Les nouvelles concernant Walter Berglund ne furent pas découvertes dans un quotidien local – Patty et lui étaient partis pour Washington deux ans plus tôt et ils ne signifiaient dorénavant plus rien pour St. Paul – mais la bonne société urbaine de Ramsey Hill n’était pas loyale à sa ville au point de ne pas lire le New York Times. Selon un long article vraiment peu flatteur de ce journal, Walter avait assez gravement mis en péril sa vie professionnelle dans la capitale du pays. Ses anciens voisins eurent bien du mal à concilier les mots et expressions le qualifiant dans l’article (« arrogant », « autoritaire », « corrompu sur le plan éthique ») avec le cadre de la 3M dont ils gardaient le souvenir, généreux et souriant, au visage rougeaud, qui se rendait toujours à son travail en bicyclette, remontant Summit Avenue sous la neige de février ; il paraissait bien étrange que Walter, qui était plus vert que Greenpeace et dont les racines étaient rurales, pût maintenant avoir des ennuis pour collusion avec l’industrie du charbon et mauvais traitements envers les gens de la campagne. Mais il y avait toujours eu quelque chose de bizarre chez les Berglund.

Walter et Patty étaient les pionniers de Ramsey Hill – les premiers jeunes diplômés de l’université à acheter une maison dans Barrier Street depuis que le cœur historique de St. Paul avait commencé à connaître des jours difficiles quelque trois décennies plus tôt. Ils avaient eu cette maison victorienne pour une bouchée de pain puis s’étaient échinés pendant dix ans à la rénover. Au début, une personne extrêmement déterminée mit le feu à leur garage et fractura à deux reprises leur voiture avant qu’ils ne le fassent reconstruire. Des motards à la peau tannée par le soleil envahissaient le terrain vague qui se trouvait de l’autre côté de la ruelle pour y boire de la Schlitz et y griller des saucisses, tout en faisant rugir leurs moteurs aux petites heures de la nuit, jusqu’au moment où Patty sortait en survêtement pour leur dire, « Hé les gars, ça va comme vous voulez ? » Patty ne faisait peur à personne, mais elle avait été une athlète d’exception au lycée puis à l’université et elle possédait encore une sorte d’intrépidité sportive. Dès sa première journée passée dans le quartier, elle avait été désespérément voyante. Grande, coiffée d’une queue-de-cheval, d’une jeunesse absurde, faufilant sa poussette entre les voitures désossées, les bouteilles de bière cassées et les vieilles plaques de neige souillées de vomi, elle aurait très bien pu transporter sa journée heure par heure dans les filets suspendus à sa poussette. Derrière elle, les préparatifs, gênés par le bébé, d’une matinée de courses, elles-mêmes gênées par le bébé ; devant elle, un après-midi à écouter la radio publique, son livre de cuisine du Silver Palate, des couches en tissu, du composé à joints, de la peinture au latex ; ensuite, quelques pages du livre Goodnight Moon, et enfin, un petit verre de zinfandel. Elle était déjà totalement ce qui n’était qu’un balbutiement dans cette rue.

Durant les premières années, quand on pouvait encore conduire une Volvo 240 sans se sentir embarrassé, l’occupation générale à Ramsey Hill consistait à réapprendre certaines habitudes de vie que vos parents avaient précisément cherché à oublier en partant s’installer dans les banlieues, comme, par exemple, convaincre les flics locaux de vraiment faire leur boulot, ou bien protéger une bicyclette d’un voleur très motivé, ou encore chasser un ivrogne ayant choisi de s’affaler sur vos meubles de jardin, encourager des chats errants à aller chier dans le bac à sable des enfants d’un voisin, ou bien sûr savoir évaluer si une école publique craignait déjà trop pour qu’on se donne la peine de chercher à l’améliorer.

Il y avait également des questions plus contemporaines, comme, et ces couches en tissu ? Ça valait le coup de se compliquer la vie ? Et aussi, était-il vrai que l’on pouvait toujours se faire livrer son lait dans des bouteilles de verre ? Les scouts, politiquement, c’était correct ? Le boulgour était-il un aliment vraiment nécessaire ? fallait-il recycler les piles ? Comment répondre quand une personne de couleur démunie vous accusait de détruire son quartier ? Était-il vrai que le vernis des bonnes vieilles assiettes en porcelaine Fiestaware contenait une quantité de plomb dangereuse ? Quel degré de sophistication devait avoir un filtre à eau de cuisine ? Est-ce qu’il arrivait parfois à votre 240 de ne pas passer la surmultipliée quand vous pressiez le bouton ? Que valait-il mieux, donner de la nourriture aux mendiants, ou rien du tout ? Était-il possible d’élever des enfants brillants, confiants et heureux comme jamais, tout en travaillant à plein temps ? Pouvait-on moudre les grains de café la veille de leur utilisation, ou fallait-il le faire le matin même ? Existait-il une seule personne, dans toute l’histoire de St. Paul, qui avait connu une expérience positive avec un couvreur ? Et où trouver un bon mécano spécialiste des Volvo ? Votre 240, est-ce qu’elle avait aussi un problème, avec le câble de frein à main qui se bloquait ? Et ce bouton, sur le tableau de bord, signalé de manière fort énigmatique, qui faisait un petit clic suédois très satisfaisant mais qui semblait toutefois n’être relié à rien : c’était quoi, ça ?

Pour toutes ces questions, Patty Berglund était la personne à consulter, la diffuseuse rayonnante du pollen socioculturel, une affable abeille. Elle était l’une des rares mères au foyer de Ramsey Hill et était bien connue pour refuser obstinément de dire du bien d’elle-même comme du mal d’autrui. Elle disait qu’elle s’attendait à être un jour « décapitée » par une des fenêtres à guillotine dont elle avait remplacé les mécanismes de sécurité. Ses enfants se mouraient « sans doute » de trichinose, après avoir consommé du porc qu’elle n’avait pas fait assez cuire. Elle se demandait si son « accoutumance » aux vapeurs de décapants à peinture pouvait avoir quelque chose à voir avec le fait qu’elle ne lisait « jamais » plus le moindre livre. Elle avouait qu’elle « n’avait plus le droit » de mettre du fertilisant sur les fleurs de Walter après ce qui s’était passé « la dernière fois ». Il y en avait bien certains qui n’appréciaient pas vraiment sa façon de toujours se dénigrer – qui y détectaient une sorte de condescendance, comme si Patty, en exagérant ses petits défauts, tentait de manière trop ostensible de ménager les susceptibilités de maîtresses de maison moins accomplies. Mais la plupart des gens jugeaient son humilité sincère ou du moins amusante, en tout cas il était difficile de résister à une femme que vos enfants adoraient, qui se souvenait non seulement de leurs anniversaires mais également des vôtres et qui apparaissait à votre porte chargée d’un plat de cookies, d’une carte ou de quelques brins de muguet plongés dans un petit vase déniché dans un dépôt-vente, qu’elle vous disait de ne pas vous soucier de lui rendre.

Tout le monde savait que Patty avait grandi dans l’Est, dans une banlieue de New York, qu’elle avait été une des premières femmes à recevoir une bourse prenant en charge la totalité de ses études pour aller jouer au basket-ball dans le Minnesota, où, durant sa deuxième année d’études, selon une plaque accrochée sur un mur du bureau de Walter, elle avait été élue deuxième meilleure joueuse du pays à son poste. Chose étrange chez Patty, étant donné son sens très prononcé de la famille, elle ne semblait pas avoir de liens vraiment perceptibles avec ses racines. Des saisons entières s’écoulaient sans qu’elle ne fît un pas hors de St. Paul, et on ne savait pas trop si des visiteurs venus de l’Est, pas même ses parents, étaient jamais venus leur rendre visite. Si vous l’interrogiez sans détour sur ses parents, elle vous répondait qu’ils faisaient tous les deux beaucoup de bonnes choses pour beaucoup de gens, que son père avait un cabinet d’avocats à White Plains, que sa mère était dans la politique, oui, c’était une représentante de l’État de New York. Elle hochait ensuite la tête avec beaucoup de conviction, en déclarant, « Voilà, voilà ce qu’ils font dans la vie », comme si le sujet était ainsi épuisé.

