Chapitre 4 : Six années

L’autobiographe, soucieuse de son lecteur et de la perte qu’il a subie, soucieuse aussi qu’un certain type de voix ferait mieux de s’abîmer dans le silence face au caractère de plus en plus sombre de la vie, a déployé tous ses efforts pour tenter d’écrire ces pages à la première et à la deuxième personne. Mais elle semble condamnée, hélas, en tant qu’écrivain, à rester une de ces sportives qui parlent d’elles à la troisième personne. Même si elle croit avoir authentiquement changé, se débrouiller infiniment mieux que dans le passé, et donc mériter d’être à nouveau entendue, elle ne peut toujours pas se résoudre à abandonner cette voix qu’elle avait trouvée quand elle n’avait pas rien d’autre à quoi se raccrocher, même si cela signifie que son lecteur va jeter ce document directement dans sa vieille corbeille marquée au logo de Macalester College.

L’autobiographe commence par reconnaître que six années représentent un long silence. Au tout début, quand elle a quitté Washington, Patty s’est dit que la fermer était la chose la plus gentille qu’elle pût faire, pour elle comme pour Walter. Elle savait qu’il serait furieux d’apprendre qu’elle était partie habiter avec Richard. Elle savait qu’il en conclurait qu’elle n’avait aucun égard pour ses sentiments à lui et qu’elle avait dû mentir ou se mentir quand elle avait insisté sur le fait qu’elle l’aimait lui, et pas son ami. Mais que les choses soient bien notées : avant d’aller à Jersey City, elle avait passé une nuit seule dans un Marriott de Washington à compter les puissants somnifères qu’elle avait emportés avec elle, et à examiner le petit sac en plastique avec lequel les clients de l’hôtel sont censés doubler le seau à glaçons. Et il est facile de dire, « Certes, mais elle ne s’est pas tuée, n’est-ce pas ? » et de penser qu’elle ne faisait que se mettre en scène, s’apitoyer sur son sort, se leurrer et autres assertions pronominales de ce genre. L’autobiographe maintient néanmoins que Patty était très mal ce soir-là, qu’elle n’avait jamais été plus mal et avait dû constamment se forcer à penser à ses enfants. Le niveau de sa douleur, bien que peut-être pas plus important que celui de Walter, était pourtant très élevé. Et Richard était la personne qui l’avait mise dans cette situation. Richard était la seule personne qui pouvait comprendre, la seule personne qu’elle supporterait de voir sans mourir de honte, la seule personne dont elle était sûre qu’il la désirait toujours. Elle avait dévasté la vie de Walter, elle ne pouvait plus rien y faire, et donc, se disait-elle, elle pouvait tout aussi bien tenter de sauver la sienne.

Mais aussi, pour être honnête, elle était furieuse contre Walter. Même s’il avait été très douloureux pour lui de lire certaines pages de son autobiographie, Patty pensait toujours qu’il avait été injuste, en la jetant hors de la maison. Elle trouvait qu’il avait eu une réaction excessive, qu’il l’avait mal traitée et se mentait à lui-même en niant qu’il voulait se débarrasser d’elle pour retrouver sa copine. La colère de Patty était par ailleurs renforcée par la jalousie parce que cette fille aimait vraiment Walter, tandis que Richard n’est pas le genre d’homme à être réellement capable d’aimer quelqu’un (sauf, de manière assez émouvante, Walter). Bien que Walter ne vît certainement pas les choses de cet œil, Patty se sentait dans son bon droit en allant à Jersey City chercher le réconfort, le retour sur investissement et le regain d’estime de soi que pouvait apporter le fait de coucher avec un musicien égoïste.

L’autobiographe ne va pas s’étendre sur les détails des mois que Patty a passés à Jersey City, reconnaissant uniquement que gratter cette ancienne démangeaison ne fut pas sans plaisirs intenses bien qu’éphémères, et note qu’elle regrettait de ne pas avoir gratté cette même démangeaison quand elle avait vingt et un ans, que Richard déménageait à New York et quelle était repartie dans le Minnesota à la fin de l’été pour voir si Walter voulait toujours d’elle. Car il faut que cela soit noté : elle n’eut pas un seul rapport sexuel à Jersey City sans penser à la dernière fois qu’elle avait fait l’amour avec son mari, sur le sol de la pièce de Patty à Georgetown. Sans aucun doute, Walter voyait Patty et Richard comme des monstres d’indifférence à ses sentiments, il n’empêche qu’ils ne purent jamais ni l’un ni l’autre échapper à sa présence. Concernant, par exemple, l’engagement de Richard d’aider Walter dans son initiative contre la surpopulation, ils avaient simplement pris pour acquis que Richard devait le faire. Et qui plus est non pas par culpabilité, mais par amour et par admiration. Ce qui, étant donné ce que cela coûtait à Richard de feindre auprès de musiciens plus célèbres qu’il se souciait de la surpopulation mondiale, aurait dû être un signe pour Walter. La vérité était que rien, entre Patty et Richard, ne durerait jamais, parce qu’ils ne pouvaient être qu’une série de déceptions l’un pour l’autre, parce qu’aucun des deux n’égalait Walter aux yeux de l’autre. Chaque fois que Patty se retrouvait seule après l’amour, elle sombrait dans la tristesse et la solitude, parce que Richard serait toujours Richard, tandis qu’avec Walter, il y avait toujours eu la possibilité, aussi faible qu’elle fût, et aussi lente à se réaliser qu’elle fût, que leur histoire pourrait évoluer et devenir plus profonde. Lorsque Patty apprit par les enfants le discours fou qu’il avait fait en Virginie-Occidentale, elle se mit à désespérer totalement. Il semblait que Walter avait eu besoin de se débarrasser d’elle tout simplement pour devenir une personne plus libre. Leur ancienne théorie – qu’il l’aimait plus et avait plus besoin d’elle qu’elle ne l’aimait et avait besoin de lui – s’était appliquée exactement en sens inverse. Et maintenant, elle avait perdu l’amour de sa vie.

C’est alors que survint la terrible nouvelle de la mort de Lalitha, et Patty ressentit bien des choses simultanément : un grand chagrin et de la compassion pour Walter, une grande culpabilité pour toutes les fois où elle avait souhaité la mort de Lalitha, une peur soudaine de sa propre mort, un éclair fugitif d’espoir égoïste que Walter pourrait maintenant la reprendre, et ensuite un grand regret écœurant d’être retournée vers Richard, rendant ainsi certain que Walter ne la reprendrait jamais. Tant que Lalitha vivait, il y avait eu une chance que Walter s’en lasse, mais maintenant qu’elle était morte, il n’y avait plus aucun espoir pour Patty. Elle avait haï cette fille et ne s’en était pas cachée, elle n’avait donc maintenant aucun droit de le consoler, et elle savait que cela aurait l’air tout simplement monstrueux de profiter d’une telle circonstance pour tenter de se refaufiler dans la vie de Walter. Elle essaya pendant des jours de rédiger des condoléances dignes du chagrin de Walter, mais le gouffre entre la pureté des sentiments de Walter et l’impureté des siens était infranchissable. Le mieux qu’elle pût faire, c’était de lui signifier son chagrin indirectement, par l’intermédiaire de Jessica, en espérant que Walter croirait à son désir de le réconforter et qu’il verrait que, n’ayant envoyé aucunes condoléances, elle ne pouvait plus jamais communiquer sur quoi que ce fût d’autre. D’où, ces six années de silence.

L’autobiographe aimerait pouvoir signaler que Patty a quitté Richard immédiatement après la mort de Lalitha, mais elle est en fait restée trois mois de plus. (Personne ne la prendra jamais pour un pilier de détermination et de dignité.) Elle savait, déjà, qu’il s’écoulerait bien du temps, peut-être sa vie entière, avant que quelqu’un qu’elle apprécie réellement ait à nouveau envie de coucher avec elle. Et Richard, à sa manière loyale quoique peu convaincante, faisait de son mieux pour être un Homme Gentil, maintenant qu’elle avait perdu Walter. Elle n’aimait pas Richard à la folie, mais elle l’aimait au moins un peu pour cet effort (toutefois, que cela soit dit, c’était avant tout Walter qu’elle aimait, puisque c’était Walter qui avait mis cette idée d’être un Homme Gentil dans la tête de Richard). Il se mettait à table courageusement pour manger les repas qu’elle lui avait préparés, se forçait à rester à la maison pour regarder des films avec elle, supportait les fréquents débordements émotifs de Patty, mais elle était constamment consciente du dérangement que son arrivée avait causé au moment où se réveillait l’engagement musical de Richard – son besoin d’être dehors toute la nuit avec ses musiciens, ou bien seul dans sa chambre, ou alors dans de nombreuses chambres d’autres filles – et bien qu’elle respectât ces besoins dans l’absolu, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir ses propres besoins, comme celui de ne pas sentir l’odeur d’une autre fille sur Richard. Pour sortir de la maison et gagner un peu d’argent, elle travaillait le soir comme barista, préparant ces boissons au café dont elle s’était jadis tant moquée. De retour à la maison, elle se donnait beaucoup de mal pour être drôle, agréable, pour ne pas être chiante, mais la situation devint vite assez infernale, et l’autobiographe, qui en a déjà sans doute dit bien plus sur ce sujet que ce que le lecteur a vraiment envie de savoir, lui épargnera les scènes de jalousie mesquine, de récriminations mutuelles et de franche déception qui menèrent à la séparation avec Richard en des termes pas très agréables. L’autobiographe se rappelle là les tentatives de son pays pour s’extirper du Vietnam, qui se terminèrent avec nos amis vietnamiens chassés du toit de l’immeuble de l’ambassade, repoussés devant les hélicoptères prêts à décoller, abandonnés au massacre ou à la détention brutale. Mais c’est réellement tout ce qu’elle dira sur Richard, mis à part une toute petite remarque figurant à la fin de ce document.

