Merci infiniment pour votre demande ! J’aimerais beaucoup parler avec vous des projets passionnants du Trust.

Il se trouve que je donne une conférence de presse ce lundi matin à Washington, pour annoncer une nouvelle initiative écologique majeure tout à fait passionnante, et j’espère que vous pourrez y assister. Compte tenu de l’envergure de votre journal, je peux aussi vous envoyer une première copie de ce que nous donnerons à la presse dimanche soir. Si vous êtes disponible pour parler avec moi lundi matin, avant la conférence, je peux aussi m’arranger.

Dans l’attente de travailler avec vous…

Walter E. Berglund

Directeur général, Cerulean Mountain Trust.

 

Il transféra le tout à Cynthia et à Lalitha, avec le commentaire « C’est quoi, ce bordel ? », avant de faire les cent pas dans la chambre, très agité, en se disant qu’une seconde bière serait vraiment la bienvenue. (Une bière en quarante-sept ans, et il sentait déjà l’accoutumance.) La bonne chose à faire maintenant était sans doute de réveiller Lalitha, de repartir à Charleston, de prendre le premier avion, d’avancer la conférence de presse à vendredi et d’aller raconter son histoire. Mais c’était un peu comme si le monde, ce monde trop rapide qui rendait fou, conspirait à le priver des deux seules choses qu’il désirait vraiment à cet instant. Il avait déjà été empêché d’embrasser Lalitha, il voulait au moins pouvoir passer le week-end à organiser le projet contre la surpopulation avec elle, Jessica et Richard, avant de s’occuper du chaos de la Virginie-Occidentale.

À dix heures trente, arpentant toujours la pièce dans tous les sens, il se sentait si démuni, anxieux et désolé de son sort qu’il appela Patty à la maison. Il voulait récolter quelque bénéfice pour sa fidélité, ou peut-être désirait-il juste déverser sa colère sur une personne qu’il aimait.

« Salut ! dit Patty, je ne m’attendais pas à t’entendre. Tout va bien ?

— Rien ne va, c’est horrible.

— Je me doute ! C’est dur de toujours dire non quand on veut dire oui, pas vrai ?

— Oh mon Dieu, ne recommence pas ! dit-il. Je t’en prie, ne recommence pas avec ça ce soir.

— Désolée, je voulais juste me montrer compatissante.

— En fait, j’ai un problème professionnel sur les bras, là, Patty. Pas seulement un gentil petit truc personnel-émotionnel, tu me croiras ou pas. Je parle d’une sérieuse difficulté professionnelle et j’aurais bien besoin d’un peu de réconfort. Quelqu’un, à la réunion de ce matin, a fait fuiter quelque chose à la presse, et il faut maintenant que j’y aille et que je défende un truc que je ne suis même pas sûr de vouloir défendre, parce que j’avais déjà le sentiment d’avoir tout merdé ici. Disons que tout ce que j’ai réussi à faire, c’est d’autoriser qu’on fasse sauter et qu’on transforme en paysage lunaire cinq mille six cents hectares, et maintenant le monde doit être informé, alors que le projet n’a même plus d’importance à mes yeux.

— Ah oui, c’est vrai, dit Patty, le paysage lunaire, ça paraît assez horrible.

— Merci ! Merci pour le réconfort !

— Je lisais juste ce matin un article là-dessus dans le Times.

 Aujourd’hui ?

— Oui, et même, ils parlent de ta paruline, et du fait que l’exploitation à ciel ouvert, c’est très mauvais pour l’oiseau.

— Incroyable ! Aujourd’hui ?

— Oui, aujourd’hui.

— Merde ! Quelqu’un a dû voir l’article dans le journal aujourd’hui et a ensuite appelé le journaliste pour la fuite. Je viens juste d’avoir de ses nouvelles il y a une demi-heure.

— Bon, en tout cas, dit Patty, je suis sûre que tu sais ce qu’il faut faire, même si l’exploitation à ciel ouvert, c’est assez horrible. »

Il posa la main sur son front, il était à nouveau au bord des larmes. Il ne pouvait croire que c’était sa femme qui lui disait ça, à cette heure-là, et ce jour-là, surtout.

« Depuis quand es-tu une grande fan du Times ? dit-il.

— Je dis juste que ça sent plutôt mauvais. On n’a même pas l’impression qu’il y ait débat sur cette question.

— Et c’est toi qui te moquais de ta mère qui croyait tout ce qu’elle lisait dans le Times.

 Ah-ah-ah ! Je suis ma mère, maintenant ? Parce que je n’aime pas l’exploitation à ciel ouvert, je deviens soudain Joyce ?

— Je dis juste que cette histoire a d’autres dimensions.

— Tu trouves qu’on devrait brûler plus de charbon. Qu’on devrait faciliter ça. En dépit du réchauffement climatique. »

Il se passa la main sur les yeux et appuya dessus jusqu’à ce que cela lui fasse mal.

« Tu veux que j’explique pourquoi ? J’y vais ?

— Si tu veux.

— On fonce vers une catastrophe, Patty. On va à l’effondrement total.

— Bon, franchement, je ne sais pas comment c’est pour toi, mais pour moi ça commence à être comme un soulagement.

— Je ne parle pas de nous !

— Ah-ah-ah ! Je n’avais pas compris. Je ne voyais vraiment pas ce que tu voulais dire.

— Je voulais dire que la population du monde et la consommation d’énergie vont devoir chuter de manière drastique à un moment. On est bien au-delà de la durabilité, même maintenant. Une fois que tout s’effondrera, il y aura une fenêtre pour que les écosystèmes récupèrent, mais uniquement s’il reste encore un peu de nature. La grande question, c’est donc, quelle proportion de la planète sera détruite avant l’effondrement… Allons-nous l’épuiser, abattre tous les arbres et rendre tous les océans stériles, avant de nous effondrer ? Ou va-t-il y rester quelques habitats intacts qui survivront ?

— Dans un cas comme dans l’autre, toi et moi on sera morts depuis longtemps, à ce moment-là, dit Patty.

— Eh bien, avant de mourir, j’essaie de créer un habitat. Un refuge. Quelque chose qui aiderait un écosystème ou deux à passer le cap. C’est ça tout le sens de notre projet, ici.

— C’est un peu comme s’il y avait une épidémie mondiale, persista-t-elle, il y aurait cette longue file d’attente pour le Tamiflu, ou le Cipro, et toi tu ferais en sorte qu’on soit les deux dernières personnes dans la file. “Désolé, les gars, mince, on n’a plus rien.” On serait bien gentils, polis et agréables et puis on crèverait.

— Le réchauffement est une grosse menace, dit Walter, ne mordant pas à l’hameçon, mais ce n’est quand même pas aussi mauvais que les déchets radioactifs. Il s’avère que les espèces savent s’adapter bien plus vite que nous ne le pensions. Si le changement climatique s’étend sur une centaine d’années, un écosystème fragile a une chance de se battre. Mais quand un réacteur explose, tout est immédiatement foutu et reste foutu pendant les cinq mille ans suivants.

