterCard imposaient des remboursements mensuels de trois voire quatre mille dollars, et les amies et voisines auxquelles elle avait vendu des packs de dix séances de manucure, dans le simili salon qu’elle avait installé dans son sous-sol, continuaient à venir pour se faire faire les ongles sans toutefois apporter davantage de revenu. Même Linda Hoffbauer, dont le mari avait des contrats de voirie sûrs avec le comté d’Itasca, avait décidé de baisser son thermostat et de laisser ses enfants aller à l’école en bus au lieu de les conduire et de les rechercher avec son 4 × 4. Les sujets d’angoisse flottaient comme un nuage d’aoûtats au-dessus de Canterbridge Court ; ils envahissaient toutes les maisons via les infos du câble, les débats à la radio et Internet. Il y avait pas mal de bavardage sur Twitter, mais le monde bruissant et frémissant de la nature, que Walter avait invoqué comme si les gens étaient toujours censés s’en soucier, c’était l’angoisse de trop.

On entendit à nouveau parler de Walter en septembre, lorsqu’il alla distribuer des tracts dans le quartier sous couvert de la nuit. Les maisons des Dent et des Dolberg étaient maintenant vides, leurs fenêtres s’étaient assombries comme s’étaient éteintes les lumières d’attente quand les appels d’urgence avaient fini par tranquillement raccrocher, mais les autres résidents de Canterbridge Estates se réveillèrent tous un matin pour trouver sur le pas de leur porte une lettre poliment intitulée « Chers voisins », reprenant les arguments antichats que Walter avait déjà présentés deux fois, plus quatre pages de photos qui étaient tout sauf polies. Walter avait apparemment passé tout son été à rassembler des documents sur les morts d’oiseaux survenues sur sa propriété. Chaque photo (il y en avait plus de quarante) était accompagnée d’une date et d’un nom d’espèce. Les familles de Canterbridge qui n’avaient pas de chat furent offensées d’avoir été incluses dans la distribution, et celles qui avaient un chat furent offensées par l’apparente certitude de Walter que chaque mort d’oiseau survenue sur sa propriété était la faute de leur petit animal favori. Linda Hoffbauer fut d’autant plus folle de rage que le document avait été laissé à un endroit où un de ses enfants aurait très facilement pu tomber sur ces images traumatisantes de moineaux sans tête et d’entrailles sanglantes. Elle appela le shérif du comté, qu’elle et son mari fréquentaient, pour voir si peut-être Walter pourrait être tenu coupable de harcèlement illégal. Le shérif déclara que ce n’était pas le cas, mais il fut d’accord pour passer chez Walter et lui donner un petit avertissement – une visite qui conduisit à la découverte inattendue que Walter était diplômé en droit et qu’il était parfaitement au fait non seulement de ses droits garantis par le Premier Amendement, mais aussi du contrat liant les propriétaires de Canterbridge Estates, qui contenait une clause exigeant que les animaux domestiques soient en permanence surveillés par leurs propriétaires ; le shérif conseilla donc à Linda de déchirer le document et de passer à autre chose.

Puis vint l’hiver tout blanc, et les chats du quartier battirent en retraite dans les maisons (où, comme Linda elle-même dut l’admettre, ils semblaient parfaitement contents de se trouver), et le mari de Linda entreprit personnellement de dégager la neige sur la route du comté de telle manière que Walter devait pelleter pendant une heure pour dégager le bout de son allée à chaque nouvelle chute de neige. Maintenant que les arbres n’avaient plus de feuilles, le voisinage avait une bonne vue, de l’autre côté du lac gelé, sur la petite maison Berglund, aux fenêtres de laquelle on n’avait jamais vu scintiller de télévision. Il était difficile d’imaginer ce que Walter pouvait y faire, tout seul, dans la grande nuit hivernale, sinon ruminer l’hostilité et les critiques. Sa maison se trouva totalement dans le noir pendant une semaine à Noël, ce qui sembla indiquer une visite dans sa famille à St. Paul, ce qui était aussi difficile à imaginer : un tel cinglé pouvait-il être aimé par des gens ? Linda, en particulier, fut soulagée à la fin des vacances, quand le cinglé reprit sa vie d’ermite et qu’elle put elle-même retrouver sa haine non diluée par la pensée que quelqu’un pouvait avoir de l’affection pour lui. Un soir de février, le mari de Linda annonça que Walter avait porté plainte auprès du comté pour le blocage délibéré de son allée, ce quelle eut finalement plaisir à entendre. Il était bon de savoir qu’il était conscient qu’ils le haïssaient.

D’une manière tout aussi perverse, lorsque la neige finit par fondre, que les bois reverdirent, que Bobby fut à nouveau autorisé à sortir et qu’il disparut assez vite, Linda eut la sensation qu’une démangeaison profonde venait d’être grattée, cette sorte de démangeaison primale qui ne fait justement qu’empirer quand on la gratte. Elle comprit immédiatement que Walter était derrière la disparition de Bobby, et ressentit une gratification intense en constatant que son voisin s’était élevé à hauteur de sa haine à elle, qu’il lui avait donné une cause nouvelle et un carburant nouveau : il était prêt à jouer avec elle au jeu de la haine et à être le représentant local de tout ce qui n’allait pas dans le monde de Linda. Tout en organisant la recherche du chat disparu de ses enfants et en claironnant l’angoisse de ces derniers auprès de tout le voisinage, elle se délectait en secret de cette angoisse et prenait plaisir à pousser ses enfants à haïr Walter pour cette perte. Elle aimait Bobby, mais elle savait que c’était un péché que d’idolâtrer une bête. Le péché qu’elle haïssait réellement résidait chez son soi-disant voisin. Quand il devint clair que Bobby ne reviendrait pas, elle emmena ses enfants au refuge pour animaux du coin et les laissa choisir trois nouveaux chats, que, dès le retour à la maison, elle libéra de leurs boîtes en carton, en les expédiant dans la direction des bois de Walter.