Durant ces cinq dernières années, Patty a vécu à Brooklyn, travaillant comme assistante scolaire dans une école privée, aidant des élèves du cours préparatoire à maîtriser leur acquisition du langage, et entraînant des enfants plus âgés au softball et au basket. Voici comment elle se retrouva avec cet emploi payé une misère mais par ailleurs quasi idéal :

Après avoir quitté Richard, Patty alla vivre chez son amie Cathy dans le Wisconsin, et il se trouvait que la compagne de Cathy, Donna, avait eu des jumelles deux ans auparavant. Entre le travail de Cathy comme avocate commise d’office et celui de Donna dans un foyer pour femmes, elles gagnaient à deux l’équivalent d’un salaire décent et jouissaient d’un unique sommeil décent pour deux. Patty offrit donc ses services comme baby-sitter à plein temps et tomba immédiatement amoureuse de ses protégées. Elles s’appellent Natasha et Selena et sont d’adorables quoique singulières petites filles. Elles semblaient être nées avec un sens du comportement victorien – même leurs hurlements, lorsqu’elles se sentaient obligées d’en pousser, étaient précédés de quelques instants de réflexion judicieuse. Les fillettes étaient avant tout centrées sur elles-mêmes, bien sûr, ne cessant de s’observer, de se consulter, d’apprendre l’une de l’autre, de comparer leurs jouets ou repas respectifs avec un réel intérêt mais rarement avec envie ou désir de compétition ; elles semblaient conjointement sages. Lorsque Patty parlait à l’une d’elles, l’autre écoutait, avec une attention respectueuse sans toutefois être effacée. Elles avaient deux ans, elles devaient donc être surveillées constamment, mais Patty ne s’en lassait absolument jamais. À la vérité – et se souvenir de cela lui faisait du bien – elle était aussi bonne avec les petits enfants qu’elle était affreuse avec les adolescents. Elle ne cessait de s’émerveiller devant les miracles de l’acquisition des savoir-faire moteurs et du langage, de la socialisation, du développement de la personnalité, et les progrès des jumelles étaient parfois vraiment visibles d’un jour sur l’autre ; elles étaient drôles sans en avoir conscience, avaient des besoins simples, clairs, et elles plaçaient une grande confiance en Patty. L’autobiographe ne sait trop comment exprimer le caractère concret de son bonheur, mais elle voyait bien que s’il y avait une erreur qu’elle n’avait pas commise, c’était d’avoir voulu devenir mère.

Elle serait restée bien plus longtemps dans le Wisconsin si son père n’était pas tombé malade. Le lecteur a sans aucun doute entendu parler du cancer de Ray, de la soudaineté agressive de la déclaration de la maladie et de la rapidité des progrès de cette même maladie. Cathy, elle-même une personne très sage, poussa Patty à aller chez ses parents à Westchester avant qu’il soit trop tard. Patty s’y rendit tremblante, la peur au ventre, pour trouver que la maison de son enfance n’avait pas beaucoup changé depuis la dernière fois où elle y avait mis les pieds. Les cartons datant d’anciennes campagnes électorales étaient encore plus nombreux, le moisi dans le sous-sol encore plus intense, les tours formées par les livres recommandés par le Times et appartenant à Ray étaient encore plus hautes et plus chancelantes, les classeurs de Joyce, pleins de recettes jamais essayées des pages cuisine du Times étaient encore plus épais, les piles de suppléments du dimanche du Times encore plus jaunes, les poubelles pour le recyclage encore plus débordantes, les résultats des efforts optimistes de Joyce en matière de culture florale encore plus poignants et aléatoires, le progressisme réflexif de sa vision du monde encore plus éloigné de la réalité, son malaise en présence de sa fille aînée encore plus prononcé, et la jovialité narquoise de Ray encore plus déconcertante. La seule chose sérieuse dont se moquait insolemment Ray ces temps-ci était sa mort imminente. Son corps, contrairement à tout le reste, avait beaucoup changé. Il était très émacié, il avait les yeux enfoncés et le teint blafard. Lorsque Patty arriva, il se rendait toujours à son bureau quelques heures chaque matin, mais cela ne dura qu’une semaine. En le voyant si mal, elle se détesta de s’être montrée longtemps si froide avec lui, elle détesta son refus puéril de pardonner.

Non que Ray, bien sûr, ne fut pas toujours Ray. Chaque fois que Patty l’enlaçait, il lui tapotait le dos une seconde avant d’écarter les bras pour les agiter dans l’air, comme s’il ne pouvait ni lui rendre son étreinte ni la repousser. Pour détourner l’attention, il se fixait d’autres objets de moquerie – la carrière artistique d’Abigail, la religiosité de sa belle-fille (nous reviendrons sur cette question plus tard), la participation de sa femme à cette « plaisanterie » qu’était le gouvernement de l’État de New York, les ennuis professionnels de Walter, qu’il avait lues dans le Times.

« On dirait que ton mari s’est retrouvé avec une bande d’escrocs, dit-il un jour. Il est lui-même un peu escroc apparemment.

— Walter n’est pas un escroc, dit Patty. Absolument pas.

— C’est ce que Nixon disait, aussi. Je me souviens de son discours comme si c’était hier. Le président des États-Unis qui assure la nation qu’il n’est pas un escroc. Et ce mot, “escroc” ! Je n’ai jamais autant ri. “Je ne suis pas un escroc.” Hilarant.

— Je n’ai pas lu l’article sur Walter, mais Joey dit qu’il était totalement partial.

— Joey, c’est bien ton fils républicain, je ne me trompe pas ?

— Il est très certainement plus conservateur que nous.

— Abigail nous a dit qu’elle avait pratiquement dû brûler ses draps après le passage de Joey et de sa petite amie chez elle. Des taches partout, apparemment. Sur les meubles, aussi.

— Ray, Ray ! Je ne veux pas entendre parler de ça ! Essaie de te souvenir que je ne suis pas comme Abigail.

— Bon. En tout cas, je ne pouvais pas m’empêcher de repenser, en lisant cet article, au soir où Walter s’était tellement emballé avec son Club de Rome. Il a toujours été un peu braque. Ça a toujours été mon impression. Je peux le dire, maintenant, non ?

— Pourquoi, parce que nous sommes séparés ?

— Oui, ça aussi. Mais je me disais, étant donné que je ne vais pas vivre longtemps, je pourrais aussi bien dire ce que je pense.

— Tu as toujours dit ce que tu pensais. À outrance. »

Ray sourit alors, songeur.

« Pas toujours, Patty. Moins que tu ne le penses, en fait.

— Cite-moi une chose que tu as voulu dire et que tu n’as pas dite.

— Je n’ai jamais été très bon pour exprimer mon affection. Je sais que ça a été dur pour toi. Surtout pour toi, sans doute. Tu as toujours pris les choses tellement au sérieux, comparée aux autres. Et puis tu as eu ce terrible coup de malchance au lycée.

— Le terrible coup de malchance, c’est surtout la façon dont vous avez géré ça ! »

Sur ce, Ray leva une main en guise d’avertissement, comme pour prévenir toute autre parole déraisonnable.

« Patty, dit-il.

— Quoi, c’est vrai !

— Patty, c’est juste que… Nous faisons tous des erreurs. Ce que je veux dire, c’est que je ressens vraiment de… de l’affection pour toi. Beaucoup d’amour. Mais j’ai beaucoup de mal à l’exprimer.

— Tant pis pour moi, dans ce cas, j’imagine.

— J’essaie d’être sérieux, là, Patty. J’essaie de te dire quelque chose.

— Je le sais, papa », dit-elle, s’effondrant en des sanglots plutôt amers.

Et il se remit à la tapoter, il posa la main sur son épaule, avant de la retirer sans trop savoir pourquoi et de la laisser en suspens ; et il fut alors clair pour elle que son père ne pouvait pas se comporter autrement.

Tandis qu’il se mourait, une infirmière libérale allait et venait, et Joyce, à plusieurs reprises, en présentant des excuses alambiquées, s’échappa vers Albany pour des votes « importants » ; Patty dormait dans son lit d’enfant, relisait ses livres d’enfance préférés et luttait contre le désordre de la maison, sans même demander la permission de jeter des magazines des années quatre-vingt-dix et des cartons de documents sur la campagne Dukakis. C’était la saison des catalogues de graines, et elle et Joyce profitèrent avec reconnaissance de la passion sporadique de Joyce pour le jardinage, qui leur donnait au moins un intérêt commun dont elles pouvaient parler. Autant que possible, toutefois, Patty restait auprès de son père, elle lui tenait la main et s’autorisait à l’aimer. Elle pouvait presque sentir physiquement ses organes émotionnels se réordonner en elle, braquant enfin les projecteurs sur son apitoiement sur son propre sort, dans toute son obscénité, comme une hideuse excroissance pourpre en elle qu’il fallait exciser. À passer autant de temps à écouter son père se moquer de tout, quoique de plus en plus faiblement chaque jour, elle fut perturbée de constater combien elle lui ressemblait, de comprendre pourquoi ses propres enfants n’étaient pas plus réceptifs à sa capacité à s’amuser des choses, et pourquoi elle aurait mieux fait de se forcer à voir davantage ses parents lors des années cruciales où elle était elle-même parent de jeunes enfants, afin de mieux appréhender la réaction de ses enfants envers elle. Son rêve de créer une vie nouvelle, à partir de rien, en toute indépendance, n’avait été que cela, un rêve. Elle était bien la fille de son père. Ni lui ni elle n’avaient jamais vraiment désiré grandir, et maintenant ils devaient s’y employer ensemble. Il ne sert à rien de nier que Patty, qui sera toujours tiraillée par son esprit de compétition, était contente de voir qu’elle était moins gênée par la maladie de son père, qu’elle en avait moins peur que les autres membres de sa fratrie. En tant que fille, elle avait voulu croire qu’il l’aimait plus que tout, et maintenant, alors qu’elle glissait sa main dans celle de son père, en tentant de l’aider à passer des moments de souffrance que même la morphine ne pouvait qu’abréger – mais ne pouvait pas faire disparaître –, cela devint vrai, ils firent en sorte que cela se réalise, ce qui changea Patty.

Durant le service funèbre, dans l’église unitarienne de Hastings, elle repensa à l’enterrement du père de Walter. Ici, aussi, il y eut du monde – facilement cinq cents personnes. Apparemment, tous les avocats, juges et procureurs présents ou passés de Westchester assistèrent au service et ceux qui prononcèrent des éloges de Ray dirent tous la même chose : il avait non seulement été l’avocat le plus capable qu’ils avaient jamais vu, mais aussi le plus gentil, le plus travailleur et le plus honnête. La portée et l’ampleur de sa réputation professionnelle étourdirent Patty et furent une révélation pour Jessica, assise à côté d’elle ; Patty pouvait déjà prévoir (à juste titre, d’ailleurs) les reproches que lui adresserait Jessica, par la suite, des reproches fondés de surcroît, de l’avoir privée d’une relation importante avec son grand-père. Abigail alla au pupitre et parla pour la famille, elle voulait être drôle, mais se montra surtout déplacée et centrée sur elle-même, avant de se rattraper partiellement en s’effondrant en lourds sanglots.