— Alors oui au charbon. Brûlons plus de charbon. Ah-ah…

— C’est compliqué, Patty. Le tableau se complique, quand on commence à réfléchir aux options alternatives. Le nucléaire est une bombe à retardement. Il n’y a aucune chance de voir des écosystèmes se remettre de ce genre de catastrophe. Tout le monde parle de l’énergie éolienne, mais le vent ce n’est pas si bien que ça non plus. Cette idiote de Jocelyn Zorn a une brochure qui montre les deux choix – les deux seuls choix, apparemment. Figure A : un paysage désertique, dévasté après l’exploitation à ciel ouvert. Figure B : dix éoliennes dans un paysage de montagne beau comme au premier jour. Et qu’est-ce qui ne va pas dans ce tableau ? Ce qui ne va pas, c’est qu’il n’y a que dix éoliennes. Alors que ce qu’il nous faut, c’est en fait dix mille éoliennes. Il faut que tous les sommets de la Virginie-Occidentale soient couverts de turbines. Après, imagine un oiseau migrateur qui essaie de voler là-dedans. Et si on couvre l’État d’éoliennes, tu crois que ce sera toujours une attraction pour les touristes ? En plus, pour concurrencer le charbon, ces éoliennes doivent fonctionner constamment et pour toujours. Dans cent ans, tu auras toujours ces vieilles horreurs moches comme des culs, qui broient tout ce qui reste de la vie sauvage. Alors que le site d’exploitation à ciel ouvert, dans cent ans, si on le réhabilite correctement, ça ne sera peut-être pas parfait, mais il y aura déjà une forêt mature appréciable.

— Et toi tu sais ça, alors que les journaux ne le savent pas ? dit Patty.

— Exact.

— Et il n’est pas possible que tu te trompes…

— Pas sur le charbon contre le vent ou le nucléaire.

— Eh bien, peut-être que si tu expliques tout ça, comme tu viens de me l’expliquer, alors les gens le croiront et tu n’auras plus de problèmes.

— Et toi tu me crois ?

— Je n’ai pas tous les faits en main.

— Mais moi je les ai, les faits, et je te le dis ! Pourquoi tu ne me crois pas ? Pourquoi tu ne peux pas me rassurer ?

— Je croyais que ça, c’était le boulot de Jeune et Jolie. J’ai perdu l’habitude, depuis qu’elle a pris les choses en main. Et en plus, elle est bien plus douée que moi, de toute façon. »

Walter mit un terme à la conversation avant qu’elle prenne un tour encore plus mauvais. Il éteignit toutes les lumières et se prépara à aller au lit, à la lueur de l’éclairage du parking pénétrant par la fenêtre. L’obscurité était le seul soulagement disponible dans son état. Il tira les doubles rideaux opaques, mais de la lumière filtrait toujours à leur base, il défit donc le deuxième lit pour utiliser les oreillers et les couvertures afin de bloquer cette lumière autant que possible. Il se mit un masque sur les yeux, s’allongea avec un oreiller sur la tête, mais même là, quelle que fût la façon dont il ajustait le masque, il restait une vague suggestion de photons égarés venant battre contre ses paupières closes, une obscurité toujours imparfaite.

Lui et sa femme s’aimaient et se causaient une douleur quotidienne. Tout ce qu’il pouvait faire dans sa vie, même son désir pour Lalitha, ne représentait guère autre chose qu’une évasion face à ces circonstances. Lui et Patty ne pouvaient vivre ensemble mais ne pouvaient imaginer vivre l’un sans l’autre. Chaque fois qu’il croyait qu’ils avaient atteint l’insoutenable point de rupture, il s’avérait qu’il y avait encore du chemin à faire avant cette rupture.

Lors d’une nuit de tempête à Washington, l’été précédent, il avait entrepris de cocher une case sur la longue et décourageante liste de choses à faire en ouvrant un compte bancaire en ligne, ce qu’il avait eu l’intention de faire depuis plusieurs années. Depuis son arrivée à Washington, Patty s’était de moins en moins investie dans la tenue de la maison, elle ne faisait même plus les courses, mais elle payait toujours les factures et tenait le compte-chèques de la famille. Walter n’avait jamais étudié les chiffres de ce compte jusqu’au moment où, après quarante-cinq minutes de frustration avec le logiciel de la banque, il avait vu les chiffres briller sur son écran. Sa première pensée, quand il vit l’étrange répétition de retraits mensuels de cinq cents dollars, fut qu’un hacker du Nigeria ou de Moscou le volait. Mais Patty aurait sûrement remarqué ça, non ?

Il alla la trouver à l’étage, dans sa petite pièce, où elle bavardait joyeusement avec une de ses vieilles amies basketteuses – elle gratifiait toujours de ses rires et de son esprit les gens de sa vie qui n’étaient pas Walter – et lui laissa entendre qu’il ne partirait pas tant qu’elle n’aurait pas raccroché.

« C’était pour avoir du liquide, dit-elle quand il lui montra la page imprimée de l’activité du compte. C’est moi qui ai fait des retraits pour avoir du liquide.

— Cinq cents par mois ? Vers la fin de chaque mois ?

— C’est à ce moment-là que je prends mon argent liquide.

— Non, tu sors deux cents environ toutes les deux semaines. Je sais à quoi ressemblent tes retraits. Et puis, il y a aussi des frais pour un mandat. Le quinze mai ?

— Oui.

— C’est un mandat, pas du liquide. »

Au loin, dans la direction de l’Observatoire naval, là où vivait Dick Cheney, le tonnerre grondait dans un ciel de fin de soirée qui avait la couleur de l’eau du Potomac. Patty, assise sur son petit canapé, croisa les bras avec un air de défi.

« D’accord ! dit-elle. Tu m’as démasquée ! Joey avait besoin d’aide pour les loyers de l’été. Il va rembourser quand il aura l’argent, mais il ne l’avait pas, alors. »

Pour le deuxième été de suite, Joey travaillait à Washington sans vivre à la maison. Son mépris de leur aide et de leur hospitalité était déjà assez irritant pour Walter, mais le pire était encore l’identité de son employeur : une petite start-up corrompue – soutenue financièrement (mais cela n’avait à l’époque pas beaucoup d’importance pour Walter) par les amis de Vin Haven à LBI – ceux qui avaient remporté le contrat sans appel d’offres pour la privatisation de la boulangerie industrielle dans l’Irak nouvellement libéré. Walter et Joey avaient déjà eu une grosse dispute à ce sujet quelques semaines plus tôt, le 4 juillet, quand Joey était venu partager un pique-nique et avait alors tardivement révélé ses plans pour l’été. Walter avait perdu son calme, Patty était partie en courant se cacher dans sa pièce et Joey était resté assis, à faire son petit sourire de républicain. Son petit sourire Wall Street. Comme pour se montrer complaisant avec son péquenaud de père, avec ses principes à l’ancienne ; comme si lui-même savait tout mieux que tout le monde.

« Il y a une chambre absolument parfaite dans cette maison, dit Walter à Patty, mais ce n’est pas assez bien pour lui. Ça ne ferait pas assez adulte. Ça ne serait pas assez cool. Et il faudrait peut-être qu’il prenne un bus pour aller travailler ! Avec les petites gens !

— Il doit garder sa résidence en Virginie, Walter. Et il va rembourser, d’accord ? Je savais ce que tu dirais si je t’en parlais, alors je l’ai fait sans te le dire. Si tu ne veux pas que je prenne mes propres décisions, alors il faut me confisquer le chéquier. Me prendre ma carte de crédit. Je viendrai te voir pour quémander de l’argent chaque fois que j’en aurai besoin.

— Tous les mois ! Tu lui as envoyé de l’argent tous les mois ! À monsieur l’indépendant !

— Je lui prête de l’argent. OK ? Ses amis ont des ressources assez illimitées. Il est très économe, mais s’il veut se faire un réseau, vivre dans ce monde…

— Ce monde génial des fraternités, ce monde de l’élite…

— Il a un projet. Il a un projet et il voudrait t’impressionner…

— Première nouvelle !