On aurait pu inventer un jeu qui aurait consisté à pousser Patty à dire que quelqu’un se comportait « mal ». Lorsqu’on lui avait appris que Seth et Merrie Paulsen organisaient une grande fête d’Halloween pour leurs jumeaux et qu’ils avaient délibérément invité tous les gosses de la rue sauf Connie Monaghan, Patty s’était contentée de répondre que c’était vraiment très « étrange ». Quand elle croisa ensuite les Paulsen dans la rue, ils lui expliquèrent qu’ils avaient essayé absolument tout l’été de convaincre Carol, la mère de Connie Monaghan, de cesser de balancer ses mégots de la fenêtre de sa chambre dans la petite pataugeoire des jumeaux. « C’est vraiment étrange », avait acquiescé Patty, en secouant la tête, « mais, tout de même, ce n’est pas la faute de Connie. » Les Paulsen, cependant, ne pouvaient s’accommoder d’un adjectif comme « étrange ». Ils voulaient du « sociopathe », ils voulaient du « passif-agressif », ils voulaient du « mauvais ». Ils voulaient que Patty choisisse une de ces épithètes et qu’avec eux elle l’applique à Carol Monaghan, mais Patty fut incapable d’aller plus loin qu’« étrange » et en conséquence les Paulsen refusèrent d’ajouter Connie à leur liste d’invités. Une injustice qui mit Patty suffisamment en colère pour que, le jour de la fête, elle emmène ses propres enfants, plus Connie et un camarade de classe, jusqu’à une ferme spécialisée dans la culture des citrouilles, mais le pire qu’elle ait alors pu dire sur les Paulsen, c’était que leur méchanceté vis-à-vis d’une fillette de sept ans était réellement très étrange.

Carol était la seule autre mère de Barrier Street à vivre dans le coin depuis aussi longtemps que Patty. Elle était arrivée à Ramsey Hill dans le cadre d’un programme d’échange, pourrait-on dire : elle avait été la secrétaire de quelqu’un de très haut placé dans le comté de Hennepin qui l’avait chassée de son district après l’avoir mise enceinte. Dans les Twin Cities, à la fin des années soixante-dix, il n’y avait plus tant de juridictions que ça où le fait d’employer la mère de votre enfant illégitime était encore considéré comme allant de pair avec une forme de gouvernance saine. Carol devint alors une de ces employées peu scrupuleuses du bureau des permis de la ville, enclines à prendre des pauses, tandis qu’une personne ayant des connexions tout aussi fortes à St. Paul fut engagée à sa place de l’autre côté du fleuve. La maison en location de Barrier Street, près des Berglund, avait sans doute été incluse dans le marché ; il était sinon difficile de comprendre pourquoi Carol aurait accepté de vivre dans ce qui était encore au fond un quartier misérable. Une fois par semaine, en été, un jeune homme au regard vide, vêtu d’une combinaison du Service des espaces verts, arrivait à la fin de la journée dans un 4 × 4 banalisé et lui tondait sa pelouse ; en hiver, le même jeune type réapparaissait pour dégager à la souffleuse la neige qui recouvrait son allée.

Vers la fin des années quatre-vingt, Carol se trouva être la dernière habitante non bobo du quartier. Elle fumait des Parliament, se décolorait les cheveux, faisait de ses ongles des serres terrifiantes, donnait à sa fille une nourriture extrêmement industrielle et rentrait très tard chez elle le jeudi soir (« C’est le soir où maman sort », expliquait-elle, comme si toutes les mamans avaient ainsi un soir), elle pénétrait sans bruit chez les Berglund avec la clé qu’ils lui avaient donnée et récupérait une Connie endormie sur le canapé où Patty l’avait installée avec des couvertures. Patty avait été d’une immense générosité en proposant de s’occuper de Connie pendant que Carol travaillait, faisait ses courses ou se rendait à ses rendez-vous du jeudi soir, et Carol était devenue extrêmement dépendante de Patty pour d’innombrables heures de baby-sitting gratuit. Il n’aurait pu échapper à Patty que Carol rendait cette générosité en ignorant totalement la fille de Patty, Jessica, et en cajolant de manière fort inconvenante son fils, Joey (« Je peux avoir un autre petit bisou de notre tombeur ? »), tout comme en se tenant très près de Walter lors des réunions entre voisins, avec ses chemisiers très fins et ses talons aiguilles de serveuse de bar, chantant les louanges des prouesses bricoleuses de Walter et hurlant de rire à chaque mot qu’il prononçait ; mais, pendant nombre d’années, le pire que Patty ait pu dire de Carol, c’était que les mères célibataires avaient une vie difficile et que si Carol lui semblait parfois étrange, c’était sans doute dans le simple but de préserver sa fierté.

De l’avis de Seth Paulsen, qui parlait un peu trop souvent de Patty au goût de sa femme, les Berglund étaient ce genre de progressistes qui se sentaient excessivement coupables et qui avaient besoin de pardonner à tout le monde pour que leur bonne fortune personnelle puisse leur être pardonnée ; des gens qui n’avaient pas le courage d’assumer leurs privilèges. Un des problèmes, avec la théorie de Seth, c’était que les Berglund n’étaient pas si privilégiés que ça ; leur seul bien connu était leur maison, qu’ils avaient reconstruite de leurs propres mains. Un autre problème, comme le faisait remarquer Merrie Paulsen, c’était que Patty n’était pas si progressiste, au fond, elle n’était en aucun cas féministe (elle qui restait au foyer avec son calendrier d’anniversaires, à faire ses foutus cookies d’anniversaire) et elle semblait être totalement allergique à la politique. Si on lui parlait d’une élection ou d’un candidat, on voyait bien qu’elle luttait vainement pour conserver sa jovialité habituelle – il fallait la voir s’agiter et hocher frénétiquement la tête, avec bien trop de oui-oui-oui. Merrie, qui avait dix ans de plus que Patty et qui aurait difficilement pu le nier, avait milité avec les étudiants démocrates à Madison et était maintenant très active dans l’engouement général pour le beaujolais nouveau. Lorsque Seth, au cours d’un dîner, mentionna pour la troisième ou quatrième fois le nom de Patty, le visage de Merrie devint aussi rouge que le breuvage nouveau et elle déclara qu’il n’y avait absolument aucune trace de conscience éclairée, aucune solidarité, aucune substance politique, aucune structure fongible, aucun communautarisme réel dans la soi-disant convivialité de Patty Berglund, tout ça c’était juste des conneries régressives de mère au foyer, et franchement, d’après Merrie, si on grattait un peu sous la jolie surface, on serait sans doute surpris de trouver quelque chose de plutôt dur et égoïste, de compétitif et de reaganien chez Patty ; il était évident que tout ce qui lui importait, c’étaient ses enfants et sa maison – pas ses voisins, pas les pauvres, pas son pays, pas ses parents, pas même son propre mari.

Et Patty était incontestablement folle de son fils. Bien que Jessica fût de manière plus évidente une source de satisfaction pour ses parents – amoureuse des livres, proche de la nature, flûtiste talentueuse, vaillante sur le terrain de football, baby-sitter très prisée, pas assez jolie pour que cela puisse avoir sur elle un impact moral négatif, admirée même par Merrie Paulsen –, Joey était pourtant l’enfant dont Patty ne pouvait s’empêcher de parler. En gloussant, sur son éternel ton de confidence plein d’autodénigrement, elle déversait quantité de détails sur les difficultés que Walter et elle rencontraient avec Joey. La plupart des anecdotes donnaient dans la complainte, et pourtant personne ne doutait qu’elle adorait ce garçon. Elle était un peu comme une femme se plaignant de son sublime mais volage petit ami. Comme si elle était fière de le voir lui piétiner le cœur : comme si son acceptation de ce piétinement était la chose la plus importante, peut-être même la seule chose, qu’elle souhaitait que le monde connût.

« C’est un vrai petit con », déclara-t-elle aux autres mères durant le long hiver de la Guerre du dodo, alors que Joey revendiquait le droit de se coucher aussi tard que Patty et Walter.

— Il pique des crises ? Il pleure ? demandèrent les autres mères.

— Vous voulez rire ? répondit Patty. J’aimerais bien, qu’il pleure. Ce serait normal, qu’il pleure, et puis, surtout, il finirait par s’arrêter.

— Il fait quoi, alors ? demandèrent les mères.

— Il conteste les fondements de notre autorité. On le force à éteindre sa lumière, mais selon lui il ne devrait pas être obligé de dormir tant que nous n’avons pas éteint notre lumière, parce qu’il est exactement comme nous. Et je vous assure, c’est comme une pendule, tous les quarts d’heure, je vous jure, il est là allongé dans son lit, les yeux rivés sur son réveil, et tous les quarts d’heure, il crie, “J’dors toujours pas ! J’dors toujours pas !”. Et en plus sur un ton méprisant, ou je dirais plutôt sarcastique, c’est vraiment très étrange. Je supplie Walter de ne pas mordre à l’hameçon, mais non, il est minuit moins le quart, et voilà Walter dans le noir près de Joey, et ils repartent une fois de plus dans une discussion sur la différence entre les adultes et les enfants, sur la famille comme démocratie ou comme dictature bienveillante, et au bout du compte, c’est moi qui m’écroule, vous voyez ce que je veux dire, je suis dans mon lit et je gémis, “Je vous en prie, arrêtez, je vous en prie !” ».