 

Walter n’avait jamais aimé les chats. Pour lui, ils étaient les sociopathes de l’univers des animaux de compagnie, une espèce domestiquée comme un mal nécessaire en vue du contrôle des rongeurs et par la suite fétichisée comme les pays malheureux peuvent fétichiser leur armée, saluant les uniformes des tueurs comme les propriétaires de chats caressaient l’adorable fourrure de leurs animaux et leur pardonnaient leurs griffes et leurs crocs. Il n’avait jamais vu, dans le museau d’un chat, autre chose qu’un manque de curiosité et qu’un intérêt autocentré narquois ; il suffisait de l’exciter avec une souris en caoutchouc pour découvrir sa vraie nature. Mais avant de venir vivre dans la maison de sa mère, cela dit, il avait eu des maux bien pires contre lesquels lutter. Maintenant qu’il était responsable des ravages causés par les chats errants sur les terrains qu’il gérait au nom du Nature Conservancy, et maintenant que la blessure infligée à son lac par la construction du Canterbridge Estates se doublait de l’insulte des chats des résidents circulant librement, son vieux préjugé antifélins prit de l’ampleur et devint cette sorte de malheur fulgurant et ces doléances quotidiennes dont les mâles dépressifs Berglund ont de toute évidence besoin pour donner du sens et de la substance à leurs vies.

Les doléances des deux années passées – l’horreur des tronçonneuses, des pelleteuses, des petites explosions et de l’érosion, des marteaux et des coupe-carreaux et du rock à plein tube – tout cela était maintenant terminé et il avait besoin d’autre chose.

Certains chats sont paresseux ou inaptes à tuer, mais Bobby, matou noir à pattes blanches, n’était pas de ceux-là. Bobby était assez rusé pour battre en retraite dans la maison des Hoffbauer à la tombée de la nuit, lorsque les ratons laveurs et les coyotes devenaient un danger, mais chaque matin, durant les mois sans neige, on pouvait le voir se lancer de nouveau le long de la rive sud dénudée du lac pour pénétrer sur le terrain de Walter et aller y tuer des créatures. Moineaux, tohis, grives, parulines à gorge jaune, chardonnerets, troglodytes. Les goûts de Bobby étaient plutôt éclectiques, ses capacités d’attention sans limites. Il ne se lassait jamais de tuer et il ajoutait à cela le défaut de l’absence de loyauté et de gratitude, il se souciait donc rarement de rapporter ses proies à ses propriétaires. Il capturait sa victime, jouait avec, la massacrait, il lui arrivait de la grignoter un peu, mais il se contentait généralement d’abandonner la carcasse. Les bois herbeux et dégagés en contrebas de la maison de Walter, ainsi que l’habitat limitrophe attiraient tout particulièrement les oiseaux, et donc Bobby. Walter avait toujours sous la main un petit tas de cailloux pour le bombarder, et il avait une fois réussi un toucher de cible aqueux avec le robinet à pression de son tuyau d’arrosage, mais Bobby avait vite appris à rester dans les bois au petit matin, en attendant que Walter parte au travail. Certains des terrains du Nature Conservancy que gérait Walter se trouvaient assez loin pour qu’il soit absent plusieurs nuits et, presque invariablement, quand il rentrait à la maison, il trouvait une nouvelle scène de carnage sur la pente, derrière sa maison. Si ce genre de chose ne s’était produit qu’en cet endroit, il aurait peut-être pu le supporter, mais savoir que ça se passait partout le rendait fou.

Et pourtant, il était trop sensible et trop respectueux de la loi pour tuer le chat de quelqu’un. Il pensa aller chercher son frère Mitch pour faire le boulot, mais le casier judiciaire de Mitch ne plaidait pas en faveur de cette solution, et Walter savait bien que Linda Hoffbauer ne ferait probablement que prendre un autre chat. Ce ne fut qu’après un deuxième été d’échecs dans ses efforts diplomatiques et pédagogiques, et après que le mari de Linda Hoffbauer eut bloqué l’allée de Walter avec de la neige une fois de trop, qu’il décida que, bien que Bobby ne fût qu’un chat parmi soixante-quinze millions de chats américains, le temps était venu pour cet animal de payer personnellement pour sa carrière de sociopathe. Walter se procura un piège et des instructions détaillées auprès d’une des entreprises menant la guerre quasiment perdue d’avance contre les chats errants sur les terres du Nature Conservancy, et avant l’aube d’un matin de mai, il installa le piège, appâté avec des foies de poulet et du bacon, le long du trajet que Bobby avait l’habitude de parcourir sur sa propriété. Il savait bien que face à un chat intelligent, on n’avait qu’une seule chance, avec un piège. Doux à ses oreilles furent les cris félins montant de la colline deux heures plus tard. Il chargea le piège agité et puant la merde dans sa Prius et l’enferma dans le coffre. Le fait que Linda Hoffbauer n’avait jamais mis de collier à Bobby – sans doute trop restrictif, pour la précieuse liberté de son chat – rendit les choses plus faciles pour Walter qui, après un trajet de trois heures, déposa l’animal dans un refuge de Minneapolis, où on allait soit le tuer soit le fourguer à une famille citadine qui le garderait enfermé.