— C’est juste pour ses vêtements et sa vie sociale, dit Patty. Il paie ses droits d’inscription, il paie sa chambre et sa nourriture, et, peut-être, si jamais tu pouvais lui pardonner de ne pas être une copie conforme de toi dans tous les domaines, tu pourrais peut-être voir combien vous êtes semblables. Tu subvenais à tes besoins exactement de la même façon quand tu avais son âge.

— Oui, sauf que j’ai porté les trois mêmes pantalons en velours pendant mes quatre années de fac, que je ne sortais pas boire cinq soirs par semaine, et qu’il était complètement exclu que je reçoive le moindre argent de ma mère.

— Oui, mais le monde a changé, Walter. Et peut-être, je dis bien peut-être, qu’il comprend mieux que toi ce qu’on doit faire pour se lancer dans la vie.

— Travailler pour ce genre de sociétés qui traitent avec la Défense nationale, se murger tous les soirs avec des étudiants de fraternité républicains. C’est vraiment la seule façon de se lancer ? C’est la seule option ?

— Tu ne te rends pas compte combien ces jeunes sont terrifiés, aujourd’hui. Ils subissent tant de pressions. Oui, du coup ils aiment faire la fête, et alors ? »

La climatisation de la vieille demeure ne pouvait lutter contre la moiteur l’attaquant de l’extérieur. Le tonnerre commençait à gronder continuellement et dans toutes les directions ; les branches du poirier ornemental qui se trouvait devant la fenêtre s’agitèrent comme si quelqu’un l’escaladait. La sueur coulait sur toutes les parties du corps de Walter qui n’étaient pas en contact direct avec ses vêtements.

« C’est intéressant de t’entendre soudain défendre les jeunes, dit-il, dans la mesure où tu es normalement si…

— Je défends ton fils, dit-elle. Qui, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, n’est pas un de ces écervelés en tongs. Il est beaucoup plus intéressant que…

— Je n’arrive pas à croire que tu lui envoies de l’argent pour qu’il aille boire ! Tu sais ce que c’est, ça ? C’est exactement comme les subventions aux entreprises. Toutes ces entreprises censées être pour l’économie de marché et qui tètent le sein du gouvernement. “Nous devons réduire les interventions du gouvernement, nous ne voulons pas de régulations, nous ne voulons pas d’impôts, mais ah, au passage…”

— Il ne s’agit pas de téter quoi que ce soit, Walter, dit Patty avec haine.

— Je parlais métaphoriquement.

— Dans ce cas, ce que je dis, c’est que tu as choisi une métaphore intéressante.

— Oui, et je l’ai choisie avec soin. Toutes ces sociétés se prétendent adultes et favorables à la libre entreprise, alors que ce ne sont que de gros bébés qui dévorent le budget fédéral tandis que le reste du monde meurt de faim. Le Service de la faune sauvage voit son budget réduit année après année, cinq pour cent tous les ans. Tu vas dans leurs bureaux, ce sont des bureaux fantômes, maintenant. Il n’y a pas de personnel, pas d’argent pour acquérir des terres, pas…

— Ah oui, ta précieuse faune…

— C’EST IMPORTANT POUR MOI. Tu peux le comprendre, ça ? Tu ne peux pas le respecter, ça ? Si tu ne peux pas respecter ça, alors pourquoi tu vis encore avec moi ? Pourquoi tu ne pars pas ?

— Parce que partir, ce n’est pas la solution. Mais mon Dieu, tu crois que je n’y ai pas pensé ? À mettre mon grand savoir-faire, mon expérience professionnelle et mon super corps de quadragénaire sur le marché ? Je pense vraiment que ce que tu fais pour ta paruline est merveilleux…

— Arrête tes conneries.

— Oui, d’accord, c’est pas mon truc, mais…

— C’est quoi, ton truc ? Tu n’as pas de truc, justement. Tu restes assise là, et tu ne fais rien, rien de rien, tous les jours, et ça, ça me tue. Si tu voulais vraiment aller te chercher un travail, gagner une vraie paie ou faire quelque chose pour un autre être humain, au lieu de rester assise dans ta chambre à t’apitoyer sur ton sort, tu te sentirais sans doute moins inutile, voilà ce que je dis.

— Très bien, mais, chéri, personne n’est prêt à me payer cent quatre-vingt mille dollars par an pour sauver les parulines, moi. C’est un bon boulot, si on le trouve. Mais moi, je n’en trouve pas, des comme ça. Tu veux que j’aille faire des frappuccinos chez Starbucks ? Tu crois qu’après huit heures par jour au Starbucks, je vais avoir l’impression de valoir quelque chose ?

— Possible ! Encore faudrait-il essayer ! Ce que tu n’as jamais fait, de toute ta vie !

— Enfin, voilà que ça sort ! Enfin, on y arrive !

— Je n’aurais jamais dû te laisser rester à la maison. C’était l’erreur. Je ne sais pas pourquoi tes parents ne t’ont jamais poussée à trouver un travail, mais…

— Mais j’ai bossé ! Bordel, Walter, dit-elle en voulant lui donner un coup de pied et en ne manquant qu’accidentellement son genou. J’ai travaillé tout un horrible été pour mon père. Et après, tu m’as vue à l’université, tu sais que je peux le faire. J’ai travaillé deux années pleines, là-bas. Même enceinte de huit mois, j’y allais encore.

— Tu traînais avec Treadwell à boire du café et à regarder des vidéos de matchs. Ce n’est pas un travail, Patty. C’est une faveur de la part des gens qui t’aiment. Tu as d’abord travaillé pour ton père, et après tu as travaillé pour tes amis du département de sport.

— Et seize heures par jour à la maison pendant vingt ans ? Pas payée ? Ça ne compte pas, ça ? C’était une faveur, ça aussi ? D’élever tes gosses ? De travailler dans ta maison ?

— Tout ça, c’étaient des choses que toi, tu voulais.

— Et pas toi ?

— Pour toi. Je voulais ça pour toi.

— Arrête tes conneries ! Tu voulais ça pour toi aussi. Tu étais en compétition constante avec Richard, tu le sais très bien. La seule raison pour laquelle tu l’oublies maintenant, c’est que ça n’a pas si bien marché que ça. Tu n’es plus celui qui gagne.

— Gagner n’a rien à voir là-dedans.

— Menteur ! Tu as autant l’esprit de compétition que moi, et c’est juste que tu ne l’admets pas. C’est pour ça que tu ne me laisses pas tranquille. C’est pour ça qu’il faut que je trouve ce précieux boulot. Parce que je fais de toi un loser.

— Je ne veux plus écouter des choses pareilles. Il y a une autre réalité.

— Eh bien, comme tu veux, n’écoute pas, mais je suis toujours dans ton équipe. Et, tu me croiras ou pas, je veux toujours que tu gagnes. Si j’aide Joey, c’est parce qu’il est dans notre équipe, et je t’aiderai toi aussi. Je vais y aller dès demain, pour toi, et je vais…

— Pas pour moi.

— SI, SI, POUR TOI. Tu ne comprends donc pas ? Il n’y a pas de “pour moi”. Je ne crois en rien. Je n’ai foi en rien. L’équipe, c’est tout ce que j’ai. Je vais donc me trouver n’importe quel travail, pour toi, comme ça tu me foutras une paix royale et tu me laisseras envoyer à Joey tout l’argent que je veux. Tu ne me verras plus beaucoup… tu ne seras plus aussi dégoûté.

— Je ne suis pas dégoûté.

— Eh bien, ça dépasse mon entendement.

— Et puis tu n’es pas forcée de te trouver un boulot si tu n’en as pas envie.