L’histoire de Patty n’amusa pas Merrie Paulsen. Tard ce soir-là, alors qu’elle remplissait le lave-vaisselle avec les plats du dîner, elle fit remarquer à Seth qu’il n’était pas vraiment surprenant que Joey soit un peu perturbé quant à la distinction entre enfants et adultes… dans la mesure où sa propre mère semblait également souffrir d’une certaine confusion entre les deux et se demander à quelle catégorie elle appartenait. Est-ce que Seth avait remarqué que, dans les histoires de Patty, la discipline venait toujours de Walter, comme si Patty n’était qu’un témoin inepte dont le rôle consistait uniquement à être adorable ?

« Je me demande si elle est vraiment amoureuse de Walter, songea Seth avec entrain, tout en débouchant une ultime bouteille. Sur le plan physique, je veux dire.

— Le sous-texte, c’est toujours, “Mon fils est extraordinaire”, dit Merrie. Elle se plaint constamment de son seuil d’attention.

— Enfin, pour honnête, dit Seth, ça a plutôt à voir avec l’entêtement de ce garçon. Son infinie patience dès qu’il s’agit de provoquer l’autorité de Walter.

— Chaque mot qu’elle prononce à son sujet est une sorte de fanfaronnade déguisée.

— Et toi, tu ne fanfaronnes jamais ? la taquina Seth.

— Sans doute, dit Merrie, mais j’ai au moins conscience un minimum de l’image que je renvoie aux autres. Et je ne mesure pas ma valeur à celle de mes enfants.

— Tu es la mère parfaite, s’amusa Seth.

— Non, ça, c’est Patty, dit Merrie, tout en acceptant un autre verre de vin. Moi, je suis juste une très bonne mère. »

Les choses étaient trop faciles pour Joey, se plaignait Patty. Il avait des cheveux dorés, il était beau et semblait posséder naturellement les réponses à tous les tests qu’une école pouvait lui faire passer, comme si les séries de A, de B et de C des questionnaires à choix multiple étaient inscrites dans son ADN. Il était incroyablement à l’aise avec des voisins qui avaient cinq fois son âge. Lorsque son école ou son groupe de louveteaux le forçait à aller de porte en porte pour vendre des bonbons ou des billets de tombola, il se montrait très franc quant à l’« escroquerie » dont il était alors complice. Il avait mis au point un sourire condescendant tout à fait exaspérant lorsqu’il se trouvait face à des jouets ou à des jeux appartenant à d’autres garçons, mais que Patty et Walter refusaient de lui acheter. Pour effacer ce sourire, ses amis tenaient absolument à partager leurs biens, c’est ainsi qu’il devint un as des jeux vidéo alors même que ses parents étaient opposés à ce type de jeux ; il finit aussi par acquérir une connaissance encyclopédique de la musique urbaine que ses parents tentaient, avec le plus grand mal, d’éloigner de ses oreilles de pré-ado. Il n’avait pas plus de onze ou douze ans quand un soir, à la table du dîner, selon Patty, il avait, accidentellement ou délibérément, appelé son père « mec ».

« Ouh-la-la, ça n’a pas beaucoup plu à Walter, dit-elle aux autres mères.

— C’est comme ça que les ados se parlent, aujourd’hui, dirent les mères. Ça vient du rap.

— C’est ce que Joey a dit, confirma Patty. Il a dit que c’était juste un mot, et même pas un gros mot. Et bien sûr, Walter s’est permis d’exprimer son désaccord. Et moi, je suis là, assise à table, et je me dis, “Wal-ter, Wal-ter, ne-fais-pas-ça, ça-ne-sert-à-rien-de-discuter” ; mais non, il faut qu’il explique que, par exemple, même si “boy” n’est pas un gros mot, il ne faut pas pour autant l’employer avec un adulte, surtout si c’est un Noir, mais bien sûr, le problème avec Joey, c’est qu’il refuse de reconnaître la moindre différence entre enfants et adultes, et on en arrive donc au stade où Walter lui dit qu’il n’aura pas de dessert, ce à quoi Joey réplique qu’il n’en veut pas, qu’en fait, il n’aime pas vraiment les desserts, et moi je me dis, “Wal-ter, Wal-ter, ne-fais-pas-ça”, mais Walter ne peut pas s’en empêcher, il faut qu’il essaie de prouver à Joey par a + b qu’en fait il adore les desserts. Mais Joey refuse toutes les preuves de Walter. Il ment effrontément, bien sûr, et il prétend que s’il s’est jamais resservi en dessert, c’est uniquement parce que ça se fait, pas parce qu’il aime vraiment ça, et le pauvre Walter, qui ne supporte pas qu’on lui mente, lui dit, “D’accord, alors si tu n’aimes pas ça, qu’est-ce que tu dirais d’un mois entier sans dessert ?”. Et moi je pense, “Wal-ter, Wal-ter, ça-va-mal-finir”, parce que Joey répond, “On peut même dire un an sans dessert, je ne mangerai plus jamais de dessert, sauf pour être poli si je suis invité chez quelqu’un”, ce qui, bizarrement, est une menace crédible… il est tellement têtu qu’il le ferait sans doute. Et moi je dis, “Bon, allez, les gars, on arrête, le dessert, ça fait partie d’un groupe d’aliments importants, ne vous emballez pas”, ce qui sape immédiatement l’autorité de Walter, et, dans la mesure où la discussion portait sur son autorité, j’ai encore réussi à détruire tout ce qu’il avait pu accomplir de positif. »

Une autre personne aimait particulièrement Joey, c’était Connie, la fille Monaghan. C’était une petite personne grave et silencieuse, qui avait l’habitude déconcertante de soutenir votre regard sans ciller, comme si vous n’aviez rien en commun. Elle était une présence régulière l’après-midi dans la cuisine de Patty, s’évertuant à modeler de la pâte à cookie en sphères parfaitement géométriques, déployant tant d’efforts que le beurre se liquéfiait et donnait un brillant sombre à la pâte. Patty faisait onze boulettes pour chaque boulette confectionnée par Connie, et quand les cookies sortaient du four Patty ne manquait jamais de demander à Connie la permission de manger l’unique cookie « vraiment génial » (plus petit, plus plat, plus dur). Jessica, qui avait un an de plus que Connie, semblait heureuse de céder la cuisine à la petite voisine pour aller lire ou jouer avec ses vivariums. Connie ne présentait aucune menace pour une fille aussi épanouie que Jessica. Connie n’avait aucune notion de complétude – elle n’était que profondeur, sans largeur de vue. Quand elle coloriait, elle se perdait dans le remplissage à outrance d’une ou deux zones avec son feutre et laissait le reste en blanc, sans tenir compte des joyeuses injonctions de Patty qui lui conseillait d’essayer d’autres couleurs.

Le vif intérêt que Connie portait à Joey était évident pour toutes les mères du coin sauf, apparemment, pour Patty, peut-être parce que Patty lui portait elle-même un intérêt tout aussi vif. À Linwood Park, où Patty organisait parfois des compétitions sportives pour les enfants, Connie restait assise toute seule sur la pelouse et s’occupait en confectionnant des bagues en trèfle pour le plaisir, elle laissait s’écouler les minutes jusqu’à ce que ce fût le tour de Joey de prendre la batte ou de lancer le ballon de foot au bout du terrain, ce qui réveillait momentanément son attention. Elle était comme une amie imaginaire qui se trouverait être visible. Joey, avec cette maîtrise de lui-même si précoce, trouvait rarement indispensable de se montrer méchant avec elle devant ses amis et Connie, pour sa part, chaque fois que les garçons s’apprêtaient manifestement à faire des trucs de garçons, était assez sage pour se retirer et se dématérialiser sans reproche ni supplication. Elle se contenterait d’attendre le lendemain. Pendant longtemps, elle se contenta aussi de Patty, agenouillée au milieu de ses légumes ou bien perchée sur une échelle avec sa chemise de flanelle tachée de peinture, Patty plongée dans le labeur sisyphéen de l’entretien des peintures d’une maison victorienne. Si Connie ne pouvait pas être à côté de Joey, elle pouvait au moins lui être utile en tenant compagnie à sa mère quand il n’était pas là.

« Où tu en es, avec tes devoirs ? lui demandait Patty du haut de son échelle. Tu as besoin d’aide ?

— Ma mère m’aidera quand elle rentrera.

— Elle va être fatiguée, il sera tard. Tu pourrais lui faire la surprise et t’y mettre maintenant. Ça te dit ?

