Chapitre 3 : Le libre-échange engendre la compétition

Si de légers griefs, voire de véritables reproches envers les parents de Patty ont pu se glisser dans ces pages, l’autobiographe reconnaît cependant ici sa profonde gratitude envers Joyce et Ray pour une chose au moins : ils ne l’ont jamais encouragée à être Créative dans un Domaine Artistique, comme ils l’ont fait avec ses sœurs. Que Joyce et Ray aient négligé Patty, aussi douloureux que cela ait pu être quand elle était plus jeune, semble maintenant de plus en plus insignifiant lorsqu’elle regarde ses sœurs, qui ont maintenant la quarantaine et vivent seules à New York, trop excentriques et/ou trop sûres de ce qu’elles valent pour pouvoir maintenir une relation sur le long terme, et qui acceptent toujours les subsides parentaux tout en courant après un succès artistique qu’on leur a fait miroiter. Il vaut bien mieux, après tout, avoir été considérée comme stupide et terne plutôt que brillante et extraordinaire. Quand Patty est un tant soit peu Créative, on ne lui reproche pas de ne pas l’être davantage ; au contraire, c’est une agréable surprise.

Ce qui était très beau, chez le jeune Walter, c’était combien il voulait que Patty gagne. Là où Eliza avait jadis réuni d’insatisfaisantes petites gouttelettes de partialité en sa faveur, Walter l’inondait de flots d’hostilité envers quiconque (ses parents, ses sœurs) la rendait malheureuse. Et puisqu’il était si intellectuellement honnête dans d’autres domaines de la vie, il jouissait d’une excellente crédibilité lorsqu’il critiquait la famille de Patty et la suivait dans les stratagèmes contestables qu’elle mettait en place pour affronter cette famille. Il n’était peut-être pas exactement le genre d’homme qu’elle recherchait, mais il était imbattable pour donner à Patty cette adoration de fan enragé dont elle avait, à l’époque, encore plus besoin que d’amour.

Il est aujourd’hui facile de voir que Patty aurait été bien inspirée de consacrer quelques années à se construire une carrière et une identité post-compétition sportive plus solide, de se faire une expérience avec d’autres types d’hommes et, de manière générale, d’acquérir plus de maturité avant de s’embarquer dans la maternité. Mais même si elle était finie comme joueuse interuniversités, elle avait toujours un chrono des trente secondes dans la tête, elle était toujours sous l’emprise de la sonnerie de fin de match, elle avait plus que jamais besoin de continuer à gagner. Et la plus belle façon de gagner – de toute évidence son meilleur tir décisif contre ses sœurs et sa mère – c’était d’épouser le garçon le plus gentil du Minnesota, de vivre dans une maison plus grande, plus belle et plus intéressante que quiconque dans sa famille, d’enchaîner les bébés et d’accomplir, en tant que parent, tout ce que Joyce avait raté. Et Walter, bien qu’il fût un féministe convaincu et qu’il renouvelât chaque année en tant qu’étudiant sa carte de membre de Zero Population Growth, adopta totalement le programme domestique de Patty, sans aucune réserve, parce qu’elle était exactement le genre de femme qu’il recherchait.

Ils se marièrent trois mois après qu’elle eut obtenu son diplôme universitaire – quasiment un an jour pour jour après avoir pris le bus pour Hibbing. C’est à la mère de Walter, Dorothy, qu’avait incombé la tâche de sourciller et d’exprimer sa gêne, à sa manière délicate et hésitante et cependant assez entêtée, devant la détermination de Patty de se marier à la mairie du comté de Hennepin au lieu d’avoir un mariage digne de ce nom organisé par ses parents à Westchester. Ne serait-il pas mieux, se demandait doucement Dorothy, d’inclure les Emerson ? Elle le comprenait bien, Patty n’était pas proche de sa famille, mais il n’empêche, ne pourrait-elle pas plus tard en venir à regretter de les avoir exclus d’un événement aussi mémorable ? Patty tenta de décrire à Dorothy ce que pourrait être un mariage à Westchester : environ deux cents des amis les plus proches de Joyce et de Ray, ainsi que les plus importants contributeurs à la campagne de Joyce ; Joyce faisant pression sur Patty pour qu’elle choisisse sa sœur cadette comme témoin et qu’elle laisse l’autre sœur présenter une petite chorégraphie symboliste durant la cérémonie ; une absorption immodérée de champagne qui pousserait Ray à faire une blague sur les lesbiennes à portée d’oreille des amies basketteuses de Patty. Les yeux de Dorothy s’embuèrent un peu, peut-être par sympathie pour Patty, peut-être aussi de tristesse devant la froideur et la dureté de Patty au sujet de sa famille. Ne serait-il pas possible, persista Dorothy avec douceur, d’insister pour avoir une petite cérémonie intime où tout serait exactement comme Patty le voulait ?

Parmi toutes les raisons pour lesquelles Patty voulait éviter un grand mariage, le fait que Richard devrait être le témoin de Walter n’était pas la moindre. Son avis sur ce point était évident, mais cela avait également à voir avec sa peur de ce qui pourrait se passer si jamais Richard rencontrait sa sœur cadette. (L’autobiographe prend ici enfin son courage à deux mains pour dire le nom de la sœur, Abigail.) C’était déjà assez dur d’encaisser qu’Eliza ait eu Richard ; le voir s’envoyer en l’air avec Abigail, même pour une nuit, aurait tout simplement achevé Patty. Inutile de le dire, elle ne mentionna pas cela à Dorothy. Elle répondit simplement qu’elle n’était pas très portée sur les cérémonies.

Elle fit toutefois une concession et emmena Walter rencontrer sa famille durant le printemps précédant le mariage. Il est douloureux pour l’autobiographe d’admettre qu’elle était un tout petit peu embarrassée que sa famille le voie et, pire encore, que cela ait pu jouer dans son refus d’un mariage. Elle l’aimait (et elle l’aime toujours, oui, elle l’aime toujours) pour des qualités primordiales dans son petit monde peuplé de deux personnes, mais qui n’étaient pas nécessairement apparentes au genre de regard critique que ses sœurs, et Abigail en particulier, allaient sans aucun doute poser sur lui. Le gloussement nerveux de Walter, son visage qui rougissait trop facilement, sa gentillesse : ces attributs étaient chers à Patty, humainement parlant. Une source de fierté, même. Mais le côté moins vertueux de Patty, que le contact avec sa famille ne manquait jamais de raviver, ne pouvait s’empêcher de regretter qu’il ne fît pas un mètre quatre-vingt-dix et ne fût pas très cool.

Joyce et Ray, c’est à mettre à leur crédit, peut-être aussi à cause de leur soulagement secret de voir que Patty se révélait être hétérosexuelle (secret, parce que Joyce, pour sa part, se tenait prête à être une fervente Supportrice de la Différence), se comportèrent impeccablement. En apprenant que Walter n’était jamais allé à New York, ils se transformèrent en de gracieux ambassadeurs de cette ville, enjoignant Patty de l’emmener voir des expositions que Joyce elle-même avait été trop occupée à Albany pour aller voir, avant de les retrouver pour dîner dans des restaurants recommandés par le Times, y compris un établissement de SoHo, qui était encore un quartier sombre et excitant à l’époque. La crainte de Patty, que ses parents se moquent de Walter, s’effaça devant une autre peur, celle que Walter ne se mette de leur côté et ne voie pas pourquoi ils lui étaient insupportables : qu’il commence à soupçonner que le vrai problème était Patty, et qu’il perde sa foi aveugle en la bonté de Patty, foi sur laquelle, en moins d’une année passée avec lui, elle s’était déjà désespérément mise à compter.

Heureusement, Abigail, qui était fana de restaurants haut de gamme et qui insista pour transformer plusieurs dîners en délicates réunions à cinq, se montra d’une antipathie éblouissante. Incapable d’imaginer que des gens puissent se rassembler pour toute autre raison que pour l’écouter, elle babillait sur l’univers du théâtre new-yorkais (univers par définition injuste puisqu’elle n’y avait fait absolument aucune percée depuis ses débuts comme doublure) ; sur le professeur de Yale, cette « sordide raclure », avec lequel elle avait des Différends Créatifs insurmontables ; sur une de ses amies prénommée Tammy qui avait autofinancé une mise en scène de Hedda Gabier dans laquelle elle (Tammy) avait brillé dans le premier rôle ; sur des gueules de bois, le contrôle des loyers et sur de troublants incidents sexuels arrivés à des tiers, dont Ray, qui ne cessait de remplir son verre de vin, demandait tous les détails croustillants. Au milieu de l’ultime dîner, dans SoHo, Patty en eut tellement assez de la façon dont Abigail monopolisait une attention qui aurait dû être tout entière consacrée à Walter (qui avait poliment écouté chaque parole d’Abigail) qu’elle dit carrément à sa sœur de la fermer et de laisser parler les autres. S’ensuivit un méchant interlude de manipulation silencieuse de couverts. Puis Patty, en mimant de façon comique un mouvement de rame, finit par amener Walter à parler de lui-même. Ce qui fut une erreur, en y repensant, parce que Walter, qui était un passionné de politique, mais ne connaissait pas les véritables politiciens, croyait qu’une députée de l’État serait intéressée d’entendre ses idées.