— Bien sûr que si ! C’est assez clair, non ? Tu as été très clair.

— Non. Tu n’es obligée de rien. Sois juste ma Patty à nouveau. Reviens-moi. »

Elle se mit alors à pleurer, des torrents de larmes, et il s’allongea à côté d’elle. La dispute était devenue leur entrée vers la sexualité, c’était quasiment l’unique façon dont cela se produisait encore. La pluie fouettait, le ciel éclatait, et il tenta de l’emplir d’estime d’elle-même et de désir, tenta de montrer combien il avait besoin qu’elle soit la personne dans laquelle il pouvait enfouir ses soucis. Cela ne marchait jamais tout à fait, et pourtant, quand ils avaient fini, plusieurs minutes s’écoulaient durant lesquelles ils restaient étendus enlacés dans la calme majesté d’un long mariage, ils s’oubliaient dans une tristesse partagée et un pardon pour tout ce qu’ils avaient pu s’infliger, puis ils se reposaient.

Le lendemain matin, Patty sortit pour aller chercher du travail. Elle revint moins de deux heures plus tard et se glissa dans le bureau de Walter, dans la « serre » aux multiples vitrages de la grande maison, pour annoncer que le Republic of Health local l’avait engagée comme hôtesse d’accueil.

« Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, dit Walter.

— Quoi ? Et pourquoi pas ? dit Patty. C’est littéralement le seul endroit de Georgetown qui ne me met pas mal à l’aise ou qui ne me rend pas malade. Et ils avaient une place ! C’est un bon coup de chance.

— Hôtesse, ça ne paraît pas très approprié, étant donné tes talents.

— Approprié pour qui ?

— Pour les gens qui pourraient te voir.

— Et qui sont ces gens ?

— Je ne sais pas. Des gens que je pourrais contacter pour des fonds, pour un soutien législatif ou pour une aide juridique.

— Mon Dieu… Mais tu t’entends ? Tu as entendu ce que tu viens de dire ?

— Écoute, j’essaie d’être honnête avec toi. Ne me punis pas parce que je suis honnête.

— Je te punis pour ton égoïsme, Walter, pas pour ton honnêteté. Mais enfin ! “Pas approprié”, ouaouh !

— Je dis que tu es trop intelligente pour un boulot de base dans une salle de sport.

— Non, tu dis que je suis trop vieille. Ça ne te gênerait pas, que Jessica travaille là pour l’été.

— En fait, je serais déçu si c’était tout ce qu’elle voulait faire de son été.

— Doux Jésus ! Je ne peux vraiment pas gagner. “N’importe quel boulot, c’est mieux que pas de boulot du tout, ou, mais, non, désolé, attends, le boulot que tu veux et pour lequel tu es qualifiée, ça n’est pas mieux que pas de boulot du tout.”

— OK, bon. Vas-y. Je m’en fous.

— Merci de t’en foutre.

— Je trouve juste que tu te brades.

— En fait, peut-être que ça ne sera que temporaire, dit Patty. Je vais peut-être avoir ma licence d’agent immobilier, comme n’importe quelle autre épouse par ici qui ne trouve pas d’emploi, et je me mettrai à vendre de sinistres petites maisons de ville au plancher tordu pour deux millions de dollars. “Dans cette salle de bains même, en 1962, Hubert Humphrey a connu un gros souci intestinal et du coup, en hommage à ce moment historique, la propriété a été placée sur le Registre National, ce qui explique les cent mille dollars d’apport que ses propriétaires exigent. Il y a également un petit buisson d’azalées assez joli derrière la fenêtre de la cuisine.” Je peux aussi commencer à m’habiller en rose et en vert et porter un imper Burberry. J’achèterai un 4 × 4 Lexus avec ma première belle commission. Ce sera sans doute plus approprié.

— J’ai dit OK.

— Merci, chéri ! Merci de me laisser faire le travail que je veux ! »

Walter la regarda passer la porte à grandes enjambées et s’arrêter devant le bureau de Lalitha.

« Salut, Lalitha, dit-elle. Je viens de trouver un boulot. Je vais aller travailler à ma salle de sport.

— C’est sympa, dit Lalitha. Vous l’aimez bien, cette salle.

— Oui, mais Walter trouve que ce n’est pas approprié. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Je crois que n’importe quel travail honnête peut apporter de la dignité à un être humain.

— Patty, cria Walter. J’ai dit que c’était OK.

— Vous voyez, maintenant, il a changé d’avis, dit-elle à Lalitha. Avant, il disait que c’était inapproprié.

— Oui, j’ai entendu.

— Bien sûr, ah-ah-ah, je suis sûre que vous avez entendu. Mais c’est important de prétendre le contraire, hein ?

— Ne laissez pas la porte ouverte si vous ne voulez pas qu’on vous entende, dit Lalitha froidement.

— On doit tous faire beaucoup d’efforts pour faire semblant. »

Devenir hôtesse d’accueil au Republic of Health eut sur le moral de Patty tout l’effet que Walter avait espéré qu’un travail aurait. Tout, et hélas, plus encore. Sa dépression sembla immédiatement s’alléger, mais cela ne fit que montrer combien le mot « dépression » pouvait être déroutant, parce que Walter était sûr que le malheur, la colère et le désespoir éternels de Patty persistaient sous ses nouvelles manières d’être, joyeuses et vives. Elle passait ses matinées dans sa chambre, travaillait les après-midi à la salle de sport et ne rentrait à la maison qu’après vingt-deux heures. Elle se mit à lire des magazines de mode ou de fitness et à se maquiller de manière notable. Les joggings et les jeans larges qu’elle portait à Washington, ces vêtements peu contraignants dans lesquels les personnes psychologiquement fragiles passent leurs journées, cédèrent la place à des jeans plus moulants et assez chers.

« Tu es très jolie, lui dit Walter un soir, voulant être gentil.

— Eh oui, maintenant que j’ai un salaire, dit-elle, faut bien que je le dépense, pas vrai ?

— Tu pourrais toujours apporter ta contribution charitable au Cerulean Mountain Trust, à la place.

— Ah-ah-ah !

— Nos besoins sont énormes.

— Je rigole, Walter. C’est tout. »

Mais en fait elle n’avait pas vraiment l’air de rigoler. Elle avait plutôt l’air de vouloir lui faire du mal, le mépriser, ou lui prouver quelque chose. Walter commença à s’entraîner lui-même au Republic of Health, utilisant les passes qu’elle lui avait donnés, et il fut déstabilisé par l’intense amabilité dont elle gratifiait les membres quand elle vérifiait leur carte. Elle portait des tee-shirts à toutes petites manches, aux slogans provocateurs du Republic (DES POMPES, DE LA SUEUR ET DE LA FONTE) qui mettaient en valeur ses beaux bras bronzés. Ses yeux brillaient comme ceux d’une camée aux amphétamines, et son rire, qui avait toujours ému Walter, semblait faux et de mauvais augure quand il en entendait l’écho derrière lui dans la grande salle du Republic. Elle l’offrait à tout le monde, maintenant, sans aucune discrimination, sans y penser, à tous les membres qui entraient de Wisconsin Avenue. Et puis un jour, il vit une brochure sur les augmentations mammaires posée sur le bureau de Patty à la maison.

« Mon Dieu, dit-il en l’examinant. C’est obscène.

— En fait, c’est une brochure médicale.

— C’est une brochure de malade mental, oui, Patty. C’est comme un guide qui vous apprend comment devenir encore plus dingue.