Ce ne fut que lorsque la famille sortit en file indienne, à la fin du service, que Patty aperçut le groupe de gens très modestes qui occupaient les derniers rangs, plus d’une centaine en tout, Noirs, Hispaniques ou appartenant à d’autres minorités pour la plupart, de toutes formes et de toutes tailles, portant des costumes et des robes qui semblaient visiblement être ce qu’ils avaient de mieux ; ils affichaient la dignité patiente des gens qui avaient davantage l’habitude des enterrements qu’elle. Il s’agissait des anciens clients pro bono de Ray, ou des familles de ces clients. Lors de la réception, un par un, ils s’approchèrent des différents Emerson, dont Patty, pour leur serrer la main et donner un bref témoignage du travail que Ray avait accompli en leur faveur, tout en les regardant dans les yeux. Les vies qu’il avait sauvées, les injustices qu’il avait réparées, la bonté dont il avait fait preuve. Patty ne fut pas totalement bluffée par tout ça (elle connaissait trop bien le prix à payer à la maison pour être bon au-dehors), mais elle fut malgré tout assez surprise, et ne put alors cesser de penser à Walter. Elle regrettait maintenant amèrement d’avoir été dure avec lui à propos de ses croisades en faveur des autres espèces, elle voyait bien qu’elle l’avait fait par envie – de l’envie pour ces oiseaux à cause de l’amour si pur qu’ils lui inspiraient, de l’envie pour Walter lui-même à cause de sa capacité à les aimer. Elle aurait voulu pouvoir aller vers lui, tant qu’il était encore vivant, pour lui dire sans ambages : je t’adore pour ta bonté.

Une des choses qu’elle se trouva bientôt apprécier particulièrement chez Walter était son indifférence à l’argent. Enfant, elle avait eu elle-même la chance de pouvoir développer cette même indifférence, et question chance, elle avait été récompensée par cette autre aubaine d’avoir pu épouser Walter, dont elle avait apprécié l’indifférence aux biens sans trop y penser et sans en éprouver de gratitude jusqu’à la mort de Ray, quand elle dut à nouveau plonger dans le cauchemar familial des questions d’argent. Les Emerson, comme Walter l’avait dit bien des fois à Patty, représentaient une économie de pénurie. Dans la mesure où il parlait métaphoriquement (c’est-à-dire émotionnellement), elle voyait bien parfois qu’il avait raison, mais parce qu’elle avait grandi comme l’intruse dans la famille et qu’elle n’avait pas participé à la compétition financière familiale, il lui fallut un temps très long pour vraiment comprendre combien la richesse toujours tapie et toujours immonde des parents de Ray – l’artificialité de la pénurie – était à l’origine des problèmes de la famille. Elle n’en prit la pleine mesure que lorsqu’elle put coincer Joyce, dans les jours qui suivirent le service funèbre de Ray, pour lui arracher l’histoire du domaine de la famille Emerson dans le New Jersey, et qu’elle apprit le dilemme dans lequel Joyce se trouvait.

La situation était la suivante : en tant que conjointe survivante de Ray, Joyce possédait maintenant le domaine, que Ray avait reçu à la mort d’August, six ans plus tôt. Ray avait un caractère qui lui permettait de tourner en dérision et d’ignorer les requêtes des sœurs de Patty, Abigail et Veronica, qui l’enjoignaient de « s’occuper » du domaine (à savoir de le vendre et de leur donner leur part), mais maintenant qu’il était parti, Joyce subissait les assauts pressants et quotidiens de ses deux filles cadettes, et Joyce n’avait pas vraiment les épaules pour résister à ces pressions. Et pourtant, malheureusement, elle avait toujours les mêmes raisons que Ray de ne pas pouvoir « s’occuper » du domaine, excepté l’attachement sentimental de Ray pour celui-ci. Si elle mettait la propriété sur le marché, les deux frères de Ray pouvaient tout à fait exprimer un droit moral sur une bonne part du prix de vente. Il se trouvait aussi que la vieille maison de pierre était alors occupée par le frère de Patty, Edgar, par sa femme Galina et par leurs bientôt quatre jeunes enfants ; la bâtisse était par ailleurs défigurée de manière dommageable par les « rénovations » constantes du bricoleur Edgar qui, se trouvant sans travail, sans économies mais avec de nombreuses bouches à nourrir, n’avait jusque-là rien achevé si ce n’est quelques démolitions ici ou là. Enfin, Edgar et Galina menaçaient, si Joyce les expulsait, d’aller s’installer dans une colonie en Cisjordanie, emmenant avec eux les seuls petits-enfants que Joyce avait connus, pour vivre grâce à la charité d’une fondation basée à Miami dont le sionisme arrogant mettait Joyce très mal à l’aise.

Joyce s’était bien sûr lancée tête baissée dans le cauchemar. Jeune boursière, elle avait été séduite par le côté WASP de Ray, par la richesse et l’idéalisme social de sa famille. Elle n’avait aucune idée de ce dans quoi elle allait être aspirée, du prix qu’elle finirait par payer les décennies d’excentricités répugnantes, de jeux d’argent puérils et la discourtoisie autoritaire d’August. Elle, la pauvre fille juive de Brooklyn, allait bientôt voyager sur les deniers des Emerson en Égypte, au Tibet ou jusqu’au Machu Picchu ; elle allait dîner avec Dag Hammarskjöld et Adam Clayton Powell. Comme tant de gens qui deviennent des personnages politiques, Joyce n’était pas quelqu’un d’autonome ; elle l’était encore moins que Patty. Elle avait besoin de se sentir véritablement extraordinaire ; devenir une Emerson renforça son sentiment qu’elle l’était, et quand elle commença à avoir des enfants, elle eut également besoin de sentir qu’eux aussi étaient extraordinaires, comme pour compenser ce qui lui manquait au fond d’elle-même. Tel fut le refrain de l’enfance de Patty : nous ne sommes pas comme les autres familles. Les autres familles ont des assurances, mais papa ne croit pas aux assurances. Les enfants des autres familles ont des petits boulots après les cours, mais nous, nous préférons que tu explores tes talents extraordinaires et que tu poursuives tes rêves. Les autres familles doivent se soucier de l’argent en cas de coup dur, mais l’argent de grand-père est suffisant pour que nous n’ayons pas ce problème. Les autres doivent être réalistes, avoir une carrière et économiser pour l’avenir, mais même après tous les dons charitables de grand-père il y a encore un grand pot plein d’or pour toi.

Ayant délivré ces messages au fil des années, et les ayant laissés façonner la vie de ses enfants, Joyce se sentait maintenant, alors qu’elle avouait le tout à Patty de sa voix tremblante, « sans forces » et « un tout petit peu coupable » face aux exigences d’Abigail et de Veronica qui voulaient la vente du domaine. Dans le passé, sa culpabilité s’était manifestée de manière plutôt souterraine, sous forme de virements irréguliers mais substantiels à ses filles, et dans sa suspension de tout jugement quand, par exemple, Abigail se précipita tard un soir à l’hôpital, auprès du lit de mort d’August, pour lui arracher un chèque de dernière minute de dix mille dollars (Patty apprit l’affaire par Galina et Edgar, qui trouvaient cela très injuste mais étaient surtout fort chagrinés, lui sembla-t-il, de ne pas avoir eu l’idée eux-mêmes), mais maintenant Patty éprouvait l’intéressante satisfaction de voir la culpabilité de sa mère, qui avait toujours été implicitement de gauche, appliquée à ses enfants en toute lumière.

« Je ne sais pas ce que papa et moi avons fait, dit-elle. Je crois que nous avons dû faire quelque chose. Que trois de nos quatre enfants ne soient pas vraiment prêts à… pas vraiment prêts à, enfin. Subvenir entièrement à leurs besoins. Je suppose que j’ai… oh, je ne sais pas. Mais si Abigail me demande encore une fois de vendre la maison de grand-père… Et peut-être que je le mérite, d’une certaine façon. Je suppose qu’à ma façon, je suis plus ou moins responsable.

— Il suffit que tu lui dises non, dit Patty. Elle n’a pas à te torturer par elle.

— Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu as pu devenir aussi différente, aussi indépendante, dit Joyce. Tu n’as certainement pas l’air d’avoir ce genre de problèmes. Oui, je sais bien que tu as des problèmes. Mais tu as l’air… plus forte, en fait. »

Sans exagération aucune : ce fut là l’un des dix moments les plus gratifiants de la vie de Patty.

« Walter ne nous a jamais laissés manquer de rien, dit-elle d’une voix hésitante. Un homme génial. Ça a aidé.

— Et tes enfants… ? Sont-ils… ?

— Ils sont comme Walter. Ils savent travailler. Et Joey est à mon sens le jeune le plus indépendant d’Amérique du Nord. J’imagine qu’il doit tenir ça de moi.

— J’aimerais bien connaître mieux… Joey, dit Joyce. J’espère que… maintenant que les choses sont différentes… maintenant que nous… s’interrompit-elle pour rire bizarrement, un rire dur et parfaitement étudié… maintenant que nous sommes pardonnés, j’espère que je pourrai le voir un peu.

— Je suis sûre que ça lui plairait aussi. Il s’intéresse à ses racines juives.

— Oui, enfin, je ne suis pas du tout sûre d’être la bonne personne à qui parler de ça. Il ferait peut-être mieux de s’adresser à… Edgar. »

Et Joyce se remit à rire de son rire étrangement étudié.

Edgar n’était pas devenu plus juif, ou alors de manière tout à fait passive. Au début des années quatre-vingt-dix, il avait fait ce que n’importe quel titulaire d’un doctorat en linguistique aurait pu faire : devenir trader. Quand il cessa d’étudier les structures grammaticales de l’Asie de l’Est pour s’intéresser à la Bourse, il gagna rapidement assez d’argent pour attirer et retenir l’attention d’une jeune et jolie Juive russe, Galina. Dès qu’ils furent mariés, le côté russe matérialiste de Galina s’affirma clairement. Elle poussa Edgar à gagner toujours plus d’argent et à le dépenser dans une grande maison de Short Hills, New Jersey, dans des manteaux de fourrure, de lourds bijoux et autres articles plutôt tape-à-l’œil. Pendant un temps, Edgar, qui dirigeait sa propre société, connut un tel succès qu’il apparut enfin sur le radar de son grand-père ordinairement distant et autoritaire, et ce dernier, dans un moment de possible démence sénile précoce, peu après la mort de sa femme, permit à Edgar, par avidité, de s’occuper de remettre à flot son portefeuille d’actions, en vendant ses valeurs américaines de premier ordre pour investir lourdement dans l’Asie du Sud-Est. August révisa pour la dernière fois son testament au sommet de la bulle financière asiatique, alors qu’il paraissait tout à fait juste de léguer ses investissements à ses fils cadets et la maison du New Jersey à Ray. La bulle, comme prévu, explosa, August mourut peu après, et les deux oncles de Patty héritèrent de quasiment rien, alors que le domaine, à cause de la construction de nouvelles autoroutes et du développement urbain rapide dans le nord-ouest du New Jersey, doublait de valeur. La seule façon, pour Ray, de maintenir à distance les revendications morales de ses frères était de garder la maison et de laisser Edgar et Galina y vivre, ce qu’ils furent heureux de faire, dans la mesure où ils avaient fait faillite avec le naufrage des investissements d’Edgar. C’est également à ce moment-là que le côté juif de Galina se manifesta. Elle embrassa la tradition orthodoxe, abandonna toute contraception, et aggrava leur situation financière déjà déplorable en ayant toute une flopée de bébés. Edgar ne se passionnait pas davantage pour le judaïsme que le reste de la famille, mais il était la créature de Galina, et ce, encore plus depuis la faillite, et il la suivit pour avoir la paix. Et, oui, aussi, Abigail et Veronica haïssaient Galina.