— Non, je vais attendre. »

Le moment précis où Connie et Joey ont commencé à baiser restait inconnu. Seth Paulsen, sans aucune preuve, uniquement pour choquer les gens, adorait émettre l’avis que Joey avait onze ans et Connie douze. Les spéculations de Seth reposaient sur l’intimité offerte par une cabane que Walter avait aidé Joey à construire dans un vieux pommier sauvage du terrain vague. À la fin de son année de quatrième, le nom de Joey ne cessait de revenir dans les réponses que faisaient les garçons du voisinage aux questions parentales faussement innocentes quant au comportement sexuel de leurs camarades de classe, et il parut par la suite probable que Jessica savait quelque chose dès la fin de cet été-là – soudain, sans dire pourquoi, elle se montra étonnamment méprisante envers son frère et Connie. Mais personne ne les a jamais réellement vus ensemble avant l’hiver suivant, lorsqu’ils se lancèrent dans les affaires.

D’après Patty, la leçon que Joey avait tirée de ses sempiternelles discussions avec Walter était que les enfants devaient obéir à leurs parents parce que c’était les parents qui avaient l’argent. Ce qui fournit un exemple supplémentaire de la personnalité extraordinaire de Joey : tandis que les autres mères se lamentaient sur la propension de leurs enfants à demander de l’argent comme si cela leur était dû, Patty brodait d’hilarantes caricatures du chagrin de Joey quand il devait supplier Walter pour quelques fonds. Les voisins qui embauchaient Joey trouvaient qu’il dégageait la neige et ratissait les feuilles avec une diligence surprenante, mais Patty disait qu’au fond il détestait ces maigres émoluments et jugeait que dégager la neige de l’allée d’un adulte le plaçait dans une position peu enviable vis-à-vis de l’adulte en question. Les ridicules projets visant à gagner de l’argent suggérés dans les publications des boy-scouts – vendre au porte-à-porte des abonnements à des magazines, apprendre des tours de magie et vendre des billets pour des spectacles de prestidigitation, se former à l’art de la taxidermie et empailler les perches dorées de vos voisins susceptibles d’être primées dans des concours – tout cela puait soit la vassalité (« Je suis l’empailleur de la classe dirigeante »), soit, pire encore, la charité. Et donc, dans sa quête pour se libérer de la tutelle de Walter, il fut inévitablement attiré par la création d’entreprise.

Quelqu’un, peut-être était-ce même Carol Monaghan, payait les frais de scolarité de Connie dans une petite institution catholique, St. Catherine’s, où les filles portaient un uniforme et n’avaient pas le droit d’avoir de bijoux, sauf une bague (« simple, en métal »), une montre (« simple, sans ornements ») et une paire de boucles d’oreilles (« simples, en métal, ne devant pas dépasser un centimètre et demi »). Il se trouva qu’un jour une des plus populaires filles de troisième de l’école de Joey, Central High, était rentrée d’un voyage familial à New York avec une montre bon marché, très admirée à la pause déjeuner, une montre dotée d’un bracelet jaune en caoutchouc sur lequel un vendeur de Canal Street avait incrusté de minuscules lettres couleur rose bonbon pour former une phrase d’une chanson de Pearl Jam, DON’T CALL ME DAUGHTER, à la demande de la fille. Comme Joey allait plus tard le rappeler dans les lettres de motivation de ses dossiers de candidature universitaire, il avait immédiatement pris l’initiative de rechercher le grossiste vendant ces montres et le prix d’une presse à thermo-impression. Il avait investi en équipement quatre cents dollars puisés dans ses économies, avait fabriqué pour Connie un simple bracelet de plastique (qui annonçait READY FOR THE PUSH) pour qu’elle l’exhibe à St. Catherine’s ; ensuite, se servant de Connie comme intermédiaire, il avait vendu des montres personnalisées à un bon quart de ses camarades, trente dollars pièce, avant que les bonnes sœurs s’en avisent et modifient le code vestimentaire pour interdire les montres avec texte thermo-incrusté. Ce que, bien sûr – comme Patty le dit aux autres mères –, Joey jugea scandaleux.

« Ce n’est pas scandaleux, dit Walter à Joey. Tu bénéficiais là d’une absence de régulation commerciale. Je n’ai jamais remarqué que tu te plaignais des règles quand elles étaient en ta faveur.

— J’ai fait un investissement. J’ai pris un risque.

— Tu exploitais un créneau, et ils ont bouché ce créneau. Tu ne les as pas vus venir ?

— Et toi, pourquoi tu ne m’as pas prévenu ?

— Je t’ai prévenu.

— Tu m’as juste dit que je pourrais perdre de l’argent.

— Et en fait tu n’as même pas perdu d’argent. C’est simplement que tu n’en as pas gagné autant que tu l’aurais voulu.

— Oui, mais ça reste de l’argent que j’aurais dû gagner.

— Joey, gagner de l’argent n’est pas un droit. Tu vends des cochonneries dont ces filles n’ont pas vraiment besoin et que certaines ne peuvent sans doute pas s’offrir. C’est pour ça que l’école de Connie a un règlement vestimentaire – pour être juste envers tout le monde.

— C’est ça, juste envers tout le monde sauf moi. »

À la façon dont Patty rapporta la conversation, riant de l’indignation innocente de Joey, il fut évident pour Merrie Paulsen que Patty n’avait toujours aucune idée de ce que son fils faisait avec Connie Monaghan. Pour s’en assurer, Merrie poussa un peu dans les détails. De l’avis de Patty, qu’est-ce que Connie avait touché pour la peine ? Est-ce qu’elle travaillait à la commission ?

« Mais oui, nous avons dit à Joey qu’il devait lui donner la moitié de ses bénéfices, dit Patty. Mais il l’aurait fait, de toute façon. Il a toujours été très protecteur avec elle, même s’il est plus jeune.

— Il est comme un frère pour elle…

— Non, en fait, plaisanta Patty, il est beaucoup plus gentil que ça. Demande donc à Jessica ce que c’est, d’être sa sœur.

— Ah, oui, je vois, ha-ha-ha. »

Plus tard ce jour-là, Merrie s’en ouvrit à Seth.

« C’est dingue, elle n’a vraiment aucune idée de ce qui se passe.

— Ce n’est pas bien de s’amuser de l’ignorance d’un autre parent, dit Seth. C’est tenter le diable, tu ne crois pas ?

— Excuse-moi, mais c’est juste que c’est trop drôle, c’est trop bon. Il va falloir que tu compatisses pour deux et que tu t’occupes du diable.

— Je suis gêné pour elle.

— Eh bien, pardonne-moi mais moi, je trouve ça hilarant. »

Vers la fin de cet hiver-là, à Grand Rapids, la mère de Walter, terrassée par une embolie pulmonaire, s’effondra sur le sol de la boutique de vêtements pour dames dans laquelle elle travaillait. Mrs. Berglund était connue à Barrier Street car elle venait à Noël, pour les anniversaires des enfants, et pour le sien, l’occasion pour Patty de l’emmener chaque fois dans un salon de massage du quartier et de la couvrir de réglisse, de noix de macadamia et de chocolat blanc, ses confiseries préférées. Merrie Paulsen l’appelait, non sans tendresse, « Miss Bianca », en référence à la grand-mère souris à bésicles des livres de Margery Sharp. Elle avait un visage très ridé, qui avait été joli en son temps, et était agitée de tremblements dans la mâchoire et les mains, dont l’une avait été méchamment ratatinée par de l’arthrite juvénile. Elle était usée, physiquement démolie, disait amèrement Walter, par une vie entière de dur labeur pour son ivrogne de mari, dans le motel de bord de route qu’ils avaient géré près de Hibbing, mais elle était résolue à demeurer une veuve indépendante et élégante et avait donc continué à se rendre à la boutique dans sa vieille Chevy Cavalier. Lorsqu’ils apprirent la nouvelle, Patty et Walter prirent immédiatement la route vers le nord, laissant Joey sous la surveillance de sa grande sœur méprisante. Ce fut peu après le festival de baise juvénile qui suivit, entrepris par Joey dans sa chambre pour provoquer ouvertement Jessica, et qui ne se termina qu’avec le décès soudain et l’enterrement de Mrs. Berglund, que Patty devint une voisine tout à fait différente, une voisine beaucoup plus sarcastique.

« Ah oui, Connie, disait-elle maintenant, une petite fille vraiment adorable, une petite fille si calme, si innocente, avec une mère si exemplaire. Vous savez, j’ai appris que Carol avait un nouveau petit ami, un gars très viril, quasiment deux fois plus jeune qu’elle. Ce serait terrible s’ils déménageaient maintenant, après tout ce que Carol a fait pour illuminer nos vies, pas vrai ? Et Connie, ouahou, sûr qu’elle me manquerait aussi. Ha-ha-ha… Si calme, si gentille et tellement pleine de gratitude. »

Patty avait vraiment triste mine, le teint grisâtre, marqué par le manque de sommeil et de nourriture. Elle avait mis une éternité avant de commencer à faire son âge, mais Merrie Paulsen était finalement récompensée d’avoir attendu si patiemment pour voir ça.