Il n’était pas préparé à l’attaque de dépression qui le terrassa sur la route à la sortie de Minneapolis. À ce sentiment de perte, ce gâchis et ce chagrin : le sentiment que lui et Bobby avaient en fait été tous les deux mariés d’une certaine façon et que même un horrible mariage était moins solitaire que pas de mariage du tout. Malgré lui, il visualisa la triste cage dans laquelle Bobby allait maintenant vivre. Il savait bien que cela ne servait à rien d’imaginer que les Hoffbauer allaient manquer à Bobby – les chats ne savaient rien faire d’autre que d’utiliser les gens – mais il y avait malgré tout quelque chose de pitoyable dans le fait qu’il ait été piégé.

Cela faisait presque six ans qu’il vivait seul et qu’il s’en débrouillait. La section de l’État du Nature Conservancy, qu’il avait jadis dirigée, et dont les bonnes relations avec les corporations et les millionnaires le rendait maintenant malade, avait accédé à sa demande de le réengager comme régisseur tout au bas de l’échelle et, durant les mois de gel, comme assistant pour des tâches administratives particulièrement mornes et prenantes. Il ne faisait pas grand-chose d’éblouissant sur les terres qu’il surveillait, mais il ne faisait pas de mal non plus, et les journées qu’il passait parmi les conifères, les plongeons, les troglodytes et les pics-verts lui apportaient le soulagement de l’oubli. Ses autres tâches – rédiger des demandes de subvention, recenser la littérature sur la faune sauvage, passer des appels téléphoniques en faveur d’une nouvelle taxe pour soutenir une fondation écologique au niveau de l’État, qui avait pour finir recueilli plus de votes dans l’élection de 2008 qu’Obama lui-même – étaient tout aussi peu sujettes à controverse. Tard le soir, il préparait un des cinq repas frugaux qui maintenant lui suffisaient, et ensuite, parce qu’il ne lisait plus de romans, qu’il n’écoutait plus de musique et ne faisait plus rien d’autre pouvant être lié aux sentiments, il se faisait plaisir en jouant aux échecs ou au poker sur son ordinateur et, parfois, en regardant de la pornographie grossière, sans aucune relation avec les émotions humaines.

En de telles périodes, il se faisait l’effet d’un vieux con cinglé vivant dans les bois, et il prenait soin de débrancher son téléphone, de peur que Jessica appelle pour voir comment il allait. Avec Joey, il pouvait encore être lui-même, parce que non seulement Joey était un homme, mais surtout un homme Berglund, trop froid et délicat pour être intrusif, et même si Connie était plus difficile à gérer, parce qu’il y avait toujours une dimension sexuelle dans sa voix, de la sexualité et un flirt innocent, il n’était jamais trop dur de la faire parler d’elle-même et de Joey, parce qu’elle était très heureuse en réalité. La véritable épreuve, c’était Jessica. Sa voix ressemblait plus que jamais à celle de Patty, et Walter se retrouvait souvent en sueur à la fin de leurs conversations, à cause de l’effort fourni pour maintenir l’échange centré sur sa vie à elle, ou à défaut sur son travail à lui. Il y avait eu un temps, après l’accident de voiture qui avait radicalement mis un terme à sa vie, où Jessica lui était tombée dessus et s’était occupée de son chagrin. Elle avait en partie fait cela dans l’espoir qu’il aille mieux, et quand elle avait compris qu’il n’irait pas mieux, qu’il n’avait pas envie d’aller mieux, qu’il n’avait jamais voulu aller mieux, elle s’était mise très en colère contre lui. Il avait fallu à Walter plusieurs années difficiles pour apprendre à Jessica, avec froideur et sévérité, à le laisser tranquille et à s’occuper de sa propre vie. Chaque fois qu’un silence s’abattait maintenant entre eux, il sentait qu’elle se demandait s’il fallait renouveler son assaut thérapeutique, et il trouvait profondément épuisant de devoir inventer de nouvelles tactiques conversationnelles, semaine après semaine, pour l’en empêcher.

Lorsqu’il rentra enfin de sa mission à Minneapolis, après une visite productive de trois jours dans un vaste terrain du comté de Beltrami, il trouva une feuille de papier agrafée au bouleau se trouvant à l’entrée de son allée, M’AVEZ-VOUS VU ? disait le message, JE M’APPELLE BOBBY ET MA FAMILLE ME CHERCHE. Le museau noir de Bobby ne ressortait pas bien sur la photocopie – ses yeux pâles et hésitants semblaient spectraux et perdus – mais Walter voyait bien maintenant, comme jamais avant, pourquoi quelqu’un pourrait trouver ce museau digne de protection et de tendresse. Il ne regrettait pas d’avoir supprimé une menace pour l’écosystème, sauvant ainsi la vie de nombreux oiseaux, mais la vulnérabilité de petit animal qu’il percevait maintenant dans le museau de Bobby l’éclairait sur une faille fatale dans son propre caractère, cette faille qui lui faisait prendre en pitié même les êtres qu’il détestait le plus. Il avança dans son allée, tentant de profiter de la paix provisoire qui régnait dorénavant sur sa propriété, l’absence d’angoisse au sujet de Bobby, la lumière d’un soir de printemps, les bruants à gorge blanche chantant pure sweet Canada Canada Canada, mais il avait la sensation d’avoir vieilli de plusieurs années durant les quatre nuits où il avait été absent.

Ce même soir, alors qu’il se faisait des œufs au plat avec des toasts, il reçut un appel de Jessica. Peut-être l’appelait-elle dans un but précis, ou peut-être entendit-elle quelque chose dans la voix de son père, une sorte de perte de détermination, mais, dès qu’ils eurent épuisé les maigres nouvelles que la semaine de Jessica avait pu produire, il resta silencieux si longtemps qu’elle en trouva l’audace de déclencher une nouvelle offensive.

« Alors, j’ai vu maman, l’autre soir, dit-elle. Elle m’a dit quelque chose d’intéressant et je pense que tu aimerais l’entendre. Tu veux l’entendre ?

— Non, dit-il sévèrement.