Il demanda à Joyce si elle était familière du Club de Rome. Joyce confessa que non. Walter lui expliqua que ce Club (dont il avait invité un des membres à Macalester pour une conférence, deux ans plus tôt) s’attachait à réfléchir sur les limites de la croissance. Les théories économiques courantes, qu’elles soient marxistes ou partisanes de la libre entreprise, dit Walter, tenaient pour acquis l’idée que la croissance économique était toujours une chose positive. Un taux de croissance du produit intérieur brut d’un ou deux pour cent était considéré comme modeste et un taux de croissance démographique d’un pour cent était considéré comme souhaitable, et pourtant, dit-il, si vous combiniez ces taux sur une centaine d’années, les chiffres étaient terribles : une population mondiale de dix-huit milliards et une consommation mondiale d’énergie dix fois plus importante qu’aujourd’hui. Et avec une centaine d’années de plus, avec une croissance régulière, eh bien, ces chiffres devenaient tout simplement inconcevables. Le Club de Rome cherchait donc des moyens rationnels et humains de freiner la croissance plutôt que simplement détruire la planète, laisser tout le monde mourir de faim ou se tuer les uns les autres.

« Le Club de Rome, dit Abigail, c’est comme un Club Playboy italien ?

— Non, dit tranquillement Walter. C’est un groupe de personnes qui interrogent nos préoccupations à propos de la croissance. Je veux dire, tout le monde est très obsédé par la croissance, mais quand on y pense, pour un organisme mature, la croissance, c’est fondamentalement un cancer, non ? Si vous avez quelque chose qui vous pousse dans la bouche, ou dans le côlon, c’est une mauvaise nouvelle, pas vrai ? Donc, il y a ce petit groupe d’intellectuels et de philanthropes qui tentent de nous enlever nos œillères et d’influencer les politiques gouvernementales au plus haut niveau, en Europe et dans l’hémisphère Nord.

— Les Bunnies de Rome, dit Abigail.

— Qui se reproduisent comme des lapins ! » dit Ray avec un accent italien grotesque.

Joyce s’éclaircit la gorge bruyamment. En famille, quand Ray devenait idiot et grossier à cause du vin, elle pouvait se contenter de se retirer dans ses joyeuses rêveries intimes, mais en présence de son futur gendre, elle n’avait d’autre choix que d’être embarrassée.

« Walter évoque une idée intéressante, dit-elle. Je ne suis pas très familière avec cette idée, ni avec ce… club. Mais c’est certainement une perspective très stimulante sur la situation de notre monde. »

Walter, ne voyant pas le petit geste de Patty qui faisait mine de se trancher la gorge, poursuivit.

« La raison pour laquelle nous avons grand besoin de quelque chose comme le Club de Rome, dit-il, c’est surtout parce que toute conversation rationnelle sur la croissance va devoir s’initier en dehors du processus politique ordinaire. De toute évidence, vous savez ça, Joyce. Si vous voulez être élue, vous ne pouvez même pas évoquer un ralentissement du taux de croissance, pour ne rien dire d’un renversement. C’est un poison politique absolu.

— Comme vous dites, répliqua Joyce avec un rire sec.

— Mais il faut bien que quelqu’un en parle et essaie d’influencer la politique, parce que sinon nous allons tuer la planète. Nous allons nous étouffer avec notre propre développement.

— En parlant de s’étouffer, papa, dit Abigail, c’est ta bouteille perso, là, ou on peut en avoir aussi ?

— On va en commander une autre, dit Ray.

— Je ne crois pas qu’on en ait besoin », intervint Joyce.

Ray leva la main, son geste visant à apaiser Joyce.

« Joyce… on se calme… on se calme. On est bien, ici. »

Patty, un sourire figé aux lèvres, regardait les groupes séduisants et ploutocrates installés aux autres tables, sous la jolie lumière tamisée du restaurant. Il n’y avait, bien sûr, pas de meilleur endroit au monde que New York. C’était la base de l’autosatisfaction de sa famille, l’estrade du haut de laquelle tout le reste pouvait être ridiculisé, l’effet collatéral de l’âge adulte et de sa sophistication qui leur achetait le droit de se comporter comme des enfants. Pour Patty, être ce qu’elle était et se trouver assise dans ce restaurant de SoHo revenait à affronter une force contre laquelle elle n’avait pas la moindre chance. Sa famille avait choisi New York et ne bougerait plus jamais. Ne plus jamais revenir ici – oublier que des scènes de restaurant comme celle-ci pouvaient même exister – était sa seule option.

« Vous n’êtes pas amateur de vin, dit Ray à Walter.

— Je suis sûr que je pourrais le devenir si je le voulais, dit Walter.

— C’est un très bon amarone, si vous voulez le goûter.

— Non merci.

— Vous êtes sûr ? demanda Ray en agitant la bouteille dans la direction de Walter.

— Oui, il est sûr ! cria Patty. Ça ne fait que quatre soirs qu’il le répète ! Coucou, Ray ! Tout le monde ne souhaite pas se soûler et être dégoûtant et grossier. Il y a des gens qui aiment vraiment avoir une conversation adulte au lieu de faire des blagues salaces pendant deux heures. »

Ray sourit comme si elle venait de faire une plaisanterie. Joyce déplia ses lunettes demi-lunes pour étudier la carte des desserts tandis que Walter rougissait et qu’Abigail, affligée d’une torsion spasmodique du cou et d’un froncement de sourcils amer, disait, « Ray ? Ray ? On l’appelle Ray, maintenant ? »

Le lendemain matin, Joyce, toute tremblante, parla à Patty. « Walter est beaucoup plus… je ne sais pas si le bon mot est conservateur, ou quoi, je crois que ce n’est pas exactement conservateur, en fait, en réalité, du point de vue du processus démocratique, et du pouvoir qui monte du peuple, ou de la prospérité pour tous, pas exactement autocrate, mais d’une certaine façon, oui, presque plus conservateur… que ce à quoi je m’étais attendue. » Deux mois plus tard, à la cérémonie de remise de diplôme de Patty, Ray s’adressa à elle, dans un ricanement mal dissimulé.

« Walter était si rouge, quand il a parlé de cette histoire de croissance, mon Dieu, j’ai cru qu’il allait avoir une attaque. »

Et Abigail, six mois plus tard, lors de l’unique Thanksgiving que Patty et Walter furent assez idiots pour aller célébrer à Westchester, dit à Patty : « Comment ça va, avec le Club de Rome ? Vous êtes membres du Club de Rome, maintenant ? Vous avez les mots de passe ? Vous avez pu vous asseoir dans les fauteuils en cuir ? » Patty, à l’aéroport La Guardia, dit à Walter en sanglotant : « Je déteste ma famille ! »

Et Walter, vaillamment, de lui répondre : « On va fonder notre propre famille ! »

Pauvre Walter. Il avait tout d’abord abandonné ses rêves d’acteur et de réalisateur, mû par un sentiment d’obligation financière vis-à-vis de ses parents, et maintenant, alors que son père venait de le libérer en mourant, il se mettait à faire équipe avec Patty et oubliait son désir de sauver la planète, pour aller travailler à la 3M, afin que Patty puisse avoir sa magnifique demeure ancienne et rester à la maison avec leur progéniture. Tout se passa presque sans aucune discussion. Il s’enthousiasma pour les projets qui enthousiasmaient Patty, se lança dans la rénovation de la maison et protégea Patty de sa propre famille. Ce ne fut que des années plus tard – après que Patty avait commencé à le Décevoir – qu’il devint plus indulgent envers les autres Emerson et qu’il insista pour lui dire qu’elle était la mieux lotie, la seule Emerson à avoir échappé au naufrage et à avoir survécu pour raconter l’histoire. Il dit qu’Abigail, réduite à finir seule, abandonnée, à jouer les charognards pour chaparder des repas émotionnels sur une île de grande pauvreté (l’île de Manhattan !), devrait être pardonnée si elle monopolisait les conversations dans sa tentative de se sustenter. Il dit que Patty devrait avoir pitié de sa fratrie, au lieu de les accabler de reproches, parce qu’ils n’avaient pas eu la force ou la chance de s’en aller, parce qu’ils avaient si faim. Mais tout cela vint bien plus tard. Durant les premières années, il était tellement emballé par Patty, qu’elle ne pouvait absolument rien faire de mal. Et ce furent des années très agréables.