— Eh bien excuse-moi, je pensais juste que ça pourrait être sympa, pour le peu de temps qui reste à ma jeunesse relative, d’avoir enfin quelque chose qui ressemble à une poitrine. Pour voir ce que ça fait.

— Mais tu as déjà une poitrine. J’adore ta poitrine.

— Oui, et c’est très bien, mon cher, mais en fait ce n’est pas toi qui vas prendre la décision, parce que ce n’est pas ton corps. C’est le mien. Ce n’est pas ce que tu as toujours dit ? C’est toi le féministe, dans cette maison.

— Pourquoi tu fais ça ? Je ne comprends pas.

— Eh bien peut-être que tu ferais mieux de partir, si tu n’aimes pas. Tu as déjà pensé à ça ? Ça résoudrait tout le problème, tu vois, d’un seul coup.

— Oui, mais ça n’arrivera jamais, alors…

— JE LE SAIS QUE ÇA N’ARRIVERA JAMAIS.

— Oh ! Oh ! Oh !

— Alors tu vois, pourquoi je n’irais pas m’acheter des nichons, pour m’aider à passer les années et me donner une raison pour laquelle économiser mes sous, c’est tout ce que je dis. Je ne pense pas à quelque chose de ridiculement gros. Tu pourrais même découvrir que ça te plaît. Tu as pensé à ça ? »

Walter était effrayé des effets toxiques de leurs disputes sur le long terme. Il sentait ce poison s’accumuler dans leur mariage comme dans les bassins de décantation dans les vallées des Appalaches. Là où il y avait des veines vraiment importantes, comme dans le comté du Wyoming, les houillères construisaient des usines de traitement à côté de leurs mines et utilisaient l’eau des cours d’eau les plus proches pour laver le charbon. L’eau polluée était collectée dans de grands bassins de décantation toxiques, et Walter était maintenant si inquiet de retrouver certains de ces bassins au milieu du parc aux parulines qu’il avait chargé Lalitha de lui montrer qu’il ne fallait pas trop s’inquiéter sur ce sujet. La tâche n’avait pas été facile, puisqu’il n’y avait pas moyen de contourner le fait que lorsqu’on creusait pour extraire du charbon on déterrait aussi de méchants produits chimiques comme l’arsenic ou le cadmium, inoffensifs jusque-là parce qu’enfouis depuis des millions d’années. On pouvait tenter de rejeter ces poisons dans les mines souterraines abandonnées, mais ils savaient se glisser dans la nappe phréatique et se retrouver dans l’eau potable. C’était vraiment comme toute cette merde qui était agitée lorsqu’un couple marié se disputait : une fois que certaines choses avaient été dites, comment pouvaient-elles à nouveau être oubliées ? Lalitha fut à même de faire assez de recherches pour rassurer Walter et lui dire que, si le bassin était soigneusement fermé et correctement contenu, il finissait par s’assécher suffisamment pour qu’on puisse le recouvrir de pierres broyées et de graviers et l’oublier. Cette histoire était devenue l’évangile du bassin de décantation qu’il était déterminé à répandre en Virginie-Occidentale. Il y croyait comme il croyait aux habitats écologiques, et aux réhabilitations scientifiques, parce qu’il devait y croire, à cause de Patty. Mais là, étendu et cherchant le sommeil sur cet hostile matelas du Days Inn, entre les draps rugueux du Days Inn, il se demandait s’il y avait quoi que ce soit de vrai dans tout ça…

Il dut s’assoupir à un moment, puisque, lorsque le réveil sonna à trois heures quarante, il se sentit tiré de l’oubli avec une violence cruelle. Dix-huit heures de veille à passer dans la terreur et la colère l’attendaient à nouveau. Lalitha frappa à sa porte à quatre heures pile, fraîche comme une rose dans son jean et ses chaussures de randonnée.

« Je me sens très mal, dit-elle. Et vous ?

— Très mal aussi. Mais au moins, vous, ça ne se voit pas, ce n’est pas comme moi. »

La pluie avait cessé dans la nuit, cédant la place à un brouillard dense, chargé des odeurs du Sud, qui était à peine moins humide. Durant le petit déjeuner pris dans un restaurant pour routiers, de l’autre côté de la route, Walter raconta à Lalitha l’e-mail de Dan Caperville du Times.

« Vous voulez rentrer maintenant, dit-elle. Faire la conférence de presse demain matin ?

— J’ai dit à Caperville que je la faisais lundi.

— Vous pourriez lui dire que vous avez changé la date. Pour nous en débarrasser et avoir le week-end libre. »

Mais Walter était si douloureusement épuisé qu’il ne pouvait imaginer tenir une conférence de presse le lendemain matin. Il resta à souffrir silencieusement tandis que Lalitha, faisant ce qu’il n’avait pas eu le courage de faire la veille, lisait l’article du Times sur son BlackBerry.

« Il n’y a que douze paragraphes, dit-elle. Ce n’est pas si terrible.

— Je pense que c’est pour ça que tout le monde l’a raté et qu’il a fallu que ce soit ma femme qui m’en parle.

— Vous lui avez donc parlé, hier soir. »

Lalitha semblait insinuer quelque chose, là, mais il était trop fatigué pour imaginer quoi.

« Je me demande juste qui est à l’origine de la fuite, dit-il. Et quelle est son étendue, aussi.

— C’est peut-être votre femme.

— Oui, dit-il en riant, avant de voir l’expression dure sur le visage de Lalitha. Elle ne ferait pas une chose pareille, ne serait-ce que parce qu’elle s’en fiche.

— Mmmm… »

Lalitha mangea une bouchée de pancake et regarda autour d’elle dans la salle, avec la même expression dure et malheureuse. Elle avait, bien sûr, toutes les raisons d’en vouloir à Patty, tout comme à Walter, ce matin-là. De se sentir rejetée et seule. Mais ce furent là les premières secondes durant lesquelles il avait jamais ressenti quelque chose ressemblant à de la froideur de sa part, et ces secondes furent effroyables. Ce qu’il n’avait jamais compris, à propos des hommes se trouvant dans sa position, dans tous les livres qu’il avait lus et tous les films qu’il avait vus sur ces hommes, tout cela lui devenait plus clair, maintenant : on ne pouvait pas sans cesse exiger un amour total, sans, à un certain moment, rendre la pareille. On ne gagnait rien simplement parce qu’on se comportait bien.

« Je veux juste qu’on puisse avoir notre réunion du week-end, dit-il. Si je peux juste avoir deux jours pour travailler sur la surpopulation, je peux tout affronter lundi. »

Lalitha finit ses pancakes sans lui adresser la parole. Walter se força également à avaler une partie de son petit déjeuner, et ils sortirent dans un matin sombre pollué de lumière artificielle. Dans la voiture de location, elle adapta le siège et les rétros, qu’il avait déplacés la veille. Comme elle se penchait pour attacher sa ceinture, il posa une main maladroite sur sa nuque et l’attira vers lui, les plaçant ainsi dans un sérieux face-à-face sous l’éclairage du bord de route.