— Bon, et ça te gêne si je te demande pourquoi ? »

Du dehors, dans le crépuscule bleuté, par la fenêtre ouverte de la cuisine, venait le cri lointain d’un enfant appelant, Bobby !

« Écoute, dit Walter. Je sais qu’elle et toi vous êtes proches, et ça me va. Je serais désolé si ce n’était pas le cas. Je veux que tu aies deux parents. Mais si ça m’intéressait d’avoir de ses nouvelles, je l’appellerais moi-même. Je ne veux pas que tu te mettes dans la position de celle qui passe les messages.

— Ça ne me dérange pas, d’être dans cette position.

— Ce que je dis, c’est que ça me dérange, moi. Ça ne m’intéresse pas de recevoir des messages.

— Je ne crois pas que ce soit un mauvais message, celui qu’elle veut t’envoyer.

— Je me fiche du genre de message que ça peut être.

— Alors, est-ce que je peux te demander pourquoi tu ne divorces pas ? Si tu ne veux plus rien avoir à faire avec elle ? Parce que, tant que tu n’es pas divorcé, tu lui donnes un peu comme de l’espoir. »

Une autre voix d’enfant avait rejoint la première, et les deux appelaient Booobbyyy ! Booobbyyy ! Walter ferma la fenêtre.

« Je ne veux pas entendre parler de ça, dit-il à Jessica.

— D’accord, papa, mais tu pourrais au moins répondre à ma question ? Pourquoi tu ne divorces pas ?

— C’est quelque chose auquel je ne veux pas penser tout de suite.

— Mais ça fait six ans ! Il serait temps de commencer à y penser, non ? Ne serait-ce que par simple esprit de justice ?

— Si elle veut divorcer, elle n’a qu’à m’écrire. Elle n’a qu’à faire écrire une lettre par un avocat.

— Ce que je dis, moi, c’est pourquoi tu ne veux pas divorcer, toi ?

— Je ne veux pas avoir à m’occuper de toutes les choses que cela viendrait agiter. J’ai quand même le droit de ne pas faire quelque chose que je ne veux pas faire.

— Mais qu’est-ce que ça agiterait ?

— De la douleur. J’ai assez souffert comme ça. Et je souffre encore.

— Je le sais, papa. Mais Lalitha est partie, maintenant. Ça fait six ans qu’elle est partie. »

Walter secoua la tête violemment, comme s’il avait reçu une giclée d’ammoniaque en plein visage.

« Je ne veux pas penser à ça. Je veux juste sortir de chez moi chaque matin et observer des oiseaux qui n’ont rien à voir avec tout ça. Des oiseaux qui ont leur propre vie, et leurs propres combats. Et puis essayer de faire quelque chose pour eux. Ils sont les seuls êtres qui me semblent encore aimables. À part toi et Joey, bien sûr. Je n’ai rien d’autre à dire, et je ne veux plus que tu me poses de questions.

— Oui, mais tu as pensé à voir un thérapeute ? Tu vois, pour pouvoir avancer dans ta vie ? Tu n’es pas si vieux que ça, tu sais.

— Je ne veux pas changer, dit-il. Je passe quelques minutes difficiles chaque matin, puis je sors pour me dépenser et si je reste debout assez tard, je peux m’endormir. On va voir un thérapeute si on veut changer quelque chose. Je n’aurais rien à dire à un thérapeute.

— Mais tu aimais maman, non ?

— Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. Je ne me souviens que de ce qui s’est passé après son départ.

— Tu sais, elle est plutôt adorable, en fait. Elle est assez différente de ce quelle était. Elle est un peu devenue la mère parfaite, aussi incroyable que ça paraisse.

— Comme je te l’ai dit, j’en suis heureux pour toi. Et je suis heureux que tu l’aies dans ta vie.

— Mais tu ne la veux pas dans ta vie à toi.

— Écoute, Jessica, je sais que c’est ce que tu veux. Je sais que tu veux un dénouement heureux. Mais je ne peux pas changer mes sentiments, juste parce que c’est quelque chose que tu souhaites.

— Et tes sentiments, c’est que tu la hais.

— Elle a fait son choix. C’est tout ce que j’ai à dire.

— Désolée, papa, mais c’est grotesque et injuste. C’est toi qui as fait le choix. Elle ne voulait pas partir.

— Je suis sûr que c’est ce quelle te dit. Tu la vois toutes les semaines, je suis sûr qu’elle t’a vendu sa version, qui j’en suis persuadé aussi doit être très clémente pour elle. Mais tu ne vivais pas avec elle pendant les cinq années avant son départ. C’était un cauchemar, et je suis tombé amoureux de quelqu’un d’autre. Ça n’avait jamais été mon intention, de tomber amoureux de quelqu’un d’autre. Et je sais que tu es très malheureuse que ça se soit produit. Mais la seule raison pour laquelle ça s’est produit, c’est que ta mère était impossible à vivre.

— Dans ce cas, tu devrais divorcer. Tu lui dois au moins ça, après toutes ces années de mariage, non ? Si tu pensais assez de bien d’elle pour rester avec elle durant toutes ces bonnes années, tu ne lui dois pas au moins le respect de divorcer honnêtement ?

— Ça n’a pas été des années aussi bonnes que ça, Jessica. Elle n’a cessé de me mentir, tout ce temps… je ne crois pas que je lui doive grand-chose pour ça. Et, je te l’ai dit, si elle veut divorcer, elle peut.

— Elle ne veut pas divorcer ! Elle veut revivre avec toi !

— Je ne peux même pas imaginer la voir une minute ! Tout ce que je peux imaginer, c’est une souffrance insupportable, rien, qu’à sa vue.

— N’est-il pas possible, papa, que la raison pour laquelle il te serait si douloureux de la voir, c’est parce que tu l’aimes toujours ?