Telle était la situation que Patty entreprit de gérer pour sa mère. Elle était spécifiquement qualifiée pour cette tâche, dans la mesure où elle était la seule enfant de Joyce qui était disposée à travailler pour gagner sa vie, ce qui suscita chez elle le plus miraculeux et le plus bienvenu des sentiments : Joyce avait de la chance d’avoir une fille comme elle. Patty put savourer ce sentiment pendant plusieurs jours avant qu’il ne se fige en prise de conscience : en fait, elle était à nouveau aspirée dans des schémas familiaux pernicieux et elle était à nouveau en compétition avec sa fratrie. Certes, elle avait déjà ressenti des démangeaisons compétitives pendant qu’elle s’occupait de Ray ; mais personne n’avait contesté son droit d’être avec lui, et sa conscience était restée claire quant à ses motivations. Néanmoins, une soirée passée avec Abigail suffit à faire à nouveau bouillonner les jus de la compétition.

Vivant avec un homme très grand à Jersey City et ne voulant pas trop ressembler à une mère de famille un peu mûre ayant choisi la mauvaise sortie d’autoroute, Patty s’était acheté une paire de bottes assez chic à hauts talons carrés, et ce fut peut-être la partie la moins sympathique de sa personnalité qui la poussa à porter ces bottes lorsqu’elle alla retrouver la plus petite de ses sœurs. Elle dominait Abigail, la dominait comme un adulte domine un enfant, alors qu’elles quittaient l’appartement de cette dernière pour se rendre dans un café du quartier qu’elle fréquentait régulièrement. Comme pour compenser sa petite taille, Abigail se lança dans son discours d’ouverture – un discours de deux heures – pour permettre à Patty d’assembler un puzzle assez complet de sa vie : l’homme marié, maintenant exclusivement évoqué sous le nom de Tête-de-Nœud, avec lequel elle avait gâché ses douze meilleures années, pour les possibilités de mariage, à attendre que les enfants de Tête-de-Nœud terminent le lycée, afin qu’il puisse quitter sa femme, ce qu’il avait fini par faire, mais pour une femme plus jeune qu’Abigail ; les hommes gays méprisant les hétéros, vers lesquels elle s’était tournée dans sa recherche d’une compagnie masculine plus agréable ; la communauté excessivement vaste des acteurs, dramaturges, comiques et autres artistes de scène au chômage dont elle était visiblement un membre apprécié et généreux ; le cercle des amis qui achetaient en boucle des billets pour les spectacles des uns et des autres, et ceux qui collectaient des fonds, lesquels venaient pour la majeure partie de sources comme le chéquier de Joyce ; la vie, ni excitante ni exceptionnelle mais néanmoins admirable et essentielle au fonctionnement de New York, la vie de bohème. Patty fut sincèrement heureuse de voir qu’Abigail s’était trouvé une place dans le monde. Ce ne fut que lorsqu’elles rentrèrent dans l’appartement d’Abigail pour un « digestif », quand Patty aborda le sujet d’Edgar et Galina, que les choses tournèrent à l’aigre.

« Tu es déjà allée au kibboutz du New Jersey ? dit Abigail. Tu as vu leur milch cow ?

— Non, j’y vais demain, dit Patty.

— Avec un peu de chance, Galina ne se souviendra pas qu’elle doit enlever le collier et la laisse d’Edgar avant ton arrivée, et ça lui donne un look vrrraaaiiiment séduisant. Très viril et très religieux. Tu peux parier sans problème qu’elle ne va pas se casser à nettoyer la merde de vache dans la cuisine. »

Patty expliqua alors sa proposition : Joyce allait vendre le domaine, donnerait la moitié de la somme aux frères de Ray et diviserait le reste entre Abigail, Veronica, Edgar et elle-même (elle-même voulant dire Joyce et non Patty, dont l’intérêt pour l’argent était insignifiant). Abigail ne cessa de secouer la tête durant cette explication.

« Pour commencer, est-ce que maman t’a parlé ou pas de l’accident de Galina ? Elle a heurté un agent qui fait traverser les enfants devant l’école à une intersection. Dieu merci pas les enfants, juste ce vieil homme avec son gilet orange. Elle était distraite par sa marmaille, assise à l’arrière, et lui a foncé droit dessus. Ça s’est passé il y a environ deux ans et, bien sûr, elle et Edgar avaient laissé tomber leur assurance auto, parce qu’ils sont comme ça, tous les deux. Rien à faire des lois de l’État du New Jersey, rien à faire que papa ait une assurance auto ou pas. Edgar n’en voyait pas le besoin, et Galina, qui vivait déjà ici depuis quinze ans, disait que tout était différent en Rrrrrussie, qu’elle ne savait pas. L’assurance de l’école a payé pour l’agent, qui maintenant ne peut plus marcher, mais elle a la main sur tous leurs biens, à hauteur d’une somme pas possible. Tout l’argent qu’ils peuvent gagner maintenant ira à la compagnie d’assurance. »

Joyce, c’était intéressant, n’avait pas mentionné cela à Patty.

« Oui, c’est sûrement comme ça que ça doit se passer, dit-elle. Si le type est handicapé, c’est lui qui doit avoir l’argent. Correct ?

— Il n’empêche que ça veut dire qu’ils vont foutre le camp en Israël, puisqu’ils n’ont plus un sou. Ce qui me va… sayonara ! Mais bonne chance pour faire accepter ça à maman. Elle est plus fana de la marmaille que moi.

— Alors pourquoi est-ce un problème pour toi ?

— Parce que, dit Abigail, Edgar et Galina ne devraient rien avoir, parce qu’ils ont eu la jouissance de la maison pendant six ans et qu’ils l’ont bien bousillée, et parce que cet argent va tout simplement disparaître, de toute façon. Tu ne penses pas qu’il devrait aller à ceux qui peuvent en faire bon usage ?

— Pour moi, l’agent pourrait en faire bon usage.

— Il a déjà été bien payé. Maintenant, c’est juste la compagnie d’assurance, et ces compagnies ont des assurances pour ces choses-là. »

Patty fronça les sourcils.

« Quant aux oncles, dit Abigail, je dirais pas de bol pour eux. Ils ont fait un peu comme toi, ils ont foutu le camp. Ils n’ont pas eu à supporter comme nous les pets de grand-père à toutes les vacances. Papa y est allé quasiment toutes les semaines, toute sa vie, pour manger les sales biscuits aux noix de pécan de grand-mère. Je ne me souviens vraiment pas avoir vu ses frères en faire autant.

— En fait, tu dis qu’on mérite d’être payé pour ça ?

— Et pourquoi pas ? C’est toujours mieux que de ne pas être payé. Les oncles n’ont pas besoin de l’argent, de toute façon. Ils se débrouillent déjà trrrrès bien comme ça. Mais pour moi, ou pour Ronnie, ça changerait tout.

— Abigail ! explosa Patty. On ne va pas pouvoir s’entendre, tu sais… »

Percevant peut-être une touche de pitié dans la voix de Patty, Abigail prit une expression stupide, une expression méchante.

« Je ne suis pas celle qui est partie, dit-elle. Je ne suis pas celle qui regardait tout le monde de haut, qui ne supportait pas les blagues, qui a épousé monsieur Surhumain, le Bon Gars Vertueux du Minnesota, monsieur Zarbi, l’Amoureux de la nature, sans même faire semblant de ne pas nous détester. Tu crois que tu te débrouilles très bien, tu crois que tu es très supérieure, et maintenant monsieur Surhumain le Bon Gars t’a plaquée pour une raison inexplicable qui n’a de toute évidence rien à voir avec tes qualités exceptionnelles, et tu crois que tu peux revenir et nous la jouer miss Adorable et Sympa, ambassadrice de bonne volonté, Florence Nightingale. Tout ça est vrrraaaiiiment intéressant. »

Patty prit soin d’inspirer profondément plusieurs fois avant de répondre.

« C’est ce que je disais, dit-elle, je ne crois pas que toi et moi on s’entendra un jour.

— La seule raison pour laquelle je dois appeler maman tous les jours, dit Abigail, c’est que toi, de ton côté, tu essaies de tout foutre en l’air. J’arrêterai de l’ennuyer à la minute où tu repartiras t’occuper de tes oignons. Ça te va ?

— Et pourquoi ce ne sont pas mes oignons ?

— Tu as dit toi-même que tu te foutais de l’argent. Si tu veux prendre ta part et la donner aux oncles, pas de problème. Si ça t’aide à te sentir supérieure et à avoir bonne conscience, pas de problème. Mais ne nous dis pas ce qu’on doit faire.

— D’accord, dit Patty. Je crois qu’on en a dit assez, là. Juste une question – pour être sûre que je comprends bien – tu penses vraiment qu’en ayant pris toute ta vie des choses à Ray et à Joyce, tu leur faisais une faveur ? Tu crois que Ray faisait une faveur à ses parents en lui prenant des choses ? Et tu penses que tu mérites d’être payée pour toutes ces faveurs ? »

Abigail adopta une autre expression étrange et sembla réfléchir.

« Mais oui, absolument ! dit-elle. Absolument, tu l’as très bien dit. C’est ce que je pense. Et que, visiblement, ça te semble bizarre, c’est bien un signe que ça n’est pas tes oignons. Tu ne fais pas plus partie de la famille que Galina, à ce stade. C’est juste que tu crois encore en faire partie. Alors, pourquoi tu ne laisserais pas maman tranquille pour qu’elle prenne elle-même ses décisions ? Et je ne veux pas que tu parles à Ronnie, non plus.

— En fait, que je lui parle ou pas, ce n’est pas vraiment tes oignons.

— C’est absolument mes oignons et je te dis de la laisser tranquille. Tu ne vas faire que la perturber.

— Elle, c’est la personne avec le QI de combien, cent quatre-vingt, c’est ça ?