« Je ne tiendrai pas cinq minutes sans vous à mes côtés, dit-il. Pas cinq minutes. Vous comprenez ça ? »

Après quelques secondes de réflexion, elle hocha la tête. Puis, lâchant sa ceinture, elle posa les mains sur les épaules de Walter, lui donna un baiser solennel, et recula pour juger de l’effet produit. Il eut l’impression d’avoir alors fait tout ce qu’il pouvait et de ne plus pouvoir aller plus loin. Il se contenta d’attendre tandis que, fronçant les sourcils comme une enfant qui se concentre, elle retira les lunettes de Walter, les posa sur le tableau de bord, prit le visage de Walter dans ses mains et lui toucha le nez avec son petit nez à elle. Walter fut un moment troublé de constater combien les visages de Lalitha et de Patty étaient semblables en très gros plan, mais il n’avait plus rien d’autre à faire que de fermer les yeux et de l’embrasser, et il se retrouva avec Lalitha telle qu’en elle-même, les lèvres pulpeuses, la bouche douce comme une pêche, le chaud visage plein de vie sous les cheveux soyeux. Il lutta contre un sentiment de culpabilité, à embrasser ainsi quelqu’un de si jeune. Il sentait la jeunesse de Lalitha comme une sorte de fragilité entre ses mains, et il fut soulagé quand elle se recula à nouveau pour le regarder, les yeux brillants. Il eut le sentiment que quelques mots étaient maintenant de mise, mais il ne pouvait cesser de la regarder fixement, et elle sembla prendre cela comme une invitation à enjamber le levier de vitesse pour s’asseoir maladroitement sur lui à califourchon, pour qu’il puisse vraiment l’enlacer. L’agressivité avec laquelle elle l’embrassa alors, l’abandon avide, lui apporta une joie si extrême que cela fit exploser le sol sous lui. Il était en chute libre, tout ce en quoi il croyait disparaissait dans les ténèbres, et il se mit à pleurer.

« Mais qu’est-ce qu’il y a ? dit-elle.

— Vous devez me laisser du temps.

— Du temps, du temps, oui, dit-elle, en embrassant ses larmes, avant de les essuyer avec ses pouces satinés. Walter, vous êtes triste ?

— Non, chérie, tout le contraire.

— Alors, laissez-moi vous aimer.

— Oui. Vous pouvez faire ça.

— Vraiment ? C’est d’accord ?

— Oui, dit-il en pleurant. Mais nous devrions sans doute y aller, maintenant.

— Dans une minute. »

Elle approcha sa langue des lèvres de Walter et il les ouvrit pour la laisser pénétrer. Il y avait, dans la bouche de Lalitha, plus de désir pour lui que dans tout le corps de Patty. Les épaules de Lalitha, quand il les attrapa à travers leur enveloppe de nylon, semblaient être uniquement faites d’os et de gras enfantin, sans muscles du tout, toutes d’ardente souplesse. Elle redressa le dos et s’appuya sur lui, poussant ses hanches contre la poitrine de Walter ; il n’était pas prêt pour ça. Il était certes plus proche maintenant, mais pas encore totalement présent. Sa résistance de la veille n’avait pas seulement été une affaire de tabou ou de principe, et il ne pleurait pas que de joie.

Sentant cela, Lalitha s’écarta de lui pour étudier son visage. En réaction à ce qu’elle y vit alors, elle reprit sa place sur l’autre siège et l’observa d’une distance plus grande. Maintenant qu’il l’avait poussée à s’éloigner, il la voulait à nouveau tout près de lui, mais il se souvenait vaguement des histoires qu’il avait lues sur les hommes se trouvant dans sa position. C’était ça le plus terrible : ça s’appelait bercer une jeune fille d’illusions. Il resta assis sans bouger un moment, sous cette lumière violette inaltérable de l’éclairage public, à écouter les camions passer sur l’autoroute.

« Je suis désolé, dit-il enfin. Je suis encore en train de me demander comment vivre ma vie.

— C’est bon. Vous pouvez prendre un peu de temps. »

Il hocha la tête, prenant note du mot « un peu ».

« Mais je peux quand même vous poser une question ? dit-elle.

— Vous pouvez me poser un million de questions.

— Non, juste une, pour le moment. Vous pensez que vous pourriez m’aimer ? »

Il sourit.

« Oui, je le pense vraiment.

— C’est tout ce que j’ai besoin de savoir. »

Et elle démarra.

Quelque part, au-dessus du brouillard, le ciel virait au bleu. Lalitha prit les petites routes pour sortir de Beckley à une vitesse totalement illégale, avec un Walter tout heureux de regarder par la fenêtre sans penser à ce qui lui arrivait, heureux de vivre simplement en chute libre. Que la forêt de feuillus des Appalaches compte parmi les écosystèmes tempérés dotés de la plus grande biodiversité dans le monde, abritant toute une variété d’espèces d’arbres, d’orchidées sauvages et d’invertébrés d’eau douce que les hautes plaines et les côtes sableuses ne pouvaient que lui envier, cela n’apparaissait pas vraiment de manière très claire à partir des routes qu’ils parcouraient. Ici, la terre s’était elle-même trahie, avec sa topographie noueuse et sa richesse de ressources extractibles, qui avaient découragé l’égalitarisme des petits fermiers de Jefferson, engendrant à la place la concentration des droits de propriété et d’exploitation entre les mains de riches étrangers à l’État, et reléguant les pauvres autochtones et les travailleurs extérieurs dans les marges : emplois de bûcherons, de mineurs, qui s’échinaient à tenter de se faire de misérables vies pré- puis postindustrielles arrachées aux minuscules parcelles qu’ils avaient, mus par le même désir de s’accoupler que celui qui maintenant s’était emparé de Walter et de Lalitha, surpeuplées de générations très rapprochées de familles trop nombreuses. La Virginie-Occidentale était la république bananière du pays, son Congo, sa Guyane, son Honduras. Les routes étaient assez pittoresques en été, mais maintenant, avec les arbres dénudés, on voyait les pâtures galeuses pleines de cailloux, les maigres canopées de jeunes pousses secondaires, les flancs de collines éventrés et les cours d’eau ravagés par l’exploitation minière, les granges délabrées et les maisons sans peinture, les mobile homes enfoncés jusqu’à la garde dans les déchets de plastique et de métal, les pistes poussiéreuses ne menant nulle part.

Un peu plus avant dans la campagne, le paysage paraissait moins décourageant. L’isolement apportait le réconfort de l’absence d’humains : cette absence était plus importante que tout le reste. Lalitha fit une brusque embardée pour éviter une grouse sur la route, qui était venue les accueillir, ambassadeur aviaire de bonne volonté invitant à apprécier les bois plus touffus, les hauteurs moins dévastées et les cours d’eau plus clairs du comté du Wyoming. Même le temps semblait s’éclaircir pour eux.

« J’ai envie de vous », dit Walter.

Elle secoua la tête.

« Ne dites plus rien, d’accord ? On a encore du travail. Faisons d’abord notre boulot et après on verra. »

Il fut tenté de lui demander de s’arrêter à l’une des petites aires de pique-nique rustiques, le long de la Black Jewel Creek (dont la Nine Mile Creek était un des affluents principaux), mais ce serait irresponsable, se dit-il, de poser à nouveau la main sur elle avant d’être certain d’y être prêt. Le délai était supportable si la satisfaction était assurée. Et la beauté du paysage, dans ces hauteurs, la douce humidité chargée de spores de l’air en ce début de printemps, lui apportait une telle assurance.

Il était six heures passées quand ils arrivèrent à la fourche d’où partait la route pour Forster Hollow. Walter s’était attendu à croiser de lourds camions et des engins de type bulldozers sur la route de la Nine Mile Creek, mais il n’y avait pas un véhicule en vue. Ils virent plutôt de profondes ornières laissées par des pneus de tracteur dans la boue. Là où les bois empiétaient, des branches fraîchement brisées gisaient sur le sol ou pendaient maladroitement des cimes des arbres.

« On dirait que certains sont passés de bonne heure », dit Walter.

Lalitha donnait des coups d’accélérateur brutaux, pour diriger la voiture dans la boue, roulant parfois dangereusement près du bord de la route afin d’éviter les plus grosses branches tombées au sol.