L’esprit de compétition de Walter n’était pas orienté famille. Quand Patty l’avait rencontré, il avait déjà gagné à ce jeu-là. À la table de poker des Berglund, on lui avait distribué tous les as, sauf peut-être le physique et l’aisance avec les femmes. (Son frère aîné – qui en est maintenant à sa troisième jeune épouse, laquelle travaille dur pour subvenir aux besoins de son mari – avait reçu ces cartes-là.) Walter non seulement connaissait le Club de Rome, lisait des romans difficiles et appréciait Igor Stravinski, mais il savait également souder des tuyaux en cuivre, fignoler une charpente, identifier les oiseaux grâce à leur chant et prendre soin d’une femme à problèmes. Il était le gagnant de la famille, à tel point qu’il pouvait se permettre d’y retourner régulièrement pour aider les autres.

« Maintenant tu vas être obligée d’aller voir où j’ai grandi », avait-il dit à Patty en sortant de la gare routière de Hibbing, après le voyage avorté avec Richard.

Ils se trouvaient dans la Crown Victoria du père de Walter, qu’ils avaient remplie de buée avec leurs respirations chaudes et lourdes.

« Je veux voir ta chambre, dit Patty. Je veux tout voir. Je trouve que tu es une personne merveilleuse ! »

En entendant ça, il dut l’embrasser une fois de plus fort longuement, avant de retrouver son angoisse.

« Il n’empêche, dit-il. Je suis quand même gêné de t’emmener à la maison.

— Tu n’as pas à être gêné. Tu devrais voir chez moi. Un vrai Barnum.

— Oui, enfin, ici c’est loin d’être aussi intéressant que ça. C’est juste la sinistrose basique de l’Iron Range.

— Allez, on y va. Je veux voir ça. Je veux coucher avec toi.

— Joli programme, dit-il, mais je crois que ma mère pourrait ne pas apprécier.

— Je veux dormir près de toi. Et ensuite je veux prendre mon petit déjeuner avec toi.

— Ça, ça peut s’arranger. »

À la vérité, le motel Whispering Pines eut un effet dégrisant sur Patty et engendra un moment de doute quant à sa décision de venir à Hibbing ; tout cela perturba cette indépendance d’esprit avec laquelle elle était allée retrouver un type qui ne lui plaisait pas autant physiquement que le meilleur ami de ce type. Le motel n’était pas si moche, de l’extérieur, et le nombre de voitures garées sur le parking pas si déprimant que ça, mais le logement, derrière le bureau, n’avait vraiment rien à voir avec Westchester. Il mettait en lumière tout un univers de privilèges jusque-là invisibles, ses propres privilèges de fille des banlieues chics, et elle en éprouva un accès inattendu de nostalgie. Les sols étaient recouverts de moquette spongieuse et penchaient sensiblement vers le ruisseau qui se trouvait juste derrière. Dans la zone salon-salle à manger, se trouvait un cendrier de céramique très travaillé, de la taille d’un enjoliveur, à portée de main du canapé davenport sur lequel Gene Berglund avait lu ses magazines de chasse et de pêche et regardé tous les programmes relayés par les stations des Twin Cities et de Duluth que l’antenne du motel (arrimée, comme Patty devait le découvrir le lendemain matin, à la cime d’un pin décapité derrière la fosse septique) pouvait capter. La petite chambre de Walter, qu’il avait partagée avec son plus jeune frère, se trouvait tout en bas de la pente et était perpétuellement humide à cause de la proximité du ruisseau. Courant sur le milieu de la moquette demeurait une ligne de résidu gluant de la bande adhésive que Walter avait collée au sol étant enfant, pour délimiter son espace privé. Des souvenirs variés de son enfance difficile s’alignaient toujours le long du mur opposé : des manuels et des récompenses de boy-scout, une collection complète de biographies présidentielles en éditions abrégées, une série incomplète de volumes de la World Book Encyclopedia, des squelettes de petits animaux, un aquarium vide, des collections de pièces et de timbres, un thermomètre / baromètre scientifique dont les fils menaient jusqu’à une fenêtre. Sur la porte défraîchie de la chambre se trouvait un panneau jauni « No Smoking » fait maison, aux lettres tracées au gros crayon rouge, avec le N et le S hésitants mais assez grands pour suggérer le défi.

« Mon premier acte de rébellion, dit Walter.

— Tu avais quel âge ? demanda Patty.

— Je ne sais pas. Peut-être dix ans. Mon petit frère était gravement asthmatique. »

Dehors, la pluie tombait dru. Dorothy dormait dans sa chambre, mais Walter et Patty étaient toujours très agités de désir. Il lui montra le bar où son père avait trôné, l’impressionnante grande perche dorée naturalisée accrochée au mur, le comptoir en contre-plaqué de bouleau qu’il avait aidé son père à construire. Jusqu’à récemment, jusqu’à son hospitalisation, Gene avait passé ses fins d’après-midi à fumer et à boire derrière son bar, en attendant que ses copains sortent du travail pour venir lui en donner un peu.

« Voilà, c’est moi, dit Walter. Voilà d’où je viens.

— Ça me plaît que tu viennes d’ici.

— Je ne suis pas sûr de ce que tu veux dire par là, mais ça me va.

— Juste que je t’admire beaucoup.

— C’est bien. Enfin, je crois, dit-il avant d’aller au comptoir de la réception pour regarder les clés. Ça te dit la chambre 21 ?

— C’est une belle chambre ?

— Elle est comme toutes les autres, en fait.

— J’ai vingt et un ans. C’est donc parfait. »

La chambre 21 n’était que surfaces défraîchies et usées qui, au lieu d’avoir été restaurées, avaient été soumises à des décennies de récurage vigoureux. L’humidité était perceptible mais pas dominante. Les lits, assez bas, étaient de taille standard, même pas queen size.

« Tu n’es pas obligée de rester si tu n’en as pas envie, dit Walter en posant le sac de Patty. Je peux te raccompagner à la gare demain matin.

— Mais non ! C’est très bien comme ça. Je ne suis pas ici en vacances. Je suis ici pour te voir, et pour essayer de me rendre utile.

— Bon. Ce qui m’inquiète, c’est de ne pas vraiment correspondre à ce que tu veux.

— Eh bien, ne t’inquiète plus.

— Pourtant, je m’inquiète toujours. »

Elle le fit s’allonger sur un des lits et tenta de le rassurer avec son corps. Mais très vite, l’inquiétude de Walter entra à nouveau en ébullition. Il se redressa et lui demanda pourquoi elle s’était lancée dans ce voyage en voiture avec Richard. Elle s’était autorisée à espérer qu’il ne lui poserait pas cette question.

« Je ne sais pas, dit-elle. J’imagine que je voulais savoir à quoi ça ressemblait, ce genre de voyage.

— Hum…

— Il fallait que je m’assure de quelque chose. C’est la seule façon pour moi d’expliquer ça. Il fallait que je sois sûre de quelque chose. Et j’ai eu ma réponse, et maintenant me voilà.

— Qu’est-ce que tu as découvert ?

— J’ai découvert où je voulais être, et avec qui je voulais être.

— Eh ben, ça a été rapide.

— C’était une erreur stupide, dit-elle. Il a une façon de regarder les gens, je suis sûre que tu le sais. Il faut un peu de temps pour se rendre compte de ce qu’on veut vraiment. Je t’en prie, ne m’en veux pas.

— Je suis juste épaté que tu aies ouvert les yeux aussi vite. »

Elle fut prise d’une forte envie de pleurer à laquelle elle céda, et Walter, pendant un moment, la consola à la perfection.

« Il n’a pas été gentil avec moi, dit-elle à travers ses larmes. Et toi tu es tout le contraire de ça. Et moi, j’ai tellement, mais tellement besoin du contraire de ça, tout de suite. Tu veux bien être gentil, s’il te plaît ?

— Je veux bien être gentil, dit-il, en lui caressant la tête.

— Je te jure que tu ne le regretteras pas. »

Ce furent ses paroles exactes, d’après le souvenir navré de l’autobiographe.

Mais voilà autre chose dont l’autobiographe se souvient très vivement : la violence avec laquelle Walter lui saisit ensuite les épaules et la fit rouler sur le dos avant de se pencher au-dessus d’elle et de se presser entre ses jambes, avec une expression totalement nouvelle sur le visage. Une expression de rage, et soudain ce fut tout à fait lui. Comme des rideaux qui s’ouvrent brusquement sur quelque chose de beau et de viril.

« Ça n’a rien à voir avec toi, dit-il. Tu comprends ? J’aime tout chez toi. Chaque centimètre de toi. Chaque centimètre, je te dis. Dès la minute où je t’ai vue. Tu comprends ça ?

— Oui, dit-elle, je veux dire, merci. Je m’en étais plus ou moins aperçue, mais c’est vraiment bon à entendre. »

Mais il n’en avait pas terminé.

« Est-ce que tu comprends que j’ai un… un… »

Il cherchait ses mots.

« Un problème. Avec Richard. J’ai un problème.

— Quel problème ?

— Je n’ai pas confiance en lui. Je l’aime, mais je n’ai pas confiance en lui.

— Mais mon Dieu, dit Patty, tu devrais vraiment avoir confiance en lui. De toute évidence il tient à toi. Il est incroyablement protecteur avec toi.