« Je crois qu’on peut maintenant dire qu’elle a enfin compris, dit Merrie à Seth.

— Le vol de son petit, voilà le crime impardonnable, dit Seth.

— Un vol, c’est bien le mot, dit Merrie. Le pauvre Joey, innocent comme un agneau, volé par cette petite bombe intellectuelle de voisine.

— Oui, mais elle a un an et demi de plus que lui.

— Selon le calendrier.

— Tu peux dire tout ce que tu veux, dit Seth, mais Patty aimait vraiment la mère de Walter. Elle doit être bien malheureuse.

— Je sais, Seth, je sais. Et maintenant, je peux sincèrement être triste pour elle. »

Des voisins plus proches des Berglund que ne l’étaient les Paulsen rapportèrent que Miss Bianca avait légué sa maison de souris, située au bord d’un petit lac près de Grand Rapids, exclusivement à Walter et rien à ses deux frères. On disait aussi que Walter et Patty n’étaient pas d’accord sur la façon de gérer cette histoire, Walter voulant vendre la maison et partager l’argent avec ses frères, Patty insistant pour qu’il honore le souhait de sa mère qui avait ainsi voulu le récompenser d’avoir été le bon fils. Le plus jeune frère était militaire de carrière et vivait dans le désert de Mojave, sur une base aérienne, tandis que l’aîné avait passé sa vie d’adulte à poursuivre le programme inauguré par leur père : absorption immodérée d’alcool et exploitation financière de leur mère, tout en la négligeant par ailleurs. Walter et Patty avaient toujours amené les enfants chez la mère de Walter une semaine ou deux durant l’été, invitant également souvent une ou deux amies de Jessica, qui décrivaient la propriété comme rustique et pas terrible côté insectes. Par gentillesse pour Patty, peut-être, qui semblait à son tour se livrer à une absorption immodérée d’alcool – son teint, le matin, quand elle sortait devant chez elle pour prendre le New York Times dans son enveloppe de plastique bleue et le Star Tribune dans son enveloppe de plastique vert, trahissait le chardonnay –, Walter finit par accepter de garder la maison comme résidence de vacances et en juin, dès la fin des cours, Patty emmena Joey dans le nord pour qu’il l’aide à vider les tiroirs, à nettoyer et à repeindre, tandis que Jessica restait à la maison avec Walter et suivait un cours optionnel de poésie.

Plusieurs voisins, mais pas les Paulsen, conduisirent leurs garçons à la maison du lac cet été-là. Ils trouvèrent une Patty avec un bien meilleur moral. Un des pères invita Seth en privé à l’imaginer, bronzée, pieds nus, dans un maillot de bain une pièce noir et un jean sans ceinture, un genre qui était tout à fait du goût de Seth. Officiellement, tout le monde remarqua combien Joey était prévenant et souriant, et à quel point Patty et lui semblaient s’amuser. Tous deux conviaient leurs invités à participer à un jeu de société compliqué qu’ils appelaient Associations, un genre de portrait chinois. Patty veillait tard devant le meuble abritant la télévision de sa belle-mère et faisait beaucoup rire Joey avec sa connaissance encyclopédique des sitcoms des années soixante et soixante-dix. Joey, ayant découvert que leur lac ne figurait pas sur les cartes locales – au fond, c’était juste une grande mare, avec une seule autre maison sur ses rives –, avait judicieusement baptisé ce lac Nameless Lake et Patty l’évoquait tendrement, sentimentalement, parlant de « notre lac anonyme ». Lorsque Seth Paulsen apprit, au retour de l’un des pères, que Joey travaillait beaucoup là-bas, qu’il nettoyait les gouttières, taillait la broussaille et grattait les peintures, il se demanda si par hasard Patty ne versait pas à Joey un bon salaire pour ses services, et si cela ne faisait pas partie du contrat passé entre eux. Mais personne n’aurait pu le dire.

Quant à Connie, les Paulsen ne pouvaient pas jeter un coup d’œil vers une fenêtre latérale des Monaghan sans la voir qui attendait. C’était une fille vraiment patiente, dotée du métabolisme d’un poisson en hiver. Le soir, elle travaillait chez W. A. Frost, où elle nettoyait les tables, mais les après-midi de semaine, elle restait assise sur son perron et elle attendait, tandis que passaient les camions de glaciers et que jouaient les enfants ; le week-end, elle s’installait sur une chaise longue derrière la maison, jetant occasionnellement un coup d’œil sur les violents et bruyants travaux d’arrachage d’arbres et de construction entrepris sans grande cohérence par le nouveau petit ami de sa mère, Blake, avec ses copains non syndiqués du bâtiment, mais la plupart du temps, elle attendait tout court.

« Alors Connie, quoi de neuf ? lui demanda un jour Seth, de la ruelle séparant leurs maisons.

— À part Blake, vous voulez dire ?

— Oui, à part Blake. »

Connie réfléchit un instant, avant de secouer la tête.

« Rien, dit-elle.

— Tu t’ennuies ?

— Pas vraiment.

— Tu vas au cinéma ? Tu lis des livres ? »

Connie fixa Seth de son regard appuyé, genre « nous n’avons rien en commun ».

« J’ai vu Batman.

 Et Joey ? Vous étiez assez proches, tous les deux, je parie qu’il te manque.

— Il va revenir », dit-elle.

Une fois réglé le vieux différend des mégots – Seth et Merrie finirent par admettre qu’ils avaient peut-être exagéré sur l’inventaire estival de mégots flottant dans la pataugeoire, qu’ils s’étaient peut-être emportés –, ils découvrirent en Carol Monaghan une source précieuse de détails sur la politique locale des démocrates, avec lesquels Merrie s’impliquait de plus en plus. Carol leur raconta sans s’émouvoir des histoires à vous faire dresser les cheveux sur la tête, d’une machine politique plutôt sale, avec de la corruption en sous-main, des appels d’offres trafiqués, des conflits d’intérêts, des calculs avantageux, en prenant son pied devant l’air horrifié de Merrie. Cette dernière en vint à chérir Carol comme l’incarnation vivante de la corruption civique qu’elle entendait combattre. Ce qui était très bien, avec Carol, c’est qu’elle ne semblait jamais changer – elle continuait à se pomponner le jeudi soir pour Dieu sait qui, année après année, maintenant ainsi vivante la tradition patriarcale en vigueur dans la vie politique de la ville.

Et puis, un jour, elle changea bel et bien. Elle ne fut pas la seule, dans le coin. Le maire de la ville, Norm Coleman, s’était transformé en Républicain, et un ancien catcheur professionnel se préparait à entrer dans la demeure du gouverneur. Dans le cas de Carol, le catalyseur fut le nouveau petit ami, Blake, un conducteur de pelleteuse doté d’un bouc, qu’elle avait rencontré au bureau des permis, et pour lequel elle changea son allure de manière tout à fait étonnante. Finies les coiffures compliquées et les robes d’escort-girl, bonjour les pantalons confortables, la coupe dégradée toute simple, et aussi moins de maquillage. Une Carole que personne n’avait jamais vue, une Carole réellement heureuse, surgit un jour gaillardement du pick-up F-250 de Blake, laissant échapper du bon vieux rock dans toute la rue, avant de claquer énergiquement la portière. Bientôt, Blake commença à passer ses nuits chez elle, traînaillant dont un maillot des Vikings, avec des chaussures de chantier délacées et une canette de bière à la main ; rapidement, il entreprit de passer à la tronçonneuse tous les arbres du jardin de Carol et de s’exciter aux manettes d’une pelleteuse de location. Sur le pare-chocs de son pick-up, un autocollant proclamait : JE SUIS BLANC ET JE VOTE.