« Je me demande presque s’ils ne sont pas arrivés hier, dit Walter. Je me demande s’ils n’ont pas mal compris et amené l’équipement hier pour démarrer de bonne heure.

— Ils en avaient le droit légal, dès midi.

— Mais ce n’est pas ce qu’ils nous ont dit. Ils nous ont dit six heures du matin, aujourd’hui.

— Oui, mais on parle des houillères là, Walter. »

Ils arrivèrent à l’un des endroits les plus étroits de la route, qu’ils trouvèrent déjà largement dévasté au bulldozer et à la tronçonneuse, avec des troncs d’arbres roulés dans la ravine en contrebas. Lalitha emballa le moteur pour traverser une étendue damée à la hâte, faite de boue, de pierre et de souches.

« Heureusement que c’est une voiture de location ! » dit-elle en accélérant avec entrain sur la route plus lisse qui reprenait plus loin.

Trois kilomètres plus haut, à la limite de ce qui était maintenant la propriété du Trust, la route était bloquée par deux voitures garées dos à dos devant un portail grillagé que des ouvriers en vestes orange étaient en train de monter. Walter vit Jocelyn Zorn et quelques-unes de ses militantes converser avec un chef de chantier coiffé d’un casque qui tenait un bloc-notes. Dans un autre monde, pas si différent, Walter aurait peut-être pu être ami avec Jocelyn Zorn. Elle ressemblait à Ève dans le célèbre retable de van Eyck ; elle était très pâle, avec des yeux peu expressifs et quelque chose de macrocéphale dans la hauteur du front. Mais elle avait un grand calme imperturbable, une impassibilité suggérant l’ironie et c’était le genre d’écolo amère que Walter aimait bien en général. Elle se dirigea vers Lalitha et lui, au moment où ils sortaient de la voiture pour marcher dans la boue.

« Bonjour, Walter, dit-elle. Vous pouvez nous expliquer ce qui se passe, ici ?

— On dirait des travaux de voirie, dit-il sournoisement.

— Il y a beaucoup de terre qui tombe dans le ruisseau. L’eau est déjà trouble à mi-chemin jusqu’à la Black Jewel. Je ne vois pas grand-chose en matière de contrôle de l’érosion, ici. Moins que rien, à vrai dire.

— On leur en parlera.

— J’ai demandé au Service de la protection de l’environnement de passer voir. J’imagine qu’ils seront là pour juin. Vous les avez achetés, eux aussi ? »

Sous les taches de boue piquetant le pare-chocs de la voiture la plus éloignée, Walter put distinguer le message, NARDONE M’A EU.

« On se calme un peu, Jocelyn, dit Walter. Vous ne voulez pas qu’on prenne un peu de recul, pour avoir une perspective plus large ?

— Non, dit-elle, ça ne m’intéresse pas. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la terre dans le ruisseau. Et aussi ce qui se passe derrière ces clôtures.

— Ce qui se passe, c’est que nous protégeons vingt-six mille hectares de forêts sans routes, pour l’éternité. Nous nous assurons d’un habitat d’un seul tenant pour plus de deux mille couples reproducteurs de parulines azurées. »

Zorn baissa son regard terne vers le sol boueux.

« C’est vrai, c’est votre espèce de prédilection. Ils sont très jolis.

— Pourquoi on n’irait pas tous ensemble ailleurs, dit Lalitha joyeusement, pour s’asseoir et discuter de cette perspective plus large ? Nous sommes de votre côté, vous savez.

— Non, dit Zorn. Je vais rester là un moment. J’ai demandé à mon ami de la Gazette de venir voir.

— Vous avez aussi parlé au New York Times ? Walter eut l’idée de demander.

— Oui. Et ils ont eu l’air très intéressés, en fait. L’exploitation à ciel ouvert, c’est une expression magique ces temps-ci. C’est ce que vous allez faire ici, pas vrai ?

— Nous donnons une conférence de presse lundi, dit-il. Je vais présenter le plan dans son ensemble. Je crois que, quand vous entendrez les détails, vous serez enthousiaste. On peut vous avoir un billet d’avion, si vous voulez être des nôtres. J’aimerais beaucoup que vous veniez. Vous et moi on pourrait même avoir une petite discussion publique, si vous voulez exprimer vos inquiétudes.

— À Washington ?

— Oui.

— Ben voyons.

— C’est là que nous sommes basés.

— C’est vrai. C’est là que tout est basé.

— Jocelyn, nous avons vingt mille hectares qui ne seront jamais touchés en aucune façon. Le reste suivra dans quelques années. Je crois que nous avons pris de bonnes décisions.

— Dans ce cas, j’imagine que nous ne sommes pas d’accord là-dessus.

— Réfléchissez bien et venez nous retrouver à Washington lundi. Et dites à votre ami de la Gazette de m’appeler aujourd’hui, ajouta Walter en prenant une carte dans son portefeuille pour la donner à Zorn. Dites-lui que nous aimerions beaucoup le faire venir à Washington aussi, si cela l’intéresse. »

De plus haut dans les collines s’éleva un vague coup de tonnerre qui ressemblait en fait à une explosion, probablement vers Forster Hollow. Zorn mit la carte de visite dans une des poches de sa parka.

« Au fait, dit-elle, j’ai parlé avec Coyle Mathis. Je sais déjà ce que vous faites.

— Coyle Mathis n’a légalement pas le droit d’en discuter, dit Walter. Mais je serais heureux de passer un moment avec vous pour en parler.

— Le fait qu’il vive dans une maison toute neuve de cinq chambres à Whitmanville parle de lui-même.

— C’est une belle maison, non ? dit Lalitha. Bien plus jolie que là où il était.

— Vous devriez peut-être lui rendre visite pour voir s’il est d’accord avec vous sur cette question.

— Bon, en tout cas, il faut que vous déplaciez vos voitures pour qu’on puisse passer.

— Mmm, dit Zorn, impassible. J’imagine que vous pourriez appeler quelqu’un pour les remorquer, si les portables captaient, ici. Ce qui n’est pas le cas.

— Allez, Jocelyn, dit Walter dont la colère était en train de déborder les barricades qu’il avait érigées contre elle. On ne peut pas être au moins un peu adultes, là ? Reconnaître que nous sommes fondamentalement du même côté, même si nous ne sommes pas d’accord sur les méthodes ?

— Désolée, mais non, dit-elle. Moi, ma méthode, c’est de bloquer la route. »

Ne pensant pas pouvoir continuer cette discussion, Walter se mit à remonter la colline en laissant Lalitha se hâter derrière lui. Une plaie, cette matinée devenait une vraie plaie. Le chef de chantier casqué, qui n’avait pas l’air plus vieux que Jessica, expliquait aux autres femmes, avec une remarquable courtoisie, pourquoi il fallait qu’elles déplacent leurs voitures.

« Vous avez une radio ? lui demanda brusquement Walter.

— Je suis désolé, mais qui êtes-vous ?

— Je suis le directeur du Cerulean Mountain Trust. On nous attendait au bout de la route à six heures.

— D’accord, monsieur. J’ai peur qu’on ait un problème si ces dames ne déplacent pas leurs voitures.

— Dans ce cas, pourquoi ne pas envoyer un message radio pour que quelqu’un descende nous chercher ?

— Ça capte mal, malheureusement. Ces foutues vallées sont des zones mortes.

— D’accord, dit Walter en inspirant profondément. Vous pouvez peut-être nous emmener avec votre pick-up, dans ce cas, ajouta-t-il après avoir repéré un véhicule garé de l’autre côté du portail grillagé.