— Elle ne va pas bien, depuis la mort de papa, et il n’y a aucune raison d’aller la torturer. Je doute fort que tu m’écoutes, mais je sais ce que je dis, vu que j’ai passé environ mille fois plus de temps avec Ronnie que toi. Essaie de penser un peu aux autres. »

Le domaine jadis impeccable des Emerson, lorsque Patty s’y rendit le lendemain matin, tenait du croisement entre une photo de Walker Evans et la Russie du dix-neuvième siècle. Une vache se trouvait au milieu du court de tennis, désormais dépourvu de filet, avec ses lignes en caoutchouc maintenant déchirées ou tordues. Edgar labourait l’ancienne pâture aux chevaux avec un petit tracteur, s’arrêtant environ tous les quinze mètres quand le tracteur s’enfonçait dans le sol détrempé par les pluies du printemps. Il portait une chemise blanche boueuse et des bottes de caoutchouc toutes crottées ; il avait pris pas mal de graisse et de muscle et rappela plus ou moins à Patty le Pierre de Guerre et Paix. Il laissa le tracteur en équilibre précaire dans le champ et marcha dans la boue pour rejoindre l’allée où elle s’était garée. Il lui expliqua qu’il plantait des pommes de terre, beaucoup de pommes de terre, dans le but de rendre sa famille encore plus autonome l’an prochain. Pour le moment, comme c’était le printemps, maintenant que les récoltes de l’an dernier et les réserves de gibier étaient épuisées, la famille dépendait beaucoup des dons de nourriture de la congrégation Beit Midrash : par terre, devant la porte de la grange, se trouvaient des cartons de conserves, des céréales en vrac et des palettes enveloppées de cellophane, chargées de nourriture pour bébé. Certaines palettes avaient été ouvertes et en partie liquidées, ce qui donna à Patty l’impression que cela faisait un bon moment que cette nourriture était à la merci des intempéries et n’avait pas été rentrée dans la grange.

Certes, la maison était un chaos de jouets, de vaisselle sale et sentait un peu la bouse, mais le pastel de Renoir, l’esquisse de Degas et la toile de Monet étaient encore accrochés à leur place de toujours. Patty se retrouva immédiatement avec, dans les bras, un joli bébé d’un an, chaud, adorable et pas vraiment propre, confié par Galina qui, très enceinte, regardait toute la scène avec les yeux indifférents d’un métayer. Patty avait fait la connaissance de Galina le jour du service funèbre de Ray, mais elle lui avait à peine parlé. Galina était une de ces mères débordées, noyées dans la maternité, échevelées, les joues écarlates, les vêtements n’importe comment, la chair qui s’échappait d’un peu partout, mais elle aurait tout à fait pu être encore jolie si elle y avait consacré quelques minutes.

« Merci de venir nous voir, dit-elle. C’est pour nous une véritable épreuve, de voyager, maintenant, pour nous organiser et tout et tout. »

Avant de pouvoir se lancer dans ce qui l’amenait, Patty dut profiter un peu du petit garçon qu’elle avait dans les bras, se frotter le nez contre le sien, le faire rire. Elle eut la folle pensée qu’elle pourrait l’adopter, alléger ainsi le fardeau de Galina et d’Edgar, et embarquer pour une nouvelle vie. Comme s’il s’en apercevait, le bébé lui couvrit le visage de ses mains, tirant avec joie sur sa peau.

« Il aime bien sa tante, dit Galina. Sa tante Patty, si longtemps absente. »

Edgar entra par la porte de derrière, sans ses bottes, mais avec d’épaisses chaussettes grises qui étaient également boueuses et pleines de trous.

« Tu veux du Raisin Bran ? dit-il. On a aussi du Chex. »

Patty déclina l’offre et alla s’asseoir à la table de la cuisine, son neveu sur les genoux. Les autres enfants étaient tout aussi adorables – les yeux sombres, curieux, audacieux sans être grossiers – et elle comprenait pourquoi Joyce les aimait autant et ne voulait pas qu’ils quittent le pays. L’un dans l’autre, après la pénible conversation avec Abigail, Patty avait du mal à voir cette famille comme les méchants de l’affaire. Ils lui semblaient plutôt être, littéralement, des enfants perdus.

« Alors, dites-moi comment vous voyez votre avenir », dit-elle.

Edgar, qui de toute évidence était habitué à laisser Galina parler pour lui, s’assit pour gratter des morceaux de boue sur ses chaussettes tandis qu’elle expliquait qu’ils se débrouillaient mieux avec le travail de la terre, que leur rabbin et la synagogue leur apportaient un merveilleux soutien, qu’Edgar était sur le point d’obtenir son certificat de producteur de vin casher pour exploiter les vignes des grands-parents, et qu’il y avait beaucoup de gibier.

« Du gibier ? s’étonna Patty.

— Des cerfs, précisa Galina. Un nombre incroyable de cerfs. Edgar, tu en as tué combien, l’automne dernier ?

— Quatorze, dit Edgar.

— Quatorze, sur notre propriété ! Et ils reviennent tout le temps, c’est stupéfiant.

— Oui, mais le problème, dit Patty, tout en essayant de se souvenir si manger du cerf était casher, c’est que ce n’est pas vraiment votre propriété. C’est plutôt celle de Joyce, maintenant. Et je me demandais, puisque Edgar est tellement doué pour les affaires, si ça n’aurait pas plus de sens s’il reprenait un travail, qu’il ait un vrai revenu et que Joyce puisse prendre sa décision pour cette maison. »

Galina secouait la tête avec énergie.

« Il y a les assurances. Les assurances veulent tout ce qu’il gagne, ça s’élève à je ne sais pas combien de centaines de milliers.

— D’accord, mais si Joyce pouvait vendre l’endroit, vous auriez de quoi payer les assurances, je veux dire les compagnies d’assurances, et vous pourriez prendre un nouveau départ, après.

— Cet homme est un arnaqueur ! dit Galina, les yeux brillants. Vous avez entendu l’histoire, j’imagine. Cet agent est un arnaqueur cent pour cent garanti. Je l’ai à peine percuté, à peine touché, et maintenant il ne peut plus marcher ?

— Patty, dit Edgar, qui avait une voix remarquablement semblable à celle de Ray, quand il se montrait condescendant. Tu ne comprends vraiment pas la situation.

— Je suis désolée… qu’est-ce que je ne comprends pas ?

— Votre père voulait que la ferme reste dans la famille, dit Galina. Il ne voulait pas qu’elle disparaisse dans les poches de producteurs de théâtre sordides et obscènes qui font soi-disant de “l’art”, ou chez des psychiatres à cinq cents dollars la consultation qui prennent l’argent de votre petite sœur sans qu’elle aille jamais mieux. Comme ça, on a toujours la ferme, vos oncles vont l’oublier, et s’il y avait un vrai besoin, je ne parle pas de “l’art” obscène ou des psychiatres charlatans, Joyce peut toujours en vendre une partie.

— Edgar, dit Patty, c’est aussi comme ça que tu vois les choses ?

— Oui, en gros.

— Eh bien moi, je pense que c’est très généreux de votre part. Garder ainsi en vie la flamme des souhaits de papa. »

Galina se pencha vers le visage de Patty, comme pour l’aider à comprendre.

« Nous, on a les enfants, dit-elle. On aura bientôt six bouches à nourrir. Vos sœurs pensent que je veux aller en Israël… je ne veux pas aller en Israël. On aime notre vie, ici. Et vous ne croyez pas qu’on mérite quelque chose, à avoir les enfants que vos sœurs n’auront pas ?

— Oui, ils ont l’air de gosses adorables, admit Patty, dont le neveu sommeillait dans ses bras.

— Alors, laissez tomber, dit Galina. Venez voir les enfants quand vous voulez. On n’est pas méchants, on n’est pas des cinglés, on adore avoir de la visite. »

Lorsque Patty repartit vers Westchester, elle se sentait triste et découragée, et elle se consola en regardant du basket à la télé (Joyce était à Albany). Le lendemain après-midi, elle retourna en ville et vit Veronica, le bébé de la famille, la plus démolie de tous. Il y avait toujours eu quelque chose de très étrange chez Veronica. Pendant longtemps, cela avait eu à voir avec son apparence, ses yeux sombres, sa minceur, son côté lutin, une apparence qui l’avait poussée à adopter différents comportements autodestructeurs, comme l’anorexie, la promiscuité sexuelle ou la boisson. Sa beauté avait maintenant presque disparu – elle était plus lourde, mais pas lourde comme les obèses ; elle rappela à Patty son ancienne amie Eliza, qu’elle avait entrevue jadis, de nombreuses années après la fac, dans un bureau bondé délivrant les permis de conduire – et son étrangeté était maintenant plus spirituelle : une absence de lien à toute logique ordinaire, une sorte d’amusement détaché face à l’existence d’un monde en dehors d’elle-même. Elle avait jadis été très prometteuse (en tout cas aux yeux de Joyce) comme peintre et comme ballerine, avait été remarquée et courtisée par un certain nombre de jeunes gens de valeur, mais avait subi par la suite des épisodes de grave dépression, à côté desquels la dépression de Patty ressemblait à une promenade de santé. D’après Joyce, elle travaillait désormais comme assistante administrative dans une compagnie de danse. Elle vivait dans un deux pièces à peine meublé de Ludlow Street, où Patty, bien qu’ayant téléphoné à l’avance, eut l’impression de l’avoir interrompue dans un exercice de profonde méditation. Elle répondit à l’interphone et laissa sa porte entrouverte, laissant à Patty le soin de la retrouver dans sa chambre, sur un matelas de yoga, vêtue d’une vieille tenue de gym de Sarah Lawrence ; sa souplesse de jeune danseuse s’était transformée en une flexibilité de yogi plutôt étonnante. Visiblement, elle regrettait que Patty soit venue, et cette dernière dut rester assise sur le lit pendant une demi-heure, en attendant une éternité des réponses à ses questions simples, avant que Veronica se résigne enfin à l’idée de la présence de sa sœur.

« Ces bottes sont superbes, dit-elle.

— Oh, merci.

— Je ne porte plus de cuir, mais quelquefois, quand je vois de belles bottes, ça me manque.

— Ah, oui ? dit Patty d’un ton encourageant.

— Je peux les sentir ?

— Quoi, mes bottes ? »

Veronica fit oui de la tête et rampa vers Patty pour inhaler le haut des bottes.

« Je suis très sensible aux odeurs, dit-elle les yeux fermés comme en extase. C’est la même chose avec le bacon… j’aime toujours l’odeur, même si je n’en mange plus. C’est très intense pour moi, c’est presque comme si je le mangeais.

— Hum, hum, continua Patty, toujours sur le même ton.