Les Paulsen, ayant eux-mêmes récemment terminé la rénovation prolongée de leur maison, hésitaient à se plaindre du bruit et de la saleté, et Walter, de son côté, était trop gentil ou trop occupé pour le faire, mais lorsque Patty rentra à la maison, à la fin du mois d’août, après des semaines passées à la campagne avec Joey, elle se mit à faire les cent pas dans la rue, quasiment ivre de consternation, sonnant à chaque porte, les yeux fous, pour vilipender Carol Monaghan. « Excusez-moi, disait-elle, mais qu’est-ce qui s’est passé, ici ? Quelqu’un peut me dire ce qui s’est passé ? Quelqu’un aurait-il déclaré la guerre aux arbres sans me le dire ? C’est qui, ce Paul Bunyan, là, avec son camion ? C’est quoi, cette histoire ? Elle n’est donc plus locataire ? On a le droit, de détruire les arbres, si on est seulement locataire ? Comment peut-on abattre le mur arrière d’une maison qu’on ne possède même pas ? Elle aurait réussi à acheter la maison sans qu’on le sache ? Comment a-t-elle fait ? Elle ne sait même pas changer une ampoule sans appeler mon mari ! “Désolée de te déranger à l’heure du dîner, Walter, mais quand j’appuie sur l’interrupteur, il ne se passe rien. Tu veux bien venir voir tout de suite ? Et pendant que tu es là, mon chou, tu veux bien m’aider, aussi, pour mes impôts ? Je dois payer demain et mes ongles ne sont pas secs.” Comment une femme pareille a-t-elle pu obtenir un prêt ? Avec toutes les factures qu’elle doit payer chez Victoria’s Secret ? Comment peut-on même l’autoriser à avoir un petit ami ? Et ce gros type, à Minneapolis ? Peut-être que quelqu’un devrait aller le dire au gros type, non ? »

Ce n’est qu’en atteignant la porte des Paulsen, les derniers sur sa liste des voisins à consulter, que Patty obtint enfin quelques réponses. Merrie lui expliqua que Carol Monaghan n’était plus locataire. La maison de Carol se trouvait faire partie des centaines d’habitations que les services du logement de la ville avaient fini par acquérir durant les années de crise et qu’ils revendaient maintenant à des prix très avantageux.

« Comment ça se fait que je n’en savais rien ? s’étonna Patty.

— Tu n’as jamais demandé, dit Merrie. Tu n’as jamais paru t’intéresser aux affaires de la ville, ne put-elle se retenir d’ajouter.

— Et tu dis qu’elle l’a eue à bon prix ?

— À très bon prix. Ça aide, de connaître les bonnes personnes.

— Et qu’est-ce que tu en penses, toi ?

— Je pense que ça craint, fiscalement, et aussi sur le plan philosophique, dit Merrie. C’est une des raisons pour lesquelles je travaille avec Jim Schiebel.

— Tu sais, j’ai toujours adoré ce quartier, dit Patty. J’adorais vivre ici, même au début. Et maintenant, tout me semble soudain très sale et très moche.

— Faut pas déprimer, faut t’impliquer », dit Merrie en lui donnant quelques tracts.

« Je ne voudrais pas être à la place de Walter, là, tout de suite, fit remarquer Seth dès que Patty eut tourné le dos.

— Je suis franchement contente de te l’entendre dire, répliqua Merrie.

— Je m’abuse ou tu as bien entendu toi aussi une petite note de mécontentement conjugal ? Attends, il aidait Carol, pour ses impôts ? Tu savais ça, toi ? J’ai trouvé ça très intéressant. Je ne savais pas du tout. Et en plus, il n’a même pas réussi à protéger leur jolie vue sur les arbres de Carol.

— Tout ça me paraît vraiment très reagano-régressif, dit Merrie. Elle pensait pouvoir vivre dans sa petite bulle à elle, se faire son petit monde à elle. Dans sa petite maison de poupée à elle. »

La structure ajoutée à la maison, qui surgit du bourbier qu’était devenu le jardin de Carol, week-end après week-end durant les neuf mois qui suivirent, ressemblait à un abri à bateaux géant, avec trois fenêtres toutes simples ponctuant l’immense étendue de revêtement en plastique. Carol et Blake l’appelaient la « grande salle », concept jusque-là inconnu dans Ramsey Hill. Suite à la controverse des mégots, les Paulsen avaient installé une haute clôture et planté une haie d’épicéas qui avaient depuis suffisamment poussé pour leur épargner le spectacle. Seul le champ de vision des Berglund restait encore libre et, très vite, les autres voisins se mirent à éviter toute conversation avec Patty, chose tout à fait inédite, à cause de sa fixation sur ce qu’elle appelait le « hangar ». Ils lui faisaient des signes de la rue et criaient de grands bonjours mais prenaient bien soin de ne pas ralentir l’allure et de ne pas se faire aspirer dans le tourbillon. Le sentiment commun, parmi les mères qui travaillaient, était que Patty avait trop de temps libre. Autrefois, elle avait été formidable avec les gamins, elle leur avait appris différents sports et des activités domestiques, mais la plupart des enfants de la rue étaient maintenant des adolescents. Quelle que fût la façon dont elle tentait d’occuper ses journées, elle se retrouvait toujours à portée de regard ou d’oreille des travaux menés par les voisins. Toutes les deux ou trois heures, elle sortait de chez elle et circulait dans son jardin, tout en étudiant la grande salle comme un animal dont le nid aurait été dérangé, et il lui arrivait parfois, le soir, d’aller taper à la porte provisoire en contreplaqué.

« Alors, Blake, ça avance ?

— Oui, ça avance très bien.

— On dirait ! Hé, vous savez, cette scie Skilsaw est un peu bruyante pour vingt heures trente. Vous ne voudriez pas vous arrêter pour aujourd’hui ?

— Pas vraiment, en fait.

— Bon, et si je vous demandais d’arrêter, dans ce cas ?

— Je ne sais pas. Vous ne voudriez pas plutôt me laisser finir mon boulot ?

— Pas vraiment non plus, parce que le bruit nous gêne en fait.

— Oui eh bien, vous savez quoi ? Tant pis. »

Patty laissa échapper un rire sonore frisant le gémissement.

« Ha-ha-ha ! Comment ça, tant pis ?

— Oui, écoutez, je suis désolé pour le bruit. Mais Carol m’a dit que pendant environ cinq ans il y a eu du bruit venant de chez vous, quand vous retapiez votre maison.

— Ha-ha-ha ! Je ne me souviens pas qu’elle s’en soit plainte.

— Vous faisiez ce que vous aviez à faire. Et maintenant, je fais ce que j’ai à faire.

— Ce que vous faites est vraiment moche, cela dit. Désolée, mais c’est plutôt hideux. C’est tout bonnement… horrible et hideux. Sincèrement. C’est la pure vérité. Mais ce n’est pas vraiment ça, le problème. Le problème, c’est la Skilsaw.

— Vous êtes sur une propriété privée, je dois vous demander de partir, maintenant.

— D’accord, dans ce cas, je pense que je vais prévenir les flics.

— Pas de problème, allez-y. »

Tout le monde put alors la voir arpenter la ruelle séparant les deux maisons, tremblante de frustration. Elle appela bien la police à plusieurs reprises, et ils vinrent bien plusieurs fois dire deux mots à Blake, mais ils se lassèrent vite des appels de Patty et ne revinrent pas avant le mois de février suivant, lorsque quelqu’un lacéra les quatre magnifiques pneus neige neufs du F-250 de Blake et que Blake et Carol indiquèrent aux policiers la voisine d’à côté qui leur avait si souvent téléphoné pour se plaindre. Par conséquent, Patty recommença son porte-à-porte dans la rue, ainsi que ses récriminations. « La suspecte évidente, pas vrai ? La mère qui habite à côté avec ses deux adolescents. Je suis donc une dangereuse criminelle, pas vrai ? Une folle, pas vrai ? Il a le pick-up le plus gros et le plus moche de toute la rue, avec des autocollants qui sont une offense pour à peu près tout le monde sauf pour les suprématistes blancs, mais, mon Dieu, quel mystère, qui d’autre que moi pouvait bien vouloir lui lacérer ses pneus ? »

Merrie Paulsen était convaincue que Patty était bien la coupable.

« Je ne crois pas, dit Seth. D’accord, on voit bien qu’elle souffre, mais ce n’est pas une menteuse.

— C’est vrai, sauf que je ne l’ai pas vraiment entendue dire que ce n’était pas elle. Il faut espérer qu’elle a trouvé un bon thérapeute. Elle en a besoin, c’est sûr. De ça et d’un boulot à plein temps.

— Moi, ma question, c’est, mais où est Walter ?