— Pas toujours.

— En tout cas il l’a été quand il était avec moi. Tu te rends compte combien il t’admire ? »

Walter baissa les yeux sur elle d’un air furieux.

« Alors, pourquoi tu es partie avec lui ? Pourquoi il était à Chicago avec toi ? Pourquoi, bordel ! Je ne comprends pas ! »

En l’entendant dire « bordel » et en voyant comme il avait l’air horrifié par sa propre colère, elle se remit à pleurer.

« Mon Dieu, je t’en prie, mon Dieu, je t’en prie, dit-elle. Je suis ici, d’accord ? Je suis ici pour toi ! Et rien ne s’est passé à Chicago. Vraiment rien. »

Elle l’attira plus près d’elle, en lui enserrant les hanches. Mais au lieu de lui toucher les seins ou de lui retirer son jean comme Richard l’aurait sans doute fait, il se releva et se mit à arpenter la chambre 21.

« Je ne suis pas sûr que ça soit bien, tout ça, dit-il. Parce que tu sais, je ne suis pas idiot. J’ai des yeux et des oreilles, je ne suis pas idiot. Je ne sais vraiment pas quoi faire, là, tout de suite. » C’était un soulagement d’entendre qu’il n’était pas idiot, au sujet de Richard, mais elle avait l’impression d’avoir épuisé tous les moyens de le rassurer. Elle resta simplement allongée sur le lit, en écoutant la pluie tomber sur le toit, consciente qu’elle aurait pu éviter toute cette scène en ne montant jamais dans la voiture avec Richard ; consciente qu’elle méritait un certain châtiment. Et pourtant, il était difficile de ne pas imaginer une meilleure issue. Tout cela était un véritable avant-goût des scènes de fin de nuit dans les années à venir. La belle fureur de Walter qui s’épuisait pendant qu’elle pleurait, pendant qu’il la punissait puis s’excusait de la punir, en disant qu’ils étaient tous les deux exténués et qu’il était très tard, ce qui était réellement le cas : si tard qu’il était déjà tôt. « Je vais prendre un bain », finit-elle par dire.

Il était assis sur l’autre lit, le visage dans les mains.

« Je suis désolé, dit-il. Vraiment, ça n’a rien à voir avec toi. – Tu sais quoi, en fait ? Ce n’est pas exactement ce que j’ai envie d’entendre.

— Désolé. Crois-le ou pas, c’est gentil quand je dis ça.

— Et “désolé” n’est pas non plus en très bonne place sur ma liste, à ce stade. »

Sans lever le visage de ses mains, il lui demanda si elle avait besoin d’aide pour son bain.

« Non, ça va », dit-elle, même si c’était toute une affaire de se baigner avec son genou bandé et appareillé maintenu hors de l’eau.

Lorsqu’elle émergea de la salle de bains en pyjama, une demi-heure plus tard, Walter sembla ne pas avoir bougé d’un pouce. Elle se posta devant lui, baissa les yeux sur ses mèches claires et ses épaules étroites.

« Écoute-moi, Walter, dit-elle, je peux très bien partir demain matin, si tu veux. Mais il faut que je dorme, maintenant. Tu devrais aller au lit, toi aussi. »

Il hocha la tête.

« Je regrette d’être allée à Chicago avec Richard. C’était mon idée, pas la sienne. C’est à moi que tu dois le reprocher, pas à lui. Mais là, tout de suite, tu me fais me sentir vraiment comme une merde. »

Il hocha la tête et se leva.

« Tu m’embrasses pour me dire bonne nuit ? » dit-elle.

Il le fit, et ce fut bien mieux que de se battre, tellement mieux que très vite ils se retrouvèrent tous les deux sous les couvertures et éteignirent la lampe. La lumière du jour filtrait autour des rideaux – en mai l’aube venait tôt dans le nord de l’État.

« Je ne sais pratiquement rien question sexe, confessa Walter.

— Eh bien, dit-elle, ce n’est pas très compliqué. »

C’est ainsi que commencèrent les années les plus heureuses de leur vie. Pour Walter, surtout, ce fut une période vertigineuse. Il prit possession de la fille qu’il désirait, de la fille qui aurait pu aller avec Richard mais qui l’avait choisi, lui, et puis, trois jours plus tard, à l’hôpital luthérien, le combat de toute une vie contre son père prit fin avec la mort de ce dernier. (Un père ne peut pas être plus vaincu que lorsqu’il est mort.) Ce matin-là, Patty était à l’hôpital avec Walter et Dorothy, elle fut émue par leurs larmes, au point de pleurer un peu aussi, et elle eut l’impression, tandis qu’ils roulaient vers le motel presque en silence, d’être déjà pratiquement mariée.

Dorothy alla se reposer à l’intérieur et, sur le parking du motel, Patty regarda Walter faire quelque chose d’étrange. Il piqua un sprint d’un bout à l’autre du parking, tout en sautant, rebondissant sur la pointe des pieds avant de repartir en courant. C’était un matin glorieusement clair, avec une brise du nord forte et régulière, et les pins longeant le ruisseau murmuraient littéralement. Après un de ses sprints, Walter sauta une ou deux fois puis s’éloigna de Patty et se mit à courir sur la Route 73, bien au-delà du virage, et il disparut pendant une heure.

Le lendemain après-midi, dans la chambre 21, en plein jour, avec les fenêtres ouvertes et les rideaux pâlis qui se gonflaient, ils rirent, pleurèrent et baisèrent avec une joie dont la gravité et l’innocence désolent franchement l’autobiographe quand elle y repense, ils pleurèrent encore et baisèrent encore puis restèrent allongés côte à côte, le corps en sueur et le cœur débordant, pour écouter les soupirs des pins. Patty avait l’impression d’avoir pris une drogue puissante qui ne se dissipait pas, ou bien d’être plongée dans un rêve incroyablement réel dont elle ne s’éveillait pas, sauf qu’elle était tout à fait consciente, seconde après seconde, qu’il ne s’agissait ni d’une drogue ni d’un rêve, mais que c’était juste sa vie, une vie qui n’avait qu’un présent et pas de passé, une histoire d’amour qui ne ressemblait à aucune histoire d’amour qu’elle aurait pu imaginer. À cause de la chambre 21 ! Comment aurait-elle pu imaginer la chambre 21 ? C’était une pièce si soignée et démodée, et Walter était une personne si soignée et démodée. En plus, elle avait vingt et un ans et sentait ses vingt et une années dans le vent jeune, propre et fort qui soufflait du Canada. Son petit goût d’éternité à elle.

Plus de quatre cents personnes vinrent à l’enterrement du père de Walter. Pour Gene, bien qu’elle ne l’eût même pas connu, Patty fut fière de cette énorme affluence. (Mourir tôt aide, si vous voulez un grand enterrement.) Gene avait été un gars chaleureux qui aimait bien pêcher, chasser et traîner avec ses potes, des vétérans pour la plupart, et qui avait eu le malheur d’être alcoolique, d’avoir peu d’instruction et d’avoir épousé une personne qui avait investi tous ses espoirs, ses rêves et le meilleur de son amour sur son fils cadet, plutôt que sur lui. Walter n’allait jamais pardonner à Gene d’avoir fait travailler Dorothy si dur au motel, mais franchement, de l’avis de l’autobiographe, même si Dorothy était incroyablement douce, elle était également du genre martyr. La réception qui suivit l’enterrement, dans une salle paroissiale luthérienne, constitua le cours d’immersion totale de Patty dans la famille élargie de Walter, un festival de gros gâteaux type kouglof et de détermination à voir le bon côté des choses. Les cinq frères et sœurs vivants de Dorothy étaient tous là, tout comme le frère aîné de Walter, récemment sorti de prison, avec sa (première) femme à la beauté vulgaire et leurs deux petits enfants, ainsi que le plus jeune frère taciturne dans son uniforme de l’armée. La seule personne importante à ne pas être là, en fait, était Richard.

Walter l’avait appelé pour lui annoncer la nouvelle, bien sûr, même si cela aussi avait été compliqué, dans la mesure où il fallait d’abord pister Herrera, le bassiste toujours en vadrouille de Richard, dans Minneapolis. Richard venait juste d’arriver à Hoboken, dans le New Jersey. Il présenta ses condoléances à Walter par téléphone, avant d’ajouter qu’il était fauché comme les blés et désolé de ne pouvoir venir à l’enterrement. Walter lui certifia que cela n’était pas grave du tout, avant de lui en tenir rigueur pendant des années, ce qui n’était pas tout à fait juste, dans la mesure où Walter était déjà secrètement furieux contre Richard et ne voulait même pas le voir à l’enterrement. Mais Patty se garda bien de souligner ce point.