— Parlons d’autre chose, Jessica. Si ce que je ressens peut avoir de l’importance pour toi, tu ne me parleras plus de ça. Je ne veux pas avoir peur de décrocher le téléphone quand tu appelles. »

Il resta un long moment assis, le visage dans les mains, son dîner intact, tandis que la maison s’assombrissait lentement, que le monde printanier de la terre cédait la place au monde plus abstrait du ciel : des volutes roses stratosphériques, le froid profond d’un espace tout aussi profond, les premières étoiles. C’était ainsi que sa vie allait, dorénavant : il chassait Jessica et la regrettait à la seconde où elle avait disparu. Il pensa retourner à Minneapolis le lendemain matin pour récupérer le chat et le rendre à ces enfants qui le pleuraient, mais il ne pouvait pas davantage faire ça que d’appeler Jessica pour s’excuser. Ce qui était fait était fait. Ce qui était passé était passé. Dans le comté de Mingo, en Virginie-Occidentale, lors du matin le plus couvert et le plus moche de sa vie, il avait demandé aux parents de Lalitha s’il pouvait voir le corps de leur fille. Les parents étaient des gens froids et excentriques, des ingénieurs, avec un fort accent. Le père avait les yeux secs, mais la mère ne cessait d’exploser, bruyamment, sans raison apparente, en un gémissement bizarre de pleureuse, qui ressemblait un peu à un chant, curieusement cérémonial et impersonnel, comme une élégie pour une idée. Walter se rendit seul à la morgue, sans penser à rien. Son amour gisait sous un drap sur un brancard d’une hauteur peu commode, trop haut pour qu’il soit possible de s’agenouiller à ses côtés. Les cheveux de Lalitha étaient comme toujours, soyeux, épais et noirs, comme toujours, mais quelque chose n’allait pas dans sa mâchoire, une blessure scandaleusement cruelle et impardonnable, et le front, lorsqu’il l’embrassa, était plus froid que le front d’une jeune personne ne devait l’être dans un monde juste. Cette froideur le pénétra par les lèvres et ne le quitta plus. Ce qui était passé était passé. Son bonheur sur cette terre était mort, plus rien n’avait de sens. Communiquer avec sa femme, comme le lui demandait instamment Jessica, aurait signifié l’abandon de ses derniers moments avec Lalitha, et il avait le droit de ne pas faire cela. Il avait le droit, dans un univers aussi injuste, de ne pas se montrer clément avec sa femme, tout comme il avait le droit de laisser les petits Hoffbauer appeler en vain leur Bobby, parce que plus rien n’avait de sens.

Trouvant de la force dans ses refus – assez de force, certainement, pour sortir de son lit le matin et se propulser à travers de longues journées passées dehors et de longs trajets sur des routes congestionnées par les vacanciers et les riches de la grande banlieue – il avait survécu à un été de plus, l’été le plus solitaire de toute sa vie. Il dit à Joey et à Connie, avec une part de vérité (une très petite part), qu’il était trop occupé pour les recevoir, et il renonça à se battre contre les chats qui continuaient à envahir ses bois ; il ne se voyait pas s’infliger un autre drame du genre de celui qu’il avait vécu avec Bobby. En août, il reçut une épaisse enveloppe venant de sa femme, une sorte de manuscrit sans doute relatif au « message » dont Jessica avait parlé, il le mit de côté, sans l’avoir ouvert, dans le meuble de classement dans lequel il conservait leurs anciens avis d’imposition, leurs anciens relevés de compte commun et son testament auquel il n’avait jamais retouché. Moins de trois semaines plus tard, il reçut un paquet rembourré spécial CD, portant comme adresse d’expédition Katz, à Jersey City ; il enfouit cela aussi, sans l’ouvrir, dans le même meuble. Avec ces deux envois, comme avec les titres des journaux qu’il ne pouvait éviter de lire quand il allait à Fen City pour ses courses – de nouvelles crises au pays et à l’étranger, d’autres mensonges répandus par des fous d’extrême droite, de nouveaux désastres écologiques éclatant dans cette fin de partie mondiale –, il sentait le monde extérieur se refermer sur lui, exigeant sa considération, mais tant qu’il restait seul dans les bois il pouvait demeurer fidèle à son refus. Il venait d’une longue lignée de partisans du refus, et il avait le caractère pour ça. Il ne semblait presque plus rien rester de Lalitha ; elle lui revenait comme les oiseaux morts dans la nature – d’une légèreté inconcevable au début, puis dès que leurs petits cœurs cessaient de battre, ils n’étaient à peine plus que des petits bouts de duvet et d’osselets creux, que le vent dispersait facilement – mais cela ne faisait que le rendre plus déterminé à tenir au peu qui lui restait d’elle.

Ce qui explique pourquoi, en ce matin d’octobre où le monde finit par arriver chez lui, sous la forme d’une berline Hyundai d’un modèle nouveau, garée à mi-hauteur de son allée, dans la courbe maintenant couverte d’herbes où Mitch et Brenda avaient jadis garé leur bateau, il ne s’arrêta pas pour voir qui se trouvait dans la voiture. Il se dépêchait de prendre la route, une réunion du Nature Conservancy l’attendait à Duluth, et il ne ralentit l’allure que le temps de voir que le siège du conducteur était incliné en arrière, et que ce conducteur dormait peut-être. Il avait des raisons d’espérer que celui ou celle se trouvant dans la voiture serait parti quand il reviendrait, parce que sinon pourquoi n’avait-on pas frappé à sa porte ? Mais la voiture était toujours là, le capot arrière réfléchissant la lumière de ses phares, quand il déboucha de la route du comté à huit heures ce soir-là.