— Walter se tue au travail pour gagner assez d’argent afin qu’elle puisse rester chez elle toute la journée et jouer les mères au foyer complètement cinglée. C’est un bon père pour Jessica et une sorte de principe de réalité pour Joey. Je dirais qu’il a déjà sa part. »

La qualité la plus évidente de Walter, en dehors de son amour pour Patty, était sa gentillesse. Il était bon public, le genre d’homme qui semble trouver tout le monde plus intéressant et plus impressionnant que lui. Il avait la peau d’une pâleur ridicule, un menton peu prononcé, des boucles de chérubin sur le crâne et portait depuis une éternité les mêmes lunettes rondes à monture en acier. Il avait commencé sa carrière à la 3M comme avocat au service juridique, sans trop de réussite, et s’était ensuite retrouvé au service philanthropie de proximité, un cul-de-sac dans le monde de l’entreprise, où la gentillesse était un atout. Il passait son temps dans Barrier Street à distribuer d’excellentes places gratuites pour le Guthrie ou l’Orchestre de chambre, tout en racontant aux voisins ses rencontres avec des célébrités locales comme Garrison Keillor ou Kirby Puckett, et même, une fois, Prince. Récemment, de manière surprenante, il avait quitté la 3M pour rentrer comme responsable du développement au Nature Conservancy. Personne, à part les Paulsen, n’avait soupçonné qu’il pût nourrir de telles réserves de mécontentement, mais Walter n’éprouva pas plus d’enthousiasme pour la nature qu’il n’en avait eu pour la culture, et le seul changement visible dans sa vie fut la rareté inédite de sa présence à la maison le week-end.

Cette rareté fut peut-être justement l’une des raisons pour lesquelles il n’était pas intervenu, comme on aurait pu le supposer, dans le conflit entre Patty et Carol Monaghan. Sa réaction, si vous lui posiez la question de but en blanc, consistait à glousser nerveusement. « Je suis un peu comme un observateur neutre, sur ce coup », disait-il. Et observateur neutre il le demeura tout au long du printemps et de l’été de la deuxième année de lycée de Joey et même jusque dans l’automne qui suivit, lorsque Jessica partit étudier dans l’Est et que Joey quitta la maison de ses parents pour emménager avec Carol, Blake et Connie.

Ce déménagement fut un acte de sédition stupéfiant, ainsi qu’un coup de poignard dans le cœur de Patty – le début de la fin de sa vie à Ramsey Hill. Joey avait passé les mois de juillet et d’août dans le Montana, à travailler dans le ranch de montagne appartenant à l’un des principaux donateurs de Walter au Nature Conservancy ; il était revenu avec de larges et viriles épaules et cinq centimètres de plus. Walter, d’ordinaire peu enclin à la vantardise, s’était laissé aller à raconter aux Paulsen, lors d’un pique-nique d’août, que le donateur l’avait appelé pour dire combien il était « bluffé » par la témérité et la résistance physique de Joey lorsqu’il s’agissait de coucher les veaux à terre pour la castration ou de baigner les moutons dans de l’insecticide. Patty, quant à elle, lors de ce même pique-nique, avait déjà le regard vide de douleur. En juin, avant que Joey parte pour le Montana, elle l’avait emmené une fois de plus au Nameless Lake pour qu’il l’aide à embellir la propriété, et l’unique voisin qui les avait vus là-bas décrivit un terrible après-midi passé à regarder la mère et le fils se déchirer impitoyablement, sans aucune retenue ni pudeur, avec Joey qui se moquait des manies de sa mère et qui, pour finir, l’avait traitée d’« idiote » sans mollir, ce à quoi Patty avait répondu en hurlant, « Ha-ha-ha ! Idiote ! Mais mon Dieu, Joey ! Ta maturité ne cessera jamais de m’étonner ! Traiter ta mère d’idiote devant les gens. Voilà quelque chose qui fait de toi quelqu’un de très séduisant ! Quel homme fort, costaud et indépendant tu fais ! »

À la fin de l’été, Blake avait presque fini son travail dans la grande salle et il l’équipait à présent de tout un matériel très blakien, comme une PlayStation, un baby-foot, un tonneau de bière pression réfrigéré, une télévision grand écran, une table d’air-hockey, une suspension en vitrail à l’effigie des Vikings et des fauteuils de relaxation. Les voisins ne purent qu’imaginer les sarcasmes fusant à la table de Patty sur ces équipements, ainsi que les déclarations de Joey l’accusant d’être idiote et injuste, suivies de l’insistance courroucée de Walter pour que Joey présente ses excuses à Patty ; mais le soir où Joey s’enfuit pour la maison d’à côté n’eut pas du tout besoin d’être imaginé, parce que Carol Monaghan se fit un plaisir de le décrire, d’une voix forte et quelque peu jubilatoire, à tout voisin suffisamment déloyal envers les Berglund pour l’écouter.

« Joey a toujours été très calme, très très calme, dit Carol, je vous assure, jamais un mot de trop. J’y suis allée avec Connie pour le soutenir et faire savoir à tout le monde que je suis totalement en faveur de cet arrangement, parce que, vous connaissez Walter, il a tellement de tact, il va avoir peur de me déranger. Et Joey a été totalement responsable, comme toujours. Il voulait simplement qu’on soit tous d’accord et s’assurer qu’on jouait bien cartes sur table. Il a expliqué que lui et Connie avaient discuté de tout ça avec moi et j’ai dit à Walter – parce que je savais bien qu’il s’inquiéterait de ça – je lui ai dit que la nourriture n’était pas un problème. Blake et moi formons une famille, maintenant, et nous sommes contents de nourrir une bouche de plus, et puis Joey aide bien pour la vaisselle et les ordures, il range ses affaires, et puis j’ai dit à Walter que lui et Patty avaient aussi été très généreux avec Connie, ils l’avaient nourrie et tout. Je voulais le souligner parce qu’ils ont vraiment été très généreux quand j’étais à côté de mes pompes et je n’avais jamais pu vraiment les remercier. Et puis Joey est si responsable, si calme… Il a dit que puisque Patty ne permettait même pas à Connie d’entrer chez eux il n’avait pas vraiment d’autre solution s’il voulait passer du temps avec elle, alors moi je suis intervenue pour dire que je soutenais totalement cette relation – si seulement tous les jeunes, sur cette terre, étaient aussi responsables que ces deux-là, le monde serait bien meilleur – et qu’il était préférable qu’ils soient sous mon toit, en sécurité, responsables, au lieu d’aller n’importe où en douce et de s’attirer des ennuis. Je suis très reconnaissante envers Joey, il sera toujours le bienvenu dans ma maison. Je leur ai dit ça. Et je sais bien que Patty ne m’aime pas, elle m’a toujours regardée de haut et elle a toujours snobé Connie. Je le sais. Je sais aussi une ou deux choses que Patty est capable de faire. Je savais qu’elle allait piquer une crise. Et là elle a le visage qui se chiffonne, et elle me sort, “Parce que tu crois qu’il aime ta fille ? Parce que tu crois qu’il est amoureux d’elle ?”. Avec sa petite voix haut perchée. Comme si c’était impossible que quelqu’un comme Joey soit amoureux de Connie, parce que je n’ai pas fait d’études ou je ne sais quoi, ou parce que je n’ai pas une maison aussi grande que la sienne ou que je ne viens pas de New York ou je ne sais quoi, ou que je suis obligée de me taper un vrai boulot quarante heures par semaine, pas comme elle. Patty n’a aucun respect pour moi, vous n’imaginez pas. Mais je pensais pouvoir parler avec Walter. C’est vraiment un amour. Il est rouge comme une betterave, je crois que c’est parce qu’il est gêné, et il dit, “Carol, toi et Connie vous allez sortir pour qu’on puisse parler avec Joey entre nous”. Moi, ça me va. Je ne suis pas là pour faire des histoires, je ne suis pas quelqu’un qui fait des histoires. Sauf que Joey refuse. Il dit qu’il n’est pas en train de demander la permission, mais qu’il les informe simplement de ce qu’il va faire, et qu’il n’y a pas à discuter. Et c’est là que Walter perd les pédales. Il perd totalement les pédales. Il a des larmes qui lui coulent sur les joues tellement il est bouleversé – et je peux comprendre ça, Joey c’est son petit dernier, et c’est pas la faute de Walter si Patty est aussi peu raisonnable et si elle est si méchante avec Connie que Joey ne peut plus supporter l’idée de vivre avec eux. Mais alors, il se met à hurler à pleins poumons, genre, TU AS SEIZE ANS ET IL N’EST PAS QUESTION QUE TU AILLES OÙ QUE CE SOIT AVANT D’AVOIR FINI LE LYCÉE. Joey se contente de lui sourire, pas un mot de trop, je vous dis. Joey dit que ce n’est pas illégal s’il part et en plus il va juste dans la maison d’à côté. Totalement raisonnable. J’aurais bien voulu avoir un pour cent de son intelligence et de son calme quand j’avais seize ans. Je veux dire, c’est vraiment un gosse super. Ça m’a fait un peu de peine pour Walter quand il s’est mis à hurler des tas de trucs, qu’il n’allait pas payer les études de Joey, et que Joey ne retournerait pas dans le Montana l’été prochain, et que tout ce qu’il demandait c’était que Joey vienne prendre ses repas, qu’il dorme dans sa chambre et qu’il fasse partie de la famille. Et Joey, il lui dit un truc du genre, “Je fais toujours partie de la famille”, et, au passage, il n’a jamais dit le contraire. Mais Walter fait les cent pas dans la cuisine, l’espace d’un instant je crois vraiment qu’il va le frapper, mais il a simplement perdu les pédales, il hurle, PARS, MAIS PARS, J’EN AI MA CLAQUE, FOUS LE CAMP, et puis il s’en va et on l’entend en haut dans la chambre de Joey, il ouvre les tiroirs, je crois, Patty monte l’escalier quatre à quatre et ils se mettent à se disputer, et Connie et moi on prend Joey dans nos bras, parce que c’est la seule personne raisonnable de cette famille et on est vraiment désolées pour lui, et du coup je suis tout à fait sûre que c’est la meilleure chose à faire, pour lui, que d’emménager avec nous. Walter redescend en trombe et on entend Patty qui hurle comme une folle – elle est en pleine crise – et Walter se remet à hurler, TU VOIS CE QUE TU FAIS À TA MÈRE ? Parce que tout ça, ça tourne autour de Patty, il faut toujours qu’elle soit la victime. Et Joey, il reste là, à secouer la tête, parce que tout ça, c’est tellement clair. Pourquoi voudrait-il vivre dans un endroit pareil ? »