Lorsqu’ils firent leur voyage à New York, un an plus tard, elle suggéra à Walter de contacter Richard et de passer un après-midi avec lui, mais Walter fit remarquer qu’il avait appelé deux fois Richard ces derniers mois, alors que Richard n’avait jamais pris la peine de décrocher son téléphone. Patty lui dit, « Mais c’est ton meilleur ami », et Walter dit, « Non, c’est toi, ma meilleure amie », et Patty dit, « Oui, mais c’est lui ton meilleur ami garçon, et tu devrais le contacter ». Mais Walter tint bon et dit que cela avait toujours été comme ça – qu’il s’était toujours davantage senti comme le poursuivant plutôt que comme le poursuivi, qu’il y avait une sorte de corde raide entre eux, une compétition pour ne pas être le premier à ciller et à se montrer en demande – et il en avait marre de ça. Il dit que ce n’était pas la première fois que Richard disparaissait ainsi. S’il voulait qu’ils soient toujours amis, ajouta Walter, alors peut-être, pour une fois, qu’il pouvait se donner la peine d’appeler. Patty soupçonna que Richard se sentait morveux à propos de l’épisode de Chicago et ne souhaitait pas s’imposer dans le bonheur conjugal de Walter, c’était donc peut-être à Walter de l’assurer qu’il était toujours le bienvenu – mais elle savait bien, une fois encore, qu’il valait mieux ne pas insister.

Là où Eliza imaginait une histoire gay entre Walter et Richard, l’autobiographe voit plutôt maintenant une affaire fraternelle. Une fois que Walter était devenu trop grand pour que son frère ainé s’assoie sur lui et lui bourre la tête de coups de poing et pour, à son tour, s’asseoir sur son petit frère et lui bourrer la tête de coups de poing, il n’y avait plus de compétition satisfaisante pour lui dans sa propre famille. Il avait besoin d’un autre frère à aimer, à haïr, et avec lequel rivaliser. Et la question qui ne cessait de torturer Walter, de l’avis de l’autobiographe, était de savoir si Richard était le petit frère ou le grand frère, le foireux ou le héros, l’ami adoré blessé ou le dangereux rival.

Comme avec Patty, Walter prétendait avoir aimé Richard dès qu’il l’avait rencontré. Cette rencontre avait eu lieu le premier soir que Walter avait passé à Macalester, après que son père l’eut déposé et se fut dépêché de rentrer à Hibbing, où le Canadian Club l’appelait de son bar. Walter avait envoyé à Richard une gentille lettre durant l’été, à une adresse donnée par le bureau de logement, mais Richard n’avait pas répondu. Sur l’un des lits de leur chambre se trouvait un étui à guitare, une boîte en carton et un sac de paquetage. Walter ne vit le propriétaire de ces bagages minimalistes qu’après le dîner, lors d’une réunion de la résidence universitaire. Plus tard, il allait décrire ce moment à Patty bien des fois : debout dans un coin, isolé de tous les autres, il y avait ce garçon dont il ne pouvait détacher son regard, un très grand type plein d’acné avec une grosse tignasse noire toute bouclée et un tee-shirt Iggy Pop, qui ne ressemblait en rien aux autres étudiants de première année, qui ne riait pas, qui ne souriait même pas poliment au baratin blagueur de leur responsable de dortoir. Walter éprouvait quant à lui une grande compassion pour les gens qui essayaient d’être drôles et il riait très fort pour les remercier de leurs efforts, et pourtant il sut tout de suite qu’il voulait être ami avec ce grand type pas souriant. Il espéra qu’il s’agissait de son camarade de chambre, et ce fut le cas.

Bizarrement, Richard l’aima bien. Par hasard, Walter venait de la ville où Bob Dylan avait grandi et tout commença comme ça. Dans leur chambre, après la réunion, Richard le bombarda de questions sur Hibbing, et comment c’était là-bas et si Walter avait personnellement connu un ou plusieurs Zimmerman. Walter expliqua que le motel se trouvait à quelques kilomètres de la ville, mais le motel en soi impressionnait Richard, tout comme le fait que Walter était un étudiant avec une bourse complète et un père alcoolique. Richard dit qu’il n’avait pas répondu à Walter parce que son père était mort d’un cancer du poumon cinq semaines plus tôt. Il déclara que puisque Bob Dylan était un magnifique connard, le genre de beau et parfait connard qui donnait envie à un jeune musicien de devenir lui-même un magnifique connard, il avait toujours imaginé que Hibbing était un nid à connards. Walter aux joues si douces, assis dans cette chambre d’étudiants, écoutant avec passion son nouveau camarade de chambre et voulant absolument l’impressionner, était la réfutation vivante de cette théorie.

Déjà, dès cette première soirée, Richard avait fait des commentaires sur les filles, que Walter n’avait jamais oubliés. Il dit qu’il était impressionné par le pourcentage catastrophique de nanas en surcharge pondérale qu’on trouvait à Macalester. Il dit qu’il avait passé l’après-midi à arpenter les rues environnantes, en essayant de deviner où pouvaient tramer les nanas un peu branchées de la ville. Il dit qu’il avait été étonné du nombre de gens qui lui avaient souri et dit bonjour. Même les jolies nanas avaient souri et dit bonjour. C’était aussi comme ça, à Hibbing ? Il dit qu’à l’enterrement de son père, il avait fait la connaissance d’une cousine très chaude qui malheureusement n’avait que treize ans et lui envoyait maintenant des lettres sur ses aventures masturbatoires. Même si Walter n’eut jamais besoin qu’on le pousse beaucoup en matière de sollicitude envers les femmes, l’autobiographe ne peut s’empêcher de penser au caractère polarisant de la rivalité fraternelle, et de se demander si l’obsession de Richard de se taper des filles n’aurait pas pu donner à Walter une raison de plus de ne pas lutter sur ce terrain particulier.

Un fait important : Richard n’avait aucune relation avec sa mère. Elle n’était même pas venue à l’enterrement de son père. D’après le récit fait par Richard à Patty (bien plus tard), la mère était une personne instable qui avait fini par devenir une folle de Dieu, mais pas avant d’avoir pourri la vie du type qui l’avait mise enceinte à dix-neuf ans. Le père de Richard avait été saxophoniste et avait vécu la vie d’artiste à Greenwich Village. La mère était une grande fille de bonne famille WASP, une rebelle qui se contrôlait mal. Après quatre années mouvementées de boisson et d’infidélité chronique, elle planta Mr. Katz en lui laissant le soin d’élever leur fils (d’abord dans le Village, puis à Yonkers) pour partir en Californie où elle rencontra Jésus et mit au monde quatre autres enfants. Mr. Katz cessa de jouer de la musique mais malheureusement pas de boire. Il finit par travailler pour les services postaux et ne se remaria jamais, et l’on peut dire avec certitude que les différentes, et jeunes, petites amies qu’il eut avant que l’alcool ne le détruise ne firent pas grand-chose pour apporter la présence maternelle stabilisante dont Richard avait besoin. L’une d’elles dévalisa leur appartement avant de disparaître ; une autre débarrassa Richard de sa virginité pendant qu’elle le gardait. Peu après cet épisode, Mr. Katz envoya Richard passer l’été chez sa belle-famille, mais il ne tint pas une semaine avec eux. Lors de sa première journée en Californie, toute la tribu se rassembla autour de lui et joignit les mains pour remercier Dieu de son arrivée sain et sauf, et apparemment les choses devinrent de plus en plus dingues à partir de là.

Les parents de Walter, qui ne pratiquaient leur religion que de manière sociale, ouvrirent leur maison au grand orphelin. Dorothy s’était particulièrement attachée à Richard – il est possible qu’elle ait éprouvé un petit truc timide à la Dorothy pour lui – et l’encouragea à passer ses vacances à Hibbing. Richard n’avait pas besoin de se faire beaucoup prier, dans la mesure où il n’avait nulle part où aller. Il ravit Gene en montrant de l’intérêt pour les armes à feu et, plus généralement, en n’étant pas le genre de personne prout-prout avec laquelle Gene craignait que Walter se lie d’amitié, et il impressionna Dorothy en l’aidant dans ses tâches. Comme cela a déjà été évoqué, Richard avait un fort (quoique extrêmement occasionnel) désir d’être une bonne personne, et il faisait montre d’une politesse scrupuleuse envers les gens comme Dorothy qu’il considérait comme Bons. Ses manières envers elle, comme lorsqu’il lui posait des questions sur un plat mijoté qu’elle avait concocté, lui demandant où elle avait trouvé la recette et où on pouvait apprendre à se nourrir de façon équilibrée, paraissaient fausses et condescendantes à Walter, dans la mesure où les chances pour que Richard aille vraiment un jour faire des courses afin de préparer lui-même un plat mijoté étaient nulles, et dans la mesure aussi où Richard retrouvait son habituelle dureté dès que Dorothy quittait la pièce. Mais Walter était en compétition avec lui, et bien qu’il n’ait peut-être pas excellé à emballer des nanas un peu branchées de la ville, lorsqu’il s’agissait d’écouter les femmes avec une attention sincère, il était réellement sur son terrain, et il le défendait farouchement. L’autobiographe se juge donc plus fiable que Walter pour juger de l’authenticité du respect de Richard pour la bonté.