— Pour moi, c’est carrément comme de n’avoir ni le beurre ni l’argent du beurre.

— D’accord. Je vois. C’est intéressant. Même si j’imagine que tu n’as jamais mangé de cuir. »

Cette fois, Veronica rit très fort et devint pour un temps assez « petite sœur ». Contrairement à tous les autres membres de la famille, sauf Ray, elle avait beaucoup de questions à poser sur la vie de Patty et sur le tour que cette vie avait pris récemment. Elle trouvait d’une drôlerie extraordinaire les moments précisément les plus douloureux de l’histoire de sa sœur, et une fois que Patty fut habituée aux rires de Veronica sur le naufrage de son mariage, elle comprit que cela faisait beaucoup de bien à cette dernière d’entendre parler de ses ennuis. Cela semblait lui confirmer une sorte de vérité familiale, ce qui lui faisait du bien. Mais plus tard, devant un thé vert, dont Veronica avoua qu’elle buvait au moins quatre litres par jour, Patty aborda le sujet du domaine, et les rires de sa sœur se firent plus vagues et plus fuyants.

« Sérieusement, dit Patty. Pourquoi tu ennuies Joyce avec l’argent ? S’il n’y avait qu’Abigail pour la harceler, je crois qu’elle pourrait le supporter, mais venant de toi aussi, ça la met vraiment mal à l’aise.

— Je ne crois pas que maman ait besoin de mon aide pour être mal à l’aise, dit Veronica, amusée. Elle se débrouille très bien toute seule.

— Eh bien disons que tu la mets encore plus mal à l’aise.

— Je ne crois pas. Je crois qu’on se fabrique notre propre ciel et notre propre enfer. Si elle veut se sentir moins mal à l’aise, elle peut vendre le domaine. Tout ce que je demande, c’est assez d’argent pour ne plus avoir à travailler.

— Qu’est-ce qu’il y a de mal, dans le fait de travailler ? dit Patty, entendant là un écho d’une question similaire que Walter lui avait un jour posée. C’est bon pour l’estime de soi, de travailler.

— Je peux travailler, dit Veronica. D’ailleurs, je travaille en ce moment. C’est juste que je préférerais ne pas travailler. C’est casse-pieds et ils me traitent comme une secrétaire.

— Mais tu es secrétaire. Tu es sans doute la secrétaire qui a le plus haut QI de New York.

— J’ai juste hâte d’arrêter, c’est tout.

— Je suis sûre que Joyce accepterait de te payer des études pour que tu puisses trouver un job plus en adéquation avec tes talents. »

Veronica éclata de rire.

« Mes talents ne semblent pas être de l’ordre de ce que le monde recherche. C’est pour ça qu’il vaut mieux que je les exerce quand je suis toute seule. Je veux juste qu’on me laisse tranquille, Patty. C’est tout ce que je demande, maintenant. Qu’on me laisse tranquille. C’est Abigail qui ne veut pas que l’oncle Jim et l’oncle Dudley aient quoi que ce soit. Moi, je m’en fiche un peu tant que je peux payer mon loyer.

— Ce n’est pas ce que dit Joyce. Elle dit que tu ne veux pas non plus qu’ils aient quelque chose.

— J’essaie juste d’aider Abigail à avoir ce qu’elle veut. Elle veut créer sa propre troupe d’actrices et partir en Europe, là où les gens l’apprécieront. Elle veut vivre à Rome et être adulée, en fait. »

À nouveau, le même éclat de rire.

« Et ça, ça m’irait, reprit-elle. Je n’ai pas besoin de la voir trop souvent. Elle est gentille avec moi, mais tu sais comment elle parle. Je finis toujours par me dire, à la fin d’une soirée avec elle, qu’il aurait mieux valu rester toute seule. J’aime bien être seule. Je préfère réfléchir sans être distraite.

— Et donc, tu tortures Joyce parce que tu ne veux pas voir Abigail trop souvent ? Pourquoi ne pas tout simplement voir moins Abigail ?

— Parce qu’on m’a dit que ça n’était pas bien, de voir personne. Elle est un peu comme une télé en arrière-fond. Ça me tient compagnie.

— Mais tu viens de dire que ça ne te faisait même pas plaisir de la voir !

— Je sais. C’est dur à expliquer. J’ai une amie à Brooklyn que je verrais sans doute plus souvent si je ne passais pas autant de temps avec Abigail. Ce serait sans doute bien, ça aussi. En fait, quand j’y pense, je suis sûre que ce serait bien. »

Et Veronica de rire à nouveau en pensant à son amie.

« Mais pourquoi Edgar ne verrait-il pas les choses comme toi ? dit Patty. Pourquoi lui et Galina ne continueraient-ils pas à vivre à la ferme ?

— Il n’y a probablement aucune raison. Et c’est sans doute toi qui es dans le vrai. Galina est incontestablement épouvantable, je crois qu’Edgar le sait, je crois que c’est pour ça qu’il l’a épousée… pour nous l’infliger. Elle est sa revanche pour avoir été le seul garçon de la famille. Et personnellement je m’en fiche un peu tant que je ne suis pas obligée de la voir, mais Abigail ne la supporte pas.

— Et donc, au fond, tu fais tout ça pour Abigail.

— Elle a des exigences. Moi, je ne veux rien, mais je suis heureuse de l’aider à satisfaire ses exigences.

— Sauf que tu veux assez d’argent pour ne plus jamais avoir à travailler.

— Oui, ça, ça serait vraiment sympa. Je n’aime pas être la secrétaire de quelqu’un. Et surtout, je déteste répondre au téléphone, dit-elle en riant. Je trouve que les gens parlent trop, en général. »

Patty avait l’impression d’avoir dans la main une énorme boule de Bazooka qu’elle ne pouvait décoller de ses doigts ; les fils de la logique de Veronica étaient infiniment élastiques et n’adhéraient pas seulement à Patty, ils restaient aussi collés entre eux.

Par la suite, alors qu’elle quittait la ville en train, Patty fut frappée comme jamais par le fait que ses parents avaient bien mieux réussi que tous leurs enfants, y compris elle-même, et qu’il était bien étrange qu’aucun d’entre eux n’ait hérité d’une once du sens des responsabilités sociales qui avait motivé Joyce et Ray toute leur vie. Elle savait que Joyce se sentait coupable de cela, surtout pour la pauvre Veronica, mais elle savait aussi que cela avait dû être un coup terrible pour l’ego de Joyce d’avoir des enfants aussi peu flatteurs pour elle, et qu’elle mettait sûrement sur le compte des gènes de Ray, de la malédiction du vieil August Emerson, la bizarrerie et l’inefficacité de ses enfants. Patty se rendit alors compte que la carrière politique de Joyce n’avait pas fait que causer ou aggraver les problèmes de sa famille : cet engagement avait aussi été le moyen, pour elle, d’échapper à ces problèmes. Rétrospectivement, Patty voyait maintenant quelque chose de poignant et même d’admirable dans la détermination de Joyce à s’absenter, à devenir une femme politique, à faire du bien dans le monde, et par là même à se sauver. Et, comme elle-même avait pris des mesures extrêmes pour tenter de se sauver, Patty voyait bien que Joyce n’était pas la seule à avoir de la chance, d’avoir une fille comme elle : Patty aussi avait de la chance d’avoir une mère comme Joyce.

Il restait une chose importante qu’elle ne comprenait pas, cela dit, et, lorsque Joyce rentra d’Albany le lendemain après-midi, en rage contre les sénateurs républicains qui paralysaient le gouvernement de l’État (Ray n’étant hélas plus là pour taquiner Joyce sur le rôle des démocrates dans cette même paralysie), Patty l’attendait dans la cuisine avec une question. Question qu’elle posa dès que Joyce eut enlevé son imperméable.

« Pourquoi tu n’es jamais venue voir un seul de mes matchs de basket ?

— Tu as raison, dit immédiatement Joyce, comme si cela faisait trente ans qu’elle s’attendait à cette question. Tu as raison, tu as raison, mille fois raison. J’aurais dû venir plus souvent.

— Alors pourquoi tu ne l’as pas fait ? »

Joyce réfléchit un moment.

« Je ne peux pas vraiment l’expliquer, dit-elle, si ce n’est qu’on était très occupés, qu’on ne pouvait pas tout faire. On a commis des erreurs, en tant que parents. Tu en as probablement fait aussi. Tu peux sans doute comprendre que parfois les choses sont un peu confuses, et qu’on a trop à faire. Et que c’est un vrai combat que de tenter de tout faire.

— Mais c’est là le problème, dit Patty. Tu avais le temps pour le reste. Mais c’était précisément mes matchs, que tu n’allais pas voir. Et je ne parle pas d’aller à tous les matchs. Je parle de ne jamais aller voir un seul match.

— Mais pourquoi tu mets ça maintenant sur le tapis ? Je t’ai dit que j’étais désolée, que c’était une erreur.

— Je ne te fais pas de reproche, dit Patty. Je te pose la question parce que, tu vois, j’étais vraiment bonne au basket. Vraiment très bonne. J’ai sans doute fait plus d’erreurs que toi comme mère, ce n’est donc pas une critique. Je me dis juste que ça t’aurait fait plaisir de voir combien j’étais bonne. Que j’avais du talent. Tu te serais sentie vraiment bien. »

Joyce détourna le regard.

« Je suppose que je ne me suis jamais intéressée au sport.

— Mais tu allais aux rencontres d’escrime d’Edgar.

— Pas souvent.

— Plus que tu n’allais voir mes matchs. Et on ne peut pas dire que tu aimais tant que ça l’escrime. Ni qu’Edgar était très bon. »

Joyce, dont la maîtrise d’elle-même était d’ordinaire parfaite, alla jusqu’au réfrigérateur pour sortir une bouteille de vin blanc que Patty avait quasiment liquidée la veille au soir. Elle versa ce qui restait dans un verre à jus de fruits, en but la moitié, rit d’elle-même, puis but l’autre moitié.

« Je ne sais pas pourquoi tes sœurs ne se débrouillent pas mieux, dit-elle en passant du coq-à-l’âne. Mais Abigail m’a dit un jour une chose intéressante. Une chose terrible, qui me déchire encore aujourd’hui. Je ne devrais pas te le dire, mais je ne sais pas pourquoi, j’ai confiance en toi, tu n’en parleras. Abigail était totalement… ivre. C’était il y a longtemps, elle essayait encore de devenir comédienne de théâtre. Il y avait alors un rôle génial et elle pensait bien remporter le casting, mais ça n’avait pas marché. J’ai voulu l’encourager, je lui ai dit que je croyais en son talent, et qu’il fallait qu’elle continue à tenter sa chance. Et alors elle m’a dit un truc vraiment terrible. Elle a dit que c’était moi, oui, moi, la raison pour laquelle elle avait échoué. Moi qui n’avais jamais été autre chose qu’un soutien, toujours un soutien. Mais c’est ce quelle m’a dit.