Il sortit et alla regarder par la vitre de la voiture garée là, il constata qu’elle était vide et que le siège avait été remis en position droite. Les bois étaient froids ; l’air était calme et sentait la possibilité de la neige ; le seul bruit audible était un vague gargouillis humain venant de Canterbridge Estates. Il rentra dans sa voiture et s’avança vers la maison où une femme, Patty, était assise sur le perron, dans le noir. Elle portait un jean et une veste en velours léger. Elle avait ramené ses jambes contre sa poitrine pour lutter contre le froid, et son menton reposait sur ses genoux.

Il éteignit le moteur et attendit un long moment, entre vingt et trente minutes, qu’elle se lève et vienne lui parler, si c’était ce qu’elle était venue faire. Mais elle ne bougea pas et il finit par rassembler le courage nécessaire pour quitter sa voiture et se diriger vers la maison. Il s’arrêta brièvement sur le seuil, il était à moins de cinquante centimètres d’elle, pour lui donner une chance de prendre la parole. Mais elle ne releva pas la tête. Le refus de parler de Walter était si enfantin qu’il ne put s’empêcher de sourire. Mais ce sourire était un aveu dangereux, et il l’étouffa brutalement, se blinda, entra dans la maison et ferma la porte derrière lui.

Sa force n’était pas infinie, néanmoins. Il ne put s’empêcher d’attendre dans le noir, près de la porte, pendant un autre long moment, peut-être une heure, prêtant l’oreille pour entendre si elle bougeait, luttant pour ne pas manquer le plus léger coup frappé sur la porte. Ce qu’il entendit, au lieu de cela, dans son imagination, fut Jessica lui disant qu’il devait se montrer juste : qu’il devait au moins à sa femme la courtoisie de lui dire de s’en aller. Et pourtant, après six ans de silence, il sentait que le moindre mot prononcé reviendrait à reconsidérer tout le reste – cela mettrait à mal tout son refus et nierait tout ce qu’il avait voulu signifier par ce refus.

À la longue, comme s’il sortait d’un rêve à moitié éveillé, il alluma une lampe, but un verre d’eau et se trouva attiré par le meuble de classement, comme en une sorte de compromis ; il pouvait au moins jeter un œil sur ce que le monde avait à lui dire. Il ouvrit d’abord le paquet de Jersey City. Il n’y avait pas de petit mot, juste un CD enveloppé de plastique. Il s’agissait en fait d’une performance solo de Richard Katz pour un petit label, avec un paysage boréal sur lequel s’inscrivait le titre Songs for Walter.

Il entendit un cri aigu de douleur, le sien, comme si c’était celui de quelqu’un d’autre. L’enculé, l’enculé, ce n’était pas juste. Il retourna le CD d’une main tremblante et lut les titres des chansons. La première s’intitulait, « Deux gosses, ça va, pas de gosses, c’est mieux ».

« Putain ! Espèce d’enfoiré, dit-il en souriant et pleurant à la fois. C’est vraiment injuste, ça, espèce d’enfoiré ! »

Après avoir pleuré un moment devant tant d’injustice, et devant la possibilité que Richard ne soit pas totalement sans cœur, il rangea le CD dans le paquet et ouvrit l’enveloppe de Patty. Elle contenait un manuscrit dont il ne lut qu’un court paragraphe, avant de se ruer sur la porte et de l’ouvrir en agitant les feuilles vers Patty.

« Je ne veux pas de ça ! cria-t-il. Je ne veux pas te lire ! Je veux que tu prennes ça, et que tu montes dans ta voiture pour te réchauffer, parce qu’il fait un putain de froid, ici ! »

De fait, elle était agitée de frissons, mais elle semblait bloquée dans sa position repliée et ne leva pas les yeux pour voir ce qu’il tenait. En fait, elle baissa encore un peu plus la tête, comme s’il était en train de taper dessus.

« Va dans ta voiture ! Va te réchauffer ! Je ne t’ai pas demandé de venir ici ! »

Ce ne fut peut-être qu’un frisson particulièrement violent, mais elle eut l’air de secouer la tête en entendant cela, un petit peu.

« Je te promets que je t’appellerai, dit-il. Je te promets que nous aurons une conversation au téléphone si tu t’en vas maintenant et si tu vas te réchauffer.

— Non, dit-elle d’une toute petite voix.

— Comme tu veux, alors, gèle ! »

Il referma la porte et traversa la maison en courant pour ressortir par la porte de derrière et aller jusqu’au lac. Il était résolu à avoir froid aussi si elle persistait à vouloir geler sur place. Il tenait encore le manuscrit à la main, machinalement. De l’autre côté du lac brillaient les lumières dispendieuses de Canterbridge Estates, avec les écrans géants diffusant ce que les gens croyaient être les nouvelles du soir. Tout le monde était bien au chaud dans sa tanière, les centrales électriques de l’Iron Range alimentées au charbon acheminaient le courant dans le réseau, et l’Arctique était encore assez arctique pour envoyer du givre sur les bois tempérés d’octobre. Il avait toujours assez mal su comment vivre, mais jamais autant qu’en cet instant. Cependant, comme la morsure de l’air devenait moins tonique et plus sérieuse, plus comme un froid dans ses os, il se mit à s’inquiéter pour Patty. Claquant des dents, il remonta la colline et contourna la maison pour retrouver le perron et la découvrir affalée, moins repliée sur elle-même, la tête dans l’herbe. Chose tout à fait effrayante, elle ne tremblait plus.

« Allez Patty, d’accord, dit-il en s’agenouillant. Ça ne va pas, ça, tu sais ? Je vais t’amener à l’intérieur. »

Elle bougea un peu, avec raideur. Ses muscles semblaient avoir perdu toute élasticité, aucune chaleur n’émanait du velours de sa veste. Il tenta de la relever, mais en vain, il la porta donc à l’intérieur, la posa sur le canapé et la recouvrit avec une pile de couvertures.