Ce qui était sans conteste admirable chez Richard, c’était son désir de s’améliorer et de combler le vide créé par le manque parental. Il avait survécu à son enfance en jouant de la musique, en lisant des livres correspondant à ses choix tout à fait personnels, et une partie de ce qui l’attirait en Walter était l’intelligence et l’éthique de travail de ce dernier. Richard avait beaucoup lu dans certains domaines (l’existentialisme français, la littérature d’Amérique latine), mais il n’avait aucune méthode, aucun système, et il était réellement très impressionné par la cohérence intellectuelle de Walter. Bien qu’il respectât assez Walter pour ne jamais le traiter avec l’hyperpolitesse qu’il réservait à ceux qu’il considérait comme Bons, il adorait entendre les idées de Walter et le poussait à développer ses convictions politiques inhabituelles.

L’autobiographe soupçonne qu’il y avait également un avantage compétitif pervers pour Richard dans le lien d’amitié qu’il entretenait avec un jeune pas très cool venu du nord rural de l’État. C’était une façon de se positionner différemment des gars dans le coup de Macalester, issus de milieux plus privilégiés. Richard méprisait ces gens-là (les filles aussi, ce qui n’excluait pourtant pas le fait de les baiser si l’occasion se présentait) avec la même intensité que les gens dans le coup méprisaient les types comme Walter. Le documentaire sur Bob Dylan, Don’t Look Back, fut tellement important pour Richard comme pour Walter que Patty finit par le louer et le regarda avec Walter, un soir quand les enfants étaient petits, afin de voir la célèbre scène dans laquelle Dylan éclipsait et humiliait le chanteur Donovan lors d’une fête pour gens très cool, à Londres, uniquement pour le plaisir de se comporter en grand trou du cul. Même si Walter était désolé pour Donovan – il culpabilisait de ne pas vouloir ressembler davantage à Dylan, et moins à Donovan – Patty trouva la scène épatante. La nudité époustouflante de l’esprit de compétition de Dylan ! Voilà les sentiments de Patty : regardons les choses en face, la victoire est toujours très douce. Cette scène l’aida à comprendre pourquoi Richard avait préféré passer du temps en compagnie d’un Walter si peu musicien, plutôt qu’avec les gars dans le coup.

Sur le plan intellectuel, Walter était incontestablement le grand frère et Richard le disciple. Et pourtant, pour Richard, être intelligent, tout comme être bon, n’était qu’une attraction mineure au sein de la grande compétition. C’était exactement ce que Walter avait en tête quand il disait qu’il n’avait pas confiance en son ami. Il ne put jamais se débarrasser de l’idée que Richard lui cachait des choses ; qu’il y avait en lui un côté sombre qui s’élançait toujours dans la nuit pour entreprendre des quêtes qu’il n’admettrait jamais ; qu’il était heureux d’être l’ami de Walter tant qu’il était le dominant. Richard n’était plus du tout fiable dès qu’une fille entrait dans le tableau, et Walter en voulait à ces filles d’être même provisoirement encore plus irrésistibles que lui. Richard quant à lui ne voyait jamais les choses de cette façon, parce qu’il se lassait des filles très rapidement et finissait toujours par les virer ; il revenait ensuite vers Walter, dont il ne se lassait pas. Mais aux yeux de Walter, cela paraissait déloyal de la part de son ami de dépenser autant d’énergie à pourchasser des gens qu’il n’aimait même pas. Du coup, Walter se sentait faible et petit d’être toujours disponible pour Richard quand il revenait vers lui. Il était torturé par le soupçon d’aimer plus Richard que Richard ne l’aimait, d’en faire plus que Richard pour que leur amitié tienne.

La première grande crise survint alors qu’ils étaient en troisième année, deux ans avant que Patty fasse leur connaissance, quand Walter s’enticha de la maléfique étudiante de deuxième année qui s’appelait Nomi. À entendre Richard raconter l’histoire (comme Patty l’entendit un jour) la situation était claire : son ami sexuellement naïf était exploité par une femme sans intérêt qui ne l’aimait pas, et Richard finit par prendre sur lui de révéler à Walter le peu de valeur de la créature. D’après Richard, la fille ne méritait pas qu’on se batte pour elle, c’était juste un moustique qu’il fallait écraser d’une claque. Mais Walter ne voyait pas du tout les choses de cette façon. Il fut si en colère contre Richard qu’il refusa de lui parler pendant des semaines. Ils partageaient alors un appartement de deux chambres comme ceux qui sont réservés aux étudiants de dernière année, et chaque soir, quand Richard traversait la chambre de Walter pour gagner la sienne, plus indépendante, il s’arrêtait pour se lancer dans un monologue qu’un observateur impartial aurait sans doute trouvé amusant.

Richard : « Tu ne me parles toujours pas. C’est remarquable. Combien de temps ça va durer ? »

Walter : silence.

Richard : « Si tu ne veux pas que je m’installe pour te regarder lire, tu n’as qu’un mot à dire. »

Walter : silence.

Richard : « Intéressant, ce livre ? Tu n’as pas l’air de beaucoup tourner les pages. »

Walter : silence.

Richard : « Tu sais ce que tu fais ? Tu fais comme les filles. Les filles, elles font ça. C’est de la connerie, Walter. Et ça commence à me faire chier. »

Walter : silence.

Richard : « Si tu attends que je te présente des excuses, tu peux courir. Je te le dis tout de suite ; je suis désolé si tu souffres, mais j’ai ma conscience pour moi. »

Walter : silence.

Richard : « Tu comprends, j’espère, que tu es la seule raison pour laquelle je suis encore ici. Si tu m’avais demandé il y a quatre ans quelles sont les chances pour que je termine la fac, j’aurais dit faibles à nulles. »

Walter : silence.

Richard : « Sérieusement, je suis un peu déçu. »

Walter : silence.

Richard : « OK. Et puis merde ! Fais la fille. Je m’en fous. »

Walter : silence.

Richard : « Bon, si j’avais un problème de drogue et que tu avais jeté ma came, je serais furieux contre toi, mais je comprendrais aussi que tu essayais de m’aider. »

Walter : silence.

Richard : « D’accord… l’analogie n’est pas parfaite, dans le sens où, en réalité, pour ainsi dire, j’ai consommé la came au lieu de la jeter. Mais si tu étais la proie d’une addiction invalidante, alors que je me contentais de faire ça pour le plaisir, en suivant la théorie que c’est une honte de jeter de la bonne came… »

Walter : silence.

Richard : « D’accord, c’est une analogie stupide. »

Walter : silence.

Richard : « C’était drôle. Ça devrait te faire rire. »

Walter : silence.

C’est en tout cas ce qu’imagine l’autobiographe, en se fondant sur les témoignages des deux camps. Walter maintint son silence jusqu’aux vacances de Pâques, quand il rentra seul chez lui et que Dorothy réussit à lui soutirer la raison pour laquelle il n’avait pas amené Richard. « Il faut que tu prennes les gens comme ils sont, lui dit Dorothy. Richard est un bon ami, et tu devrais lui être loyal. » (Dorothy était très forte, côté loyauté – ce qui donnait un certain sens à sa vie par ailleurs pas si agréable que ça –, et Patty entendit souvent Walter citer cette admonestation ; il semblait lui prêter l’importance d’une parole d’Évangile.) Il fit remarquer que Richard lui-même avait été extrêmement déloyal en volant une fille qui était importante pour Walter, mais Dorothy, peut-être sous le charme katzien, dit qu’elle ne pensait pas que Richard avait fait ça exprès pour lui faire du mal. « C’est bon d’avoir des amis dans la vie, dit-elle. Si tu veux avoir des amis, il faut te souvenir que personne n’est parfait. »

Une autre épine agaçante, toujours sur la question des filles : celles que Richard attirait étaient presque invariablement de grandes fans de musique[2], et Walter, étant le plus grand et le plus ancien fan de Richard, se retrouvait en compétition féroce avec elles. Des filles qui auraient pu se montrer amicales avec le meilleur ami d’un amant, qui en tout cas auraient pu le tolérer, trouvaient nécessaire de se montrer glaciales avec Walter, parce que les vrais fans ont toujours besoin de se sentir liés de manière exclusive à l’objet de leur adoration ; ils défendent jalousement les points de connexion, aussi minuscules ou imaginaires soient-ils, qui justifient le sentiment d’unicité. Les filles, on le comprendra, considéraient impossible d’être davantage connectées à Richard que lorsqu’elles étaient prises dans le coït avec lui, lorsqu’ils mêlaient réellement leurs fluides corporels. À leurs yeux, Walter n’était qu’un petit insecte insignifiant mais exaspérant, même si c’était bel et bien Walter qui avait branché Richard sur Anton von Webern et Benjamin Britten, même si c’était bel et bien Walter qui avait fourni à Richard une charpente politique pour ses premières chansons, les plus enragées, même si c’était bel et bien Walter que Richard aimait vraiment et sérieusement. Il était déjà pénible d’être traité avec une froideur constante par des filles sexy, mais pire encore était le soupçon de Walter – qu’il avait confessé à Patty durant les années où ils n’avaient plus eu de secrets l’un pour l’autre – qu’il n’était au fond absolument pas différent de toutes ces filles : lui aussi était une sorte de parasite de Richard, qui voulait se sentir mieux, plus cool, grâce à un lien unique avec lui. Et, pire que tout, il soupçonnait que Richard savait ça, ce qui le rendait encore plus solitaire, encore plus prudent.