Même si certains voisins tirèrent une indéniable satisfaction à voir Patty subir de plein fouet l’intelligence exceptionnelle de son fils, il n’en restait pas moins que Carol Monaghan n’avait jamais été très aimée dans Barrier Street, qu’on déplorait généralement la présence de Blake, qu’on trouvait Connie sinistre et que personne n’avait jamais jugé Joey très fiable. Comme se répandait la nouvelle de l’insurrection de Joey, les émotions dominantes parmi la bonne société de Ramsey Hill furent un mélange de pitié pour Walter, d’inquiétude pour l’état psychologique de Patty, et surtout un très fort sentiment de soulagement et de gratitude à voir combien leurs propres enfants étaient normaux – trop heureux d’accepter les largesses parentales, demandant avec beaucoup d’innocence de l’aide pour leurs devoirs ou leurs candidatures à l’université, les informant docilement lorsqu’ils ne rentraient pas tout de suite après l’école, n’hésitant pas à divulguer leurs petits accrochages de tous les jours, tellement prévisibles dans leur éveil à la sexualité, à la drogue ou à l’alcool. La douleur qui émanait de la maison des Berglund était proprement sui generis. Walter – ignorant, espérons-le, les bavardages de Carol sur la nuit où elle a perdu les pédales – admit maladroitement à plusieurs voisins que lui et Patty avaient été « virés » comme parents et qu’ils faisaient de leur mieux pour ne pas le prendre trop personnellement.

« Il lui arrive de revenir pour étudier, dit Walter, mais pour le moment il préfère passer ses nuits chez Carol. On va voir combien de temps ça va durer.

— Et Patty, comment elle prend ça ? lui demanda Seth Paulsen.

— Pas très bien.

— Ça nous ferait bien plaisir de vous avoir tous les deux à dîner, un de ces soirs.

— Ça serait super, dit Walter, mais je crois que Patty va aller passer quelque temps dans la maison de ma mère. Tu sais qu’elle s’occupe de la restaurer.

— Je me fais du souci pour elle, dit Seth, d’une voix brisée par l’émotion.

— Moi aussi, un petit peu. Cela dit, je l’ai déjà vue jouer alors qu’elle était blessée. Elle s’est déchiré le genou en troisième année et elle a voulu jouer deux matchs dans cet état.

— Euh… mais après elle n’a pas subi une opération qui a mis fin à sa carrière ?

— Je voulais dire qu’elle était dure à la douleur, Seth. Qu’elle peut continuer à jouer alors qu’elle souffre.

— Ah, d’accord. »

Walter et Patty ne sont jamais allés dîner chez les Paulsen. Patty s’absenta de Barrier Street, alla se cacher au bord du Nameless Lake, durant de longues périodes au cours de l’hiver et du printemps qui suivirent, et même lorsque sa voiture était garée dans l’allée – comme à Noël, par exemple, quand Jessica est rentrée de l’université et que, d’après ses amis, elle a eu une « énorme dispute » avec Joey, qui est alors resté plus d’une semaine dans son ancienne chambre, offrant ainsi à sa redoutable sœur des vacances telles qu’elle les souhaitait – Patty évitait les fêtes des voisins dont ses pâtisseries et son affabilité avaient jadis été des éléments incontournables et bienvenus. On la voyait parfois recevoir la visite de femmes d’une quarantaine d’années qui, d’après leurs coiffures et les autocollants sur les pare-chocs de leurs Subaru, étaient sans doute d’anciennes coéquipières de basket, et la rumeur circulait qu’elle s’était remise à boire, mais cela restait une rumeur puisque, malgré toute son amabilité, elle ne s’était jamais fait d’amis proches dans Ramsey Hill.

Au premier de l’an, Joey retourna chez Carol et Blake. On se disait qu’une bonne partie de la séduction qu’exerçait sur lui cette demeure résidait dans le lit qu’il y partageait avec Connie. Ses amis savaient qu’il faisait montre d’une étrange et militante hostilité envers la masturbation, la simple mention du mot ne manquant jamais de faire naître chez lui un sourire condescendant ; il déclarait qu’il avait comme ambition de traverser l’existence sans jamais y avoir recours. Les voisins les plus sagaces, dont les Paulsen faisaient partie, soupçonnaient également Joey de se complaire dans l’idée qu’il était la personne la plus intelligente de la maisonnée. Il devint le prince de la grande salle, il en proposait les plaisirs à tous ceux qu’il honorait de son amitié (faisant ainsi du tonneau de bière laissé sans surveillance adulte un sujet de discorde à tous les dîners familiaux du quartier). Son attitude vis-à-vis de Carol tendait de manière troublante vers le flirt ; quant à Blake, il le charmait en adorant toutes les choses que Blake adorait, surtout les outils électriques de Blake et le pick-up de Blake, au volant duquel il apprit à conduire. À en juger par sa façon agaçante de sourire devant l’enthousiasme de ses congénères pour Al Gore et le sénateur Wellstone, comme si le progressisme était une faiblesse comparable à l’onanisme, on aurait pu penser qu’il avait même adopté certaines des vues politiques de Blake. L’été suivant, il travailla dans le bâtiment au lieu de retourner dans le Montana.

Et tout le monde avait l’impression, à tort ou à raison, que Walter – sa gentillesse précisément – était plus ou moins à blâmer. Au lieu de ramener Joey à la maison en le traînant par les cheveux et de le forcer à se tenir un peu, au lieu de taper à coups de cailloux sur la tête de Patty et de la forcer à se tenir un peu, il s’immergea dans son travail au Nature Conservancy, où il devint assez rapidement le directeur général de l’agence de l’État, il abandonna la maison soir après soir, laissa les plates-bandes monter en graine, les haies devenir hirsutes et les vitres sales, laissa la neige noire de la rue avaler le vieux panneau GORE LIEBERMAN toujours planté dans le jardin devant la maison. Même les Paulsen finirent par perdre tout intérêt pour les Berglund, maintenant que Merrie était candidate au conseil municipal. Patty passa l’été suivant au Nameless Lake et, peu de temps après son retour – un mois après le départ de Joey pour l’université de Virginie, dans des circonstances financières qui demeurèrent inconnues à Ramsey Hill, et deux mois après la grande tragédie nationale –, un panneau À VENDRE se dressa devant la maison victorienne dans laquelle Walter et elle avaient littéralement engouffré une moitié de leur vie. Walter avait déjà commencé à faire les allers et retours à Washington pour son nouvel emploi. Alors que les prix de l’immobilier allaient bientôt remonter et atteindre des sommets sans précédent, le marché local était encore presque au fond de son gouffre post-11 Septembre. Patty supervisa la vente de la maison, à vil prix, à un couple de Noirs sérieux, deux cadres supérieurs avec des jumeaux de trois ans. En février, le couple Berglund alla une ultime fois de porte en porte dans la rue, pour faire ses adieux avec une politesse guindée. Walter demanda des nouvelles des enfants de tout le monde et souhaita à chacun le meilleur pour l’avenir, Patty ne dit pas grand-chose mais avait étrangement retrouvé un air juvénile, celui de la fille qui se baladait avec une poussette avant que ce quartier soit même un quartier.

« C’est un miracle, fit par la suite remarquer Seth à Merrie, que ces deux-là soient toujours ensemble. »

Merrie secoua la tête.

« Je ne crois pas qu’ils aient encore compris comment vivre. »

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