— J’ai peur de ne pas être autorisé à quitter l’entrée.

— Prêtez-le-nous, alors.

— Je ne peux pas faire ça non plus, monsieur. Vous n’êtes pas assuré si vous le conduisez sur le chantier. Mais si ces dames voulaient bien bouger une seconde, vous pourriez facilement y aller avec votre véhicule. »

Walter se tourna vers les femmes, dont aucune n’avait l’air d’avoir moins de soixante ans, et sourit en une vague supplication.

« S’il vous plaît, dit-il. Nous ne sommes pas avec les houillères. Nous sommes des écologistes.

— Des écologistes mon cul ! dit la plus vieille.

— Non, sérieusement, dit Lalitha d’un ton apaisant. Ce serait bien pour tout le monde si vous nous laissiez passer. Nous sommes ici pour contrôler le travail et nous assurer que c’est fait de manière responsable. Nous sommes vraiment de votre côté, et nous partageons vos inquiétudes quant à l’environnement. En fait, si une ou deux d’entre vous voulaient venir avec nous…

— J’ai peur que cela ne soit pas autorisé, dit le chef de chantier.

— Merde avec vos autorisations ! dit Walter. Nous, on doit passer ! Je suis propriétaire de cette putain de terre, moi ! Vous comprenez ça ? Tout ce que vous voyez autour de vous est à moi !

— Et alors, ça vous plaît ? lui dit la plus vieille des femmes. C’est plus aussi sympa, hein ? De se retrouver du mauvais côté…

— Vous êtes plus que libre d’y aller à pied, monsieur, dit le chef de chantier, mais ça fait une bonne trotte. Je dirais deux heures, avec toute cette boue.

— Alors, vous me passez le pick-up, d’accord ? Je vous indemniserai, ou même vous pouvez dire que je l’ai volé, tout ce que vous voulez. Mais passez-moi ce putain de pick-up. »

Walter sentit la main de Lalitha sur son bras.

« Walter, allons nous asseoir une minute dans la voiture, dit-elle avant de se tourner vers les femmes. Nous sommes réellement de votre côté et nous sommes sensibles au fait que vous veniez jusqu’ici montrer votre inquiétude pour cette merveilleuse forêt, que nous tenons vraiment à protéger.

— Vous avez une drôle de façon de faire ça », dit la femme la plus âgée.

Alors que Lalitha guidait Walter vers la voiture de location, ils entendirent derrière eux des engins lourds remonter la route en grondant. Le grondement devint rugissement et finit par se matérialiser en une paire de gigantesques pelleteuses, larges comme la route et accompagnées de tracteurs couverts de boue. Le conducteur de la première pelleteuse laissa le moteur cracher son gaz tandis qu’il sautait à bas de son engin pour dire deux mots à Walter.

« Monsieur, il va falloir bouger votre voiture un peu plus haut pour qu’on puisse passer.

— Vous trouvez que j’ai l’air de pouvoir faire ça ? dit Walter, furieux. Vous trouvez que c’est possible, putain ?

— Je ne sais pas, monsieur, mais on ne peut pas reculer. Y a presque deux kilomètres avant le prochain endroit pour faire demi-tour. »

Avant que la colère de Walter puisse encore monter, Lalitha lui attrapa les deux bras et le regarda fiévreusement dans les yeux.

« Laissez-moi régler ça. Vous êtes trop bouleversé, là.

— Je suis bouleversé pour de bonnes raisons.

— Walter. Allez vous asseoir dans la voiture. Tout de suite. »

Il s’exécuta. Il resta assis dans la voiture pendant plus d’une heure, à jouer avec son BlackBerry muet tout en écoutant le gâchis stupide de carburant fossile venant du moteur de la pelleteuse laissé en marche. Lorsque le conducteur pensa enfin à couper le moteur, il entendit tout un chœur d’engins venant de plus loin – encore quatre ou cinq lourds camions et bulldozers supplémentaires étaient maintenant alignés. Quelqu’un devait vraiment appeler la police de l’État pour s’occuper de Zorn et de ses exaltées. En attendant, chose absolument incroyable, il était bloqué par un embouteillage au fin fond du comté du Wyoming. Lalitha allait et venait en courant sur cette route, conversant avec les différents groupes, faisant de son mieux pour instaurer un esprit de bonne volonté. Pour passer le temps, Walter dressa des listes mentales de tout ce qui avait mal tourné dans le monde depuis qu’il s’était réveillé au Days Inn. Accroissement net de la population : 60 000. Nombre d’hectares nouvellement couverts par l’urbanisme aux États-Unis : 400. Nombre d’oiseaux tués par des chats domestiques ou redevenus sauvages : 500 000. Barils de pétrole brûlés dans le monde : 12 000 000. Tonnes de gaz carbonique envoyées dans l’atmosphère : 11 000 000. Requins massacrés pour leurs ailerons et abandonnés flottant dans l’eau : 150 000… Ces chiffres, qu’il remettait constamment à jour pour passer le temps, lui apportèrent une étrange satisfaction. Il est des jours si mauvais que seule la perspective qu’ils deviennent pires encore, seule une descente dans une véritable orgie d’horreur, peut les sauver.

Il était près de neuf heures quand Lalitha revint vers lui. Un des conducteurs, dit-elle, avait trouvé un endroit, cent cinquante mètres plus bas sur la route, où une voiture pourrait se garer pour laisser passer les gros engins. Le dernier chauffeur allait reculer son camion jusqu’à l’autoroute pour aller appeler la police.

« Vous voulez qu’on essaie de marcher jusqu’à Forster Hollow ? dit Walter.

— Non, je veux qu’on parte immédiatement. Jocelyn a un appareil photo. Il ne faut surtout pas qu’on soit photographiés sur les lieux d’une intervention de la police. »

S’ensuivit une demi-heure de passages de vitesses grinçants, de freins couinant et de giclées noires de fumée de diesel, plus quarante-cinq minutes à respirer les immondes gaz d’échappement du dernier camion qui redescendait dans la vallée en marche arrière. Une fois sur l’autoroute, enfin, dans la liberté qu’offrait la grand-route, Lalitha revint sur Beckley à une vitesse folle, pied au plancher dès la plus petite ligne droite, laissant des traces de pneus dans les virages.

Ils se trouvaient aux limites miteuses de la ville quand le BlackBerry de Walter émit son chant azuré, marquant le retour officiel à la civilisation. L’appel venait d’un numéro des Twin Cities, peut-être familier, peut-être pas.

« Papa ? »

Walter fronça les sourcils d’étonnement.

« Joey ? Ouaouh ! Bonjour !

— Ouais, bonjour.

— Tout va bien ? Je n’ai même pas reconnu ton numéro, ça fait si longtemps. »

La ligne sembla coupée, comme si l’appel avait été abandonné. Ou peut-être avait-il dit ce qu’il ne fallait pas. Mais quand Joey reprit la parole, il n’avait plus la même voix. C’était la voix de quelqu’un d’autre, d’un gosse tremblant, hésitant.

« Oui, bon alors, papa, euh… tu as une minute ?

— Oui, vas-y.

— Oui, bon, alors, je crois que ce qu’on peut dire, c’est que j’ai des ennuis.

— Quoi ?

— J’ai dit que j’avais des ennuis. »

C’était le genre d’appel que tous les parents redoutaient de recevoir, mais Walter, l’espace d’un instant, n’eut pas l’impression d’être le père de Joey.

« Oui, eh bien moi aussi ! dit-il. Comme tout le monde ! »

Freedom
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