La situation fut tout spécialement toxique avec Eliza, qui ne se contentait pas d’ignorer Walter, mais qui faisait son possible pour qu’il se sente mal. Comment, se demandait Walter, Richard pouvait-il continuer à coucher avec une fille qui était aussi délibérément mauvaise avec son meilleur ami ? Walter était alors assez adulte pour ne plus sombrer dans le mutisme, mais il cessa néanmoins de préparer des repas pour Richard, et il continua d’aller aux concerts de Richard uniquement pour montrer sa désapprobation face à Eliza et, plus tard, pour tenter de faire honte à Richard et qu’il cesse ainsi de consommer la coke qu’elle lui apportait continuellement. Bien sûr, il était tout à fait impossible de faire honte à Richard pour qu’il modifie sa conduite dans un domaine ou un autre. Ni alors, ni plus tard.

Les détails de leurs conversations sur Patty sont, malheureusement, inconnus, mais l’autobiographe se plaît à penser qu’elles ne ressemblaient en rien à leurs conversations sur Nomi ou Eliza. Il est possible que Richard ait suggéré à Walter de se montrer plus décidé avec elle, et que Walter ait répondu une bêtise quelconque sur le fait qu’elle avait été violée, ou qu’elle avait des cannes, mais peu de choses sont plus difficiles à imaginer que les conversations des autres sur vous-même. Ce que Richard éprouvait pour elle dans son for intérieur devint un jour plus clair aux yeux de Patty – l’autobiographe y arrive, même si elle y arrive plutôt lentement. Pour l’heure, il est suffisant de noter qu’il s’en est allé à New York et qu’il y est resté, et que pendant un certain nombre d’années Walter a été si occupé à la construction de sa vie avec Patty que Richard sembla même à peine lui manquer.

Ce qui se passait, c’est que Richard devenait de plus en plus Richard et Walter de plus en plus Walter. Richard s’installa à Jersey City, décida qu’il était finalement inoffensif d’expérimenter l’alcoolisme mondain, et ensuite, après une période qu’il décrivit plus tard comme « plutôt dissolue », il décida que non, ce n’était pas si inoffensif que ça après tout. Tant qu’il avait vécu avec Walter, il avait évité l’alcool qui avait détruit son père, n’avait pris de la coke que lorsque les autres l’achetaient, et il avait régulièrement avancé dans sa musique. Une fois seul, il fut une épave durant un certain temps. Il leur fallut, à lui et à Herrera, trois ans pour reformer les Traumatics, avec Molly Tremain, une jolie blonde un peu dérangée qui chantait avec lui, et sortir leur premier album, Greetings from the Bottom of the Mine Shaft, produit par le plus petit des plus petits labels. Walter alla voir jouer le groupe à l’Entry lorsqu’ils passèrent à Minneapolis, mais il fut de retour à la maison, auprès de Patty et du bébé Jessica, chargé de six exemplaires de l’album, à vingt-deux heures trente. Richard s’était trouvé un boulot alimentaire, il fabriquait des decks sur des toits d’immeubles pour le genre de bobos du Lower Manhattan devenus plutôt cool à force de fréquenter des artistes et des musiciens, à savoir qu’ils ne se formalisaient pas si la journée de travail de leur ouvrier commençait à quatorze heures et se terminait quelques heures plus tard, et si par voie de conséquence il lui fallait trois semaines pour faire un travail de cinq jours. Le deuxième album du groupe, In Case You Hadn’t Noticed, ne fut pas plus remarqué que le premier, mais le troisième, Reactionary Splendor, fut produit par un label un peu moins petit et figura plusieurs fois sur les listes des dix meilleurs albums de l’année. Cette fois-là, quand Richard refit un crochet par le Minnesota, il appela à l’avance et put passer un après-midi chez Walter et Patty, avec la courtoise mais très blasée et surtout très silencieuse Molly, qui était ou pas sa petite amie, impossible de le savoir.

Cet après-midi-là – dont, étonnamment, l’autobiographe se souvient peu – fut particulièrement agréable pour Walter. Patty était mobilisée par les gosses et par ses tentatives de pousser Molly à proférer des mots polysyllabiques, mais Walter put montrer tout le travail qu’il faisait dans la maison, ainsi que les beaux et énergiques rejetons qu’il avait conçus avec Patty, regarder Richard et Molly déguster le meilleur repas de toute leur tournée, et surtout obtenir de Richard de précieuses informations sur la scène musicale alternative, des informations dont Walter allait faire bon usage dans les mois qui suivirent, achetant les disques de tous les artistes que Richard avait mentionnés, les passant en boucle tandis qu’il rénovait la maison, impressionnant les voisins et collègues mâles qui s’imaginaient dans le coup sur le plan musical, et sentant qu’il avait ainsi le meilleur des deux mondes. L’état de leur rivalité s’avéra très satisfaisant pour Walter ce jour-là. Richard était pauvre, calmé et trop mince, et la femme qui l’accompagnait était bizarre et malheureuse. Walter, maintenant incontestablement le grand frère, put se détendre et savourer le succès de Richard comme un accessoire piquant de son succès à lui, qui de surcroît le rendait plus à la mode.

À ce stade, la seule chose qui aurait pu faire replonger Walter dans ses anciens travers, quand il était torturé par son impression de perdre face à la personne qu’il aimait trop pour ne pas songer à la vaincre, aurait été une succession bizarre et pathologique d’événements. Il aurait fallu que les choses, à la maison, tournent vraiment à l’aigre. Il aurait fallu que Walter connaisse de terribles conflits avec Joey, qu’il ne parvienne pas à le comprendre et à gagner son respect, qu’il se retrouve en gros à revivre sa relation avec son propre père, il aurait aussi fallu que la carrière de Richard prenne un tour positif inattendu et tardif, et il aurait enfin fallu que Patty tombe violemment amoureuse de Richard. Quelles étaient les chances pour que tout cela se produise ?

Hélas, elles n’étaient pas nulles.

On hésite à accorder trop d’importance explicative à la sexualité, et pourtant l’autobiographe faillirait à ses devoirs si elle n’y consacrait pas un embarrassant paragraphe. La regrettable vérité est que Patty en était rapidement venue à trouver le sexe plus ou moins rasant et dénué d’intérêt – toujours la même vieille rengaine – et à ne plus s’y adonner que pour faire plaisir à Walter. Et oui, indéniablement, ne pas s’y adonner très bien. Elle semblait toujours avoir mieux à faire. Le plus souvent, elle aurait préféré dormir. Ou alors un bruit perturbant et vaguement inquiétant venait de la chambre de l’un des enfants. Ou bien elle calculait mentalement le nombre de minutes divertissantes qui resteraient d’un match de basket universitaire de la côte Ouest quand elle serait enfin autorisée à rallumer la télé. Mais même les tâches basiques comme le jardinage, le nettoyage ou les courses pouvaient paraître délicieuses et urgentes comparées à la baise, et à partir du moment où vous vous mettiez en tête que vous deviez vous détendre très rapidement et être comblée tout aussi rapidement afin de pouvoir descendre planter les impatiens qui flétrissaient dans leurs petits pots de plastique, c’était terminé. Elle tenta des raccourcis, tenta de manière préventive de satisfaire Walter avec sa bouche, tenta de lui dire qu’elle était fatiguée et qu’il n’avait qu’à y aller et prendre son plaisir sans se soucier d’elle. Mais le pauvre Walter était fait de telle façon qu’il se souciait moins de sa satisfaction personnelle que de celle de Patty, ou disons qu’il calait son plaisir sur celui de Patty, et elle ne semblait jamais parvenir à trouver une gentille façon de lui expliquer combien cela la mettait dans une position difficile, parce que, au bout du compte, cela revenait à dire à Walter qu’elle ne le désirait pas comme lui la désirait : qu’une sexualité ardente avec son compagnon était une des choses (d’accord, la chose principale) auxquelles elle avait renoncé en échange de tous les bons aspects de leur vie ensemble. Et il s’avérait que c’était là un aveu plutôt difficile à faire à l’homme que vous aimiez. Walter essaya tout ce qu’il put pour rendre les relations sexuelles plus agréables pour elle, sauf la seule chose qui aurait sans doute pu marcher, à savoir cesser de s’inquiéter de rendre ça plus agréable pour elle et se contenter de la plaquer sur la table de la cuisine et de la prendre par-derrière. Mais le Walter qui aurait pu faire ça n’aurait pas été Walter. Il était ce qu’il était, et il voulait que ce qu’il était corresponde à ce que Patty voulait. Il voulait que les choses soient mutuelles ! Et donc, l’inconvénient, quand elle le suçait, c’était qu’il voulait toujours lui rendre la politesse ensuite, ce qui la rendait incroyablement chatouilleuse. Pour finir, après des années de résistance, elle parvint à obtenir de lui qu’il cesse toute tentative. Elle se sentit terriblement coupable, mais aussi furieuse et agacée d’avoir l’impression d’être une telle ratée. La fatigue de Richard et de Molly, l’après-midi de leur visite, parut être à Patty la fatigue de ceux qui avaient baisé toute la nuit, et ce qui en dit long sur son état d’esprit à ce moment-là, sur le fait que le sexe était vraiment mort pour elle, sur la totalité de son immersion dans le rôle de mère de Joey et de Jessica, c’est qu’elle ne les envia même pas. Maintenant, la sexualité lui semblait être une distraction pour jeunes gens qui n’ont rien de mieux à faire. De toute évidence, leurs ébats ne semblaient exalter ni Richard ni Molly.