— Elle a expliqué pourquoi ?

— Elle a dit… commença Joyce en regardant tristement vers son jardin fleuri. Elle a dit que la raison pour laquelle elle ne pouvait pas réussir, c’était que si jamais elle réussissait, alors je lui prendrais ça. Ce serait mon succès, pas le sien. Ce qui n’est pas vrai ! Mais c’est comme ça qu’elle ressentait les choses. Et la seule façon pour elle de me montrer ce quelle ressentait, et de continuer à me faire souffrir, pour que je ne puisse pas repenser que tout allait bien avec elle, c’était de continuer à échouer. Tu sais, j’ai toujours horreur de penser à ce moment ! Je lui ai dit que ce n’était pas vrai, et j’espère qu’elle m’a crue, parce que ce n’est pas vrai !

— D’accord, dit Patty, ça a dû être dur. Mais quel est le rapport avec mes matchs de basket ? »

Joyce secoua la tête.

« Je ne sais pas, j’ai juste repensé à ça.

— Mais moi je réussissais, maman. C’est ça, le truc bizarre. Je réussissais vraiment. »

Et là, soudain, le visage de Joyce se chiffonna terriblement. Elle secoua à nouveau la tête, comme par répugnance, en essayant de refouler ses larmes.

« Je le sais, dit-elle. J’aurais dû venir. Je me le reproche.

— Mais c’était vraiment pas un problème, que tu ne sois pas là. C’était même mieux, au bout du compte. Je posais juste la question par curiosité.

— Je crois que ma vie n’a pas toujours été heureuse, fut la conclusion de Joyce, après un long silence. Ni facile, ni exactement ce que je voulais. Arrivée à un certain point, il faut juste que j’essaie de ne pas penser trop à certaines choses, ou alors ça va me briser le cœur. »

Et ce fut tout ce que Patty tira d’elle. Ce n’était pas grand-chose, cela ne résolvait aucun mystère, mais il faudrait faire avec. Ce même soir, Patty présenta le résultat de ses démarches et proposa un plan d’action que Joyce, avec moult hochements dociles de la tête, accepta dans tous ses détails. Le domaine serait vendu, Joyce donnerait la moitié de l’argent aux frères de Ray, elle placerait la part d’Edgar sur le reste dans une fiducie d’où Edgar et Galina retireraient assez pour vivre (à condition qu’ils n’émigrent pas), et elle offrirait de grosses sommes à Abigail et à Veronica. Patty, qui finit par accepter soixante-quinze mille dollars pour démarrer une nouvelle vie sans aide de Walter, se sentit fugitivement coupable par rapport à lui, en pensant aux forêts désertes et aux champs en jachère qu’elle avait contribué à condamner à la fragmentation et au développement immobilier. Elle espérait que Walter comprendrait que le malheur collectif des goglus des prés, des pics-verts et des orioles dont elle avait dévasté les habitats n’était pas plus grand, dans ce cas particulier, que celui de la famille qui vendait sa terre.

Et l’autobiographe veut dire ceci sur sa famille : l’argent qu’ils ont si longtemps attendu, à propos duquel ils se sont montrés si peu civils, n’a pas totalement été perdu, pour finir. Abigail, en particulier, s’est épanouie dans son cercle d’artistes dès qu’elle a eu un poids financier à mettre dans la balance ; Joyce appelle maintenant Patty chaque fois que le nom d’Abigail apparaît à nouveau dans le Times ; elle et sa troupe connaissent apparemment un grand succès en Italie, en Slovénie et dans d’autres pays européens. Veronica peut enfin être tranquille dans son appartement, dans un ashram du nord de l’État, comme dans son atelier, et il est possible que ses tableaux, qui paraissent toujours à Patty trop personnels et jamais tout à fait finis, soient un jour prisés comme des œuvres de génie par les générations futures. Edgar et Galina ont emménagé dans la communauté ultraorthodoxe de Kyrias Joel, dans l’État de New York, où ils ont eu un dernier (cinquième) bébé et ils ne semblent pas faire vraiment de mal à qui que ce soit. Patty les voit tous, à part Abigail, plusieurs fois par an. Voir ses neveux et ses nièces est bien sûr ce qu’elle préfère, mais elle a aussi récemment accompagné Joyce pour une visite de jardins anglais, voyage qu’elle a aimé bien davantage que ce qu’elle aurait pensé, et chaque fois qu’elle retrouve Veronica, elles rient beaucoup toutes les deux.

Dans l’ensemble, cela dit, elle mène avant tout sa petite vie à elle. Elle court toujours quotidiennement, dans Prospect Park, mais elle n’est plus obsédée par les exercices physiques, ni par quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. Une bouteille de vin lui fait deux jours, maintenant, parfois trois. À l’école où elle travaille, elle a le bonheur de ne pas être obligée de traiter directement avec les parents d’aujourd’hui, qui sont bien plus fous et sous pression qu’elle l’a jamais été. Ils semblent penser que cette école devrait aider leurs enfants du cours préparatoire à rédiger les premières moutures de leur lettre de candidature pour la fac et à leur donner le vocabulaire pour passer le SAT, ce qui n’aura lieu que dans dix ans. Mais Patty a affaire à des gosses, qui sont vraiment des gosses – de petits individus intéressants et surtout encore purs qui ne demandent qu’à apprendre à écrire, pour pouvoir raconter leurs histoires. Patty les retrouve en petits groupes, elle les encourage, et ils sont assez grands pour pouvoir se souvenir plus tard de Mrs. Berglund. Les enfants de l’école primaire se souviendront sûrement d’elle, parce que c’est l’aspect de son travail qu’elle préfère : rendre, en tant que coach, le dévouement total, l’amour un peu rude et ce travail d’équipe que ses propres coaches lui ont jadis donnés. Presque chaque jour de l’année scolaire, après les cours, pendant quelques heures, elle disparaît, s’oublie, pour redevenir une des filles, pour être unie par l’amour de la victoire dans les matchs, et pour désirer sans arrière-pensée, de tout son cœur, que ses joueuses gagnent. Un univers qui lui permet ça, à ce moment relativement tardif dans sa vie, bien qu’elle n’ait pas été la meilleure des personnes, ne peut pas être totalement cruel.

Les étés sont plus difficiles, indubitablement. C’est le moment où le vieil apitoiement sur soi et où l’esprit de compétition resurgissent en elle. Par deux fois, Patty s’est forcée à se porter bénévole au département des parcs de la ville pour travailler en plein air avec des enfants, mais il s’avère qu’elle est incroyablement nulle pour ce qui est de s’occuper de garçons de plus de six ou sept ans, et c’est pour elle un véritable combat que de bouger pour bouger ; elle a besoin d’une vraie équipe, de son équipe, pour se discipliner et se concentrer sur la victoire. Les jeunes institutrices célibataires de son école, qui sont des fêtardes impénitentes (du genre fêtardes qui gerbent dans la baignoire, ou qui se tapent de la tequila dans la salle des profs à trois heures de l’après-midi), se font plus rares en été, et une personne ne peut pas rester toute seule à lire continuellement, ou à faire le ménage dans son minuscule appartement qui est de toute façon déjà propre, tout en écoutant de la musique country, sans jamais avoir envie de faire aussi la fête. Les deux soi-disant histoires quelle a eues avec des hommes de son école largement plus jeunes quelle, deux relations plus ou moins longues dont le lecteur ne veut sûrement pas entendre parler et qui de toute manière se sont résumées à des moments maladroits et des discussions torturées, ont toutes deux commencé pendant l’été. Durant les trois dernières années, Cathy et Donna l’ont gentiment invitée à passer le mois de juillet dans le Wisconsin.

Le pilier de sa vie, bien sûr, est Jessica. Au point que Patty prête un soin rigoureux à ne pas en faire trop et à ne pas la noyer dans sa demande affective. Jessica est une bête de somme, et non un animal de cirque comme Joey, et quand Patty a quitté Richard et a regagné du coup une certaine respectabilité morale, Jessica s’est mise en tête de réorganiser la vie de sa mère. Nombre de ses suggestions étaient assez évidentes, mais, dans sa gratitude et sa contrition, Patty présentait humblement ses progrès lors de leurs dîners réguliers du lundi soir. Même si elle en savait un peu plus sur la vie que Jessica, elle avait aussi commis bien plus d’erreurs. Cela lui coûtait fort peu de laisser sa fille se croire importante et utile, et leurs discussions menaient toujours directement à son emploi du moment. Dès qu’elle fut à nouveau sur pied, elle put offrir à Jessica son soutien en retour, mais elle devait aussi être très prudente dans ce domaine. Lorsqu’elle lut les textes excessivement poétiques du blog de sa fille, des textes pleins de phrases largement perfectibles, la seule chose qu’elle s’autorisa à dire fut, « Génial ! ». Lorsque Jessica donna son cœur à un musicien, un petit batteur infantile qui avait lâché ses études à NYU, Patty dut oublier tout ce quelle savait sur les musiciens pour adopter, au moins tacitement, la conviction de Jessica qui pensait que la nature humaine avait récemment fondamentalement changé : que les gens de son âge, même les musiciens, étaient très différents de ceux de l’âge de Patty. Et quand le cœur de Jessica fut brisé, lentement mais totalement, Patty dut se forcer pour exprimer sa surprise devant le caractère imprévisible de ce scandale incroyable. Même si ce fut difficile, elle fut heureuse de faire l’effort, en partie parce que Jessica et ses amis sont vraiment assez différents de Patty et de sa génération – le monde leur semble plus effrayant, la route vers l’âge adulte plus dure et moins évidemment gratifiante – mais surtout parce qu’elle a maintenant besoin de l’amour de Jessica et quelle ferait quasiment n’importe quoi pour la garder dans sa vie.

Un des bienfaits incontestables de sa séparation avec Walter a été le rapprochement de leurs enfants. Dans les mois qui suivirent le départ de Washington de Patty, elle comprit, puisqu’ils étaient tous deux au courant de choses qu’elle n’avait dites qu’à l’un des deux, qu’ils communiquaient régulièrement, et il n’était pas difficile de deviner que la substance de leurs conversations était leurs parents, des parents si destructeurs, si égoïstes et embarrassants. Même après que Jessica eut pardonné à Walter et à Patty, elle demeura proche de son frère d’armes, s’étant liée avec lui dans les tranchées.