« C’est vraiment stupide, dit-il en mettant de l’eau à chauffer dans une bouilloire. Les gens meurent, en faisant des choses comme ça. Patty ? Pas besoin qu’il fasse moins quinze, on peut mourir à moins un. Tu es vraiment stupide d’être restée assise là si longtemps. Enfin, mais tu as vécu combien d’années dans le Minnesota ? Tu n’as donc rien appris ? C’est complètement idiot, ça, putain ! »

Il mit la chaudière plus fort et apporta une grande tasse d’eau brûlante ; il la redressa pour qu’elle boive, mais elle recracha le tout sur le canapé. Lorsqu’il voulut lui en redonner, elle secoua la tête en émettant de vagues sons de résistance. Elle avait les doigts glacés, les bras et les épaules d’un froid sans vie.

« Mais putain, Patty, c’est tellement idiot ! Tu pensais à quoi ? C’est vraiment le truc le plus stupide que tu m’aies jamais fait. »

Elle s’endormit pendant qu’il se déshabillait, et se réveilla à peine quand il souleva les couvertures pour lui enlever sa veste, puis son pantalon, avant de s’allonger à côté d’elle, en sous-vêtements, et de remonter les couvertures sur eux deux.

« Bon, tu ne t’endors pas, d’accord, dit-il en pressant le maximum de surface de son corps contre la peau d’une froideur marmoréenne de Patty. Ce qui serait particulièrement stupide, là, ce serait de perdre conscience. D’accord ?

— Mmm… », dit-elle.

Il la prit dans ses bras et lui frotta doucement le corps, tout en la maudissant constamment, tout en maudissant la position dans laquelle il l’avait mise. Pendant un long moment, elle ne se réchauffa pas du tout, elle ne cessait de s’endormir et s’éveillait à peine, mais quelque chose finit par réagir en elle, et elle se mit à trembler et à le serrer très fort. Il continua à la serrer dans ses bras et à lui frotter la peau, et puis, tout d’un coup, elle ouvrit grand les yeux et plongea son regard dans celui de Walter.

Les yeux de Patty ne cillaient pas. Il y avait toujours quelque chose de quasi mort en eux, quelque chose de très lointain. Elle semblait voir jusqu’au fond de Walter et même au-delà, vers l’espace froid de l’avenir dans lequel ils seraient tous deux bientôt morts, vers le néant dans lequel Lalitha, la mère et le père de Walter étaient déjà passés, et pourtant elle le regardait droit dans les yeux et il sentait qu’elle se réchauffait à chaque minute. Il cessa donc de simplement regarder ses yeux pour la regarder dans les yeux, leur renvoyant la même expression avant qu’il soit trop tard, avant que cette connexion entre la vie et ce qu’il y avait après la vie se perde, pour laisser Patty entrevoir toute la vilenie qu’il y avait en lui, toutes les haines de deux mille nuits solitaires, tandis que tous deux étaient encore en contact avec le vide dans lequel la somme de tout ce qu’ils avaient fait ou dit, toutes les souffrances qu’ils s’étaient infligées, toutes les joies qu’ils avaient partagées, serait plus légère que la plus petite plume flottant dans le vent.

« C’est moi, dit-elle. Juste moi.

— Je sais », dit-il, avant de l’embrasser.

 

Presque tout en bas de la liste des dénouements liés à Walter concevables pour les résidents de Canterbridge Estates, il y avait la possibilité qu’ils puissent regretter de le voir partir. Personne, et Linda moins que tout autre, n’aurait pu prévoir ce dimanche après-midi de début décembre, quand la femme de Walter, Patty, gara la Prius de Walter dans Canterbridge Court et commença sa tournée de porte en porte, se présentant brièvement, sans être le moins du monde intrusive, avant de leur offrir un plat recouvert de cellophane plein de cookies de Noël qu’elle avait faits elle-même. Linda se trouva dans une position inconfortable, lorsqu’elle fit la connaissance de Patty, parce qu’il n’y avait rien d’immédiatement détestable chez elle, et parce qu’il était impossible de refuser un cadeau à l’approche des fêtes. La curiosité, à défaut d’autre chose, la poussa à inviter Patty à entrer, et, avant que Linda ait le temps de s’en rendre compte, Patty était déjà à genoux dans le salon, attirant les chats vers elle pour les caresser tout en demandant leurs noms. Elle semblait être aussi chaleureuse que Walter était froid. Quand Linda lui demanda comment il se faisait qu’elles ne se soient encore jamais rencontrées, Patty eut un petit rire en trille et lui dit, « Oh, Walter et moi, on prenait un peu de recul. » Formulation à la fois étrange et maligne, à laquelle il était difficile de trouver une faille morale claire. Patty resta assez longtemps pour admirer la maison et sa vue sur le lac couvert de neige, et, en partant, elle invita Linda et sa famille à la réception qu’elle et Walter donnaient pour le jour de l’An.