Puis les Traumatics repartirent – vers leur concert suivant, à Madison, vers la production d’autres disques aux titres ironiques qu’un certain type de critiques et environ cinq mille autres personnes dans le monde aimaient bien écouter, vers d’autres petits concerts confidentiels auxquels se rendaient des Blancs débraillés et instruits qui n’étaient plus aussi jeunes qu’avant – tandis que Patty et Walter reprirent leur vie quotidienne bien remplie, dans laquelle les trente minutes hebdomadaires de stress sexuel représentaient un inconfort chronique mais minime, un peu comme l’humidité en Floride. L’autobiographe reconnaît bien volontiers le lien possible entre ce léger inconfort et les grosses erreurs que Patty commettait en tant que mère durant ces années-là. Là où les parents d’Eliza, jadis, s’étaient trompés en étant trop absorbés l’un par l’autre et pas assez par Eliza, on peut sans doute dire que Patty a commis l’erreur inverse avec Joey. Mais il y a tant d’autres erreurs non parentales à relater dans ces pages qu’il semble tout simplement inhumain et douloureux de s’attarder en plus sur les erreurs de Patty avec Joey ; l’autobiographe craint que cela puisse l’inciter à s’allonger par terre pour ne plus jamais se relever.

Ce qui se produisit tout d’abord, c’est que Walter et Richard redevinrent de grands amis. Walter connaissait beaucoup de gens, mais la voix qu’il voulait le plus entendre sur le répondeur de son foyer était celle de Richard, lui disant des choses comme, « Yo ! Ici Jersey City. Je me demande si tu peux me rassurer sur la situation au Koweït. Appelle-moi ! » À la fois à cause de la fréquence des appels de Richard et de la manière moins distanciée avec laquelle il lui parlait maintenant – il lui disait qu’il ne connaissait personne comme Patty et lui, que tous deux étaient son lien vital avec un monde sain et plein d’espoir –, Walter finit par se convaincre que Richard l’aimait réellement et avait réellement besoin de lui, qu’il ne se contentait pas passivement d’être son ami. (Voilà le contexte dans lequel Walter, plein de reconnaissance, citait le conseil de sa mère sur la loyauté.) Chaque fois qu’une nouvelle tournée amenait les Traumatics en ville, Richard prenait le temps de passer les voir, généralement seul. Il se prit d’un intérêt particulier pour Jessica, qu’il considérait comme une Authentique Bonne Âme, coulée dans le moule de sa grand-mère, et la bombardait de questions sur ses écrivains préférés et sur son travail de bénévole à la soupe populaire locale. Même si Patty avait pu souhaiter avoir une fille qui lui ressemblât davantage, et pour laquelle la riche expérience maternelle en matière d’erreurs aurait pu être une ressource rassurante, elle était malgré tout très fière d’avoir une fille qui comprenait si bien comment marchait le monde. Elle aimait voir Jessica à travers les yeux admiratifs de Richard, et quand ce dernier sortait avec Walter, Patty se sentait en sécurité en voyant ces deux-là monter dans la voiture, le type super qu’elle avait épousé et le type sexy qu’elle n’avait pas épousé. Grâce à l’affection de Richard pour Walter, elle-même se sentait mieux avec Walter ; le charisme de Richard en quelque sorte ratifiait tout ce qu’il touchait.

Une ombre notable au tableau : la désapprobation de Walter face à la situation de Richard avec Molly Tremain. Elle avait une belle voix mais elle était dépressive voire bipolaire et elle passait beaucoup de temps seule dans son appartement du Lower East Side de Manhattan, à corriger des épreuves en free lance la nuit et à tuer le temps en dormant la journée. Molly était toujours disponible quand Richard voulait passer, et Richard affirmait qu’elle était contente d’être sa maîtresse à temps partiel, mais Walter ne pouvait chasser le soupçon que cette relation était fondée sur des malentendus. Au fil des ans, Patty arracha à Walter plusieurs aveux troublants que Richard lui avait faits en privé, dont, « Parfois je pense que le but de mon existence est de mettre mon pénis dans le plus de vagins possible », ou, « L’idée de faire l’amour avec la même personne pour le restant de mes jours, c’est comme la mort, pour moi ». Le soupçon nourri par Walter selon lequel Molly croyait en secret que Richard dépasserait ces sentiments s’avéra correct. Molly avait deux ans de plus que Richard, et quand elle décida soudain qu’elle voulait un bébé avant qu’il soit trop tard, Richard fut obligé d’expliquer pourquoi cela ne se produirait jamais. Les choses, entre eux, devinrent vite si terribles qu’il la plaqua purement et simplement et qu’elle quitta ensuite le groupe.

Il se trouvait que la mère de Molly était de longue date responsable des pages artistiques du New York Times, un fait qui peut expliquer pourquoi les Traumatics, malgré des ventes de disques dépassant péniblement quatre chiffres et moins d’une centaine de fans, avaient bénéficié de plusieurs bons articles dans le Times (« Toujours originaux, Éternellement inédits », « Courageux devant l’indifférence, les Traumatics continuent de se battre »), plus de brefs comptes rendus de chacun de leurs disques à partir de In Case You Hadn’t Noticed. Coïncidence ou pas, Insanely Happy – leur premier disque sans Molly, et, de fait, leur dernier opus – fut ignoré non seulement par le Times mais aussi par les hebdomadaires urbains gratuits qui depuis longtemps représentaient le bastion du soutien au groupe. Ce qui s’était passé, comme Richard le théorisa lors d’un dîner pris de bonne heure avec Walter et Patty quand le groupe se traîna une fois encore vers les Twin Cities, c’est qu’il avait de tout temps acheté l’attention de la presse à crédit, sans même s’en rendre compte, que la presse avait fini par conclure que connaître les Traumatics ne serait jamais nécessaire à la culture ou à la crédibilité sociale de quiconque, et qu’il n’y avait donc aucune raison de lui accorder davantage de crédit.

Patty, munie de bouchons d’oreilles, alla au concert avec Walter ce soir-là. Les Sick Chelseas, un quatuor de filles du cru chantant bien faux, à peine plus âgées que Jessica, firent la première partie des Traumatics, et Patty se surprit à essayer de deviner laquelle des quatre Richard avait tenté d’emballer backstage. Elle ne se sentait pas jalouse des filles, elle était triste pour Richard. Il finissait par devenir clair, pour elle comme pour Walter, que même s’il était un bon musicien et un bon parolier, Richard n’était pas très heureux dans la vie : il n’avait pas tout à fait blagué quand il s’était tant dénigré et avait avoué toute son admiration et son envie pour elle et Walter. Lorsque les Sick Chelseas en eurent fini, leurs amis, des gamins entre quinze et vingt ans, quittèrent le club, ne laissant derrière eux pas plus de trente fans enragés des Traumatics – blancs, mâles, débraillés et encore moins jeunes qu’avant – pour entendre les plaisanteries cyniques de Richard (« Nous voulons vous remercier, vous tous, d’être venus dans ce 400 Bar et non dans l’autre 400 Bar, plus populaire… Il semble que nous ayons fait la même erreur ») avant une joyeuse version de la chanson-titre de leur nouvel album…

 

Que de petites têtes, dans ces gros 4 × 4 !

Mes amis, vous avez l’air heureux comme des fous au volant !

Et ce magasin, ce Circuit City,

avec les 100 sourires de Kathy Lee !

Et un mur entier de Regis Philbin ! Je vous le dis

Je commence à me sentir heureux comme un fou ! HEUREUX COMME UN FOU !

 

… suivie, après, par un morceau interminable et plus typiquement désagréable, « TCBY », qui consistait avant tout en bruits de guitare évoquant des lames de rasoir et du verre brisé, sur lesquels Richard déclamait de la poésie…

Freedom
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