Comment les deux membres de cette fratrie ont-ils pu négocier les contrastes frappants entre leurs personnalités, ce fut quelque chose que Patty prit intérêt à observer, vu ses propres échecs dans ce domaine. Joey semble avoir été tout spécialement perspicace en ce qui concerne la duplicité du petit batteur de Jessica, lui expliquant certaines choses que Patty avait trouvé plus diplomate de taire. Le fait que Joey, qui devait réussir brillamment dans quelque chose, ait pu se montrer aussi florissant dans un domaine que Jessica approuvait, a bien sûr aidé. Ce qui ne veut pas dire que Jessica ne lève plus jamais les yeux au ciel ou qu’elle ne cède plus jamais à l’esprit de compétition. Elle ne digère pas que Walter, avec son réseau sud-américain, ait pu diriger Joey vers les cultures de café d’ombre au moment pile où on pouvait faire fortune dans ce domaine, alors qu’il n’y a rien que Walter ou Patty puissent faire pour aider Jessica dans la carrière qu’elle s’est choisie dans l’édition littéraire. Elle est frustrée de se consacrer, comme son père, à une entreprise déclinante, en voie de disparition, et sans profit, tandis que Joey s’enrichit presque sans rien faire. Elle ne peut pas non plus cacher le fait qu’elle envie Connie qui voyage dans le monde entier avec Joey, qui peut visiter tous ces pays tropicaux qui justement l’enthousiasment le plus sur le plan multiculturel. Mais Jessica, quoique à contrecœur, admire réellement la sagacité de Connie qui a décidé d’attendre avant d’avoir des enfants ; on l’a également entendu admettre que Connie s’habillait plutôt bien pour une fille du Middle West. Et il est indéniable que le café d’ombre est meilleur pour l’environnement, en particulier pour les oiseaux, et il faut féliciter Joey qui communique sur ce point et gère astucieusement cela sur le plan marketing. Joey a bel et bien vaincu Jessica, en d’autres termes, et c’est encore une des raisons pour lesquelles Patty se donne tant de mal pour être proche de sa fille.

L’autobiographe aimerait pouvoir écrire que tout va bien entre elle et Joey, aussi. Mais hélas ce n’est pas le cas. Joey continue à présenter à Patty une porte blindée, une porte plus froide et plus dure que jamais, une porte dont elle sait quelle restera fermée tant qu’elle n’aura pas prouvé à son fils qu’elle a accepté Connie. Et, encore hélas, bien que Patty ait fait de gros progrès dans bien des domaines, apprendre à aimer Connie n’en fait pas partie. Et que Connie s’active assidûment à cocher chaque case dans le tableau de la belle-fille parfaite ne fait qu’empirer les choses. Patty le sent jusqu’au plus profond d’elle-même, en vérité Connie ne l’aime pas davantage qu’elle ne l’aime. Il y a quelque chose dans son attitude vis-à-vis de Joey, quelque chose d’impitoyablement possessif, compétitif et exclusif, quelque chose de malsain, qui fait se dresser les cheveux sur la tête de Patty. Bien qu’elle désire devenir une meilleure personne à tous égards, elle commence à prendre tristement conscience que cet idéal pourrait bien être impossible à atteindre, et que cet échec s’interposera toujours entre elle et Joey, et sera son châtiment éternel pour toutes les erreurs qu’elle a commises avec lui. Joey, inutile de le dire, se montre scrupuleusement poli avec Patty. Il l’appelle une fois par semaine et se souvient des noms de ses collègues et de ses élèves préférés, il lance et parfois accepte des invitations ; il lui accorde les petites bribes d’attention que sa loyauté envers Connie lui permet. Durant ces deux dernières années, il est allé jusqu’à rembourser, avec les intérêts, l’argent qu’elle lui avait envoyé quand il était à la fac – de l’argent dont elle a trop besoin, sur un plan concret et émotionnel, pour pouvoir le refuser. Mais la porte intérieure de Joey lui reste close, et elle ne peut imaginer comment elle pourrait se rouvrir.

Ou plutôt, pour être précise, elle ne peut imaginer qu’une seule façon. L’autobiographe craint que le lecteur n’ait pas envie de la connaître, mais elle va la mentionner malgré tout. Elle imagine que, si elle pouvait, d’une manière ou d’une autre, revivre avec Walter, se sentir à nouveau en sécurité dans son amour, quitter leur lit chaud chaque matin et le regagner chaque soir en sachant qu’elle est à nouveau à lui, elle pourrait enfin pardonner à Connie et devenir enfin sensible à ces qualités que tous les autres trouvent si attachantes chez elle. Elle pourrait alors apprécier de se trouver assise à la table du dîner chez Connie, son cœur pourrait se réjouir de la loyauté et de la dévotion de Joey envers sa femme, et Joey, en retour, pourrait lui ouvrir un peu sa porte, si seulement elle pouvait rentrer à la maison après le dîner avec Walter, reposer sa tête sur l’épaule de Walter, en sachant qu’on lui a pardonné. Mais bien sûr, il s’agit là d’un scénario hautement improbable, et en tout cas pas un scénario qu’elle mérite, si le mot justice a un sens.

L’autobiographe a maintenant cinquante-deux ans et les paraît. Ces derniers temps, ses règles sont étranges et irrégulières. Tous les ans, au moment de payer les impôts, il semble que l’année qui vient de s’écouler a été plus courte que la précédente, tant celles-ci deviennent de plus en plus similaires. Elle peut imaginer plusieurs raisons affligeantes expliquant pourquoi Walter n’a pas demandé le divorce – il pourrait, par exemple, la haïr encore trop pour entrer en contact, même minimal, avec elle – mais son cœur persiste à voir un encouragement dans le fait qu’il ne l’a toujours pas fait. Elle a déjà demandé, gênée, à ses enfants, s’il y avait une femme dans sa vie, et elle s’est réjouie d’apprendre que non. Non pas parce qu’elle lui refuse le bonheur, ni parce qu’elle aurait encore un droit ou une propension à la jalousie, mais parce que cela signifie qu’il reste l’ombre d’une chance pour qu’il estime toujours, comme elle le pense plus que jamais, qu’ils n’ont pas été l’un pour l’autre uniquement le pire, mais aussi le meilleur. Ayant commis tant d’erreurs au cours de sa vie, elle a toutes les raisons de croire qu’elle est là aussi irréaliste : elle ne parvient pas à imaginer un obstacle aussi fatal qu’évident à leur réconciliation. Mais cette pensée ne lui laisse pas de répit. Il lui vient jour après jour, année après année exactement similaire, ce désir pour le visage, pour la voix, pour la colère mais aussi pour la gentillesse de Walter, ce désir pour son compagnon.

Et c’est vraiment tout ce que l’autobiographe a à dire à son lecteur, exception faite de l’explication, en conclusion, de ce qui l’a amenée à écrire ces pages. Il y a quelques semaines, dans Spring Street, à Manhattan, alors qu’elle rentrait chez elle après une lecture dans une librairie, donnée par un jeune romancier que Jessica publiait avec enthousiasme, Patty a vu un homme grand, la cinquantaine, qui marchait à vive allure vers elle sur le trottoir et elle s’est rendu compte qu’il s’agissait de Richard Katz. Il a les cheveux courts et gris, maintenant, il porte des lunettes qui lui donnent un air étrangement distingué, même s’il s’habille toujours comme un gamin de vingt ans de la fin des années soixante-dix. En le croisant ainsi dans le sud de Manhattan, où il est impossible d’être aussi invisible qu’au cœur de Brooklyn, Patty fut sensible au fait qu’elle devait paraître bien vieille, ressemblant un peu à une mère inepte. Si elle avait pu se cacher, elle l’aurait fait, pour épargner à Richard la gêne de la voir, et pour s’épargner la gêne d’être son objet sexuel déchu. Mais il était impossible de se cacher, et Richard, dans l’un de ses efforts coutumiers pour se montrer décent, après quelques bonjours maladroits, l’invita à aller boire un verre de vin.

Dans le bar où ils ont atterri, Richard a écouté Patty donner de ses nouvelles avec la demi-attention de l’homme occupé qui a réussi. Il paraissait avoir enfin fait la paix avec son succès – il dit, sans gêne ni forme d’excuse, qu’il avait fait un de ces trucs d’avant-garde pour l’académie de musique de Brooklyn, et que sa petite amie du moment, apparemment une documentariste en vogue, l’avait présenté à différents jeunes metteurs en scène branchés cinéma d’auteur comme Walter, et qu’il avait déjà quelques projets de bande originale dans ses tiroirs. Patty se permit un petit pincement au cœur en le voyant relativement satisfait, puis un autre petit pincement à la pensée de cette puissante petite amie, avant de se mettre à parler, comme toujours, de Walter.

« Tu n’es plus du tout en contact avec lui, dit Richard.

— Non, répondit-elle. C’est un peu comme dans certains contes de fées. Nous ne nous sommes plus parlé depuis le jour où j’ai quitté Washington. Six ans et pas un mot. Je n’ai de ses nouvelles que par les enfants.

— Tu devrais peut-être l’appeler.

— Je ne peux pas, Richard. J’ai laissé passer ma chance il y a six ans, et maintenant je pense qu’il veut juste qu’on le laisse tranquille. Il vit à la maison du lac et il travaille là-bas pour le Nature Conservancy. S’il voulait qu’on renoue le contact, il pourrait toujours m’appeler.

— Il pense peut-être la même chose de son côté. »

Elle secoua la tête.

« Je crois que tout le monde reconnaît qu’il a souffert plus que moi. Je ne pense pas qu’on puisse être assez cruel pour croire que ce soit à lui de m’appeler. En plus, j’ai déjà dit à Jessie, très clairement, que j’aimerais le revoir. Je serais très surprise si elle ne lui avait pas passé l’information – il n’y a rien qu’elle préférerait plus que sauver la situation. Donc, je crois qu’il souffre toujours, qu’il est toujours en colère et qu’il nous hait toujours, toi et moi. Et qui pourrait vraiment le lui reprocher ?

— Moi, un petit peu, dit Richard. Tu te souviens quand il m’a infligé son silence, à la fac ? C’était vraiment des conneries. C’est mauvais pour son âme. C’est le côté de sa personnalité que je n’ai jamais pu supporter.

— Dans ce cas, c’est toi qui devrais peut-être l’appeler.

— Non, dit-il en riant. Mais j’ai enfin réussi à lui faire un petit cadeau… tu verras ça dans un ou deux mois si tu ouvres l’œil. Un petit cri amical à travers les fuseaux du temps. Mais je n’ai jamais su faire des excuses. Alors que toi…

— Comment ça, alors que moi ? »

Il faisait déjà signe à la serveuse pour lui demander l’addition.

« Tu sais raconter les histoires, dit-il. Pourquoi tu ne lui raconterais pas une histoire ? »

Freedom
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