Linda n’avait pas très envie de pénétrer dans la maison du meurtrier de Bobby, mais lorsqu’elle apprit que toutes les autres familles de Canterbridge Court (sauf deux qui se trouvaient déjà en Floride) viendraient à la fête, elle succomba à un mélange de curiosité et de trêve des confiseurs. En vérité, Linda connaissait quelques problèmes de popularité dans le quartier. Elle avait certes son propre cercle dévoué d’amis et d’alliés à son église, elle était également une fervente partisane de l’esprit de quartier, mais, en acquérant trois autres chats pour remplacer son Bobby, dont certains voisins indécis pensaient qu’il avait peut-être pu mourir de causes naturelles, elle avait sans doute réagi de manière excessive ; l’idée flottait qu’elle était quelque peu vindicative. Et donc, tout en laissant son mari et ses enfants à la maison, elle prit son 4 × 4 pour se rendre chez les Berglund le jour de l’An et fut totalement démontée par l’hospitalité particulière que lui témoigna Patty. Elle lui présenta sa fille et son fils, puis, sans la quitter, la conduisit dehors jusqu’au lac pour lui montrer sa maison de loin. Linda eut l’impression qu’elle était manipulée par une experte, qu’elle pourrait bien apprendre de Patty une chose ou deux sur l’art de se gagner les cœurs et les esprits ; déjà, en moins d’un mois, Patty avait réussi à charmer même ces voisins qui n’ouvraient plus franchement leur porte quand Linda venait se plaindre auprès d’eux : ceux qui la laissaient plantée dans le froid. Elle fit plusieurs courageuses tentatives pour faire trébucher Patty et ainsi révéler son côté de gauche déplaisant, lui demandant si elle était également une fana des oiseaux (« Non, mais je suis une fana de Walter, alors c’est un peu compris dans le lot », dit Patty) et si elle souhaitait fréquenter une église dans le coin (« Je trouve que c’est bien qu’il y en ait tant, pour le choix », dit Patty), avant de conclure que sa nouvelle voisine était une adversaire trop redoutable pour qu’on l’attaque de front. Comme pour entériner la déroute, Patty avait préparé une sorte de mousse élaborée et apparemment très goûteuse, dont Linda, avec un sens presque plaisant de la défaite, prit une large portion.

« Linda, dit Walter, qui l’accosta alors qu’elle se resservait. Un grand merci pour votre visite.

— C’était gentil de la part de votre femme de m’inviter », dit Linda.

Walter avait apparemment recommencé à se raser régulièrement depuis le retour de sa femme – il paraissait très rose, du coup.

« Écoutez-moi, dit-il, je suis absolument navré pour la disparition de votre chat.

— Vraiment ? dit-elle. Je croyais que vous détestiez Bobby.

— Je le détestais, c’est vrai. C’était une machine à tuer les oiseaux. Mais je sais que vous l’aimiez, et c’est difficile de perdre un animal de compagnie.

— Oui, mais on en a trois, maintenant. »

Il hocha la tête calmement.

« Essayez de les garder à la maison, si c’est possible. Ils y seront plus en sécurité.

— Excusez-moi… c’est une menace ?

— Non, pas une menace, dit-il. Juste un fait. Le monde est dangereux pour les petits animaux. Je peux vous apporter autre chose à boire ? »

Il fut clair pour tout un chacun ce jour-là, et dans les mois qui suivirent, que c’était sur Walter lui-même que Patty avait la plus grande influence, question chaleur humaine. Maintenant, au lieu de filer devant ses voisins dans sa Prius rageuse, il s’arrêtait, baissait sa vitre et disait bonjour. Le week-end, il emmenait Patty sur la zone de glace solide que les gosses du quartier entretenaient pour jouer au hockey et il lui apprenait à patiner, activité dans laquelle, en un temps remarquablement court, elle devint assez bonne. Durant les périodes de court dégel, on pouvait voir les deux Berglund faire de longues promenades ensemble, parfois même jusqu’à Fen City, et quand vint la grande fonte des neiges, en avril, et que Walter reprit son porte-à-porte dans Canterbridge Court, ce ne fut pas pour admonester les gens à propos de leurs chats, mais pour les inviter à se joindre à lui et à un ami scientifique pour une série de randonnées dans la nature en mai et en juin, dans le but d’apprendre à connaître le patrimoine local et de voir de près une partie de cette merveilleuse vie dont regorgeaient les bois. À ce stade, Linda Hoffbauer abandonna les ultimes vestiges de sa résistance à Patty, admettant volontiers qu’elle savait gérer un mari, le voisinage aima ce ton nouveau chez Linda et lui ouvrit un peu plus largement ses portes.

Ce fut donc, l’un dans l’autre, triste d’apprendre soudain, au milieu d’un été durant lequel les Berglund avaient organisé plusieurs barbecues et étaient très demandés question mondanités, qu’ils partaient s’installer à New York à la fin août. Patty expliqua qu’elle avait un bon boulot dans l’enseignement qu’elle voulait retrouver, que sa mère, toute sa fratrie, sa fille et le meilleur ami de Walter vivaient tous à New York ou dans les environs, et que, même si la maison du lac avait été très importante pour Walter et pour elle au fil des années, tout avait une fin. Quand on lui demanda s’ils reviendraient peut-être pour les vacances, le visage de Patty s’assombrit et elle dit que ce n’était pas ce que désirait Walter. Il allait plutôt laisser la gestion de sa propriété à une fondation écologique locale, dans le but d’en faire un sanctuaire pour les oiseaux.

Quelques jours avant le départ des Berglund dans un gros camion de location, dont Walter activa le klaxon tandis que Patty faisait de grands signes d’adieu, une société spécialisée vint ériger une haute clôture antichats autour de toute la propriété (Linda Hoffbauer, maintenant que Patty était partie, osa déclarer que cette clôture était plutôt moche), et très vite d’autres ouvriers vinrent éventrer la petite maison des Berglund, ne laissant debout que la charpente, comme refuge pour les chouettes ou les hirondelles. À ce jour, l’accès à la réserve n’est permis qu’aux oiseaux et aux résidents de Canterbridge Estates, par un portail dont ils connaissent la combinaison, sous une petite plaque en céramique ornée de la photo d’une jolie jeune femme à la peau sombre dont le nom a été donné au lieu.

 

FIN

 

Freedom
titlepage.xhtml
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Franzen,Jonathan-Freedom(2010).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html